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Le son du grisli
eje thelin
1 décembre 2012

Interview de Radu Malfatti (1/2)

interview radu malfatti le son du grisli

Quand il aura pu s’échapper d’orchestres imposants (Brotherhood of Breath, ICP Tentett, MLA Blek, London Jazz Composers Orchestra, GrubenKlangOrchester, King Übü Orchestru…), Radu Malfatti n’aura cessé de réévaluer son « dire musical » à la lumière d’interrogations très personnelles. A chaque fois ou presque, sa musique s’en est trouvée redéfinie. Après avoir servi jazz et improvisation en explorateur instruit, il revendique aujourd’hui – de concert avec le collectif Wandelweiser – le recours à une tempérance saisissante, voire le droit de ne pas intervenir du tout sous prétexte d’expression. Première partie d’une interview qui en comptera deux…

… Selon Alfredo Tomatis (1920-2001), mon premier souvenir de musique remonterait à l’été et à l’automne 1943, époque à laquelle j’étais bien en sécurité dans les entrailles de ma mère, l’écoutant chanter et siffler… En fait, j’espère que ce n’est pas le cas… Elle était bien mauvaise chanteuse et chantait même toujours complètement faux. Remarque, ceci pourrait expliquer cela… En fait, le premier souvenir véritable d’écoute ou de faire de la musique a sans doute à voir avec ces moments où mon père jouait ces vieux vinyles du Golden Gate Quartet et ces étranges chansons du folklore russe : dense, et profondément mélancolique. Il y eut notamment celle – je ne sais laquelle de toutes – dans laquelle il y avait un refrain au son duquel mon père a jeté une lance dans la porte en bois, au moment exact où se faisait entendre le dernier accent de la mélodie. C’était sans doute une façon pour lui de se débarrasser de toutes ses frustrations, de la colère et de la haine qu’il engrangea pendant les deux guerres mondiales. Mais c’était fort ! J’ai eu peur et j'ai été fasciné dans le même temps. J’ai adoré ça et détesté ça tout à la fois. Serait-ce là une des explications de mon amour pour la musique expérimentale ? – là je plaisante… et suis sérieux.

Quand avez-vous commencé la musique et quel a été votre premier instrument ?  Je ne sais pas vraiment quand j’ai commencé à apprendre la musique, je ne me souviens même pas quand j’ai commencé à apprendre une langue pour parler. Par contre, mon premier instrument a été l’accordéon, ensuite je suis passé à la guitare et enfin au trombone. Il y a eu aussi un peu de piano, du saxophone, entre les deux de la contrebasse, mais rien de très concluant. A l’accordéon, j’ai commencé par jouer des chansons de Bill Haley, du genre Rock Around the Clock, des chansons idiotes des années 1950 et sans doute de la musique folklorique tyrolienne (tout aussi idiote). Après être passé à la guitare, j’ai rapidement commencé à envisager mes propres mélodies – que je n’ose appeler compositions –, j’en ai transcrites quelques-unes sur le papier et sinon je m’en souvenais assez bien pour les chanter à mes amis – à l’époque, j’en avais deux.

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Comment avez-vous découvert l’improvisation et êtes venu aux représentants européens du genre ? Je suis venu à eux ou ils sont venus à moi. Pour être honnête, ma première rencontre avec le free jazz s’est faite à travers les disques et ensuite par le biais d’Eje Thelin, un grand musicien, vraiment, qui a été mon professeur adoré à Graz où j’apprenais la musique. Ensuite, j’ai été invité à Hambourg pour participer à une rencontre de jazz : là, j’ai fais connaissance avec John Surman, Alan Skidmore et Tony Oxley. En 1969, je me suis rendu à Londres où Surman m’a hébergé : j’ai donné quelques concerts avec lui et d’autres, j’ai aussi rencontré Chris McGregor et ses amis sud-africains. Et aussi Evan Parker et Derek Bailey. Ce n’était que le début de mon parcours, et vois où ça m’a mené !

Quels musiciens de jazz écoutiez-vous à l’époque ? Je dirais un peu de Coltrane, Monk, Miles (l’ancien, c'est-à-dire celui d’avant la catastrophe Bitches Brew) et bien sûr Ornette, Don Cherry et beaucoup d’autres… Albert Ayler, Charlie Haden… Les mêmes que beaucoup d’autres, je pense.

