Albert Ayler : The First Recordings Vol. 1 & 2 (Jeanne Dielman, 2016)
Personne – pas même la CIA – ne pourra nous défendre de reconnaître dans les auteurs de ces standards interprétés par Albert Ayler le 25 octobre 1962 à Stockholm ses tout premiers fantômes : Rodgers & Hart, Hammerstein, Bobby Timmons, Count Basie & Tadd Dameron, Sonny Rollins, Miles Davis… L'argument non plus qui avancerait que, pour qu’un musicien Américain s’entende avec deux accompagnateurs européens – dans le cas qui nous intéresse : le contrebassiste Torbjörn Hultcrantz et le batteur Sune Spångberg, qui accompagnèrent quelques mois plus tôt Bud Powell au Golden Circle mais aussi recrues des formations de Lars Gullin ou Per Henrik Wallin – il lui faut puiser dans un répertoire d’airs connus.
Ces extraits de concert n’auront pas tardé à être publiés – quelques mois après leur enregistrement, le label Bird Notes en faisaient deux disques : Something Different !!!!!! et The First Recordings Vol. 2 – mais reparaissent aujourd’hui sur Jeanne Dielman (nom emprunté au titre d’un film de Chantal Akerman), étiquette italienne qui réédite dans la foulée My Name Is Albert Ayler, œuvre d’une autre formation, enregistrée, elle, à Copenhague.
Certes, Hultcrantz et Spångberg ne sont pas Niels-Henning Ørsted Pedersen et Ronnie Gardiner : quand Ayler n’intervient pas – n’ayant pas encore pris l’habitude de remplir tout l’espace qu’on lui offre, la chose arrive ici plus d’une fois –, le duo illustre à coup d’hésitations et de parades (jusqu’au sifflement, sur I Didn’t Know What Time It Was) le vide que le saxophoniste laisse à chaque fois derrière lui. Mais quand le ténor se fait entendre, c’est pour ravager un thème qui le nécessitait (Tune Up, I’ll Remember April), l’envisager en pointilliste (Rollin’s Tune) ou en tachiste (Softly As In A Morning Sunrise), enfin, lui arracher un peu de sa vérité (Moanin’).
Sur Free, le seul titre de sa composition, le saxophoniste démontre encore davantage de quoi son art retournera bientôt : la supplique est haute et l’expression franche en marche ; sur Softly As In A Morning Sunrise, un long moment passé à jouer seul atteste que, derrière Dolphy, Ayler est prêt à secouer tous les fantômes : c’est pour lui une sorte d’hommage et, pour son esprit frappeur, une accaparante occupation.
Albert Ayler : The First Recordings Vol. 1 & 2
Jeanne Dielman / Souffle Continu
2 LP : A1/ I’ll Remember April – B1/ Rollins’ Tune B2/ Tune Up B3/ Free – C1/ Softly As In A Morning Sunrise C2/ I Didn’t Know What Time It Was – D1/ Moanin’ D2/ Good Bait
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Etienne Brunet : Berlingot (Longue Traîne Roll, 2015)
Musicien affranchi – parmi les références qui composent sa discographie, trouver un duo avec Fred Van Hove (Improvisations), un autre avec Julien Blaine (Bye-bye La Perf.) ou encore, si l’on remonte au début des années 1980, un lot d’improvisations enregistrées sous couverture Axolotl avec Jacques Potlatch Oger et Marc Dufourd –, Etienne Brunet est un écrivain certainement plus affranchi encore.
Berlingot, le livre qu’il publiait l’année dernière, sous-titré « ego-graphies, chroniques, bio-bio musiq et souvenirs », tend en tout cas à le démontrer. Prolixe, fantaisiste, iconoclaste, paranoïaque, Brunet est dans le texte un poète contrarié, un lettriste d’après la lettre, un futuriste qui craint l’avenir, un nostalgique à acouphènes…
Les textes réunis ici – certains ont été publiés dans Art et Anarchie, Les allumés du jazz, Invece… – trimballent leur lecteur de Nice à Berlin et de São Paulo à Essaouira, lui parlent d’Albert Ayler et de Brion Gysin, citent Charb ou John Giorno, avec une urgence qui commandait l’autoproduction. Etienne Brunet est un fou littéraire qu’il faut lire dans la minute, et sur toutes surfaces : papier payant ou même écran gratuit (le livre peut être téléchargé ici).
Etienne Brunet : Berlingot
Longue Traîne Roll
Edition : 2015.
