Bernard Vitet : La guêpe (Souffle Continu, 2015)
De Bernard Vitet, on sait à peu près le parcours – études de cinéma, première trompette sur le modèle de Miles Davis, entente avec Jef Gilson et jeux de free avec François Tusques, notes appuyées dans les grandes formations d’Alexander von Schlippenbach ou Alan Silva, autre sorte d’entente avec Parmegiani, etc. – et son goût pour les instruments que lui seul pouvait créer. Et voici que nous revient La guêpe.
Composant autant qu’improvisant – avec Jean-Paul Rondepierre (trompette, marimba), Jouk Minor (saxophones, violon, clarinette), François Tusques (piano et aprfois direction), Beb Guérin (contrebasse, piano), Jean Guérin (percussions, vibraphone, saxophone alto…), Françoise Achard (voix) et Dominique Dalmasso (magnétophones) –, Vitet fait sonner les mots d’un autre (Francis Ponge) avec une franchise qui lui correspond.
Une audace, voire. Entre ‘Bout Soul de Jackie McLean, Transit de Colette Magny – la place que prend la voix, quand même… et que faire d’elle en musique « libre » ? – et l’Intercommunal Music de Tusques, La guêpe de Vitet s’exprime sur un air de théâtre oulipèsque (c’est-à-dire : pas détaché de toutes conventions) qu’aurait enfanté Maeterlinck. « Les mots comme une matière », et puis comme une musique capable de se fondre dans le paysage. Celui de Vitet est de son époque : récalcitrant mais naïf, volontaire et charmeur, nébuleux et démonstratif...
Et puis (et même : d’abord), au piano comme au violon, c’est autre chose : une exploration de l’instrument qui se moque de toute explication, une revendication qui gratte et accroche, une expression qui pourrait être contemporaine – pourquoi ne pas entendre en Achard (qu'on retrouve en Tacet) une possible Berberian ? – si elle ne trahissait pas tant l’écoute du jazz et l'envie de s'en débarrasser. S'il faut, en quelques mots, résumer La guêpe, autant les emprunter à Ponge : « Si ça touche, ça pique ! »
Bernard Vitet : La guêpe
Souffle Continu
Enregistrement : décembre 1971. Edition : 1972. Réédition : 2015.
LP : A1/ Et Cetera A2/ Balle de fusil (1) / Hyménoptère A3/ Trolley grésilleur – B1/ La guêpe et le fruit B2/ Toujours fourrée dans la nectarothèque B3/ Balle de fusil (2)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Toute la journée, tchattez en direct avec les gars du Souffle Continu. Pour ce faire, un seul numéro de téléphone : 01 40 24 17 21.
Barney Wilen : Auto Jazz (Saba-MPS, 1968)
Ce texte est extrait du dernier des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
« Portrait d’un fantôme » : intitulée de la sorte, une interview réalisée en 1966 pour Jazz Magazine découvre un Barney Wilen rongé par le doute, pour qui l’adhésion au bop comme au jazz West Coast paraît loin. A l’époque, Barney Wilen joue en trio au Requin Chagrin, entouré de Jacques Thollot et d’Henri Texier (parfois remplacé par Jean-François Jenny-Clark). Il s’apprête à rejoindre, en 1968, les dandys des productions cinématographiques Zanzibar, rassemblement d’artistes à « l’innocence sauvage » parmi lesquels Philippe Garrel, Serge Bard et le mannequin Caroline de Bendern (compagne de Barney puis de Thollot, et future égérie de mai 68), tous devant beaucoup au mécénat de Sylvina Boissonnas.
