Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Ryu Hankil, Choi Joonyong, Hong Chulki : Inferior Sounds (Balloon & Needle)

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Caisse Claire et machine à écrire pour Ryu Hankil, turntable pour Hong Chulki & lecteur CD pour Choi Joonyong. Voilà qui change des instruments habituels sur cette improvisation qui ravira les amateurs de bruits aussi ordinaires qu’extraordinaires.

C’est donc normal si nos repères s’y perdent. A qui attribuer ces larsens ? A qui ces frictions ? A qui ces combinaisons de hasard jouées à la roulette ? Peu importe, le trio forme une seule et même équipe, qui travaille sur un chantier des plus expérimental. L’usinage, qui n'est pas toujours agressif, produit des étincelles grises ou bleues qui étonnent par leur capacité d’expression et des sons qui n’ont rien d’ « inférieur » (le recul pris par le trio dans le titre de ce CD est d’ailleurs gage d’intelligence !).

Ryu Hankil, Choi Joonyong, Hong Chulki : Inferior Sounds (Balloon & Needle)
Enregistrement : 17-19 janvier 2011. Edition : 2011.
CD : 01/- 02/-
Pierre Cécile © Le son du grisli 2013



Fire!, Oren Ambarchi : In Your Mouth - A Hand / Fire! Orchestra : Exit! (Rune Grammofon, 2012/2013)

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L’amateur de crochets et d'anicroches trouvera là son compte : In the Mouth – A Hand est ce récit de coups portés par Fire! à un invité de marque : Oren Ambarchi.

Alors que la rencontre du trio et de Jim O’Rourke (Released! / Unreleased?) avait accouché de ballades expérimentales, mornes mais néanmoins inventives, In the Mouth – A Hand joue de basses et de rythmes soutenus qui enjoignent Gustafsson et Ambarchi à faire respectivement œuvre de cris rentrés et de cordes envisagées au poing – parfois le coup est maladroit, la gesticulation manque son but, alors le moulinet tourne à vide et l’exercice tient de l’entraînement longuet. Mais dans son ensemble, le disque se montre digne d’intérêt : faite de nœuds inextricables, la musique qu’il délivre trouve dans son endurance même la raison de son entêtement.

Fire!, Oren Ambarchi : In the Mouth – A Hand (Rune Grammofon)
Enregistrement : 28 octobre 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ A Man Who Might Have Been Screaming 02/ And The Stories Will Flood Your Satisfaction (With Terror) 03/ He Wants To Sleep In A Dream (He Keeps In His Head) 04/ Possibly She Was One, Or Had Been One Before (Brew Dog)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli 2013

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Au son de compositions de Gustafsson, Berthling et Werllin et sur des paroles d’Arnold de Boer, Fire! s’est fait grand orchestre. Enregistré le 13 janvier 2012, une trentaine de musiciens (dont Magnus Broo, Per-Ake Holmlander, David Stackenäs, Sten Sandell, Joel Grip ou Raymond Strid) s’y bousculaient de concert. Déclamant, Mariam Wallentin, Emil Swanangen et Sofia Jernberg, mènent la formation de ronde affolée en berceuse inquiète et de free folk en post-rock prog, obtiennent grâce après supplique : Fire!, stay with me.

Fire! Orchestra : Exit! (Rune Grammofon)
Enregistrement :13 janvier 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Exit! Part One 02/ Exit! Part Two
Guillaume Belhomme © Le son du grisli 2013


Interview de Radu Malfatti (2/2)

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Suite et fin de l’interview de Radu Malfatti, que l’on pourra lire avec en fond sonore Darenootodesuka, Late SummerLe silence habité qui règne, ni aride ni crispé, est celui de l'attention, écrit Guillaume Tarche – ou Shimosaki, disques qui révèlent les préoccupations actuelles du tromboniste et l’entendent évoluer subrepticement de silence en « sérénité ». [LIRE LA PREMIERE PARTIE DE L'INTERVIEW]