Livre : Berlingot, 127 pages, ISBN : 978-2-9542972-1-7
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joe McPhee : en conversation avec Garrison Fewell
Cette conversation est extraite de De l'esprit de la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Joe McPhee, on trouve Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Han Bennink, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... Le livre paraîtra début 2016 aux éditions Lenka lente.
GARRISON FEWELL : Au cours de ces conversations, je me rends compte que je discute souvent avec les musiciens du sens du mot « spiritualité ». Il est possible que des ambiguïtés existent autour de ce mot et ont fini par lui donner mauvaise réputation. Certains préfèrent ne pas en parler et laisser la musique l’exprimer seule. Selon moi, la racine de la spiritualité est « l’esprit », et je pense qu’on peut l’aborder et la vivre différemment, selon les individus, au cœur même de la musique créative.
JOE McPHEE : Et bien, quand vous parlez « d’esprit », je ne l’aborde pas de façon religieuse mais plus en envisageant le cœur, l’âme de la musique. Je ne sais pas d’où il vient mais il est là, quelque part autour de nous. L’ « esprit » est une sorte de force qui, en tant que telle, conduit la musique, il en est la source. Je ne conçoit pas de façon religieuse le terme d’ « esprit ».
GF : Je suis d’accord, même si c’est la connotation qu’on lui donne généralement. La spiritualité est partout, qu’elle soit en nous ou au-dehors, elle est là où on trouve l’inspiration.
JMP : Bien sûr. Elle peut avoir une connotation religieuse si on le souhaite, mais ce n’est pas obligatoire.
GF : Quelle est l’importance de l’esprit dans votre créativité ? Quel rôle joue-t-il dans votre approche de la composition ou du jeu ?
JMP : C’est la connectivité ou la continuité de l’être humain, de qui nous sommes et d’où nous venons, de notre histoire et de ce que sera peut-être notre futur. C’est un continuum. Je dirais que c’est également une possibilité d’aller de l’avant.
GF : Avez-vous une habitude ou un entraînement spécifique qui vous permette d’entretenir et de développer vos compétences créatives ?
JMP : Si je me lève le matin et que je suis capable de bouger et de prendre mon instrument afin de jouer, c’est tout ce qui m’importe. Je n’ai pas d’entraînement spécifique. L’habitude qui me pousse à répéter, c’est en général le prochain concert que j’ai de programmé ou la prochaine conversation, le prochain dîner que j’aurais avec mes amis et les musiciens avec qui j’ai la chance de faire de la musique. J’attends avec impatience le prochain moment, la prochaine fois. J’ai soixante-treize ans aujourd’hui, alors, le moment à venir est exaltant. (rires)
GF : Avez-vous déjà ressenti les pouvoirs thérapeutiques de la musique pendant un concert ?
JMP : J’aimerais pouvoir. Vous connaissez la citation d’Albert Ayler qui dit que « la musique est la force qui guérit l’univers » ? J’essaye de garder cela en tête. Et si il existe un moyen de projeter ce genre d’énergie à travers la musique et bien j’espère que c’est le cas car je crois sincèrement que c’est possible. Je pense que la musique a cette capacité. C’est une force très mystérieuse. C’est une vraie force éternelle, selon moi.
GF : Une force mystérieuse éternelle, j’aime cette image. Vous avez récemment enregistré un hommage à Albert Ayler (13 Miniatures For Albert Ayler, RogueArt). Je me suis demandé si vous aviez eu la chance de le rencontrer ou de l’entendre jouer.
JMP : J’ai eu la chance d’entendre jouer Albert plusieurs fois. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’ai vécu une expérience le concernant. Je lisais un article à propos de sa musique dans Downbeat alors que je faisais mon service militaire, en Allemagne. Et je l’ai cherché. Le groupe de l’armée dans lequel je jouais est allé à Copenhague et je savais qu’Albert était passé par le club Montmartre. J’y suis alors allé, mais Albert et Don Cherry étaient déjà partis pour Paris, où ils devaient jouer au Chat Qui Pêche. Je ne l’ai donc jamais rencontré. Mais quand je suis rentré à la maison, je me suis lancé dans une véritable quête de sa musique. Quelques jours après ma sortie de l’armée, en 1965, je suis allé dans un magasin de disques sur la Huitième rue à New York et j’y ai trouvé une copie de son disque Bells, ce qui était fantastique pour moi. Enfin ce vinyle était devant moi ! Il y avait sur la couverture une peinture à la soie d’un coté, et alors que je le regardais, une voix au dessus de mon épaule m’a dit : « que pensez-vous de cette musique ? ». J’ai répondu : « Je ne sais pas mais je suis impatient de l’écouter, ça a l’air génial. » Et la voix a dit : « Et bien, c’est mon frère ». C’était Donald Ayler ! Il continue : « Je suis trompettiste » et moi je lui réponds : « Waouh ! Moi aussi je suis trompettiste ! » (à cette époque je ne jouais que de la trompette). Je lui ai alors expliqué que je venais de terminer mon service militaire et que j’étais très impatient d’entendre la musique d’Albert Ayler. Il a alors inscrit une adresse sur un bout de papier et il m’a dit « écoute, nous faisons une répétition, tu n’as qu’a venir », ce à quoi j’ai répondu : « Je n’ai pas ma trompette, et puis je dois vraiment prendre mon train, j’habite Poughkeepsie. » Je ne suis donc jamais allé à cette répétition !