A l’époque donc, Barney Wilen en a plein le dos du be-bop. Il le voit comme une « monoculture » paralysante dont seuls quelques-uns de ses contemporains, dont Jackie McLean et Ornette Coleman, auraient su tirer leur épingle du jeu. En fait, depuis qu’il a découvert la New Thing sur place, aux Etats-Unis, Barney Wilen s'interroge : « J’ai pris conscience de tout le travail que j’allais être obligé d’accomplir pour arriver à ce que je voulais. Au fond, la déception qui en a résulté était une réaction de paresseux. Cela m’a attristé de voir que j’avais perdu mon temps à jouer dans un certain style et que tout était à démolir et à refaire – à oublier. » Barney Wilen n’avait pas non plus la prétention de tout oublier des influences qu’il avait subies ; le sens du swing – notamment – continuant d’être primordial à ses oreilles. A ceux qui penseraient que le free jazz ne swingue pas, Barney Wilen oppose : « Ils se trompent absolument. Ils ne savent pas vraiment ce qu’est le swing. Ce n’est pas une question de tempo ni de métronome. Le swing participe plutôt de la magie… C’est une manière magique de faire ou de dire les choses telle, qu’on est toujours dépassé par ce qu’on fait. La musique, aujourd’hui, relève du magnétisme. Il en a toujours peut-être été ainsi, mais personne n’en avait pris conscience. »
En 1966, la Zodiac Suite de Barney Wilen, enregistrée avec Karl Berger, Jean-François Jenny-Clark et Jacques Thollot, témoigne d’une nouvelle direction qu’entérine sa collaboration au Nouveau Jazz de François Tusques, que l’on retrouvera sur Auto Jazz.
Entre l’entretien dont sont extraits les propos cités plus haut et 1972, Barney Wilen déploie toute sa créativité. A la fois dans le free rock de Dear Prof. Leary, dont la référence au LSD et aux états de conscience modifiés est transparente ; mais aussi dans Moshi, résultant d’improvisations superposées à des enregistrements de terrain entrepris en Afrique grâce au financement de Sylvina Boissonnas, puis sorti par Pierre Barouh sur le label qu’il avait monté avec les royalties de la B.O. d’Un Homme et une femme à laquelle il a participé aux côtés de Francis Lai.
Alors que Barney Wilen habite Monaco, il a l’idée, en mai 1967, d’enregistrer le Grand Prix, un sinistre hasard ayant fait que le pilote de l’écurie Ferrari, Lorenzon Bandini, se soit tué au cours de celui-ci. Barney Wilen, en possession de la bande faisant écho au drame, réfléchit à un spectacle total associant cet enregistrement, un quartette de jazz improvisant dessus, le film tourné sur le circuit par François de Ménil, et les effets lumineux d’Etienne O’Leary (de Ménil et O’Leary appartenant au cercle de copains rattaché aux productions Zanzibar). De l’aboutissement de ce projet, dont fut issue une représentation au Musée d’Art Moderne de Paris en 1967, est sorti un album réalisé par Barney Wilen, François Tusques, Beb Guérin et Eddy Gaumont accompagnant la fameuse bande magnétique – et témoignant de directions que le producteur Joachim-Ernst Berendt qualifia « d’art à cinq dimensions ».
Ce qui est offert consiste finalement en la théâtralisation d’un évènement progressant vers la tragédie. Dans Jazz Hot, Barney Wilen parle de conférer à la bande magnétique, par le biais de la musique improvisée, une « valeur mythique exemplaire ». Ce que réussit le mixage, convaincant, et comme mis à distance, de la course automobile. Dans Jazz Magazine cette fois, à propos du magnétisme évoqué plus haut, et du trio composé avec Henri Texier et Jacques Thollot : « Quand nous jouons ensemble, nous partons de malentendus, et nous finissons toujours par nous entendre. Nous partons de recherches et nous arrivons à des trouvailles. C’est cela qui est merveilleux. »
Dans le cadre du cinéma, et toujours pour Zanzibar, Barney Wilen participa, avec le batteur Sunny Murray, à la bande originale de Fun And Games de Serge Bard. On aimerait bien la voir éditée un jour : voilà qui changerait des Liaisons dangereuses et d’Ascenceur pour l’échafaud.
Barney Wilen : Auto Jazz. Tragic Destiny of Lorenzo Bandini (Saba-MPS)
Edition : 1968.