Cette histoire a à voir avec un intérêt grandissant et surtout conséquent pour le silence… Diriez-vous que le silence a autant à dire qu’une note ? Ou peut-être que le silence aide en quelque sorte les notes à dire ? Voilà une question intéressante, bien plus en tout cas que de reparler du passé – ce qui peut parfois montrer de l’intérêt, j’en ai bien conscience… J’aime cette proposition d’avoir « autant à dire ». Bien sûr, le silence a « autant à dire ». Mais pour ce qui est de ce silence qui « aide les notes à dire », magnifique ! Pour être honnête, je crois que ces deux suggestions sont justes mais qu’en même temps ni l’une ni l’autre ne l’est vraiment. C’est que cette question induit qu’il existe une différence cruciale entre le son et le silence, et pour moi ce n’est pas valable. Tu pourrais demander : un son a-t-il autant à dire qu’un son ? Ou encore : un silence aide-t-il un silence à dire quelque chose ? Dans un sens, ces deux propositions sont bonnes, mais si tu pars du principe qu’un son a autant de droits qu’un silence, alors tu envisageras la question d’une tout autre manière. Combien de fois ai-je entendu « Oh, allez, depuis 4’33’’ on sait tous de quoi retourne le silence ! » Personnellement, je pense que 4’33’’ a été pour Cage le moyen de prouver que le silence était une chose en soi. Bien sûr, la démonstration a été une chose essentielle à son époque, mais depuis il s’est passé des choses. Le silence n’est désormais plus opposé au son, il est aujourd’hui une des briques du grand mur qu’est la musique. Il n’aide pas le son ou la note à venir à la vie, il est la vie ! Comme le son ne fait pas naître le silence, il est silence. Si tout ça semble étrange, alors merci ! Est-ce qu’un ré bémol ou un fa dièse vient à la vie ? Selon une façon de penser la composition un peu passéiste, peut-être. Une femme aide-t-elle un homme à pouvoir vivre ? Un homme aide-t-il une femme à pouvoir vivre ? Selon une façon de penser un peu passéiste, peut-être. Mais si l’on considère qu’un homme et une femme, c’est la même chose, alors nous devons nous demander : « quelle serait la manière la plus instructive de les envisager en tant que phénomène ? ». La réponse serait sans doute : « qu’est-ce qui les rend si dignes d’intérêt, si ce ne sont les choses qu’ils créent ensemble ? ». Certes, voilà une autre question encore mais, dans le même temps, elle est aussi une réponse. Son et silence arrivent ensemble et coexistent, ils sont fait du même matériau et se complètent l’un l’autre de parfaite manière. Comme le font un homme et une femme – si on les considère de façon correcte.

Si nous sommes remontés à vos premières expériences, c’était pour tenter de comprendre votre « évolution » musicale… Pour vous y avoir consacré un chapitre, je vous ai jadis adressé Way Ahead – la seconde partie d’une anthologie qui souhaitait ne pas seulement montrer « ce qu’est le jazz » mais aussi « ce que, du  jazz, on peut faire d’autre ». Si vous étiez vraisemblablement conquis par le projet, vous avez tout de même regretté que n’y apparaisse pas un portrait de Paul Rutherford, « musicien bien plus important que moi », m’écriviez-vous. C’est pourquoi j’aimerais connaître la nature du regard que vous portez sur vos « années jazz » ? Ecoutez-vous de temps à autre vos disques enregistrés à cette époque ? Disons que mes anciens travaux de jazz me conviennent parfois et d’autres fois ne me conviennent pas. Le truc est que j’ai quasiment toujours apprécié me trouver dans telle ou telle situation, ou plutôt : j’étais convaincu d’être au bon endroit au bon moment, c’est pourquoi j’ai presque toujours apprécié ce que j’étais, ou ce que nous étions, en train de faire. Si c’est vrai pour le passé, est-ce que ça vaut pour le présent ? Voilà qui explique pourquoi je n’écoute plus jamais ces vieux enregistrements, d’autant que j’ai déjà mes nouveaux travaux à écouter… Parfois, je suis obligé – en fait, on m’y invite, comme par exemple pendant une interview radio – d’écouter de vieilles, voire de très vieilles, choses : alors je me demande comment tout cela a été possible. Malgré cela, je suis sûr qu’il y a là dedans de très bons enregistrements auxquels je ne peux pas toujours résister. Récemment, j’ai reçu un vieil enregistrement réédité de Ninesense d’Elton Dean et j’ai beaucoup aimé le réentendre. La sévère virtuosité du trombone m’a fait sourire, d’autant que je ne veux plus jamais donner là-dedans, et même : je ne serais même plus capable d’une telle virtuosité. Et puis pour être honnête, il arrive que lorsque j’écoute cette « ancienne » musique je pense à une espèce de musique de cirque, c’est très étrange. C’est tellement loin. J’ai la même impression avec les vieux films, récemment j’ai voulu revoir L’année dernière à Marienbad, qui était jadis l’un de mes films préférés… J’ai trouvé ça tellement désuet et ennuyeux que je n’ai pas pu aller jusqu’au bout.  

