Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Joe McPhee : Flowers (Cipsela, 2016)

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« La répétition d’une même forme semblable non identique crée un espace ouvert, rythmique, sensuel par le jeu contrasté des espaces contenants ». Cette remarque de Claude Viallat pourrait convenir à l’art de Joe McPhee, ici enregistré en 2009, seul en concert à Coimbra.  

L’espace du musicien est celui qu’il habite au moment où il chante : son alto peut aller sans but avoué ou retrousser une mélodie ancienne – c’est ici Knox, jadis joué au ténor en ouverture du disque du même nom), ou Old Eyes, qui donna son nom à une autre des références du catalogue Hat Hut.

De l’intérieur de son instrument, McPhee régénère alors le motif ou sinon siffle comme il respire : avec ou sans attaches, nonchalamment comme précipitamment, sa façon de digresser est la même mais son déplacement – puisque, en solo, on ne peut pas ne pas imaginer Joe McPhee jouer sans se déplacer –, « sensuel » en effet, résonne toujours différemment.

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Joe McPhee : Flowers
Cipsela
Enregistrement : 4 juin 2009. Edition : 2016.
CD : 01/ Eight Street And Avenue C 02/ Old Eyes 03/ Knox 04/ Flowers 05/ the Whistler 06/ Third Circle 07/ The Night Bird’s Call
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Joe McPhee : Alone Together (Corbett vs Dempsey)

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D’Alone Together, Joe McPhee disait récemment à Lasse Marhaug : « Ce sont des duos, trios et un quartette de cuivres et d’anches tous joués par moi. Je ne crois pas que ça avait été fait avant » (Personal Best #6). Enregistrés à New York en 1974 et 1979 par le peintre et ami Craig Johnson (CjRecord), les onze pièces du disque donnent à entendre McPhee déposer une phrase sur une autre phrase, intention qu’il a plus tôt enregistrée, et interroger, « sound on sound », différentes combinaisons d’instruments.

Autrement dit : passer d’impressions délicates – du Theme d’ouverture, McPhee pourra néanmoins faire, en conclusion, un bel air martial – en précipitations soudaines et de couplets sinueux en répétitions multiples. Et quand il n’interroge pas son art de la mélodie au gré d’expériences déconcertantes, il travaille l’art qu’il a de retomber sur ses pattes : ainsi deux ou quatre McPhee peuvent faire l’effet d’un ROVA sorti de son orbite : c’est, sur la troisième plage par exemple, un ténor et un alto qui œuvrent au contraste d’un rythme minuscule et de longues notes tenues.

Dire aussi que les enregistrements d’Alone Together attestent les expérimentations auxquelles le souffleur s’adonnait à l’époque – entre ces deux séances d'enregistrement, il mit par exemple au jour d’autres perspectives en compagnie de John Snyder – avant de conclure : quand un McPhee suffisait, Alone Together en aligne deux, trois ou quatre : c’est en vérité, de la présente chronique, l’argument-massue.

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Joe McPhee : Alone Together: The Solo Ensemble Recordings 1974 & 1979
Corbett vs. Dempsey / Orkhêstra International
Enregistrement : 1974 & 1979. Réédition : 2015.
CD : 01/ Theme 02/ Soprano/Alto/Tenor Trio 03/ Tenor/Alto Duo 04/ Flugelhorn/Alto Duo 05/ Trumpet/Tenor Duo 06/ Alto Saxophone Quartet 07/ Brass/Reed Quartet 08/ Reed Quartet 09/ Brass/Reed Quartet II 10/ Alto Horn Quartet 11/ Theme
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Survival Unit III : Straylight (Live at Jazzhouse Copenhagen) (Astral Spirits / Monofus Press, 2015)

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En concert le 15 décembre 2013 à Copenhague, Survival Unit III faisait entendre ce que partout où il passe on peut décidemment goûter : une musique qui pourrait passer pour faite déjà – et que l’on trouverait plaisir quand même à entendre, puisqu’il s’agit toujours de Joe McPhee, Fred Lonberg-Holm et Michael Zerang – mais qui soudain vrille.

Ainsi, à peine a-t-on jugé le set tranquille que la déferlante s’abat – c’est que l’archet de violoncelle a ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffré le trio. Certes, la prise de son ne rend pas hommage à ces trois moments de concert, mais ce-dernier impressionne quand même, le trio y envisageant des reliefs qu’il doit patiemment gravir et puis descendre rapidement, chacun menant les deux autres à son tour.

Sur l’autre face, d’autres approches : McPhee vocalise en minimaliste concentré sur un violoncelle caressé à peine (If Not Now), avant de s’engager sur le conseil de Zerang sur une épreuve moins tranquille où quelques notes suffisent à former des motifs capables de tourner avec force (When?). Puisque la force est constance chez Survival Unit III.



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Survival Unit III : Straylight (Live at Jazzhouse Copenhagen)
Astral Spirits / Monofus Press
Enregistrement : 15 décembre 2013. Edition : 2015.
Cassette : A1/ Blood of a Poet – B1/ If Not Now B2/ When
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Joe McPhee : Zurich (1979) (Astral Spirits, 2015)

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Après Roaratorio (Solos: The Lost Tapes), c’est au tour d’Astral Spirits – label jusque-là dédié au format cassette – de consigner sur vinyle (une face) un ancien solo de Joe McPhee. Enregistré le 12 mars 1979 à Zürich, sans que l’on sache dans quelles conditions.

Au saxophone ténor, le musicien prend d’abord ses précautions. A peine a-t-il eu le temps de développer un court schéma mélodique qu’une trame a déjà fait son apparition, sur laquelle il déposera des spirales descendantes ou des paquets de notes balançant. Ailleurs, c’est la même trame qu’il bouleverse à coups d’interventions toujours riches de propositions, quand elles ne sont pas « simplement » surprenantes.

