Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Black Bombaim & Peter Brötzmann (Shhpuma, 2016)

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Que ce disque sorte sous étiquette Shhpuma et non Clean Feed atteste sa nature hybride – c’est là, sorti de Last Exit et plus récemment d’enregistrements avec Keiji Haino et Jim O’Rourke (Two City Blues) une nouvelle embardée de Peter Brötzmann en milieu « rock ».

Black Bombaim est un trio guitare / basse / batterie portugais qui court après l’épaisseur : ici sur un air de rock progressif, là de post-rock remonté, ailleurs encore de metal valable. Arrimé au Brötzmann, on pourrait craindre qu’il tourne en rond – c’est quand même quelques fois le cas, mais on dira alors l’ennui « psychédélique » – ou ne soit là que pour offrir au saxophoniste une nouvelle heure de liberté obligée, une autre promenade dans la cour, toujours la même, même si la couleur de ses murs change parfois.

Or Black Bombaim sait éviter la plupart des pièges qu’on lui tend et, en conséquence, contredit les attentes. Mieux, il parvient à tenir la dragée haute à son aîné : la guitare de Ricardo Miranda, agacée peut-être par ses sombres vocalises (ses râles, aussi), jouant de rivalité autant que d’invention sur la troisième partie de l’enregistrement. C’est donc là une rencontre comme une visite, entre musiciens de générations différentes, qui vaut d’avoir été organisée.

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Black Bombaim, Peter Brötzmann : Black Bombaim & Peter Brötzmann
Shhpuma / Orkhêstra International
Edition : 2016.
CD / LP : 01-04/ Part I – Part IV
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Peter Brötzmann, Fred Van Hove, Han Bennink : 1971 (Corbett vs. Dempsey, 2015)

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Pour nous faire réentendre le trio que formèrent Peter Brötzmann, Fred Van Hove et Han Bennink, aux rééditions Atavistic (Balls, Brötzmann/Van Hove/Bennink) et Cien Fuegos (deux mêmes références et aussi Tschüss ou Einheitsfrontlied), le label Corbett vs. Dempsey ajoute aujourd’hui celle d’une pièce publiée jadis sur une double compilation d’extraits de concerts enregistrés au New Jazz Meeting de Burg Altena de 1971 (2. Internationales New Jazz Meeting Auf Burg Altena) augmentée de deux inédits.

Faut-il revenir sur l’autorité de l’expression alors chère au trio ? Vive, écorchée peut-être, Brötzmann hurlant en conséquence et invectivant – sans le chercher – la foule présente ce 26 juin. Certes, le son ne rend pas hommage aux claques que Bennink administre aux cymbales, mais une course-poursuite opposant saxophone et piano commande bientôt au batteur un accompagnement autrement musical : défait mais exalté, mutin mais aussi féroce.
 
A cette épreuve succèdent deux pièces jusque-là inédites, enregistrées quelques semaines plus tôt dans les studios de Radio Bremen. L’occasion pour le trio d’improviser différemment, d’envisager d’autres combinaisons (une autre prise de son permettant par exemple à Van Hove d’aller caresser à la cuillère l’intérieur de son piano), c’est-à-dire de jouer de contrastes qui n’en seront pas moins balayés sous les effets d’une ferveur qu’il faut croire irrésistible. Pour Brötzmann, en premier lieu, qui changera, pour finir, les interventions de ses partenaires en murmures profonds.



1971

Peter Brötzmann, Fred Van Hove, Han Bennink : 1971
Corbett vs Dempsey / Orkhêstra International
Enregistrement : 20-22 février & 26 juin 1971. Edition : 2015.
CD : 01/ Just for Altena 02/ Filet Americain 03/ I.C.P. No. 17
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

 


Marco Eneidi (1956-2016) : portrait, expéditives, autoportrait

marco eneidi portrait

En hommage à Marco Eneidi, saxophoniste américain disparu le 24 mai dernier, nous reproduisons ici son portrait, paru dans l'ouvrage Way Ahead, Jazz en 100 autres figures (Le Mot & Le Reste, 2011), et les cinq évocations de disques qui y furent rattachées. En conclusion, on pourra lire, signé de lui à l'époque de l'écriture dudit portrait, un résumé de son singulier parcours de musicien.

Après avoir servi le dixieland à la clarinette, Marco Eneidi passe au saxophone alto : s'entraînant beaucoup, il en apprend encore de musiciens – pour la plupart venus de New York où ils soignent en lofts leur intérêt commun pour l'avant-garde – qu'il va entendre au Keystone Korner de San Francisco. S'il adhère à une esthétique virulente, Eneidi n'en intègre pas moins en 1978 une formation dans laquelle il s'applique à rendre en écoles ou en hôpitaux de grands thèmes du swing jusqu'à ce que lui soit reprochée sa sonorité peu orthodoxe. Ayant peaufiné celle-ci au contact de Sonny Simmons, le jeune homme s'installe en 1981 à New York : là, il prend des leçons de Jimmy Lyons – saxophoniste qu'il entendit à San Francisco dans l'Unit de Cecil Taylor – et intègre à l’occasion de concerts la Secret Music Society de Jackson Krall ou le Sound Unity Festival de Don Cherry. En 1984, Bill Dixon l’accueille à la Black Music Division qu’il dirige au Bennington College : avec le trompettiste, Eneidi se fait entendre en Black Music Ensemble et enregistre Thougts. En trio avec William Parker et Denis Charles, le saxophoniste donne l’année suivante un concert bientôt consigné sur Vermont, Spring, 1986, premier disque autoproduit qui sera suivi d’autres, sur lesquels interviendront à l’occasion Karen Borca, Raphé Malik ou Glenn Spearman. Dans les années 1990, après s’être fait remarquer en compagnie de Cecil Taylor et de premières fois dans le Little Huey Creative Music Orchestra de William Parker, Eneidi anime en association avec Spearman un (autre) Creative Music Orchestra. Pour s’être installé en Autriche en 2004, il pensa ensuite le Neu New York / Vienna Institute of Improvised Music, projet qu’il emmène régulièrement au Celeste Jazz Keller de Vienne. 

marco eneidi expéditives copy

final disconnect eneidi

En compagnie de Karen Borca – bassoniste pour toujours associée à Jimmy Lyons qu’il fréquenta au sein d’un Associated Big Band dans lequel intervenaient aussi Rob Brown ou Daniel Carter –, Marco Eneidi retrouvait trois partenaires fidèles : les contrebassistes William Parker et Wilber Morris et le batteur Jackson Krall. Hanté par le souvenir d’une tournée faite en Espagne avec Cecil Taylor – le pianiste ayant composé pour Eneidi l’atmosphérique « Untitled » –, l’alto passe sur Final Disconnect Notice de pièces de free bop en ombreuses plages de déconstructions. Surtout, contrarie sans cesse son invention mélodique en faisant usage d’une passion vive et décimant.