Ohrkiste a-t-il été le premier pas que vous ayiez fait en direction de cette nouvelle façon de penser votre musique ? Non, pas le premier pas, mais Ohrkiste a peut-être été la première manifestation de ce changement. C’est arrivé un peu avant Ohrkiste, quand j’ai commencé à réfléchir à la façon d’imbriquer deux choses dont le rapprochement n’était pas « permis » à l’époque : l’improvisation et la composition. Ceci étant, je n’étais pas encore compositeur à cette époque, j’étais seulement un type qui essayait deux trois choses, certaines idées que je me faisais alors du comment cette musique pourrait ou devrait marcher.  

Les réactions, dont vous parliez tout à l’heure, de certains musiciens à Ohrkiste sont peut-être dues au fait que l’improvisation européenne a toujours fait grand cas de la « liberté ». Or, si l’on peut se demander si le « silence » existe, on peut poser la même question à propos de la « liberté ». Oui, c’est tout à fait exact !

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Une question de génération, peut-être. Polwechsel et le Wandelweiser vous ont sans doute, par la suite, permis de profiter d’un autre genre de climat…Il y a avec les membres du groupe Wandelweiser une compréhension mutuelle et cette envie de « dérober » à l’autre des idées plutôt que de garder son travail pour soi seul. Pour cette raison, ça a été et, à un certain degré, c’est encore une expérience inspirante et fructueuse dans laquelle chacun apporte quelque chose et reçoit autre chose en échange. Pour ce qui est de Polwechsel, c’est tout à fait différent, il n’y avait rien là-dedans d’inspirant ou d’utile, au contraire : le jour où je suis arrivé avec une nouvelle pièce pour le groupe, je me suis fait virer… C’est une vieille histoire, très drôle, souvent racontée mais toujours amusante.

Qu’il agisse sous le nom de réductionnisme, d’improvisation minimaliste ou que sais-je, ce recours appuyé au silence peut devenir dogmatique à son tour…Non, pas « peut » mais « pourra » devenir dogmatique, comme toutes choses au monde. Bien sûr qu’il le deviendra, sauf si le temps s’arrête de couler – ce qui arrivera bien un jour. Ce qu’il y a là de passionnant – comme toujours – est ce qu’il adviendra de tout ça, et alors combien serons nous à pouvoir y prendre part ? Il y aura toujours ici quelqu’un qui pourra faire et fera avec cette chose à venir, mais ceux qui , avant cela, faisaient œuvre de contemporain le pourront-ils, eux ? J’ai par le passé évoqué ce problème dans le détail dans une interview avec Dan Warburton (Paris Transatlantic) et je ne tiens pas tellement à m’y replonger… Bien que ce soit une question qui me fascine toujours.