Ainsi, un nouveau motif peut naître, que McPhee fait tourner – pour ne pas dire danser –, écorche un temps puis soigne à nouveau. Une fois de plus, il y a là à entendre les effets d’une émulation aussi forte que celle qui émane des plus belles rencontres. Et qui nous pousse à aller inspecter le silence de la seconde face histoire de se convaincre qu’un dernier motif n’y a pas été caché.



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Joe McPhee : Zurich (1979)
Astral Spirits / Mononofus Press
Enregistrement : 12 mars 1979. Edition : 2015.
LP : A/ Zurich (1979)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

 

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Mats Gustafsson & NU Ensemble : Hidros6: Knockin' (Not Two, 2015)

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Sur vinyle consigné en boîte épaisse (Hidros6) ou sur simple CD (Hidros6: Knockin'), c'est un hommage à Little Richard écrit par Mats Gustafsson – en 2009, l’épais souffleur ne précisait-il pas au grisli : « Little Richard, le vrai roi du rock’n’roll… Ce qu’il est toujours ! » C’est pourquoi on pouvait s’attendre à une dédicace plus appuyée, pour ne pas dire plus rock’n’roll.

Car ici, c'est une utilisation assez naïve (pour ne pas dire « mignonne ») de la voix de Stine Janvind Motland, des solos « libres et fous » parce qu’ils sont sans cesse assurés de soutien (les unissons joués par le NU Ensemble sont nombreux), une grandiloquence qui n’en démord pas quand quelques musiciens remontés (Peter Evans, Joe McPhee, Ingebrigt Håker Flaten, Paal Nilssen-Love peut-être…) tenaient à s’essayer encore à la morsure. Les héros sont-ils fatigués, ou tournent-ils en rond, et désormais à l’unisson ?

Mats Gustafsson & Nu Ensemble : Hidros6: Knockin' (Not Two)
Enregistrement : 12 octobre 2013. Edition : 2015.
LP / CD / Téléchargement : 01-04/ Hidros6 Knockin’
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Joe McPhee : Solos: The Lost Tapes (Roaratorio, 2015)

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Après Hat Hut (Tenor, Graphics, Variations On A Blue Line / 'Round Midnight ou, plus récemment, As Serious As Your Life), le label Roaratorio (Everything Happens For A Reason, Soprano, Alto) permet à Joe McPhee de renouer sur disque avec le solo – et régulièrement encore. Certes, ici, les quatre titres à entendre datent de la première moitié des années 1980.

Passablement documentée, cette période de la vie du musicien est pourtant celle d’expérimentations diverses et de mises en conditions différentes – trois concerts  : le premier donné en 1981 à San Francisco et diffusé à la radio, le deuxième ayant eu lieu l’année précédente dans un loft new-yorkais, le troisième, de soutien, offert en 1984 à New York encore – qui les inspirent.

Si toutes émouvantes, la plus surprenante de ces pièces est peut-être la première. Ainsi l’introduction de Wind Cycles arrange-t-elle souffles et coups de langue pour nous donner l’impression (le mot est choisi) d’entendre tomber de lourdes gouttes de pluie sur le souffle de la bande. Le vent soulève ensuite un court motif et le fait tourner : McPhee progresse par à-coups, enraye puis bloque sur une note à laquelle il tordra le son.

C’est ensuite The Redwood Rag au soprano. Sur cet autre « rag » – marche pour laquelle McPhee disait, au son de Knox, toute son affection dès son premier disque solo, Tenor –, le musicien va à pas comptés, développant de différentes manières un motif mélodique pour en multiplier les perspectives. Avec autant de précaution mais davantage de force, il passe sur Ice Blu d’un aigu d’alto à un grave avant d’envisager une ligne impressionniste dont il soigne la justesse.

Il en sera de même sur Voices, dont les vrilles dessinent, en prenant leur distance avec le micro, un admirable chant d’atmosphère que McPhee révéla plus tôt à Willisau avec John Snyder et Makaya Ntshoko (The Willisau Concert), avec Raymond Boni ensuite (Voices & Dreams). Rares, déjà, et différentes en plus : ces bandes retrouvées obligent l’amateur à compléter sans attendre ses archives McPhee.

Joe McPhee : Solos: The Lost Tapes (1980-1981-1984) (Roaratorio / Improjazz)
Enregistrement : 1980-1981-1984. Edition : 2015.
LP : A1 Wind Cycles A2 The Redwood Rag – B1 Ice Blu B2 Voices
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


LDP 2015 : Carnet de route #24

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La vitesse à laquelle Jacques Demierre et Urs Leimgruber parcourent les Etats-Unis s'accélère. Ici,le souvenir d'un concert donné à Ann Arbor, le 24 octobre, et, avant lui, des nouvelles encourageantes que Barre Phillips nous adresse de Puget-Ville.

24 Octobre 2015, Ste-Philomene, Puget-Ville, France

Sitting here knowing that I'm missing a very important tour with my friends Urs and Ja(ques. But what can I do? Be ready to join them when they will get back to Europe on the 8th of November. The Black Bat, before he left my body, did a lot of damage. The damage can repair itself, if I act in the right ways. Eating and resting being so important.    
I touch the bass and after a short time of waking up it tells me that it's ready to go. Took a short trip (a test run) up to Lyon to visit a friend and my luthier. Bass player from Tokyo. We played and I used a Carbow that the luthier had and it marveled me out, to the point to where I had to buy it. New starting. A new mechanical thrall. Like pealing the apartment bicycle 20 mns. I have faith that we'll all meet at the appointed time - my friends, my mind, my body and my spirit, to continue re-starting anew our sound and human adventure. Hold on! Hold on! Here I come.
B.Ph

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24 octobre, Ann Arbor, USA
19th Annual EDGEFEST 2015:  Wake Up Calls from the Edge
Kerrytown Concert Hall