Philippe Robert © Le son du grisli / Free Fight
François Tusques : La reine des vampires 1967 (Cacophonic, 2014) / La jungle du Douanier Rousseau (Improvising Beings, 2014)
A Barney Wilen, Beb Guérin, Eddy Gaumont – avec qui il travaille alors sous la conduite du saxophoniste – et Jean-François Jenny-Clark, François Tusques aurait fait entendre quelques thèmes destinés à illustrer Les femmes vampires que Jean Rollin s’apprêtait à tourner. Le temps pour les intervenants de se souvenir y avoir entendu un piano que celui-ci a déjà disparu. A eux de retranscrire alors l’atmosphère des compositions.
Si l’expérience tient du Mystère (de la fantaisie ?), les onze prises – celles qui furent utilisées en face A, celles qui furent rejetées en face B – de La reine des vampires 1967 impressionnent : car non seulement elles se passent aisément d’images, mais elles sont autant de séquences d’un autre objet de cinéma, sans trame, celui-ci, dont l’empreinte est aussi nette que celles laissées à la même époque par New York Eye and Ear Control d’Ayler ou les plus libres compositions de Komeda.
Sur la première face, les cordes (nombreuses, puisque Gaumont a, pour l’occasion, abandonné sa batterie pour un violon) vont lentement, défaussent et installent un théâtre d’ombres que se disputeront un piano caverneux, un ténor spectral, deux contrebasses lâches et un (remarquable) archet fuyant. En seconde face, ce sont donc des airs de défaites : chutes épatantes qui valent combien de morceaux finis, sur lesquelles Wilen, plus résolu, ramène le groupe à un free moins atmosphérique, autrement licencieux.
François Tusques : La reine des vampires 1967 (Cacophonic / Souffle Continu)
Enregistrement : 1967. Edition : 2014.
LP : A1/ La Reine des vampires Theme Take 5 A2/ La Reine des vampires Theme Take 4 A3/ La Reine des vampires Theme Take 3 A4/ La Reine des vampires Theme Take 2 A5/ La Reine des vampires Theme Take 1 – B1/ La Reine des vampires Unused Cue 1 B2/ La Reine des vampires Rejected Theme 1 B3/ La Reine des vampires Unused Cue 6 B4/ La Reine des vampires Unused Cue 11 B5/ La Reine des vampires Rejected Theme 2 B6/ La Reine des vampires Unused Cue 9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Enregistré le 22 février 2013 à Ackenbush, Malakoff, La jungle du Douanier Rousseau donne à entendre Tusques auprès de deux saxophones ténor : Alexandra Grimal et Sylvain Guérineau. C’est là un CD... à deux faces, selon que le pianiste – moderne, tout comme le peintre, capable de mouvement rétrograde – converse courtoisement avec l’une ou donne du leste au second. En filigrane, blues et swing confondus, l’amour de la chanson et de ces airs de Monk : de l’aîné, Tusques et son Douanier ont conservé cet éternel va-et-vient entre l’audace brillante et l’unisson de trop.
François Tusques, Alexandra Grimal, Sylvain Guérineau : La jungle du Douanier Rousseau (Improvising Beings)
Enregistrement : 22 février 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Dick Twardzick 02/ Sérénité 03/ A tâtons 04/ Au chat qui pêche 05/ Orgue à bouche 06/ Don Cherry Blue 07/ Alexandrins africains 08/ Tout est possible 09/ La jungle du Douanier Rousseau 10/ Move the Blues
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Colette Magny : Répression (Le Chant du Monde, 1972)
A l'occasion des parutions, cette année, d'Agitation Frite de Philippe Robert (éditions Lenka lente) et de Jazz en 150 figures de Guillaume Belhomme (éditions du Layeur), ainsi qu'en écho au projet de réédition de la biographie de Colette Magny de Sylvie Vadureau par En Garde ! Records, nous publions un extrait de Free Fight This Is Our (New) Thing de Guillaume Belhomme & Philippe Robert (éditions Camion Blanc) qui évoque Répression de... Colette Magny.