creative music orchestra eneidi

Peu après avoir défendu Free Worlds en sextette emmené par le pianiste Glenn Spearman, Eneidi retrouvait celui-ci à l’occasion de l’enregistrement de Creative Music Orchestra, premier disque du grand ensemble éponyme que les deux hommes fomentèrent en associés. Là, une suite en six mouvements profite des conceptions rythmiques singulières auxquelles Bill Dixon ouvrit Eneidi – qui signe l’essentiel des compositions à entendre ici et aussi arrangé pour l’occasion « Naked Mirror » de Cecil Taylor. De valses instables en cacophonies superbes, Eneidi et Spearman conduisent de main de maître un orchestre rebaptisé ensuite American Jungle Orchestra.

cherry box eneidi

A l’occasion d’un concert donné à Oakland où il a passé une partie de son enfance, Eneidi retrouvait William Parker en trio. Au poste que Denis Charles occupait sur Vermont, Spring, 1986, trouver sur Cherry Box Donald Robinson, batteur souvent associé à Glenn Spearman et qui démontre là une science presque aussi discrète qu’hautement efficace. Porté par ses partenaires, l’alto déploie en six autres moments un discours instrumental qui doit autant à l’écoute de l’intense ténor de John Coltrane qu’à celle – combinée ? – des altos aériens de Charlie Parker et Ornette Coleman.

ghetto calypso eneidi

Pour le bien de Ghetto Calypso, Eneidi convoquait une autre fois à ses côtés deux contrebassistes : Peter Kowald – qu’il côtoya dans le Sound Unity Festival Orchestra de Don Cherry – et Damon Smith – membre appliqué de l’American Jungle Orchestra. Avec Spirit aux percussions, l’association improvise là des vignettes sur lesquelles l’alto démontre une verve remarquable. Si la paire de contrebassistes de Final Disconnect Notice put faire référence à Olé Coltrane, celle-ci détermine davantage le jeu anguleux d’un saxophoniste fulminant en structures de cordes tendues.

beek eneidi

A l’occasion d’un Live at Spruce Street Forum, Marco Eneidi et Peter Brötzmann – autre musicien entendu dans le Sound Unity Festival Orchestra – composèrent un quartette à initiales dans lequel intervenaient aussi Lisle Ellis (contrebasse) et Jackson Krall (batterie). B.E.E.K., de rendre là cinq pièces improvisées : Brötzmann passant de saxophones en clarinette pour mieux défendre en adéquation avec l’alto un free jazz fait de charges héroïques autant que de débandades relativisées par la superbe avec laquelle les musiciens accueillent chaque moment de flottement. Une virulence d’une autre époque peut être, mais incendiaire encore.

marco eneidi autoportrait

Born 1956, November 1st Portland, Oregon; moved to Oakland, california age 5; after high school age 17, went to italy 1974 music conservatory Venice then 1975-76 Portland Oregon Mt. Hood Community College, 1976-1979 Sonoma State University California; was in C.E.T.A. Band 1979-80, moved to NYC 1981. Started playing clarinet age 9, got serious about music and the alto saxophone age 20. First influences in music was soul music, San Francisco blues which led to Missisipee Delta blues, played guitar as teenager. First influence on saxophone was John Coltrane Plays the Blues, then Cannonbal Adderley, Bird, Orrnette, Dolphy etc. First experiences performing outside of school bands was playing clarinet in a dixieland band at the pizza parlour and at old folks homes during high school. Later at age 20-21 played in a restaurant weekly as a duo with a piano player playing standards. Then came the C.E.T.A. Band which we performed every day twice a day for one year in schools and old folks homes/nursing homes. 1978-80 much time was spent in San Francisco going to the Keystone Korner club and hearing all the groups coming thru town, much of which was coming from the NY loft scene. 1981 – NYC lessons w/ Jimmy Lyons, meeting and working with Denis Charles, William Parker, Earl Cross, Don Cherry, Sunny Murray, Jim Pepper. 1984 – started working with Bill Dixon. 1992 – started working with Cecil Taylor. 2005 – formed the Neu New York/Vienna Institute of Improvised Music. Lliving in Wien since November 2004. Marco Eneidi, 12 décembre 2011.


Peter Brötzmann, Heather Leigh : Ears Are Filled With Wonder (Not Two, 2016)

peter brötzmann heather leigh ears are filled with wonder

C’est un concert d’une demi-heure enregistré le 8 novembre 2015 à Cracovie : Peter Brötzmann y improvise en compagnie d’Heather Leigh – sous son nom, trouver des références Volcanic Tongue (qu’elle anime), Kendra Steiner ou cet I Abused Animal publié l’année dernière par Ideologic Organ et sur lequel elle défend un art particulier de la chanson ; sous celui de Jailbreak, elle a aussi pu improviser auprès de Chris Corsano.

Avec Brötzmann, Leigh ne donnera pas de la voix : à la seule pedal steel guitar, elle répond à l’émouvant appel qu’il lance et la rencontre délivre déjà ses premières surprises. Est-ce l’instrument de Leigh ou sinon son approche qui obligent Brötzmann à la mesure ?  En tout cas celle-ci lui va et l’inspire même : c’est ainsi là une rare sobriété qu’il consomme sur un arpège répété, un affaissement ou un glissement d’accord.

Si cette opposition qui lui est soustraite n’interdit pas à Brötzmann la friction ni le grippage – alors, le voici tourmentant un air de theremin –, c’est encore la mesure qui commande, aussi bien le ténor que les clarinettes et le tarogato. Elle façonne même ces harmonies étranges nées de ce moment particulier : une demi-heure qui valait bien de passer sur disque – CD Not Two ou, bientôt, vinyle Tröst.





ears are filled with wonder

Peter Brötzmann, Heather Leigh : Ears Are Filled With Wonder
Not Two
Enregistrement : 8 novembre 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Ears Are Filled With Wonder
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Peter Brötzmann, Steve Swell, Paal Nilssen-Love : Krakow Nights (Not Two, 2015)

peter brotzmann steve swell paal nilssen-love krakow nights

Grâce à l’Alchemia et aux efforts de Marek Winiarski, du label Not Two, Cracovie est devenue une place incontournable de la « free music » en Europe, celle que défendent notamment Peter Brötzmann, Ken Vandermark ou Mats Gustafsson. Ces trois-là y reviennent d’ailleurs fréquemment, au son de combinaisons parfois changeantes : en Krakow Nights, on entendra ainsi Brötzmann en trio avec deux autres habitués des lieux : Steve Swell et Paal Nilssen-Love.