Si le silence est, comme vous le dîtes, « une des briques du grand mur qu’est la musique », sur partition ou sur disque, l’auditeur fait encore la distinction entre son et silence, d’autant que vos pièces récentes font grand cas du second. Or, l’effet qu’a le silence en tant qu’élément d’une pièce de musique peut « heurter » tel ou tel auditeur, presque autant que le tumulte d’un solo de free jazz à mon avis. Parvenez-vous à envisager le silence (ou le non jeu) comme un agent provocateur ? Eh bien, je ne suis pas sûr que le silence puisse « heurter » les gens. Il peut peut-être décevoir leurs attentes, mais c’est aussi vrai pour un tas d’autres choses. Même un plat merveilleux peut décevoir nos attentes. Je ne trouve pas le silence si provocateur que ça, au contraire je le trouve rassurant. En fait, cela n’a pas tellement à voir avec le silence en lui-même, comme beaucoup le croient ou veulent le croire. C’est l’impact de l’ensemble, la construction, l’architecture de la pièce dans son ensemble qui fait la musique. Il y a une « joyeuse sérénité » (en français) dans notre musique, je crois que c’est là le point principal de l’histoire. Beaucoup de personnes parlent du silence (ce que j’ai fait aussi, je ne l’oublie pas) mais si vous examinez précisément ce que je fais en ce moment même, vous devriez pouvoir que le silence n’est plus si important que ça pour moi. Une pièce comme Darenootodesuka, comme d’autres de mes nouvelles pièces, se passent quasiment de silence, tout en gardant cette sérénité dont je parlais. Et puis, peut-être n’étais-je capable que de faire cela, au vu de mes expériences passées, de mes engagements et de mes préoccupations.

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Pensez-vous qu’il existe différents types de silence ? Quitte à user encore de guillemets, je qualifierais les vôtres de « statiques » quand j’ai l’impression que ceux de Morton Feldman, par exemple, se meuvent, comme en suspension. Derrière un silence feldmanien, les interprètes me donnent l’impression de respirer pour reprendre leur course, tandis que derrière un silence malfattien, j’ai l’impression que musiciens et auditeurs cessent de respirer sans savoir si les premiers joueront ne serait-ce qu’une fois encore. Mais peut-être n’est-ce qu’une vue de l’esprit… Je ne trouve pas du tout mes silences statiques, mais plutôt (même d’un point de vue émotionnel) mouvants. Encore une fois, ce silence fait en quelque sorte partie de mon « ancienne » façon de penser et de faire – cela fait que les interview sont parfois difficiles, étant donné que nombre de choses dont nous parlons ne font plus forcément partie du temps présent. Bien sûr, si tu écoutes Nonostante ou Wechseljahre Einer Hyäne, tu peux entendre beaucoup de « silences statiques » mais ces pièces datent du début des années 2000, ce qui leur fait treize ans maintenant… Cela a perduré quelques années, c’est vrai, mais les véritables changements n’arrivent jamais trop vite – si nous ne parlons pas des catastrophes. Ce qui nous ramène à la question de la propension des courants ou des idées à devenir dogmatiques. Si tu penses que pendant un « silence malfattien » (merci pour cette flatteuse appellation) musiciens et auditeurs (quelle est la différence ?) arrêtent de respirer, tu devrais peut-être parler de ce phénomène à James Turrell. Je n’ai jamais arrêté de regarder dans le noir total, plus je regardais dans l’obscurité mieux je pouvais voir. Mes yeus se sont agrandis, ils se sont ouverts et ont commencé à voir de plus en plus. Pendant ce temps – j’étais seul dans cette merveilleuse salle obscure qui faisait partie d’une exposition de James Turell organisée à Vienne – quelqu’un est entré, n’a rien vu et a fait demi tour pour quitter la salle en disant : « mais, y’a rien là-dedans, allons-y ». Moi, j’étais assis et toutes ces couleurs merveilleuses sont peu à peu sorties de l’obscurité. Bien sûr, elles étaient là avant moi, mais jusque-là mes yeux ne leur avaient pas permis d’être vues. La même chose est vraie, bien sûr, lors d’un silence quasi complet. Plus tu écoutes et plus tu es en mesure d’entendre. Tu ouvres tes oreilles et te voilà en mesure d’entendre de mieux en mieux. Cela aiguise notre attention et notre réceptivité aux choses à venir comme à celle qui existent déjà. A propos de « silences », il s’est tenu un concert ridicule à Vienne. L’Orchestre Symphonique de Vienne a annoncé qu’il donnerait un concert incluant du silence (sans doute avaient-ils entendu parler de ce truc appelé silence, qui semble avoir la côte de nos jours). Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont joué une pièce tout ce qu’il y a de plus normale –j’ai oublié laquelle) et ont demandé au public de ne pas applaudir ! N’est-ce pas à mourir de rire ? Voici donc ce qu’est le silence ? Comme quoi, nous avons encore pas mal de pain sur la planche.