Midwood Suites Brooklyn 6:30am. Morgendämmerung. Der Taxifahrer, ein Mexikaner wartet in der schwarzen Limosine auf uns. Newark Airport! Der Wagen rollt durch leere Strassen und bereits dicht gefüllte Avenues and Higways, Richtung Flughafen. Das check-in geht ganz schnell, in der Flughalle gibt es kaum Leute. Newark ist ein kleiner, sehr angenehmer Flughafen. Two espressos, one single, one double and two croissents. Wir setzen uns hin und geniessen die Ruhe. Eine junge Kellnerin serviert uns den Kaffee und die Gipfel. Wir sind die einzigen Gäste und wir sehen kaum Leute vorbei gehen. Wir fühlen uns in einem fast Zeit losen Raum. Lauter Ruhe vergessen wir, auf einem Flughafen zu sein. Beinahe verpassen wir das Boarding. Ein kleiner Flieger, Typ Sky Jet 900 bietet nur kleine Overheads an. Mein Softbag mit den beiden Saxofonen passt nicht hinein. Was nun? Die Stewardess bietet mir nach einer kurzen Unsicherheit einen Platz in der Crew eigenen Garderobe an. Das Ding passt hinein. Glück gehabt. Endlich erreiche ich meinen Platz, ein exit seat wo ich meine Beine strecken kann. Ich atme kurz ein und aus. Fasten Seat Belt. We are taking off, destination Detroit. Nach leichtem Abheben des Vogels sind wir endlich in der Luft.
Wieder ist Ruhe. Wir brauchen unzählige Stunden um ein Konzert von 50 Minuten zu spielen. Der Aufwand ist enorm, und doch lohnt es sich. It’s all about an experimental experience. Und die Eindrücke sind nachhaltig. Nancy holt uns am Flughafen Detroit mit einem grauen Subaru ab. Nancy ist klein gewachsen und hat rote Haare. Sie ist Künstlerin sagt sie uns während der Fahrt zum Microtel. Sie hätte eine Ausstellung im Konzertraum. Check-in an der Reception und ab in die Zimmer. Kurz danach sitzen wir im Koreaner nebenan und bestellen Tofu mit Gemüse und Reis. Der anschliessende, kurze Nachmittagsschlaf ist auf der Tournee äusserst wichtig und wohltuend. Um 6:30pm holt uns Nancy am Hotel wieder ab. Im Kerrytown Konzerthaus spielt das Trio Joe McPhee, Fred Lonberg Holm, Michael Zerang zusammen  mit dem Gast Trompeter Peter Evans. Das Thema des Festivals in diesem Jahr ist die Trompete. Die Gruppe spielt einen hochkarätigen Set mit eruptiven und virtuosen Ausbrüchen und ruhigen Passagen zum ausklingenden Schluss. Das fachkundige Publikum ist sehr aufmerksam. Die Leute spielen gut mit. Sie übernehmen manchmal sogar die Führung und applaudieren am Schluss in die Stille hinein!
Nach einer kurzen Pause beginnt das nächste Konzert in der St. Andrews Episcopal Church nebenan mit TAYLOR HO BYNUM EDGEFEST PLUSTET mit dem University of Michigan Creative Arts Orchestra. Während dieser Zeit stimmen wir uns im Kerrytown Concert House für unser Konzert ein. Das Video zeigen wir heute nicht. Wir spielen zusammen mit Fred Lonberg Holm und Joe McPhee im Quartett als Abschluss des Festivals. Wir werden von der Festival Leitung von Deanna Relyea, Allison Halerz, Piotr Michalowski, Marc Andren und Christine Reardon die unser Konzert gesponsert haben herzlichst empfangen. Sie alle kennen unsere Musik sehr gut und sie überhäufen uns mit Lob und Anerkennung. Wenn das nur gut geht?
Um Punkt 10:00pm beginnt unser Konzert. „Swiss musicians Urs Leimgruber and Jacques Demierre join forces to create musical relationships that are intimate, while also surprising, subtle and intense. Their music reshapes existing material into surprising sounds. Every time they play together, they are able to reinvent their music and take it to a new level“.
Wir spielen einen fulminanten Bogen. Laute Pianissimos und leise Fortissimos, Lärm und Melodien, Luft und Getöse lösen sich ab in zwei Teilen mit Zwischenapplaus.Nach einem experimentellen Erlebnis bedankt sich das Publikum enthusiastisch. Wir verkaufen viele CD’s und der Abend nimmt sein Ende im Zusammensein, spannenden Gesprächen und Kalifornischem Rotwein. Morgen früh geht die Reise weiter, wir fliegen zurück nach Newark.
U.L.