Sur un éternel principe remuant – rencontre nerveuse qui ne s’embarrasse pas d'échange préliminaire –, l’association Brötzmann / Swell a donc le mérite de changer : rare, elle s’accorde, en plus, dans la minute. Aux modules d’insistances et de répétitions que cadrent Nilssen-Love, solos et duos opposeront par la suite d’autres genres d’exercices : lente plainte de ténor écorché de l’intérieur, escarmouches de trombone (que la prise de son ne met cependant pas toujours en valeur) et même épais swing sur Road Zipper. Et quand Brötzmann choisit de répondre à Swell au son de la clarinette, c’est une autre atmosphère encore, qui finit de convaincre que ces passages entendus par l’Alchemia ne sont pas tous vains.



krakow nights

Peter Brötzmann, Steve Swell, Paal Nilssen-Love : Krakow Nights
Not Two
Enregistrement : 24 février 2015. Edition : 2015.
CD : 01/ Oneiric Memories 02/ Full Spectrum Response 03/ Scotopia 04/ Road Zipper
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Peter Brötzmann Trio : Mayday (Corbett vs. Demsey, 2010)

peter brötzmann mayday

C’est là tout le charme de l’étiquette Corbett vs Dempsey : non contente d’éditer ou de rééditer quelques enregistrements de choix, elle peut très bien consacrer un disque entier à une prise de quelques minutes seulement. Deux, dans le cas qui nous intéresse : Mayday enregistré par le trio de Peter Brötzmann le 1er mai 1966 au German Jazz Festival de Francfort. D'un Brötzmann, donc, d'avant le premier enregistrement « officiel ».

Remisées peut-être à cause de défauts momentanés (saturation de la contrebasse ici ou de l’entier groupe ailleurs), deux titres inconnus au bataillon – celui des nombreuses références de la discographie du saxophoniste – valaient bien d’être publiés. Flamboyant, le trio Brötzmann / Kowald / Courbois (davantage entendu, dans le genre, chez Hampel ou Breuker, ici en lieu et place de Sven-Åke Johansson) assène deux pièces d’un free qui exprime dans l’urgence ce dont le jazz n’aura, finalement, désormais plus que faire : un dessein sans destination d’avance envisagée.

Peter Brötzmann Trio : Mayday (Corbett vs Demsey / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1er mai 1966. Edition : 2010.
01/ Intensity 02/ Variability
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Joe McPhee : en conversation avec Garrison Fewell

joe mcphee garrison fewell conversation mars 2013

Cette conversation est extraite de De l'esprit de la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Joe McPhee, on trouve Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Han Bennink, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... Le livre paraîtra début 2016 aux éditions Lenka lente.

le son du grisli

GARRISON FEWELL : Au cours de ces conversations, je me rends compte que je discute souvent avec les musiciens du sens du mot « spiritualité ». Il est possible que des ambiguïtés existent autour de ce mot et ont fini par lui donner mauvaise réputation. Certains préfèrent ne pas en parler et laisser la musique l’exprimer seule. Selon moi, la racine de la spiritualité est « l’esprit », et je pense qu’on peut l’aborder et la vivre différemment, selon les individus, au cœur même de la musique créative.

JOE McPHEE : Et bien, quand vous parlez « d’esprit », je ne l’aborde pas de façon religieuse mais plus en envisageant le cœur, l’âme de la musique. Je ne sais pas d’où il vient mais il est là, quelque part autour de nous. L’ « esprit » est une sorte de force qui, en tant que telle, conduit la musique, il en est la source. Je ne conçoit pas de façon religieuse le terme d’ « esprit ».

GF : Je suis d’accord, même si c’est la connotation qu’on lui donne généralement. La spiritualité est partout, qu’elle soit en nous ou au-dehors, elle est là où on trouve l’inspiration.

JMP : Bien sûr. Elle peut avoir une connotation religieuse si on le souhaite, mais ce n’est pas obligatoire.

GF : Quelle est l’importance de l’esprit dans votre créativité ? Quel rôle joue-t-il dans votre approche de la composition ou du jeu ?

JMP : C’est la connectivité ou la continuité de l’être humain, de qui nous sommes et d’où nous venons, de notre histoire et de ce que sera peut-être notre futur. C’est un continuum. Je dirais que c’est également une possibilité d’aller de l’avant.

GF : Avez-vous une habitude ou un entraînement spécifique qui vous permette d’entretenir et de développer vos compétences créatives ?

JMP : Si je me lève le matin et que je suis capable de bouger et de prendre mon instrument afin de jouer, c’est tout ce qui m’importe. Je n’ai pas d’entraînement spécifique. L’habitude qui me pousse à répéter, c’est en général le prochain concert que j’ai de programmé ou la prochaine conversation, le prochain dîner que j’aurais avec mes amis et les musiciens avec qui j’ai la chance de faire de la musique. J’attends avec impatience le prochain moment, la prochaine fois. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui, alors, le moment à venir est exaltant. (rires)

GF : Avez-vous déjà ressenti les pouvoirs thérapeutiques de la musique pendant un concert ?

JMP : J’aimerais pouvoir. Vous connaissez la citation d’Albert Ayler qui dit que « la musique est la force qui guérit l’univers » ? J’essaye de garder cela en tête. Et si il existe un moyen de projeter ce genre d’énergie à travers la musique et bien j’espère que c’est le cas car je crois sincèrement que c’est possible. Je pense que la musique a cette capacité. C’est une force très mystérieuse. C’est une vraie force éternelle, selon moi.

GF : Une force mystérieuse éternelle, j’aime cette image. Vous avez récemment enregistré un hommage à Albert Ayler (13 Miniatures For Albert Ayler, RogueArt). Je me suis demandé si vous aviez eu la chance de le rencontrer ou de l’entendre jouer.