Radu Malfatti, propos recueillis en décembre 2012 et janvier 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Wadada Leo Smith, Louis Moholo : Ancestors (Tum, 2012) / Alexander Hankins, Louis Moholo : Keep Your Heart Straight (Ogun, 2012)

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Ancestors… De tous les ancêtres salués sur ce disque, certains seront nommés, tels le père de Louis Moholo, l’écrivain James Baldwin ou le peintre Jackson Pollock, figures inspirantes et incarnations respectives de la fidélité aux racines, de l’engagement social de l’artiste et de l’improvisation comme geste créatif. Alors, déjà, ce disque de nous entretenir de la conciliation nécessaire en toute création du souvenir, de la conscience du temps présent et de l’inattendu.

Les premières notes d’un spiritual, des tambours graves : le disque s’ancre en son début dans une histoire, celle de la musique dont Louis Moholo-Moholo et Wadada Leo Smith sont de vénérables vétérans à présent, le jazz. Un morceau de musique liminaire qui s’intitule Moholo-Moholo / Golden Spirit, composé par Wadada Leo Smith : la complicité et le respect, l’attention mutuelle, ainsi se dessinent les contours de l’album Ancestors. La contemporanéité d’une trompette qui hérite sa sonorité du Miles période électrique (ou quand le jazz se réinventait à grands coups de courts circuits et de trouées silencieuses) règle son pas sur les fûts enracinés d’un batteur à la mémoire longue.

Wadada Leo Smith et Louis Moholo-Moholo signent tous deux leur meilleur disque depuis longtemps. L’originalité de leur discours, la nécessité de cette rencontre, les deux musiciens nous les démontrent en refusant de tourner le dos aux grandes inspirations, et en les mêlant en un cours naturel à leur dialogue spontané. Aux premiers enchevêtrements, le souvenir de Mu, premier dialogue trompette / batterie, survient. C’était en 1969 et s’y rencontraient les tambours d’un Ed Blackwell tout juste revenu d’Afrique et la trompette apatride de Don Cherry. C’était il y a plus de 40 ans. En chemin seront aussi convoqués quelques fantômes gospel, délicatement déposés de petits cailloux de blues, soufflées de vives bourrasques free, claudiqué quelque swing. Et toujours le disque sera tendre, même en ses instants vifs et toujours tendu, y compris en ses méditations.

Wadada Leo Smith, Louis Moholo-Moholo : Ancestors (Tum / Orkhêstra International)
Edition : 2012.
CD : 01/ Moholo-Moholo/Golden Spirit 02/ No Name In The Street, James Baldwin 03/ Jackson Pollock, Action 04/ Siholaro 05/ Ancestors
Pierre Lemarchand © Le son du grisli 2013

alexander hawkins louis moholo keep your heart straight

Est-ce en l’honneur de Moholo que le pianiste Alexander Hawkins – enregistré ici à l’automne 2011 aux côtés du batteur – en fait des caisses ? Progressions dramatiques, accords-cabris et des notes partout : le piano d’Hawkins a horreur du vide, qu’il tente de saisir une impression d’Afrique signée Moholo ou peine même à accompagner celui-ci sur Prelude to a Kiss d’Ellington. Tant pis.

Alexander Hawkins, Louis Moholo-Moholo : Keep Your Heart Straight (Ogun / Orkhêstra International)
Enregistrement : octobre 2011. Edition : 2012.
CD : Keep Your Heart Straight
Guillaume Belhomme © Le son du grisli 2013


Richard Chartier : Recurrence (LINE, 2012)

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Nouvel auditeur dans le monde de Richard Chartier, je ne connaissais de lui que d'éparses contributions, souvent intrigantes, à diverses compilations – et d'autant moins, par conséquent, son disque Series (référence inaugurale du label LINE en 2000), dont il reprend aujourd'hui certains éléments qu'il recompose sous la forme de deux longues pièces microsoniques pénétrantes. Conçues pour être spatialisées par un complexe de haut-parleurs, elles sont ici ramenées à une stéréo déjà très convaincante, au casque ou sur un bon système hi-fi