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Il est traditionnellement dit que les pianos Steinway & Sons fabriqués à Hambourg n'ont pas la même qualité sonore que ceux produits à New York. Deanna Relyea, directrice artistique du Edgefest Festival de Ann Arbor, non loin de Detroit, et fondatrice du Kerrytown Concert House, me dit qu'en l'occurrence, le STEINWAY & SONS, C, 468920, mis à disposition des pianistes invités, provient de l'usine de Hambourg. Elle ajoute que l'instrument, acheté en 1988, à une époque où le taux de change du dollar permettait ce genre d'acquisition, a été mis en vente par la femme d'un riche industriel anglais qui préférait un piano à queue au vernis éblouissant à un instrument à la matité sans doute un peu honteuse. Le mauvais goût est parfois un allié insoupçonné. Est-ce le fait de la rapide traversée aérienne de la côte ouest vers la côte est des Etats-Unis d'Amérique, ou le fait de la mention de cette différenciation sonore opposant Nouveau Monde et Vieux Continent, qui colora d'ailleurs étrangement mon jeu durant le sound check – différenciation qui fait surtout partie du mythe que Henry Engelhard Steinway et ses fils ont construit, mais qui n'est finalement pas si pertinente, car il n'existe pas deux pianos, quelle que soit leur marques, qui laisseraient la même trace sonore dans le temps –, toujours est-il que j'ai senti se construire progressivement la sensation d'un temps et de sa hiérarchisation qui se retiraient en moi au profit de l'apparition d'un espace intérieur particulier, où se répartissaient progressivement des séries de points, des écheveaux d'éléments, appartenant tous à un entrelacs de sensations, d'expériences et de souvenirs. Un courriel de Barre joua aussi un rôle de déclencheur : "Gordon Mumma, Bob Ashley, Bob James were in Ann Arbor in the 60's, starting out. I'll play a track for you some day that I recorded with Bob James and a drummer plus a tape by Bob Ashley – on a ESP record from the 60's. Adventuresome young guys." Des relations, sans échelle temporelle, se créaient sans cesse en moi, la trompette de poche de Joe McPhee, qui partagea notre performance ce soir-là avec Fred Lonberg-Holm, résonant dans la table d'harmonie du Steinway fabriquée à Hambourg et sûrement faite d'un bois datant de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, partageait le même territoire intérieur que mon admiration adolescente et sans borne pour la musique de MC5, groupe de Detroit à l'énergie fulgurante, qui demeure comme une étincelle initiale qui n'a cessé de produire en moi de nouveaux foyers sonores. Je suis comme un arbre aux mille points, où les ramifications de mon espace intérieur font apparaître des configurations que les autoroutes du temps et de la durée ne sauraient égaler. Le son du saxophone soprano de Urs jouant à Los Angeles à mes côtés est là, tout comme l'irritante présence sonore du drone de ma chambre d'hôtel de New Haven, les moments niouiorquais de son tranché au couteau dans leur propre durée par John Zorn, Paul Lytton et Nate Wooley, lors d'un Benefit Concert à The Stone, se superposent, tout en se recouvrant subtilement, à la sirène du train Amtrak, dans lequel j'écris ces mots maintenant. En ce moment de dispersion entrecroisée, entraîné par un mouvement d'horizontalité entre le proche et le lointain, je ne peux croire le fait que notre premier concert sur la côte est des Etats-Unis, accompagné d'un piano d'Europe à la facture nouvelle et plus résistante, qui avait permis une approche encore inouïe du jeu pianistique, ne soit que pure coïncidence, surtout quand on sait (dixit wiki) que Franz Liszt cassait marteaux et cordes à chaque concert...
J.D.

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Photos : Jacques Demierre

> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE


Joe McPhee : en conversation avec Garrison Fewell

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Cette conversation est extraite de De l'esprit de la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Joe McPhee, on trouve Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Han Bennink, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... Le livre paraîtra début 2016 aux éditions Lenka lente.

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GARRISON FEWELL : Au cours de ces conversations, je me rends compte que je discute souvent avec les musiciens du sens du mot « spiritualité ». Il est possible que des ambiguïtés existent autour de ce mot et ont fini par lui donner mauvaise réputation. Certains préfèrent ne pas en parler et laisser la musique l’exprimer seule. Selon moi, la racine de la spiritualité est « l’esprit », et je pense qu’on peut l’aborder et la vivre différemment, selon les individus, au cœur même de la musique créative.

JOE McPHEE : Et bien, quand vous parlez « d’esprit », je ne l’aborde pas de façon religieuse mais plus en envisageant le cœur, l’âme de la musique. Je ne sais pas d’où il vient mais il est là, quelque part autour de nous. L’ « esprit » est une sorte de force qui, en tant que telle, conduit la musique, il en est la source. Je ne conçoit pas de façon religieuse le terme d’ « esprit ».

GF : Je suis d’accord, même si c’est la connotation qu’on lui donne généralement. La spiritualité est partout, qu’elle soit en nous ou au-dehors, elle est là où on trouve l’inspiration.

JMP : Bien sûr. Elle peut avoir une connotation religieuse si on le souhaite, mais ce n’est pas obligatoire.

GF : Quelle est l’importance de l’esprit dans votre créativité ? Quel rôle joue-t-il dans votre approche de la composition ou du jeu ?

JMP : C’est la connectivité ou la continuité de l’être humain, de qui nous sommes et d’où nous venons, de notre histoire et de ce que sera peut-être notre futur. C’est un continuum. Je dirais que c’est également une possibilité d’aller de l’avant.

GF : Avez-vous une habitude ou un entraînement spécifique qui vous permette d’entretenir et de développer vos compétences créatives ?

JMP : Si je me lève le matin et que je suis capable de bouger et de prendre mon instrument afin de jouer, c’est tout ce qui m’importe. Je n’ai pas d’entraînement spécifique. L’habitude qui me pousse à répéter, c’est en général le prochain concert que j’ai de programmé ou la prochaine conversation, le prochain dîner que j’aurais avec mes amis et les musiciens avec qui j’ai la chance de faire de la musique. J’attends avec impatience le prochain moment, la prochaine fois. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui, alors, le moment à venir est exaltant. (rires)

GF : Avez-vous déjà ressenti les pouvoirs thérapeutiques de la musique pendant un concert ?

JMP : J’aimerais pouvoir. Vous connaissez la citation d’Albert Ayler qui dit que « la musique est la force qui guérit l’univers » ? J’essaye de garder cela en tête. Et si il existe un moyen de projeter ce genre d’énergie à travers la musique et bien j’espère que c’est le cas car je crois sincèrement que c’est possible. Je pense que la musique a cette capacité. C’est une force très mystérieuse. C’est une vraie force éternelle, selon moi.

GF : Une force mystérieuse éternelle, j’aime cette image. Vous avez récemment enregistré un hommage à Albert Ayler (13 Miniatures For Albert Ayler, RogueArt). Je me suis demandé si vous aviez eu la chance de le rencontrer ou de l’entendre jouer.