JMP : J’ai eu la chance d’entendre jouer Albert plusieurs fois. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai vécu une expérience le concernant. Je lisais un article à propos de sa musique dans Downbeat alors que je faisais mon service militaire, en Allemagne. Et je l’ai cherché. Le groupe de l’armée dans lequel je jouais est allé à Copenhague et je savais qu’Albert était passé par le club Montmartre. J’y suis alors allé, mais Albert et Don Cherry étaient déjà partis pour Paris, où ils devaient jouer au Chat Qui Pêche. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais quand je suis rentré à la maison, je me suis lancé dans une véritable quête de sa musique. Quelques jours après ma sortie de l’armée, en 1965, je suis allé dans un magasin de disques sur la Huitième rue à New York et j’y ai trouvé une copie de son disque Bells, ce qui était fantastique pour moi. Enfin ce vinyle était devant moi ! Il y avait sur la couverture une peinture à la soie d’un coté, et alors que je le regardais, une voix au dessus de mon épaule m’a dit : « que pensez-vous de cette musique ? ». J’ai répondu : « Je ne sais pas mais je suis impatient de l’écouter, ça a l’air génial. » Et la voix a dit : « Et bien, c’est mon frère ». C’était Donald Ayler ! Il continue : « Je suis trompettiste » et moi je lui réponds : « Waouh ! Moi aussi je suis trompettiste ! » (à cette époque je ne jouais que de la trompette). Je lui ai alors expliqué que je venais de terminer mon service militaire et que j’étais très impatient d’entendre la musique d’Albert Ayler. Il a alors inscrit une adresse sur un bout de papier et il m’a dit « écoute, nous faisons une répétition, tu n’as qu’a venir », ce à quoi j’ai répondu : « Je n’ai pas ma trompette, et puis je dois vraiment prendre mon train, j’habite Poughkeepsie. » Je ne suis donc jamais allé à cette répétition !

GF : Il me semble que vous ayez choisi une autre route, ce jour-là.

JMP : Oui, mais j’ai entendu Albert plusieurs fois par la suite. Aux funérailles de John Coltrane, notamment. J’étais dans l’église, il y a joué, ainsi que le trio d’Ornette Coleman.

GF : Ayler est souvent cité comme musicien inquiet de spiritualité, ce qui se ressent sur « Spiritual Unity », par exemple. D’autres artistes sont certainement aussi concernés par la spiritualité mais ne tiennent pas à le montrer. Qu’est ce qui, selon vous, fait que dans la musique d’Albert Ayler, ou dans sa sonorité, nous reconnaissions cette veine spirituelle ?

JMP : En fait, la musique d’Albert, comme celle de John Coltrane, m’a touché. J’ai vu Coltrane en concert, en 1962, je crois, au Village Gate, et cela m’a remué au plus profond de moi-même. Il y avait avec lui McCoy Tyner, Evin Jones et Jimmy Garrison, c’était un peu comme être dans un avion, l’avion est sur la piste et au moment où il décolle vous avez une nette sensation, c’est ce qui s’est passé quand Coltrane est arrivé sur scène. Je n’arrivais plus à respirer, j’ai cru que j’allais mourir sur le moment. Je ne pouvais plus bouger. C’est ce que la musique d’Albert m’a fait également. Le son de son saxophone ténor est la raison pour laquelle je me suis mis à jouer de cet instrument. Bien évidemment, le son de Coltrane a joué un rôle aussi mais celui d’Albert m’a saisi d’une telle façon que je me suis dit : « Je veux essayer ». C’est la raison pour laquelle je joue du ténor, aujourd’hui encore.

GF : Merci pour cette confidence. Pour ma part, je vois la musique comme un cercle où l’inspiration inspire la création, et tout tourne en rond, tout étant connecté avec tout. Prenons par exemple « Old Eyes », l’un de mes morceaux préférés dans votre répertoire. Si je l’ai écouté de nombreuses fois, je n’ai réalisé qu’hier, en lisant les notes du livret, que vous l’avez dédié à Ornette Coleman. Il y a de cela cinq ans, je composais pour mon ensemble Variable Density Sound Orchestra, et l’ambiance émotionnelle de ce morceau m’a poussé à écrire une composition pour Albert Ayler intitulée Ayleristic. C’est là que le cercle de connectivité trouve son sens... Il me faut ainsi vous remercier pour cela.

JMP : C’est un cercle extensible, vous savez. Comme quand vous faites un ricochet dans l’eau. Vous jetez la pierre et observez ces cercles qui s’étendent à l’infini. C’est la même chose. Ca vous atteint de l’intérieur et ça touche tout le monde, ça touche tout.

GF : Quel rôle, selon vous, jouons-nous dans la société en tant que musiciens d’improvisation, compositeurs, ou joueurs de musique créative ? Y a-t-il eu des événements spécifiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, qui vous ont un jour inspiré des créations ?

JMP : Pour moi, c’est dans le titre du morceau que se passent souvent les choses. Je compose, j’improvise et parfois le titre vient plus tard. Par exemple, l’un des premiers enregistrements que j’ai fait pour CJR s’intitulait Underground Railroad. Quand j’ai commencé à jouer du saxophone, je n’ai pas attendu plus de quelques jours pour me rendre avec lui dans le club où j’avais l’habitude de jouer de la trompette. J’ai essayé de jouer et, bien évidemment, Albert était présent dans mon esprit. Ce qui est ressorti de l’instrument n’était probablement pas quelque chose de très sacrée. (rires) Les types qui étaient là m’ont demandé de ne jamais revenir avec ce truc, me suppliant : « S’il te plaît, c’est notre concert. On ne peut pas se permettre ce genre de chose ici ». Donc, pendant un an, je me suis bien gardé de revenir avec mon saxophone, mais après j’ai engagé tous ces musiciens pour Underground Railroad. Et bien sûr, les titres de l’album ont tous une explications : « Harriet », c’est pour Harriet Tubman, Denmark, ce n’est pas pour le pays mais pour Denmark Vesey qui était un esclave révolutionnaire. Et puis il y a « Underground Railroad », bien sûr. J’ai toujours pensé que si j’avais la possibilité de faire quelque chose, ce serait quelque chose dont les gens chercheraient la signification, et même qu’ils enquêteraient pour comprendre ce que ces titres veulent dire dans l’histoire Africaine-Américaine. Nous étions en 1969, c’était l’époque du Mouvement des droits civiques. J’espérais à ma façon jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle puisse attirer l’attention.

GF : Dans les années 1960, une vraie lutte se déroulait sur tous les fronts afin d’offrir l’égalité, les droits, la justice et la paix pour tous, peut-être que cette musique n’aurait pas existé sous la même forme si l’histoire avait été différente. Avez-vous rencontré des obstacles sur votre route de musicien créatif ? Quelles sont les choses qui vous aident à maintenir votre créativité face à l’adversité ?