GF : Il me semble que vous ayez choisi une autre route, ce jour-là.
JMP : Oui, mais j’ai entendu Albert plusieurs fois par la suite. Aux funérailles de John Coltrane, notamment. J’étais dans l’église, il y a joué, ainsi que le trio d’Ornette Coleman.
GF : Ayler est souvent cité comme musicien inquiet de spiritualité, ce qui se ressent sur « Spiritual Unity », par exemple. D’autres artistes sont certainement aussi concernés par la spiritualité mais ne tiennent pas à le montrer. Qu’est ce qui, selon vous, fait que dans la musique d’Albert Ayler, ou dans sa sonorité, nous reconnaissions cette veine spirituelle ?
JMP : En fait, la musique d’Albert, comme celle de John Coltrane, m’a touché. J’ai vu Coltrane en concert, en 1962, je crois, au Village Gate, et cela m’a remué au plus profond de moi-même. Il y avait avec lui McCoy Tyner, Evin Jones et Jimmy Garrison, c’était un peu comme être dans un avion, l’avion est sur la piste et au moment où il décolle vous avez une nette sensation, c’est ce qui s’est passé quand Coltrane est arrivé sur scène. Je n’arrivais plus à respirer, j’ai cru que j’allais mourir sur le moment. Je ne pouvais plus bouger. C’est ce que la musique d’Albert m’a fait également. Le son de son saxophone ténor est la raison pour laquelle je me suis mis à jouer de cet instrument. Bien évidemment, le son de Coltrane a joué un rôle aussi mais celui d’Albert m’a saisi d’une telle façon que je me suis dit : « Je veux essayer ». C’est la raison pour laquelle je joue du ténor, aujourd’hui encore.
GF : Merci pour cette confidence. Pour ma part, je vois la musique comme un cercle où l’inspiration inspire la création, et tout tourne en rond, tout étant connecté avec tout. Prenons par exemple « Old Eyes », l’un de mes morceaux préférés dans votre répertoire. Si je l’ai écouté de nombreuses fois, je n’ai réalisé qu’hier, en lisant les notes du livret, que vous l’avez dédié à Ornette Coleman. Il y a de cela cinq ans, je composais pour mon ensemble Variable Density Sound Orchestra, et l’ambiance émotionnelle de ce morceau m’a poussé à écrire une composition pour Albert Ayler intitulée Ayleristic. C’est là que le cercle de connectivité trouve son sens... Il me faut ainsi vous remercier pour cela.
JMP : C’est un cercle extensible, vous savez. Comme quand vous faites un ricochet dans l’eau. Vous jetez la pierre et observez ces cercles qui s’étendent à l’infini. C’est la même chose. Ca vous atteint de l’intérieur et ça touche tout le monde, ça touche tout.
GF : Quel rôle, selon vous, jouons-nous dans la société en tant que musiciens d’improvisation, compositeurs, ou joueurs de musique créative ? Y a-t-il eu des événements spécifiques, qu’ils soient sociaux ou politiques, qui vous ont un jour inspiré des créations ?