Et ça crie, gémit, grogne et hurle. Et ça fait rage comme la classe ouvrière en colère s’exprimant d’une même voix. Et ça crépite comme les feux de la révolution. Et ça cherche à désosser le système… Ici on milite pour un peuple sans classes, à une époque où la presse, faut pas croire, faisait déjà le trottoir aux côtés de ceux qui détenaient le pouvoir. Faut pas faire l’idiot international, faut laisser circuler la majorité, ironisait Colette Magny. Répression aura été un album engagé comme peu l’ont alors été (ce qu’il continue d’être d’ailleurs). Répression aura été largement boudé en son temps, ne trouvant qu’un petit public par avance acquis à sa cause. Répression n’a étrangement jamais été réédité.
Sur scène, Colette Magny laissait d’abord s’exprimer un trio constitué de François Tusques, Beb Guérin et Guem, avant d’entamer un tour de chant en duo avec le second, puis de proposer aux Panthères Noires de débouler. Les Panthères, sur Répression, ce sont Bernard Vitet, Juan Valoaz, François Tusques, Beb Guérin, Barre Phillips et Noel McGhie. Brigitte Fontaine enregistra Comme à la radio avec l’Art Ensemble of Chicago. Colette Magny réalisa quant à elle des disques avec certains des musiciens de free français s’étant illustrés au cours des sessions parisiennes du label BYG, mais aussi avec le Free Jazz Workshop (sur Transit), futur Workshop de Lyon.
L’initiation au free, Colette Magny la doit à François Tusques, Bernard Vitet et Beb Guérin. Ils lui firent écouter Albert Ayler, Frank Wright, Don Cherry, Alan Silva ou Sunny Murray, et grâce à eux, elle abandonna la traditionnelle structure couplet / refrain : elle reconnut dans le free un cri de révolte représentatif d’une période, selon elle, « génératrice d’angoisse ». Répression met en musique, collectivement, une suite de textes-collages. A l’intérieur de la pochette sont croqués Bobby Seale, Eldridge Cleaver et Huey Newton dont les pamphlets sont plus ou moins repris sur des airs de marche obsessionnels rappelant parfois le meilleur de la première mouture du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Chez Colette Magny, les chansons ne sont pas débitées en trois minutes, pour la radio ; au contraire sont-elles architecturées en de longues incantations progressivement gagnées par l’esprit de révolte.
Du genre : « Babylone morose, mère de l’obscénité par tes B52, tes atrocités / Géant tentaculaire, gendarme du monde / Tes ballons de dollars on les crèvera / Pieuvre en papier-monnaie, ton centre éclatera / Tes tentacules on te les coupera / BABYLONE U.S.A. / Les culs de la bourgeoisie twistent / Bientôt le talon de fer des classes dominantes ne sera plus que / BAVE-LAVE dans Babylone en flammes / Babylone, fais gaffe à tes tentacules / La démence déferle sur toi, les peuples se soulèvent / La marée haute de la Révolution va balayer tes rivages / Les nazis ont assassiné six millions de Juifs / L’Amérique raciste, cinquante millions de Noirs / Quatre siècles d’esclavage c’en est assez / GUNS BABY GUNS / La longue marche des indiens CHEROKEE sur la « piste des larmes » / Dépossédés de leurs terres, massacrés / Faisons taire les voix de la prudence : Les cris de notre souffrance guideront nos actions / Il y a une différence considérable entre trente millions de Noirs désarmés / Et trente millions de Noirs armés jusqu’aux dents / CHEROKEE CHEROKEE GET GUNS AND BE FREE »
Répression fut censuré par l’O.R.T.F. en un temps où Marchais et Krivine arrivaient parfois à dire des choses en direct à la télé. Colette Magny n’en eut pas l’occasion. Pas plus qu’elle n’obtint du Ministère aux Affaires Culturelles sa licence de musicienne ambulante qui lui aurait permis de chanter dans les jardins publics.
Kenneth Terroade : Love Rejoice (BYG Actuel, 1969)
Ce texte est extrait du dernier des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Love Rejoice est la vingt-deuxième référence de la mythique série « Actuel » du label BYG lancé en 1969. Une année fertile, symptomatique d’un certain bouillonnement révélé par l’historique festival Panafricain d’Alger, mais aussi par celui d’Amougies, où rock progressif et free jazz partagèrent la même scène. La contestation visait alors l’ordre établi comme toute forme de hiérarchie et d’autoritarisme. A Paris, quelques mois après les événements de mai 1968, le jazz s’en fit écho.