JMP : Vous savez, il y a toujours des obstacles. J’ai travaillé pendant dix-huit dans une entreprise de roulements à billes automobiles pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer la musique que je voulais sans avoir à faire de compromis. Je faisais ce que je voulais ! Des obstacles et des batailles à mener, il y en aura toujours. Aujourd’hui encore, la lutte pour les droits civiques n’est pas terminée. C’est une notion qui sera toujours d’actualité. C’est une lutte qui a un peu changé aujourd’hui, surtout avec le mariage pour tous et ce genre de choses, mais ça reste un problème de droit civique et c’est tout aussi important. On retrouve parfois cette notion dans les titres de morceaux de musique, d’autres fois dans ce qui se passe sur le moment, mais il faut toujours aller de l’avant, toujours essayer de franchir les obstacles quels qu’ils soient.

GF : Y a t-il, selon vous, un lien entre la musique créative improvisée et la tradition du jazz et du blues américain ?

JMP : Absolument. Je ne vois même aucune différence entre les deux. Je pense que c’est la même chose, cela vient du cœur, de l’âme. Les concernant, on dit souvent « jouer à l’oreille » ou « avec le cœur », je pense que c’est tellement vrai, tout est vrai. Le blues et la chanson sont liés sont des exemples de la connectivité dont vous parliez. Ca me rappelle un morceau, « Voices », que j’ai enregistré avec un ami guitariste en France, Raymond Boni.

GF : Je connais bien le jeu de Raymond Boni...

JMP : Et bien, nous avons joué « Voices » dans de nombreux pays, devant de nombreuses cultures différentes et tout le monde réagit à ce morceau comme s’il était fait pour lui.  Et c’est exact. C’est un morceau fait d’un peu de blues mais qui vient aussi de la musique gitane, tout le monde y trouve donc son compte. Il y a une universalité dans ce morceau dont je suis fier.

GF : Vous avez joué sur l’enregistrement de Clifford Thornton Freedom and Unity en 1967. C’était un excellent musicien et leader. L’un des buts de ces conversations est de rappeler à quel point les artistes qui ne sont plus là aujourd’hui ont contribué au développement de cette musique. Pouvez-vous me parler de votre expérience avec lui ?

JMP : Clifford a été d’une grande aide à mes débuts de musicien de jazz. C’est lui qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. Avant, j’écoutais et je jouais sur les disques, mais avec lui je me suis mis à la lecture des partitions : nous avons travaillé Four de Miles Davis. Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. En 1971, il enseignait à Wesleyan University et je l’ai invité à jouer en concert au WBAI. Il est venu sans son trombone mais avec un cor baryton, il m’a expliqué que son trombone avait été volé dans sa voiture. En 1979, alors que j’étais à New York, je me suis rendu dans un magasin d’instruments d’occasion et j’ai dit au vendeur : « Je cherche un trombone à pistons ». J’imaginais que l’instrument de Clifford était un King ou un Conn, et le vendeur m’a répondu : « Je n’en ai pas ». Mais dans la vitrine, il y avait des éléments d’un trombone et, dès que j’ai vu l’instrument, j’ai su que c’était celui qu’on avait volé à Clifford en 1971. Un ami était avec moi et je lui ai dit : « Je n’ai pas d’argent sur moi mais pourrais-tu l’acheter ? Peu importe le prix, je te le rembourse ». J’ai ajouté : « Il a une housse grise avec un tour marron, c’est l’instrument de Clifford. » Et c’était bien son instrument. Je savais que Clifford était à Genève à l’époque, je l’ai donc appelé et lui ai demandé : « Le numéro 872, ça te dit quelque chose ? » Il m’a répondu : « non, c’est quoi ? » J’ai annoncé alors : « C’est le numéro du trombone qu’on t’a volé ». Lui et moi étions probablement les deux seules personnes au monde capables d’identifier cet instrument car j’étais avec lui quand il l’avait acheté et c’était un modèle spécial. En fait, il n’a pas voulu le récupérer, il m’a donc dit : « Garde-le, tu n’a qu’à en jouer ». Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple, et j’ai aussi enregistré avec.

GF : C’est une belle histoire.

JMP : Ca, c’est spirituel ! Je l’ai trouvé ou lui m’a trouvé, je ne sais pas !

GF : C’est le cercle de la créativité.

JMP : Ouais…

GF : Une autre question : pensez-vous approcher l’improvisation de façon différente selon que vous jouez seul ou en groupe ?

JMP : Oui, la différence est énorme. En groupe, je réalise que je ne suis pas seul et que je dois partager l’espace. C’est ce qu’il y a de plus important. Tout devient démocratique et, en même temps, cela demande un effort de groupe. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la musique. Quand je joue seul, je peux manipuler le temps et l’espace comme je veux, mais en groupe, il ne s’agit plus de moi mais de nous tous.

GF : Il y a quelque chose de magnifique aussi dans votre façon d’écrire. Sur Tales and Prophecies avec André Jaume et Raymond Boni, vous avez écrit à propos de l’improvisation collective : « Dans le contexte d’improvisation de groupe, où rien n’est  prédéterminé, c’est un peu comme poser des feuilles sur un courant. »

JMP : Je travaille actuellement sur un recueil de poèmes. Peter Brötzmann va faire les illustrations et j’espère sincèrement qu’il sera publié assez rapidement. Son titre est A Leaf in the Stream of Time (une feuille sur le courant du temps). J’ai eu cette image d’une feuille qui flotte sur le flot de l’eau, nous la regardons aller à différents endroits, de façon aléatoire, et la suivons peu importe sa destination, découvrant de nouvelles choses au gré de sa route.

GF : Votre biographie fait référence au livre d’Edward de Bono intitulé Lateral Thinking: Textbook of Creativity, qui présente des concepts permettant de régler des problèmes en « perturbant un cycle apparent et en trouvant la solution en envisageant un autre angle ». Vous avez dit avoir appliqué cette façon de penser dans votre improvisation, notamment avec « Po Music ». Avez-vous encore quelque chose à ajouter à tout ce que vous avez dit ou écrit à propos de cela ?

JMP : Je travaille toujours sur la possibilité de voir les choses de l’intérieur vers l’extérieur, de bas en haut, et même tout autour, et je cherche toutes les possibilités possibles car plus je le fais plus je réalise que je ne sais rien, qu’il y a tant à découvrir encore rien qu’en regardant dans chaque petit recoin. Cela passe même par les instruments dont je joue. J’essaie actuellement de jouer de la clarinette, ce qui est très compliqué pour quelqu’un qui vient du saxophone. En fait, c’est surtout compliqué parce que j’ai commencé par le saxophone, je pense. Mais peu importe la difficulté, j’y arriverai. Je ferai quelque chose avec, même si l’approche sera peu orthodoxe, j’en tirerai quelque chose. Je peux faire de la musique avec n’importe quoi, je pense... j’espère.