Rencontrer Evan Parker ou Derek Bailey a sans doute fait évoluer votre façon d’envisager la musique… Oui, bien sûr. Je me souviens que la toute première fois que j’ai entendu Derek, je n’étais pas sûr du tout de ce qu’il faisait mais j’ai tout de suite été fasciné. Pour ce qui est d’Evan, je le connaissais d’avant et j’étais un grand amateur de son jeu. Lorsque je suis arrivé à Londres, j’ai été heureux de pouvoir les rejoindre et de travailler avec eux. Ensuite, j’ai rencontré d’autres musiciens encore, comme Paul Lytton ou Phil Wachsmann : petit à petit, tous m’ont aidé à transformer mon jeu et ma façon de penser. Je crois que ça a été vrai pour toutes les périodes de ma vie, j’ai toujours eu assez de chance pour rencontrer la bonne personne au bon moment : chacune de mes collaborations a été une histoire d’influence partagée, que pouvait parfois renforcer nos conversations à propos de choses et d’autres – je rappelle qu’à l’époque on ne parlait pas beaucoup musique, c’était comme « interdit » aux improvisateurs : « vas-y, fais ton truc, mec ! »… Aujourd’hui, c’est différent. Les personnes que je rencontre aujourd’hui et celles avec qui je travaille adorent parler musique, discuter de tas de choses, te piquer tes idées, et sont ravis lorsque tu fais de même avec les leurs. On ne dit pas « piquer » d’ailleurs, ce serait plus « être influencé par quelqu’un »…. Une fois j’ai eu une longue discussion avec Antoine Beuger à ce sujet et nous sommes finalement tombés d’accord sur le fait que si quelque te permet de lui « piquer » ses idées, alors c’est un signe de grande amitié. Parce qu’à la fin, chacun fait de toute façon son propre truc, même si telle ou telle influence y joue un rôle non négligeable.

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Avec Joe McPhee par exemple, aviez-vous l’impression de jouer une autre musique que celle que vous improvisiez en Angleterre ? Je ne pense vraiment pas que je jouais différemment avec Joe. Bien sûr, la musique qu’il apportait était souvent différente, mais je faisais de toute façon comme j’en avais l’habitude à cette époque. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il m’a demandé de rejoindre son groupe ? Je ne sais pas, il faudrait lui demander…

Pensiez-vous l’improvisation européenne comme une sorte de genre ou de « concept » ? Pas comme un concept, non, je ne pense pas. Bien sûr j’étais au courant que nous faisions quelque chose de différent du reste. Mais l’ « improvisation européenne » n’était pas aussi connotée. Les Hollandais étaient différents des Anglais, qui l’étaient eux-mêmes des Français, Allemands, Italiens, Scandinaves, etc. – à l’époque, l’Autriche avait disparu de la carte. Je sais que tout le monde jouait à peu près avec tout le monde, mais il existait encore beaucoup de différences entre les réalités géographiques de chacun, dans la façon de blaguer ou de nous moquer les uns des autres par exemple. Donc je n’appelerais pas ça un « concept ». A Amsterdam, j’ai  passé de merveilleux moments, mais c’est en Angleterre que je me suis réellement senti chez moi, et à plus d'un titre. Tout le reste a suivi…

Reprenons la chronologie… Une autre étape d’importance dans votre parcours a été ces allers et retours entre Zürich et Florence dans les années 1970. Quels souvenirs en gardez-vous ? En fait, je ne suis pas si sûr que ça ait été une étape d’une telle importance, étant donné que je faisais plus ou moins les mêmes choses qu’auparavant – en tout cas, je crois. Mes souvenirs tournent néanmoins autour du travail que j’ai réalisé avec Stephan Wittwer, ça a été de grands moments. Musicalement, je n’ai pas beaucoup évolué à cette époque. J’ai essayé quelques trucs stupides, du genre introduire l’ « humour » et l’ « action » dans ma musique, ce qui fut une erreur quand j’y pense aujourd’hui. Le vrai changement est intervenu au début des années 1980, quand j’ai commencé à réintroduire des parties écrites dans mes travaux – je ne tiens pas encore à parler de « composition », ça ce sera pour après… J’ai commencé à m’intéresser à de plus en plus de choses qui me changeaient de l’habitude que j’avais prise de me répéter encore et toujours. J’ai commencé à ressentir un certain dogmatisme dans la façon de jouer et de penser. Ca a été un tournant important et à partir de là j’ai cherché à faire des choses neuves, et parfois même inconfortables pour moi, ce qui était nécessaire à la poursuite de mes activités. Et plus je me suis enfoncé là dedans, plus j’ai aimé ça, ce qui m’a finalement mené à trouver la voie que je continue à suivre aujourd’hui et qui m’a rapproché des musiciens du Wandelweiser.