JMP : J’ai eu la chance d’entendre jouer Albert plusieurs fois. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai vécu une expérience le concernant. Je lisais un article à propos de sa musique dans Downbeat alors que je faisais mon service militaire, en Allemagne. Et je l’ai cherché. Le groupe de l’armée dans lequel je jouais est allé à Copenhague et je savais qu’Albert était passé par le club Montmartre. J’y suis alors allé, mais Albert et Don Cherry étaient déjà partis pour Paris, où ils devaient jouer au Chat Qui Pêche. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais quand je suis rentré à la maison, je me suis lancé dans une véritable quête de sa musique. Quelques jours après ma sortie de l’armée, en 1965, je suis allé dans un magasin de disques sur la Huitième rue à New York et j’y ai trouvé une copie de son disque Bells, ce qui était fantastique pour moi. Enfin ce vinyle était devant moi ! Il y avait sur la couverture une peinture à la soie d’un coté, et alors que je le regardais, une voix au dessus de mon épaule m’a dit : « que pensez-vous de cette musique ? ». J’ai répondu : « Je ne sais pas mais je suis impatient de l’écouter, ça a l’air génial. » Et la voix a dit : « Et bien, c’est mon frère ». C’était Donald Ayler ! Il continue : « Je suis trompettiste » et moi je lui réponds : « Waouh ! Moi aussi je suis trompettiste ! » (à cette époque je ne jouais que de la trompette). Je lui ai alors expliqué que je venais de terminer mon service militaire et que j’étais très impatient d’entendre la musique d’Albert Ayler. Il a alors inscrit une adresse sur un bout de papier et il m’a dit « écoute, nous faisons une répétition, tu n’as qu’a venir », ce à quoi j’ai répondu : « Je n’ai pas ma trompette, et puis je dois vraiment prendre mon train, j’habite Poughkeepsie. » Je ne suis donc jamais allé à cette répétition !

GF : Il me semble que vous ayez choisi une autre route, ce jour-là.

JMP : Oui, mais j’ai entendu Albert plusieurs fois par la suite. Aux funérailles de John Coltrane, notamment. J’étais dans l’église, il y a joué, ainsi que le trio d’Ornette Coleman.

GF : Ayler est souvent cité comme musicien inquiet de spiritualité, ce qui se ressent sur « Spiritual Unity », par exemple. D’autres artistes sont certainement aussi concernés par la spiritualité mais ne tiennent pas à le montrer. Qu’est ce qui, selon vous, fait que dans la musique d’Albert Ayler, ou dans sa sonorité, nous reconnaissions cette veine spirituelle ?

JMP : En fait, la musique d’Albert, comme celle de John Coltrane, m’a touché. J’ai vu Coltrane en concert, en 1962, je crois, au Village Gate, et cela m’a remué au plus profond de moi-même. Il y avait avec lui McCoy Tyner, Evin Jones et Jimmy Garrison, c’était un peu comme être dans un avion, l’avion est sur la piste et au moment où il décolle vous avez une nette sensation, c’est ce qui s’est passé quand Coltrane est arrivé sur scène. Je n’arrivais plus à respirer, j’ai cru que j’allais mourir sur le moment. Je ne pouvais plus bouger. C’est ce que la musique d’Albert m’a fait également. Le son de son saxophone ténor est la raison pour laquelle je me suis mis à jouer de cet instrument. Bien évidemment, le son de Coltrane a joué un rôle aussi mais celui d’Albert m’a saisi d’une telle façon que je me suis dit : « Je veux essayer ». C’est la raison pour laquelle je joue du ténor, aujourd’hui encore.

GF : Merci pour cette confidence. Pour ma part, je vois la musique comme un cercle où l’inspiration inspire la création, et tout tourne en rond, tout étant connecté avec tout. Prenons par exemple « Old Eyes », l’un de mes morceaux préférés dans votre répertoire. Si je l’ai écouté de nombreuses fois, je n’ai réalisé qu’hier, en lisant les notes du livret, que vous l’avez dédié à Ornette Coleman. Il y a de cela cinq ans, je composais pour mon ensemble Variable Density Sound Orchestra, et l’ambiance émotionnelle de ce morceau m’a poussé à écrire une composition pour Albert Ayler intitulée Ayleristic. C’est là que le cercle de connectivité trouve son sens... Il me faut ainsi vous remercier pour cela.

JMP : C’est un cercle extensible, vous savez. Comme quand vous faites un ricochet dans l’eau. Vous jetez la pierre et observez ces cercles qui s’étendent à l’infini. C’est la même chose. Ca vous atteint de l’intérieur et ça touche tout le monde, ça touche tout.

GF : Quel rôle, selon vous, jouons-nous dans la société en tant que musiciens d’improvisation, compositeurs, ou joueurs de musique créative ? Y a-t-il eu des événements spécifiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, qui vous ont un jour inspiré des créations ?

JMP : Pour moi, c’est dans le titre du morceau que se passent souvent les choses. Je compose, j’improvise et parfois le titre vient plus tard. Par exemple, l’un des premiers enregistrements que j’ai fait pour CJR s’intitulait Underground Railroad. Quand j’ai commencé à jouer du saxophone, je n’ai pas attendu plus de quelques jours pour me rendre avec lui dans le club où j’avais l’habitude de jouer de la trompette. J’ai essayé de jouer et, bien évidemment, Albert était présent dans mon esprit. Ce qui est ressorti de l’instrument n’était probablement pas quelque chose de très sacrée. (rires) Les types qui étaient là m’ont demandé de ne jamais revenir avec ce truc, me suppliant : « S’il te plaît, c’est notre concert. On ne peut pas se permettre ce genre de chose ici ». Donc, pendant un an, je me suis bien gardé de revenir avec mon saxophone, mais après j’ai engagé tous ces musiciens pour Underground Railroad. Et bien sûr, les titres de l’album ont tous une explications : « Harriet », c’est pour Harriet Tubman, Denmark, ce n’est pas pour le pays mais pour Denmark Vesey qui était un esclave révolutionnaire. Et puis il y a « Underground Railroad », bien sûr. J’ai toujours pensé que si j’avais la possibilité de faire quelque chose, ce serait quelque chose dont les gens chercheraient la signification, et même qu’ils enquêteraient pour comprendre ce que ces titres veulent dire dans l’histoire Africaine-Américaine. Nous étions en 1969, c’était l’époque du Mouvement des droits civiques. J’espérais à ma façon jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle puisse attirer l’attention.