GF : Votre palette de son est incroyable et vous avez joué avec tant d’artistes de renom dans la musique créative, qu’ils soient américains ou européens. Vous avez enregistré avec des musiciens français comme Raymond Boni, André Jaume, des improvisateurs anglais comme Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton et, bien sûr, avec l’allemand Peter Brötzmann. S’ils sont très différents les uns des autres, vous êtes capables de vous adapter en toutes circonstances. Est-ce un phénomène que vous avez cherché à acquérir ou qui a évolué naturellement ?

JMP : Je pense que c’est venu naturellement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Mais, encore une fois, tout est lié à la notion de partage, d’écoute. Savoir écouter est selon moi très important dans ce voyage musical. J’ai appris de Pauline Oliveros et de sa philosophie du « Deep Listening » qu’il faut vraiment écouter en profondeur. Ecouter avec la totalité de soi-même, garder à l’idée que les bébés sont les meilleurs auditeurs et improvisateurs. Les jeunes enfants dés-aprennent peu à peu à  écouter, à improviser, à être libre... Une fois qu’ils vont à l’école, c’est fini. Au final, il faut écouter avec la totalité de soi-même.

GF : Concernant l’éducation des jeunes enfants, l’éducation cosmique me semble intéressante. Il s’agit de prendre en compte la vie de l’individu dans sa globalité plutôt que de lui apprendre telle ou telle habitude ou de lui faire mémoriser des informations. Pensez-vous que l’improvisation devrait être inclus dans l’éducation des enfants ?

JMP : Absolument ! Et tout de suite ! Le système éducatif de Poughkeepsie, où nous sommes, m’a appris la musique, mais mon père était trompettiste et j’ai d’abord appris avec lui puis ai fait partie du groupe du lycée public. Aujourd’hui, ils veulent retirer la musique de l’enseignement scolaire, c’est incompréhensible pour moi. A quoi pensent-ils ? Au contraire, laissons les jeunes improviser, essayer de nouvelles choses. Quand j’étais enfant, la plupart du temps on nous disait : « Non, non, il faut jouer ce qu’il y a sur le papier ! ». Tout le reste, je l’ai appris seul parce que je le voulais, mais ça ne faisait pas partie du programme. L’improvisation était reléguée à la dernière place. Quand j’ai joué dans la formation de l’armée, on nous disait encore : « Contentez-vous de jouer ce qu’il y a d’écrit ». On cherchait à nous contrôler.

GF : J’ai vécu une situation similaire à l’école, où j’étais inhibé par la façon dont l’improvisation était présentée. Il ne fallait pas être ouvert à la sonorité et écouter pour réagir à ce qui se passait. Hier soir, j’ai joué pour la première fois avec Jim Hobbs et Luther Gray en trio. Nous avons improvisé deux sets durant et sommes passés par toutes sortes d’ambiances, du minimalisme abstrait à de profonds grooves que nos cultures respectives semblent avoir en commun – qui sait d’où cela provient ? Quand on vit une telle connexion, improviser devient une expérience très forte. C’est compliqué à expliquer, mais c’est magnifique.

JMP : Et très libérateur. On ressent les choses même si on ne peut pas forcément les verbaliser. Mais croyez-moi, ça s’entend dans la musique, et très clairement. C’est également un sentiment universel puisque tout le monde, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, le ressent immédiatement.

GF : Avez-vous des idées qui permettrait de faire connaître davantage la musique créative dans la culture américaine ?

JMP : Nous devons simplement continuer à jouer et accroître notre présence. Il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux de concert, mais je pense que ce n’est pas un obstacle si difficile à surmonter. On en trouve au bon moment, et on trouve quelqu’un avec qui partager ces choses-là, voilà tout. Il s’agit de partage, de contact humain. Nous n’avons pas besoin de grands événements. Je ne jouerai jamais au Yankee Stadium, ça ne m’intéresse pas de toute façon. J’aime les petits endroits, j’aime partir à la recherche de musiciens et les trouver, et ce pas forcément dans les grandes villes. Comme Davey Williams, par exemple, vous connaissez Davey Williams, le guitariste ?

GF : Oui ! J’aime la pièce qu’il a enregistrée pour Guitar Solo 3, une compilation de solos de guitare improvisés où l’on trouve aussi Fred Frith et Eugene Chadbourne.

JMP : Et bien, j’ai rencontré Davey il y a des années de cela. C’est un improvisateur extraordinaire qui a une connaissance fantastique de la musique, qui va du blues à l’avant-garde, à tout en fait – et il y a des gens comme lui un peu partout dans le monde. Récemment encore, j’étais au Japon pour jouer avec des musiciens du pays et la semaine prochaine j’irai jouer avec un groupe qui s’appelle Universal Indians. Il y a là un saxophoniste du nom de John Dikeman et nous allons jouer avec des musiciens norvégiens, nous irons aussi aux Pays-Bas et en Autriche. Je prends les choses come elles viennent, et ça fonctionne. J’ai l’intention d’emporter avec moi plusieurs instruments différents... Ils n’en savent rien encore, et ils vont voir ce qu’ils vont voir !

Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2015)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photo de Joe McPhee : Luciano Rossetti


LDP 2015 : Carnet de route #20

ldp 20 7 octobre 2015

C'est avec la violoncelliste Hannah Marshall que Jacques Demierre et Urs Leimgruber ont donné, le 7 octobre dernier avant un duo Brötzmann / Noble, un concert aux Instants Chavirés, certes déplacés au Théâtre Berthelot de Montreuil...

7 octobre, Montreuil, France
Instants Chavirés (au Théâtre Berthelot)

Im Frühjahr 2000 bietet mir Thierry Schaeffer vom Instants Chavirés in Co-Produktion mit Dominique Répécaud von Musique Action Vandouevre-les-Nancy eine Carte Blanche für ein neues Projekt an. Zu diesem Anlass formiere ich das Trio zusammen mit Barre Phillips und Jacques Demierre zum ersten Mal. Im April 2000 spielen wir im Instants Chavirés in Montreuil und am CCAM in Vandoeuvre-les-Nancy. Seitdem existiert das Trio Leimgruber-Demierre-Phillips. Seitdem hat die Gruppe weltweit mehrere hundert Konzerte gespielt. Während dieser Zeit sind fünf verschiedene CD’s entstanden, die die Musik des Trios auf diversen Labels dokumentiert.
Nach mehr als 15 Jahren findet nun heute zu diesem langjährigen Bestehen des Trios ein Doppel-Konzert zusammen mit dem Duo Peter Brötzmann und Steve Noble im Théâtre Berthelot in Montreuil statt.
Im grossen Theater Saal eröffnen wir mit dem Video von Barre Phillips das Konzert. Im dritten Teil spielt das Trio mit Jacques Demierre, Hannah Marshall und mir zum Video zusammen mit Barre. Anschliessend spielt das Trio einen langen Set mit verschiedenen Sequenzen - zwischen Stille und Explosion. Viele Freunde und Liebhaber der freien Improvisation sind da. Die trockene Sprechakustik des Theatersaals fordert uns Musiker bis über die Grenzen. Nach einer Pause spielt Peter Brötzmann und Steve Noble im Duo einen krafvollen und epischen Dialog. Das Publikum ist begeistert.
U.L.