Enveloppant tout en se laissant oublier, incertain, souvent aux marges de la perception, le monde sonore qu'elles déploient, fondu au gris le plus pâle, semble inventé ou imaginé par l'écoute même. Sourds ronronnements dans la cale, éraflés d'accrocs, ruissellements infimes : un sillage sans étrave, un mirage peut-être, un long remous à la lente mais imprévisible ondulation. Confinant à une expérience très concrète et physique de perception, qui reconfigure l'espace, l'audition de cette musique qui relève certainement autant des sciences que des arts plastiques et de l'architecture, est un puissant exercice d'envoûtement.

Autant de qualités que Will Montgomery réussissait à formuler, en termes choisis, dès les premières lignes de son essai critique sur le travail de Chartier [On the Surface of Silence : Reticence in the Music of Richard Chartier, dans Blocks of Consciousness and the Unbroken Continuum (Sound 323, 2005)]...

Listening to Richard Chartier's work is like sitting in a room at dusk while the light fades. As colours and detail drain away, the eye seeks to compensate, peering eagerly at the slowly disappearing surroundings. The fade-out stimulates both ambition and anxiety in the perceiving gaze, and the awareness of seeing and not-seeing becomes as important as the objects of the perception. Similarly, Chartier's music plays a double game of seduction and evasion with the ear. It is no surprise that he once titled a track 'Afterimage'. He makes extremely reticent work, with sounds often pitched at one or other end of the audible spectrum, and mastered at such low volume that it is hard to make the compositions fully present to the ears.

EN ECOUTE >>> Recurrence (room/crosstones)

Richard Chartier : Recurrence (LINE)
Edition : 2012.
CD : 01/ Recurrence (room/crosstones) 02/ 02/ Recurrence (series)
Guillaume Tarche © Le son du grisli 2013



If, Bwana, Dan Warburton : I Am Sitting in Phill Niblock’s Kitchen (Monotype, 2011)

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I Am Sitting in Phill Niblock’s Kitchen (version discographique d’un concert donné en 2008 à Gand et comme dernier écho en date d’I Am Sitting in a Room d’Alvin Lucier) est de ces disques qui se racontent difficilement une fois resucée la présentation qu’en a faite le label : piochant dans les enregistrements qu’il possède d’If, Bwana, Dan Warburton a créé une pièce sonore à laquelle Al Margolis ajouta ensuite quelques notes sorties du piano de Warburton et des bribes d’atmosphère attrapées dans la cuisine du domicile de Phill Niblock (à Gand toujours) où le disque a été mixé – on renverra aussi au texte écrit pour l’occasion par Warburton lui-même, qui évoque un autre ouvrage enregistré avec Anla Courtis et Robert Conlazo (Reynols).

Pillages, copiés-collés et retraitements divers – soit : paroles et musiques accélérées ou ralenties, basses porteuses de rythme, saxophones ou cordes défaillant et autres instruments indéfinissables –, coincés entre les bruits de la ville et ceux d’ustensiles de cuisine plus proche encore : ce sont des drones qui parasitent le quotidien et non pas le concret d’un jour de grand vent qui cherche à rivaliser avec la musique. De l’expérimental de Margolis, Warburton a fait un expérimental non pas neuf mais inédit. De la récupération de Warburton, Margolis a fait une lecture qui finit de rénover ses anciens travaux. Archéologie et art contemporain joliment mêlés – le disque sortait il y a un an.  

If, Bwana, Dan Warburton :  I Am Sitting in Phill Niblock’s Kitchen (Monotype)
Enregistrement : 2008. Edition : 2011.
CD : 01/ I Am Sitting in Phill Niblock’s Kitchen
Guillaume Belhomme © le son du grisli 2013


Michael Attias : Spun Tree (Clean Feed, 2012)

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Nulle intrigue dans le jazz de Michael Attias mais une écriture à multiples niveaux. Même les ballades ne peuvent s’empêcher de bifurquer, de se transformer. A chaque tiroir sa liste d’ingrédients savamment agencés, ordonnés. Ainsi, ne pas s’attendre à un chapelet de griffures mais à un continuum de très fines secousses et de suavités, confirmées ici par chaque membre du quintet.