Parmi toutes les galettes BYG, dont beaucoup ont fini par devenir cultes, Love Rejoice ne fait pas partie de celles que l’Histoire a retenues – pas plus d’ailleurs que celles signées par Acting Trio ou Claude Delcloo. En guise de préambule pourtant, sur la pochette, Jean-Max Michel du magazine Actuel insistait : « Ce disque marque le commencement d’une nouvelle ère dans la nouvelle musique en France. » Absence de nuances et lourdeur de tels propos laissent songeur… Car honnêtement, aussi bon soit Love Rejoice, celui-ci appartient sans ambigüité possible à une esthétique balisée bien avant sa parution, en France y compris, si l’on veut bien considérer le travail de François Tusques, d’ailleurs ici présent au piano. Ce n’était pas lui rendre service que d’en faire par avance une sorte de Something Else!!! qu’il n’est évidemment pas.
Pareilles prétentions expliqueraient-elles les attaques dont il fut l’objet à l’époque, jusqu’à représenter, pour quelques critiques tout du moins, l’idée qu’on pouvait se faire d’un jazz certes libéré, mais pas franchement libre. Jean-Max Michel, à nouveau : « Ce disque n’a pas été préparé. Les thèmes de Kenneth Terroade et Ronnie Beer ont été écrits spécialement pour la séance et déchiffrés « sur le tas ». Cela permet à l’enregistrement de conserver tout son caractère de spontanéité, indispensable à l’élaboration d’une telle musique. » Pourquoi pas ? La méthode avait été préalablement expérimentée aux Etats-Unis, et les disques ESP offrirent la preuve qu’elle était capable de porter ses fruits : les musiciens peuvent s’occuper de tout, le producteur ne se chargeant que de la logistique, sans que cela soit forcément préjudiciable. Une politique qu’annonçait déjà, à sa manière, Blue Note, avec ses disques au personnel modulable à l’envi, parfois peu préparé (et aux résultats certes variables).
Quoiqu’il en soit, Kenneth Terroade (ici secondé par Ronnie Beer, Evan Chandley, François Tusques, Beb Guérin, Earl Freeman, Claude Delcloo) allait devenir une cible privilégiée de ceux qui commençaient alors de questionner le free après en avoir soutenu l’émergence. Dans Jazz Magazine, au moment de sa sortie, Love Rejoice ne récolta qu’un 5/10 bien sévère. Et Alain Gerber d’argumenter : « Après cinq ans de cogitations houleuses, on commence d’entrevoir pourquoi, comment et dans quels buts est produit le jazz libertaire. On commence aussi à faire le départ entre ceux qui ont authentiquement constitué les nouvelles formes – Ayler, Shepp, Cherry, Sanders, Taylor, Coleman, Coltrane – et les autres dont la « spontanéité », comme par hasard, s’exprime selon des modèles suggérés par les premiers. C’est là leur erreur et celle d’un certain free jazz « bis » proliférant en ce moment et marquant la clôture d’un jazz véritablement free. Le statut idéologique dont on pare une musique (plus ou moins arbitrairement mais c’est une autre histoire) ne fait rien à l’affaire : bourgeois ou révolutionnaire, le jeune musicien, ne serait-ce que par souci d’efficacité, doit faire ses classes. On peut se demander si cette expérience valait d’être enregistrée. »
Que dire ? Que Kenneth Terroade avait bel et bien fait ses classes auprès des musiciens britanniques qu’il rencontra à Londres, et parmi lesquels Chris McGregor ou John Stevens. Et qu’ensuite il fit partie d’une des formations de Sunny Murray, sans conteste un batteur révolutionnaire, tout comme John Stevens d’ailleurs. Idem pour Ronnie Beer à quelques détails près (Evan Chandley – à l’époque – étant par contre le moins connu du lot). Certes ces musiciens sont des seconds couteaux du free, mais qu’en aurait-il été sans eux ? Sans cette marge qu’ils incarnaient de leur indubitable engagement ? Ne peut-on apprécier d’un même élan le cinéma des Straub ET le « bis » d’un José Bénazéraf, d’un Jesus Franco ou d’un Jean Rollin ? Bien évidemment OUI, même si Rollin ne possède ni la virtuosité des Straub ni leur sens de l’analyse.