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Si les deux derniers feuillets du Carnet de route sont traversés par une interview autour de l’expérience du sonore - et le feuillet suivant le sera également - la rencontre avec un nouvel instrument, un nouveau piano, ne relève pas moins d’une situation conversationnelle. Dès mon entrée sur le plateau, en le découvrant, je m’engage dans une conversation avec le Bösendorfer numéro 34460, Wien, du théâtre Berthelot de Montreuil, en ayant comme interlocuteur un objet sonore total. J’écoute son discours clair, porteur du sens pianistique traditionnel, mais je cherche aussi à mettre à jour toute la masse des événements sonores “parasites”, son accent viennois, ses bégaiements, ses moindres soupirs, ses possibles et inévitables hésitations ou autres ratés et bruits...Je vise sa facture et ses dimensions résolument concrètes et matérielles, je recherche autant la fluidité de son discours que les résidus les plus physiques de son expression. Entre l’instrument et le musicien, comme entre le musicien improvisateur et le public, doit s’instaurer un sentiment de confiance, une sorte de micro-société, comme le disait AG précédemment, faite de respect et de partage entre individus qui sont là pour vivre communément quelque chose…
JD-   Je pense que la situation est différente, si on parle d’une expérience d’écoute qui va se réaliser, donc par exemple ce qui peut se passer avant les concerts en tant que musicien, on prend possession des lieux, on rencontre les techniciens, on regarde comment est le piano, on bouge un peu les instruments en fonction de l’acoustique du lieu, on s’accorde en fonction du lieu, on se positionne, on joue un peu ensemble, on tâte le terrain, on essaie de toucher légèrement les conditions de l’expérience sonore à venir, sans les toucher rééllement, bien sûr car il manque une condition fondamentale, le public, il manque un certain nombre d’oreilles qui vont participer à leur manière à cette performance. C’est pour moi une seule et même performance où tout le monde est réuni, mais impossible de savoir ce qui va se passer, je ne suis pas alpiniste, mais je me sens tester la roche, voir si c’est friable, ici oui, là non, on dirait que ça va tenir, mais cela va-t-il tenir un quart d’heure ou vingt minutes, ou au contraire cela va-t-il céder après le premier son? En anglais on dit sound check, on vérifie le son, en français on dit plutôt balance, avec cette idée d’équilibre, de s’équilibrer soi-même et avec le lieu, et de l’autre côté, avec la vérification, le contrôle, il  a cette idée de mettre à l’épreuve le lieu afin d’y voir ce qu’on peut y faire, de s’assurer d’une certaine réalité purement physique, on sait qu’on ira plus loin durant le concert, mais il y aura eu ce travail de la mise à l’épreuve des différentes conditions qui vont permettre l’expérience du son. Sans qu’on puisse évidemment prévoir quoi que ce soit…l’expérience du son en amont nous échappe et en aval elle nous échappe aussi, puisqu’elle n’existe plus, elle n’est plus dans ce temps là, l’expérience du son est une chose complète en tant que telle, elle n’a pas besoin d’être expliquée…évidemment on cherche toujours à comprendre comment elle se situe dans un contexte plus large… Ce qui me paraît intéressant grâce à l’observation, c’est de voir comment le contexte se retrouve modifié par sa propre mise à l’épreuve dans le cadre d’une expérience d’écoute, le contexte s’en est-il trouvé réellement changé? Le public, les musiciens ont-ils modifié leur manière d’écouter? Il s’est passé quelque chose mais on ne sait pas ce qui s’est passé, à travers cette mise à l’épreuve sonore on ne peut ensuite que constater sur nous les traces de cette expérience, comme si nous étions nos propres paléo-anthropologues, on va retrouver des traces, mais sans jamais arriver à reconstituer la totalité de cette expérience sonore, on va retrouver des traces à partir desquelles on va éventuellement pouvoir recontruire d’autres expériences sonores, et faire passer ces traces qui sont en aval d’une expérience vers l’amont d’une expérience future. Mais si l’expérience en tant que telle paraît irréductible, je ne la crois pas fermée ou inatteignable…
AG- …elle se suffit à elle-même…
JD- Je crois surtout qu’elle n’est pas dans la dualité, au moment du jeu la distance est abolie, si on se voit jouer, c’est qu’on est en dehors du jeu, on devient deux, comme si on parlait en même temps de ce que l’on est en train de faire, l’expérience du son est une expérience dont on ne se souvient pas entièrement, par exemple, sur un concert de 45 minutes, on ne garde pas en mémoire la totalité de l’expérience sonore, je pourrais citer certains passages qui se seront peut-être davantage marqués en moi, sans que je sache bien pourquoi d’ailleurs, mais cette expérience du son existe dans un état de non dualité et dès qu’on en parle on entre dans la dualité et on quitte le domaine de l’expérience…on y est d’une certaine manière obligé car on pointe simultanément soi-même et l’expérience alors que dans l’expérience, soi-même et l’expérience ne font qu’un… (à suivre)
J.D.