Au leader, les débouchés fructueux et les sages torsades. Au trompettiste Ralph Alessi, la logique d’infiltration des strates. Au pianiste Matt Mitchell, l’art de suspendre le solo de ses respirations autoritaires. Au contrebassiste Sean Conly, l’art de dissimuler ses éclats. Et au batteur Tom Rainey, tout le reste : la diversité, l’inspiration, la torsion et l’élasticité des rythmes. Et surtout : la facilité à extraire le liant de compositions qui, en d’autres baguettes, auraient pu s’enticher de lourdeurs assassines.

Michael Attias : Spun Tree (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2012.
CD : 01/ Bad Lucid 02/ Question Eight 03/ No’s No 04/ Calendar Song 05/ Subway Fish Knit 06/ Arc-en-ciel 07/ Ghost Practice 08/ Spun Tree
Luc Bouquet © Le son du grisli 2013


Staer : Staer (Discorporate / Gaffer, 2012)

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Ce n’est pas un hasard si la bio du jeune groupe norvégien Staer donne d’abord le nom de son batteur (Thore Warland) et seulement ensuite ceux de son bassiste (Markus Hagen) et de son guitariste (Kristoffer Riis). Non parce que la technique et l’endurance de ces-derniers souffrent la comparaison avec celles de l’homme des fûts, mais parce que la musique de Staer (que l’on pourra ranger, comme celle de Zu à qui le trio peut faire penser, sous les étiquettes rock, punk, free ou que sais-je improv hardcore) est de celles qui marchent à moteur.

Warland insiste bien pour qu’on comprenne et il n’arrête pas de marteler sur le champ d’expérimentation du groupe, où tout intrus (c'est-à-dire nous tous) se verra condamné à prendre un coup en guise de bienvenue. Mais ensuite, Staer lui réservera le meilleur, que ce soit un tourbillon de riffs et d’effets saturés ou des rythmes enrayés et des basses anesthésiantes. A son réveil, la tête lui tourne, mais ce n’est pas peu réjouissant et il en redemande ! 

EN ECOUTE >>> French Erotique

Staer : Staer (Discorporate / Gaffer)
Edition : 2012.
CD (Discorporate) / LP (Gaffer) : 01/ Det Är Nyar, Jävlar 02/ I Roll With Creflo 03/ Sex Varnish 04/ French Erotique 05/ Fluorescent Spots / Holiday Car 06/ Dr. Life
Pierre Cécile © le son du grisli 2013


Brigantin : La fièvre de l'indépendance (Bloc Thyristors, 2012)

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Sur le pont du Brigantin en question, quatre hommes se disputent : Johannes et Conny Bauer, Barry Guy et Jean-Noël Cognard. La fièvre de l’indépendance à l’ordre du jour : l’épaisse boîte jaune qui renferme trois disques vinyle et un cahier de photographies signées Philippe Renaud est là pour raconter les contrecoups de l’effervescence.

Les échanges datent des 20 et 21 février 2012 – l’ordre des pièces (dont les titres disent l’amour de Cognard pour le film Aguirre, la colère de Dieu) respectant celui de leur enregistrement. Fruits d’un passage en studio, les deux premiers disques jouent de combinaisons multiples mais d’intentions accordées sur une improvisation vive qui ne se refuse rien. Ainsi, l’archet baroque ou assassin de Guy peut suivre les volutes de trombones passeurs d’hymnes, Cognard exercer une pression martiale dont se dépêtreront les mêmes trombones en canardant avec superbe, les Bauer feindre les éléments de fanfare et même le télescopage avant d’inciter le quartette à soigner des obsessions qu’il a nombreuses – tirs à blanc, harmoniques contre sourdine, harcèlements percussifs : l’équipe fait grand bruit.