Kenneth Terroade et ses amis, pour revenir à eux (François Tusques et Beb Guérin ne furent cependant pas visés par les attaques d’Alain Gerber), se bornèrent probablement au rejet d’un ensemble de conventions nées de l’exploitation commerciale du jazz, sans autre objectif que d’en jouir dans l’urgence de l’instant. Rien de mal, ni de futile à tenter l’expérience une énième fois. Finalement, par une des ces surprises que l’Histoire se plaît régulièrement à réserver, cette musique a fini par nourrir l’underground noise des années 1990 et 2000, dont certains représentants la reconnaissent séminale. Comme quoi cet enregistrement valait d’être réalisé. Et même si Varèse l’aurait certainement qualifié de « pompe à merde » (alors qu’un Bach l’aurait condamné comme « crierie » à la « monotonie diabolique »), il vaut d’être réécouté pour ce qu’il offre de beautés convulsives accouchées sans préméditation.
François Tusques : Le musichien (Edizione Corsica, 1981)
Ce texte est extrait du troisième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
L’Intercommunal était une association de 1901 ayant pour objet la création musicale à partir de la culture des différentes communautés vivant en France. L’Intercommunal fut aussi un bulletin d’information relatant l’histoire d’une formation que son « leader » François Tusques définissait ainsi : « Quand il fut crée aux alentours de 1971, l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra était composé uniquement de musiciens professionnels venant du jazz. C’était l’époque où Paris était devenu la seconde patrie d’un grand nombre de jazzmen new-yorkais essayant plus ou moins de fuir l’enfer de « Babylone » comme les Black Panthers appelaient les Etats-Unis. Il est certain que nous avons tous été fortement influencés par le free jazz de révolte que jouaient ces musiciens. Quand l’orchestre a été fondé, il y avait toutefois le désir de faire une musique plus proche du public des travailleurs en France. Prise de conscience qu’il avait existé dans nos villes une musique populaire et qu’il existait toujours une musique populaire dans nos campagnes, et même que dans certains endroits comme la Bretagne (des musiciens traditionnels bretons se joignent souvent à nous) ou le Pays Basque, cette musique était non seulement vivante, mais aussi en pleine évolution. Cela nous conduisit à remettre en question la plupart des fondements-mêmes de la musique que nous jouions : partir de l’écoute des musiques populaires qui avaient une fonction sociale chez nous. »
François Tusques s’est illustré en public aux côtés de Don Cherry en 1965. La même année il réalisait Free Jazz, référence claire à l’album du même nom signé Ornette Coleman. François Jeanneau, Michel Portal, Bernard Vitet, Beb Guérin et Charles Saudrais étaient de l’aventure et produisirent une musique sans soliste, à l’image de celle du film New York Eye And Ear Control de Michael Snow, où l’on entend entre autres Albert Ayler. Deux ans après, François Tusques enregistrait Le Nouveau jazz, avec Barney Wilen, et cette fois Cecil Taylor planait sur la séance comme une ombre tutélaire bienveillante.
Dans les années soixante-dix, et a fortiori dans les années quatre-vingt, les orchestres de François Tusques, quel qu’en soit le personnel, se présenteront comme des « ateliers de jazz populaire » en quête d’origines. Un collectif s’enquière à chaque fois d’une vérité populaire fondamentale, loin des chapelles, des écoles, et avec une joie de jouer née du bonheur des rencontres. Les sixties loin derrière, sur Le musichien (deux extraits de concerts datant de 1981 et 1982), c’est le corps tout autant que l’esprit qui est célébré. Et l’on y sent l’Afrique gronder au son de mélodies simples.