GF : Dans les années 1960, une vraie lutte se déroulait sur tous les fronts afin d’offrir l’égalité, les droits, la justice et la paix pour tous, peut-être que cette musique n’aurait pas existé sous la même forme si l’histoire avait été différente. Avez-vous rencontré des obstacles sur votre route de musicien créatif ? Quelles sont les choses qui vous aident à maintenir votre créativité face à l’adversité ?

JMP : Vous savez, il y a toujours des obstacles. J’ai travaillé pendant dix-huit dans une entreprise de roulements à billes automobiles pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer la musique que je voulais sans avoir à faire de compromis. Je faisais ce que je voulais ! Des obstacles et des batailles à mener, il y en aura toujours. Aujourd’hui encore, la lutte pour les droits civiques n’est pas terminée. C’est une notion qui sera toujours d’actualité. C’est une lutte qui a un peu changé aujourd’hui, surtout avec le mariage pour tous et ce genre de choses, mais ça reste un problème de droit civique et c’est tout aussi important. On retrouve parfois cette notion dans les titres de morceaux de musique, d’autres fois dans ce qui se passe sur le moment, mais il faut toujours aller de l’avant, toujours essayer de franchir les obstacles quels qu’ils soient.

GF : Y a t-il, selon vous, un lien entre la musique créative improvisée et la tradition du jazz et du blues américain ?

JMP : Absolument. Je ne vois même aucune différence entre les deux. Je pense que c’est la même chose, cela vient du cœur, de l’âme. Les concernant, on dit souvent « jouer à l’oreille » ou « avec le cœur », je pense que c’est tellement vrai, tout est vrai. Le blues et la chanson sont liés sont des exemples de la connectivité dont vous parliez. Ca me rappelle un morceau, « Voices », que j’ai enregistré avec un ami guitariste en France, Raymond Boni.

GF : Je connais bien le jeu de Raymond Boni...

JMP : Et bien, nous avons joué « Voices » dans de nombreux pays, devant de nombreuses cultures différentes et tout le monde réagit à ce morceau comme s’il était fait pour lui.  Et c’est exact. C’est un morceau fait d’un peu de blues mais qui vient aussi de la musique gitane, tout le monde y trouve donc son compte. Il y a une universalité dans ce morceau dont je suis fier.

GF : Vous avez joué sur l’enregistrement de Clifford Thornton Freedom and Unity en 1967. C’était un excellent musicien et leader. L’un des buts de ces conversations est de rappeler à quel point les artistes qui ne sont plus là aujourd’hui ont contribué au développement de cette musique. Pouvez-vous me parler de votre expérience avec lui ?

JMP : Clifford a été d’une grande aide à mes débuts de musicien de jazz. C’est lui qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. Avant, j’écoutais et je jouais sur les disques, mais avec lui je me suis mis à la lecture des partitions : nous avons travaillé Four de Miles Davis. Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. En 1971, il enseignait à Wesleyan University et je l’ai invité à jouer en concert au WBAI. Il est venu sans son trombone mais avec un cor baryton, il m’a expliqué que son trombone avait été volé dans sa voiture. En 1979, alors que j’étais à New York, je me suis rendu dans un magasin d’instruments d’occasion et j’ai dit au vendeur : « Je cherche un trombone à pistons ». J’imaginais que l’instrument de Clifford était un King ou un Conn, et le vendeur m’a répondu : « Je n’en ai pas ». Mais dans la vitrine, il y avait des éléments d’un trombone et, dès que j’ai vu l’instrument, j’ai su que c’était celui qu’on avait volé à Clifford en 1971. Un ami était avec moi et je lui ai dit : « Je n’ai pas d’argent sur moi mais pourrais-tu l’acheter ? Peu importe le prix, je te le rembourse ». J’ai ajouté : « Il a une housse grise avec un tour marron, c’est l’instrument de Clifford. » Et c’était bien son instrument. Je savais que Clifford était à Genève à l’époque, je l’ai donc appelé et lui ai demandé : « Le numéro 872, ça te dit quelque chose ? » Il m’a répondu : « non, c’est quoi ? » J’ai annoncé alors : « C’est le numéro du trombone qu’on t’a volé ». Lui et moi étions probablement les deux seules personnes au monde capables d’identifier cet instrument car j’étais avec lui quand il l’avait acheté et c’était un modèle spécial. En fait, il n’a pas voulu le récupérer, il m’a donc dit : « Garde-le, tu n’a qu’à en jouer ». Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple, et j’ai aussi enregistré avec.

GF : C’est une belle histoire.

JMP : Ca, c’est spirituel ! Je l’ai trouvé ou lui m’a trouvé, je ne sais pas !

GF : C’est le cercle de la créativité.

JMP : Ouais…

GF : Une autre question : pensez-vous approcher l’improvisation de façon différente selon que vous jouez seul ou en groupe ?

JMP : Oui, la différence est énorme. En groupe, je réalise que je ne suis pas seul et que je dois partager l’espace. C’est ce qu’il y a de plus important. Tout devient démocratique et, en même temps, cela demande un effort de groupe. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la musique. Quand je joue seul, je peux manipuler le temps et l’espace comme je veux, mais en groupe, il ne s’agit plus de moi mais de nous tous.

GF : Il y a quelque chose de magnifique aussi dans votre façon d’écrire. Sur Tales and Prophecies avec André Jaume et Raymond Boni, vous avez écrit à propos de l’improvisation collective : « Dans le contexte d’improvisation de groupe, où rien n’est  prédéterminé, c’est un peu comme poser des feuilles sur un courant. »

JMP : Je travaille actuellement sur un recueil de poèmes. Peter Brötzmann va faire les illustrations et j’espère sincèrement qu’il sera publié assez rapidement. Son titre est A Leaf in the Stream of Time (une feuille sur le courant du temps). J’ai eu cette image d’une feuille qui flotte sur le flot de l’eau, nous la regardons aller à différents endroits, de façon aléatoire, et la suivons peu importe sa destination, découvrant de nouvelles choses au gré de sa route.