Aux Instants Chavirés le soir du second jour, le groupe réitère : Bauer et Bauer fomentent l’anicroche et troquent télescopage contre interférences : voilà bientôt remplis le ventre de la contrebasse et les caisses de la batterie de trésors trouvés à quatre – à cinq même, si l’on considère les effets de la brillante prise de son de Patrick Müller. Trésors qu’il faudra se partager et qui offriront à Bauer, Bauer, Guy et Cognard, d’autres occasions de grandes disputes.

Brigantin : La fièvre de l’indépendance (Bloc Thyristors / Souffle Continu)
Enregistrement : 20 et 21 février 2012. Edition : 2012.
LP : La fièvre de l'indépendance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli 2013


Sonny Sharrock : Monckey-Pockie-Boo (BYG, 1970)

SONNY SHARROCK MONKEY

Ce texte est extrait du deuxième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

Les clichés d’époque du guitariste Sonny Sharrock le montrent souvent les pieds empêtrés dans les câbles, comme inconscient de ce qui se passe autour de lui, la tête absorbée par un tourbillon de sons qu’il faisait passer en force et au feeling. Ce que confirme un peu, à sa manière, la photo de Jacques Bisceglia à l’intérieur de Monkey-Pockie-Boo, où cet Afro-américain taillé comme un colosse empoigne son instrument à bras-le-corps – et à l’image d’un style : hors normes et non intellectualisé.

Son confrère Noël Akchoté, qui lui a rendu hommage dans le cadre d’un bel album sorti par Winter & Winter : « Je me souviens d’un concert de Sharrock à Paris, vers la fin des années 1980. Sa bouche était pleine de médiators de toutes les couleurs, dans sa main chacun ne durait pas plus d’une minute. Ils se fendaient en mille morceaux, explosaient littéralement sous la pression et volaient de partout, sans cesse remplacés par des neufs qu’il sortait de sa bouche. Dans ses mains la guitare semblait à tout moment pouvoir être réduite en un tas de bois, de ferraille et de cendres. Ce n’était pas Jimi Hendrix, il s’agissait vraiment d’autre chose : jamais aucune méthode n’avait parlé de ça. » Et pour cause : Sharrock était un pionnier du genre, sans Dieu ni maître (au point de friser l’arrogance dans les rares entretiens accordés à ses débuts) et, indéniablement, le premier guitariste free de l’histoire du jazz.

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Mouvementée, sa carrière fut criblée d’absences suivies de retours inespérés, mais aussi de désirs contrariés. Elle commença par le saxophone, abandonné pour des raisons de santé au profit de la guitare. En 1965, à New York, il joua brièvement avec Ric Colbeck, Frank Wright, Sunny Murray, avant d’enregistrer avec Pharoah Sanders le superbe Tauhid, où son style singulier (que l’on pourrait apparenter au dripping de Jackson Pollock), produisit l’effet d’une bombe dont la déflagration traversa surtout les suivants Black Woman et Monkey-Pockie-Boo, réalisés dans la foulée, avec son épouse d’alors, Linda Sharrock, dont les vocalises convulsives évoquent Yoko Ono en plus sensuelle, voire Patty Waters dans sa relecture sidérale de « Black Is The Color Of My True Love’s Hair » de John Jacob Niles.

Pour l’épauler sur Monkey-Pockie-Boo, une rythmique de feu : Beb Guérin, bassiste inspiré de beaucoup des sessions BYG (dont l’immense William Parker a reconnu la talent) ; et Jacques Thollot, batteur (et compositeur du mythique Quand le son devient aigu jeter la girafe à la mer), probablement sous LSD (ce qu’il m’a confié alors qu’il avait été programmé en solo à Marseille, au festival Nuits d’Hiver, il y a quelques années).

Noël Akchoté, encore : « Personne n’avait jamais osé se libérer à ce point de toute contrainte. Tout en lui semblait prêt à transgresser, exploser, brûler. Au diable les conventions : Sonny traversait le manche de haut en bas, mais aussi au-dessus, en dessous, sur les côtés, tout autour, sans complexes ni complaisance. » En 1994, Sonny Sharrock succombe à une crise cardiaque, laissant orpheline la scène downtown new-yorkaise et les Elliott Sharp & Co. qu’il a plus qu’influencés.

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