Le morceau-tire se présente comme un conte afro-catalan dont la beauté s’avère aussi saisissante que celle jaillissant du « Karma » de Pharoah Sanders, avec Carlos Andreu dans le rôle de Leon Thomas : « Peu de temps il a fallu au musicien venu d’Afrique pour comprendre qu’il n’était qu’un musichien, mais si vous l’écoutez bien vous entendrez la forêt, la savane, le lion, l’éléphant et les quatre éléments fondamentaux : la terre qui bouge, l’eau qui coule, l’air qui vibre, et le feu qui crépite. » Adolf Winkler (Ramadolf) s'y entend pour ce qui est d'imiter l'élélphant au trombone. Yebga Likoba s’envole au soprano, tandis que François Tusques, Jean-Jacques Avenel et Kilikus semblent revenir aux sources de toute musique de danse festive. L’on songera au meilleur de Magma, quand Klaus Blasquiz et Christian Vander savent – à travers leurs chants – se souvenir de John Coltrane. En face B la fête continue, et « Les Amis d’Afrique » prolonge le travail entrepris à la fin des seventies dans Après la marée noire (Le Chant du monde).
Sur la pochette d’un autre disque simplement intitulé L’Intercommunal, François Tusques parle plus en détails des musiques populaires jouant chez nous une fonction sociale : « Ce fut la découverte des musiques orientales et africaines interprétées par les travailleurs africains et maghrébins résidant dans notre pays. Musiques qui jouaient un rôle important dans les manifestations contre la circulaire Fontanet et dans les foyers d’immigrés. » Plus loin est fait allusion à Carlos Andreu et à son « chant populaire improvisé ». En lui François Tusques avait trouvé son griot.
François Tusques: Free Jazz (In Situ - 1991)
Près de cinq ans après son enregistrement (1960), le Free Jazz du double quartette d’Ornette Coleman trouvait un écho en France. D’une improvisation collective à l’autre, le temps nécessaire à la formation d’une équipe de France capable de suivre la piste débusquée outre-Atlantique, intimidante de permissions et de pièges à éviter.
A la tête du sextette, le pianiste François Tusques, qui se souvient de l’unique soupçon de direction musicale : « J’ai simplement demandé aux musiciens de jouer triste. » Initiée par les fulgurances cinglantes du contrebassiste Beb Guérin, l’originalité s’impose au gré des instruments à vent de François Jeanneau et Michel Portal, de la répétition d’un duo d’accords de piano, et des changements de rythme insatiables signés Charles Saudrais (Description automatique d’un paysage désolé 1).
Branlante, la batterie conduit ensuite La tour Saint Jacques, d’où l’on peut voir que Tusques ne renie pas toujours les (re)trouvailles mélodiques, quand la trompette de Bernard Vitet et la clarinette basse de Portal enfoncent une note sur le thème, et que Jeanneau s’occupe de fioritures sensibles sous l’influence des figures de Coltrane et Dolphy. Plus loin, une Sophisticated Lady réinventée, moderne et déliquescente, concède un presque romantisme à l’explosion (Description automatique d’un paysage désolé 2) ; un Souvenir de l’oiseau rendu en musique par une régénération de vents impossibles à éteindre, transpose le tableau dans un ciel d’orage.
Pour sortir des tourmentes, la frénésie de Saudrais sera nécessaire, invitant saxophone, clarinette et trompette à accentuer encore l’acharnement (Souvenir de l’oiseau 2), avant d’atteindre un univers sombre, aux interventions brèves des solistes, du Souvenir de l’oiseau 3. La tristesse emportée par la fougue, Tusques peut soumettre à son équipe l’idée d’une conclusion imminente – notes au piano recouvrant l’effort collectif – et signer enfin une version française digne d’intérêt et faiseuse de promesses.
CD: 01/ Description automatique d'un paysage désolé 1 02/ La tour Saint-Jacques 03/ Description automatique d'un paysage désolé 2 04/ Souvenir de l'oiseau 05/ Souvenir de l'oiseau 2 06/ Souvenir de l'oiseau 3
François Tusques - Free Jazz - 1991 (réédition) - In Situ. Distribution Orkhêstra International.