GF : Votre biographie fait référence au livre d’Edward de Bono intitulé Lateral Thinking: Textbook of Creativity, qui présente des concepts permettant de régler des problèmes en « perturbant un cycle apparent et en trouvant la solution en envisageant un autre angle ». Vous avez dit avoir appliqué cette façon de penser dans votre improvisation, notamment avec « Po Music ». Avez-vous encore quelque chose à ajouter à tout ce que vous avez dit ou écrit à propos de cela ?

JMP : Je travaille toujours sur la possibilité de voir les choses de l’intérieur vers l’extérieur, de bas en haut, et même tout autour, et je cherche toutes les possibilités possibles car plus je le fais plus je réalise que je ne sais rien, qu’il y a tant à découvrir encore rien qu’en regardant dans chaque petit recoin. Cela passe même par les instruments dont je joue. J’essaie actuellement de jouer de la clarinette, ce qui est très compliqué pour quelqu’un qui vient du saxophone. En fait, c’est surtout compliqué parce que j’ai commencé par le saxophone, je pense. Mais peu importe la difficulté, j’y arriverai. Je ferai quelque chose avec, même si l’approche sera peu orthodoxe, j’en tirerai quelque chose. Je peux faire de la musique avec n’importe quoi, je pense... j’espère.

GF : Votre palette de son est incroyable et vous avez joué avec tant d’artistes de renom dans la musique créative, qu’ils soient américains ou européens. Vous avez enregistré avec des musiciens français comme Raymond Boni, André Jaume, des improvisateurs anglais comme Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton et, bien sûr, avec l’allemand Peter Brötzmann. S’ils sont très différents les uns des autres, vous êtes capables de vous adapter en toutes circonstances. Est-ce un phénomène que vous avez cherché à acquérir ou qui a évolué naturellement ?

JMP : Je pense que c’est venu naturellement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Mais, encore une fois, tout est lié à la notion de partage, d’écoute. Savoir écouter est selon moi très important dans ce voyage musical. J’ai appris de Pauline Oliveros et de sa philosophie du « Deep Listening » qu’il faut vraiment écouter en profondeur. Ecouter avec la totalité de soi-même, garder à l’idée que les bébés sont les meilleurs auditeurs et improvisateurs. Les jeunes enfants dés-aprennent peu à peu à  écouter, à improviser, à être libre... Une fois qu’ils vont à l’école, c’est fini. Au final, il faut écouter avec la totalité de soi-même.

GF : Concernant l’éducation des jeunes enfants, l’éducation cosmique me semble intéressante. Il s’agit de prendre en compte la vie de l’individu dans sa globalité plutôt que de lui apprendre telle ou telle habitude ou de lui faire mémoriser des informations. Pensez-vous que l’improvisation devrait être inclus dans l’éducation des enfants ?

JMP : Absolument ! Et tout de suite ! Le système éducatif de Poughkeepsie, où nous sommes, m’a appris la musique, mais mon père était trompettiste et j’ai d’abord appris avec lui puis ai fait partie du groupe du lycée public. Aujourd’hui, ils veulent retirer la musique de l’enseignement scolaire, c’est incompréhensible pour moi. A quoi pensent-ils ? Au contraire, laissons les jeunes improviser, essayer de nouvelles choses. Quand j’étais enfant, la plupart du temps on nous disait : « Non, non, il faut jouer ce qu’il y a sur le papier ! ». Tout le reste, je l’ai appris seul parce que je le voulais, mais ça ne faisait pas partie du programme. L’improvisation était reléguée à la dernière place. Quand j’ai joué dans la formation de l’armée, on nous disait encore : « Contentez-vous de jouer ce qu’il y a d’écrit ». On cherchait à nous contrôler.

GF : J’ai vécu une situation similaire à l’école, où j’étais inhibé par la façon dont l’improvisation était présentée. Il ne fallait pas être ouvert à la sonorité et écouter pour réagir à ce qui se passait. Hier soir, j’ai joué pour la première fois avec Jim Hobbs et Luther Gray en trio. Nous avons improvisé deux sets durant et sommes passés par toutes sortes d’ambiances, du minimalisme abstrait à de profonds grooves que nos cultures respectives semblent avoir en commun – qui sait d’où cela provient ? Quand on vit une telle connexion, improviser devient une expérience très forte. C’est compliqué à expliquer, mais c’est magnifique.

JMP : Et très libérateur. On ressent les choses même si on ne peut pas forcément les verbaliser. Mais croyez-moi, ça s’entend dans la musique, et très clairement. C’est également un sentiment universel puisque tout le monde, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, le ressent immédiatement.

GF : Avez-vous des idées qui permettrait de faire connaître davantage la musique créative dans la culture américaine ?

JMP : Nous devons simplement continuer à jouer et accroître notre présence. Il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux de concert, mais je pense que ce n’est pas un obstacle si difficile à surmonter. On en trouve au bon moment, et on trouve quelqu’un avec qui partager ces choses-là, voilà tout. Il s’agit de partage, de contact humain. Nous n’avons pas besoin de grands événements. Je ne jouerai jamais au Yankee Stadium, ça ne m’intéresse pas de toute façon. J’aime les petits endroits, j’aime partir à la recherche de musiciens et les trouver, et ce pas forcément dans les grandes villes. Comme Davey Williams, par exemple, vous connaissez Davey Williams, le guitariste ?

GF : Oui ! J’aime la pièce qu’il a enregistrée pour Guitar Solo 3, une compilation de solos de guitare improvisés où l’on trouve aussi Fred Frith et Eugene Chadbourne.

JMP : Et bien, j’ai rencontré Davey il y a des années de cela. C’est un improvisateur extraordinaire qui a une connaissance fantastique de la musique, qui va du blues à l’avant-garde, à tout en fait – et il y a des gens comme lui un peu partout dans le monde. Récemment encore, j’étais au Japon pour jouer avec des musiciens du pays et la semaine prochaine j’irai jouer avec un groupe qui s’appelle Universal Indians. Il y a là un saxophoniste du nom de John Dikeman et nous allons jouer avec des musiciens norvégiens, nous irons aussi aux Pays-Bas et en Autriche. Je prends les choses come elles viennent, et ça fonctionne. J’ai l’intention d’emporter avec moi plusieurs instruments différents... Ils n’en savent rien encore, et ils vont voir ce qu’ils vont voir !

Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2015)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photo de Joe McPhee : Luciano Rossetti


Survival Unit III / Mike Reed & Gaspar Claus à Brest (Atlantique Jazz Festival)

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L’association Penn ar Jazz a cette année poussé l’océan Atlantique au-delà de ses limites naturelles. Jusqu’à Chicago, pour attendre ensuite que la marée ramène à Brest quelques musiciens capables d’y célébrer le cinquantième anniversaire de l’AACM. Avec le concours de Mike Reed, la douzième édition de l’Atlantique Jazz Festival put ainsi clamer « Chicago Now! » au son des nombreux concerts donnés : par Rob Mazurek (à la tête d’un épais Third Coast Ensemble dans lequel on trouvait, entre autres, Nicole Mitchell, Lou Malozzi, Tomeka Reid ou Avreeayl Ra ou en duo avec Jeff Parker), Hamid Drake (avec Philippe Champion ou For Trink Quartet), Nicole Mitchell (avec Reid et Reed)…

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Avant de clore le festival le 18 octobre en compagnie de Wadada Leo Smith, Mike Reed ouvrait avec Gaspar Claus, jeune violoncelliste et artiste en résidence Penn ar Jazz pour la saison, la soirée du 15 octobre au Mac Orlan – dix jours plus tôt, c’était Drake et Champion qui permettaient au festival de réunir des musiciens engagés de part et d’autre de l’Atlantique. Puisque la rencontre est inédite, Reed et Claus ont encore tout à apprendre l’un de l’autre. En conséquence, les débuts sont timides : ceux de Claus, particulièrement, qui laisse le batteur imposer son rythme pendant que lui interroge, presque naïvement, de la tête à la pique, les contours de son violoncelle. Bientôt, quand même, Reed tend l’oreille et permet à Claus d’en dire davantage : l’archet commande alors un bourdon (le premier fait d’ailleurs effet), brode ensuite un ouvrage mélodramatique puis retourne au bourdon (le second est déjà de trop, même étoffé). Par timidité ou manque d’inspiration, Claus (dont la technique est, disons-le, irréprochable) peine à régler ses gestes sur la mesure de Reed. Celui-ci poursuit alors ses recherches : en levant un rythme élément par élément ou en interrogeant les possibilités de transformation offertes par l’ampli posté derrière lui. Rien de bien dérangeant, dans tous les sens du terme, mais à la place de la rencontre annoncée, il n'y eut qu'une première approche.  

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A la maladresse d’une relation naissante succédera l’assurance d’une association qui fête cette année ses dix ans : Survival Unit III, qui réunit Joe McPhee, Fred-Lonberg Holm et Michael Zerang. Droit comme la justice (for those about to rock), bras croisés quand il n’intervient pas à la trompette de poche ou au soprano, McPhee dirige avec nonchalance (et un amusement rentré) une des formations qui lui tiennent le plus à cœur – et dont le label Pink Palace fait paraître ces jours-ci le dernier enregistrement : Straylight. Avec lui, un autre genre de violoncelle : aux phrases rondement découpées, Lonberg-Holm préfère les raclements et les saturations, tire en plus des pédales d’effets qui prolongent son instrument des surprises qui, souvent, déstabilisent le jeu. A force d’épreuves électroniques, il peut même exhumer une note exécutée des secondes auparavant : ainsi retire-t-il le geste au son qui claque. A Zerang – qui signera un épatant solo aux balais –, de faire avec : les musiciens ne se regardant pas, sinon entre les phases de jeu, il faut savoir accueillir tel son sans l’avoir vu venir. Placé entre McPhee et Lonberg-Holm, le batteur ne fait pas seulement tampon mais renforce leur entente avec un naturel déconcertant avant de lui donner plus de relief encore. Rehaussé par l’art de mélodiste de McPhee (cette marche répétitive au soprano, ou cette reprise de Knox jadis consigné sur Tenor) et par sa fantaisie récréative (grognement, chant rentré en instrument, souffles en sourdine…), le concert est, en cinq temps, un ouvrage entier que se disputent invention et euphorie. Afin de s’en rendre compte : Poitiers, ce soir, ou alors Londres, Café OTO, ce week-end. 

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Photographies : Guy Chuiton @ le son du grisli


Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two, 2015)

rodrigo amado joe mcphee kent kessler chris corsano this is our language

Comme une revendication (un manifeste ?) : « ceci est notre langage ». Et qui, de fait, moquerait et enverrait sur les roses la criticature sur papier glacé. « Ceci est notre langage » peut (doit ?) se poursuivre par : « et nous n’y changerons rien ». Au passage, y ajouter quelques points d’exclamations.

Retrouver, ici, de vrais morceaux de Shepp, Ayler ou Ornette n’intéressera que quelques paléographes poussiéreux. Mais dire la force des trios (Rodrigo Amado, Joe McPhee, Kent Kessler ou Amado, Kessler, Chris Corsano) et s’enivrer de leur juste liberté est un choix bien plus judicieux. Il y a donc un ténor choisissant souplesse et tendresse pendant que l’altiste délivre acidité et férocité. Il y a un trompettiste tournoyant et foudroyant. On remarque aussi un contrebassiste passant en force. Et l’on discerne encore plus intensément un batteur surdoué et jamais encombrant. Et quand McPhee et Kessler décident de nous quitter par un auguste duo, le doute n’est plus permis : ceci est leur langage.

Rodrigo Amado : This Is Our Language (Not Two)
Enregistrement : 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ The Primal Word 02/ This Is Our Language 03/ Theory of Mind 04/ Ritual Evolution 05/ Human Behavior  
Luc Bouquet © Le son du grisli

survival unitC'est à Poitiers, Carré bleu, que Joe McPhee emmènera ce vendredi soir son Survival Unit III.



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