Photo : Jacques Demierre

> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE


Solos Expéditives : Peter Brötzmann, Claudio Parodi, Alessandra Eramo, Claudia Ulla Binder, Erik Friedlander...

solos expéditives grisli octobre 2015

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Naoto Yamagishi : Hossu no Mori (Creative Sources / Metamkine, 2015)
Peau sur peaux, tiges sur peaux, archet sur peaux, ongles sur peaux, Naoto Yamagishi indispose le silence de ses crissements et grincements. Inlassablement, il râcle les futs, écartèle doucement les périphéries et s’abandonne à quelques ricochets sur percussions sensibles. Se risque parfois à coordonner le désordre et à impulser quelque drone accidenté. Mais, trop souvent, passe et repasse par le même chemin. (lb)

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Lucie Laricq : Poèmes enviolonnés / Violonisations (Coax, 2015)
Dans un premier temps (CD 1), Lucie Laricq embarque son violon baroque en de virulentes virées... baroques, déclame sa propre et forte poésie, soutient son violon d’une basse-garage, expose sa voix aux hautes fréquences, arpente un blues dégueulasse (c’est elle qui le dit, et on souscrit), ferait presque du Bittova trash. Dans un second temps (CD 2), la violoniste fait grincer cordes et ne crisse jamais pour rien, délivre la mélodie de sa noire prison. Pour résumer : il fait bon être violon entre les mains de Lucie Laricq. (lb)

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Erik Friedlander : Illuminations / A Suite for Solo Cello (Skipstone, 2015)
L’ombre du cantor ne semblant pas avoir impressionné Erik Friendlander durant l’enregistrement de cette suite pour violoncelle solo en dix chapitres, le violoncelliste se déploie en archet très baroque ou en pizz libéré. Prélude, madrigal, chant, pavane : autant de clins d’œil nécessaires aux lumières baroques auxquels s’immiscent quelques épices des Balkans ou quelque banderille arabo-andalouse. Dans cette suite, souvent mélancolique, on ne trouvera aucune dissonance ou technique étendue : juste une claire et directe beauté. (lb)

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Claudio Parodi : Heavy Michel (Creative Sources / Metamkine, 2015)
Sur clarinette turque et en mode méditatif, Claudio Parodi explore, recherche, n’abandonne jamais l’étude de l’instrument quitte à passer plusieurs fois par les mêmes chemins. En quatre longues plages, il explore-dissèque techniques étendues et clarté des lignes. Vont ainsi se succéder, s’enchâsser, se retrouver : unissons et modulations, souffles-murmures, harmoniques douces ou amères, sifflements et vibratos, fins caquetages, tentation du cri, polyphonies et molles stridences. Ni singulier, ni fastidieux. Mais intime et tout à fait convaincant. (lb)

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Peter Brötzmann : Münster Bern (Cubus, 2015)
Seul à la Collégiale de Berne : Peter Brötzmann, le 27 octobre 2013. L’espace alloué permet qu’on y disperse les vents et les méthodes sont nombreuses : frappe à l’ancienne, secouage, propulsion, enfouissement, dérapage, citation (Dolphy au côté de Mingus, ou Coleman)… Car l’air n’est pas en reste : jouant de l’épaisseur de l’instrument qu’il porte comme il le ferait de celle d’un pinceau japonais, Brötzmann trace une ligne mélodique qui impressionne par l’histoire qu’elle raconte et celle, plus longue, qui l’enrichit. (gb)

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Alessandra Eramo : Roars Bangs Booms (Corvo, 2014)
Désormais (semble-t-il) affranchie du pseudonyme d’Ezramo, Alessandra Eramo s’empare de huit travaux onomatopéiques – assez pour un quarante-cinq tours – de Luigi Russolo. Inspirant jusqu’à l’électronique moderne, le Futuriste commande ici des bruits de bouche capable aussi de chuintements ou d’interjections quand elle n’est pas occupée à rendre des chants de machines imitées. Si ce n’est sa lecture des fantaisies de Russolo, c’est le culot d’Eramo qui touche. (gb)

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Claudia Ulla Binder : Piano Solo II (Creative Sources / Metamkine, 2015)
Des Quatre Têtes, une ici dépasse : celle de Claudia Ulla Binder, entendue aussi auprès de John Butcher. Enregistrée en février 2014, elle envisage une autre fois son piano en compositrice égarée entre soucis de classique contemporain et envies d’autres sonorités (le polissage d’It Takes Two to Tango ou les grattements de Polyphony III). Ici ou là, on imagine même des espoirs de chansons en négatif : Room for a Sound luttant deux fois contre les ritournelles « à la » Songs From a Room. (gb)


Brötzmann, Sharrock : Whatthefuckdoyouwant (Trost, 2014) / Brötzmann, Edwards, Noble : Soulfood Available (Clean Feed, 2014)

peter brötzmann sonny sharrock whatthefuckdoyouwant

La rencontre date de mars 1987 : sortis de Last Exit, Sonny Sharrock à la guitare électrique et Peter Brötzmann aux saxophones alto, ténor et basse, et tarogato, échangeaient à Wuppertal. Onze pièces – allant de trois à presque dix minutes –  sur lesquelles s’opposent, sur un même entendement, une presque même esthétique, deux pratiques rugueuses.

Inutile d’insister : le sauvage opère. Notamment quand le guitariste et le saxophoniste entament d’un commun accord l’ascension d’une improvisation que se disputent pics et aiguilles et qui, subtilement (et quitte à donner dans le cliché), dessinent les profils d’Hendrix et d’Ayler. A tel point qu’on interrompra rapidement les recherches : qu’importe si le corps de Bill Laswell fut emporté par l’avalanche, le duo de survivants nous va très bien.

Peter Brötzmann, Sonny Sharrock : Whatthefuckdoyouwant (Trost)
Enregistrement : 9 mars 1987. Edition : 2014.
CD : 01-11/ Whatthefuckdoyouwant
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

peter brötzmann steve noble john edwards soulfood available

Hurler disait-il. Et il le fit. Plus de quarante années au service de la convulsion et toujours pas une ride, pas une once de répit. Peter Brötzmann aurait-il mis de l’eau dans son schnaps ? Que nenni, ici : ça crispe, ça bastonne comme au bon vieux temps des Machine Gun et autre Fuck de Boere. Tout juste, John Edwards et Steve Noble parviennent-ils à s’extraire de  la masse brötzmannienne, le temps pour le premier de faire gronder et bourdonner quelque pizz aventureux ; de faire frissonner quelques fins balais puis de distiller quelques ténues claquettes sur les peaux de ses tambours pour le second. Temps raccourci avant que les démons agités ne reviennent visiter ténor, alto, clarinette et tarogato de l’ami Brötz.

En ce 6 juillet 2013, le festival de Ljubljana ne pouvait plus s’étonner de la bourrasque Brötzmann. Mais le temps d’entr’apercevoir, très fugacement, quelque tendre clarinette en fin de set et voici que le trio reprenait routes et armes sans coup férir. De convulsions en convulsions, de spasmes en spasmes, Soulfood Available résume parfaitement l’adage de l’ami Godard : ne change rien pour que tout soit différent.

Peter Brötzmann, John Edwards, Steve Noble : Soulfood Available (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 6 juillet 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Soul Food Available 02/ Don’t Fly Away 03/ Nail Dogs By Ears
Luc Bouquet © Le son du grisli



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