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Quels sont les premières réponses que vous avez apportées pour combattre ce « dogmatisme » ? Je ne pense pas que « combattre » soit le mot approprié – dans son acception courante – pour parler de ce qu’il s’est passé à cette époque. Comme je l’ai dit, j’ai seulement ressenti une forme d’inconfort à faire la même chose, encore et encore. Et ce sentiment m’a mené à quelque chose de nouveau, tout du moins ai-je essayé d’y arriver… A cette époque, je ne savais pas exactement ce que je voulais faire, mais je savais par contre ce que je ne voulais plus faire, et ceci m’a mené aux portes d’un champ d’incertitude, d’insécurité même : là, j’ai dû prendre en compte les choses qui étaient disposées devant moi, m’en emparer pour enfin essayer d’en sortir quelque chose. Ca n’a pas été un combat, mais plutôt une investigation ou une recherche curieuse et fructueuse. Il m’est apparu clair qu’une des manières qui me permettrait de continuer était de revenir à la musique écrite, ou tout du moins à certains de ses aspects. Ohrkiste a été une tentative faite dans cette direction. J’ai pu regrouper certains des meilleurs improvisateurs de mon entourage et leur dire, par le biais de mes partitions, quoi faire et à quel moment. Cela fait une certaine différence avec l’ « improvisation » normale… Ce qui s’est passé, c’est que j’ai, au préalable, écouté très attentivement chacune des individualités du groupe et transcrit leur langage sur le papier, ces choses qu’elles faisaient par elles-mêmes. La différence – en tout cas, selon moi à l’époque – était qu’ils ne pourraient pas faire ces choses à n’importe quel moment, qu’ils auraient à « obéir » à un certain ordre, qui – je l’espérais en tout cas – proposait une voie permettant de sortir de la traditionnelle façon de faire qui veut que l’on émerge pour ensuite ralentir le mouvement avant d’aller crescendo puis decrescendo et ainsi de suite. Evidemment, certains des membres du groupe ont beaucoup aimé cette idée quand d’autres n’ont pu s’y faire ou même l’on détestée. Une fois, Fred Van Hove m’a dit qu’il craignait d’effleurer les touches du piano pendant mes pièces ; Evan Parker m’a quant à lui déclaré que dire aux musiciens ce qu’ils avaient à faire à tel moment était une façon de les limiter. Eh bien oui, mon cher Evan, c’est exactement ce que je voulais faire. Mieux, même : c’est ce que je voulais pour moi. Pas vraiment nous « limiter » mais plutôt nous mener dans une nouvelle direction, aussi infime que soit sa nouveauté. Pour finir, je dois préciser que ce ne sont pas de « premières réponses » que j’ai apportées-là, mais de premières propositions et/ou suggestions, parce que je crois davantage dans les propositions que dans les réponses ou solutions.

Plus tard, vous avez fait d’autres propositions encore, que vous partagez désormais avec le collectif Wandelweiser. Quand avez-vous rencontré Antoine Beuger ? J’ai rencontré Antoine à Cologne au début des années 1990 je crois ; ça a été et c’est encore un échange très prolifique d’idées et de façons de pensées et par conséquent de jeu.

Pourriez-vous comparer vos relations avec les musiciens de ce collectif avec celles qui vous unissaient à Bailey, Parker ou encore Wachsmann ? Oui, je pourrais mais je n’y tiens pas. Ce sont deux situations trop différentes l’une de l’autre. Le profit que j’ai tiré de ma rencontre avec ces musiciens en Angleterre semble ressembler à celui que je tire de ma relation avec chacun des membres dudit collectif, mais en réalité cette ressemblance est superficielle. Je ne serais jamais assez redevable à toutes ces joutes organisées avec mes amis et collègues britanniques, j’ai tellement appris auprès d’eux. Mais à un moment donné j’ai ressenti qu’il me fallait partir dans une autre direction. Ailleurs même ; ce qui ne diminue en rien ni l’influence ni l’impact qu’ils ont eu sur moi. C’était seulement comme vouloir – ou devoir – passer du dixieland au swing et ensuite au bebop – au passage, j’avoue ici que je n’ai jamais vraiment pu jouer tous ces styles, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. A cette époque, j’essayais seulement d’imiter des gens qui jouaient un certain style de musique, alors que plus tard, en développant mon propre style, il m’a fallu m’éloigner de ce que j’avais « atteint ». Là, c’est une tout autre histoire, bien plus difficile, mais aussi bien plus épanouissante… [LIRE LA SECONDE PARTIE]

silence

Radu Malfatti, propos recueillis en décembre 2012.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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