JMP : Pour moi, c’est dans le titre du morceau que se passent souvent les choses. Je compose, j’improvise et parfois le titre vient plus tard. Par exemple, l’un des premiers enregistrements que j’ai fait pour CJR s’intitulait Underground Railroad. Quand j’ai commencé à jouer du saxophone, je n’ai pas attendu plus de quelques jours pour me rendre avec lui dans le club où j’avais l’habitude de jouer de la trompette. J’ai essayé de jouer et, bien évidemment, Albert était présent dans mon esprit. Ce qui est ressorti de l’instrument n’était probablement pas quelque chose de très sacrée. (rires) Les types qui étaient là m’ont demandé de ne jamais revenir avec ce truc, me suppliant : « S’il te plaît, c’est notre concert. On ne peut pas se permettre ce genre de chose ici ». Donc, pendant un an, je me suis bien gardé de revenir avec mon saxophone, mais après j’ai engagé tous ces musiciens pour Underground Railroad. Et bien sûr, les titres de l’album ont tous une explications : « Harriet », c’est pour Harriet Tubman, Denmark, ce n’est pas pour le pays mais pour Denmark Vesey qui était un esclave révolutionnaire. Et puis il y a « Underground Railroad », bien sûr. J’ai toujours pensé que si j’avais la possibilité de faire quelque chose, ce serait quelque chose dont les gens chercheraient la signification, et même qu’ils enquêteraient pour comprendre ce que ces titres veulent dire dans l’histoire Africaine-Américaine. Nous étions en 1969, c’était l’époque du Mouvement des droits civiques. J’espérais à ma façon jeter une bouteille à la mer en espérant qu’elle puisse attirer l’attention.
GF : Dans les années 1960, une vraie lutte se déroulait sur tous les fronts afin d’offrir l’égalité, les droits, la justice et la paix pour tous, peut-être que cette musique n’aurait pas existé sous la même forme si l’histoire avait été différente. Avez-vous rencontré des obstacles sur votre route de musicien créatif ? Quelles sont les choses qui vous aident à maintenir votre créativité face à l’adversité ?
JMP : Vous savez, il y a toujours des obstacles. J’ai travaillé pendant dix-huit dans une entreprise de roulements à billes automobiles pour payer mes factures. Cela m’a permis de jouer la musique que je voulais sans avoir à faire de compromis. Je faisais ce que je voulais ! Des obstacles et des batailles à mener, il y en aura toujours. Aujourd’hui encore, la lutte pour les droits civiques n’est pas terminée. C’est une notion qui sera toujours d’actualité. C’est une lutte qui a un peu changé aujourd’hui, surtout avec le mariage pour tous et ce genre de choses, mais ça reste un problème de droit civique et c’est tout aussi important. On retrouve parfois cette notion dans les titres de morceaux de musique, d’autres fois dans ce qui se passe sur le moment, mais il faut toujours aller de l’avant, toujours essayer de franchir les obstacles quels qu’ils soient.
GF : Y a t-il, selon vous, un lien entre la musique créative improvisée et la tradition du jazz et du blues américain ?
JMP : Absolument. Je ne vois même aucune différence entre les deux. Je pense que c’est la même chose, cela vient du cœur, de l’âme. Les concernant, on dit souvent « jouer à l’oreille » ou « avec le cœur », je pense que c’est tellement vrai, tout est vrai. Le blues et la chanson sont liés sont des exemples de la connectivité dont vous parliez. Ca me rappelle un morceau, « Voices », que j’ai enregistré avec un ami guitariste en France, Raymond Boni.
GF : Je connais bien le jeu de Raymond Boni...
JMP : Et bien, nous avons joué « Voices » dans de nombreux pays, devant de nombreuses cultures différentes et tout le monde réagit à ce morceau comme s’il était fait pour lui. Et c’est exact. C’est un morceau fait d’un peu de blues mais qui vient aussi de la musique gitane, tout le monde y trouve donc son compte. Il y a une universalité dans ce morceau dont je suis fier.
GF : Vous avez joué sur l’enregistrement de Clifford Thornton Freedom and Unity en 1967. C’était un excellent musicien et leader. L’un des buts de ces conversations est de rappeler à quel point les artistes qui ne sont plus là aujourd’hui ont contribué au développement de cette musique. Pouvez-vous me parler de votre expérience avec lui ?
JMP : Clifford a été d’une grande aide à mes débuts de musicien de jazz. C’est lui qui m’a amené la première partition écrite de jazz que j’ai jamais jouée. Avant, j’écoutais et je jouais sur les disques, mais avec lui je me suis mis à la lecture des partitions : nous avons travaillé Four de Miles Davis. Plus tard, j’étais avec lui quand il a acheté un trombone à pistons qu’il a utilisé sur certains enregistrements. Sur la couverture de Freedom and Unity, je crois qu’il y a un dessin de lui et de son trombone. En 1971, il enseignait à Wesleyan University et je l’ai invité à jouer en concert au WBAI. Il est venu sans son trombone mais avec un cor baryton, il m’a expliqué que son trombone avait été volé dans sa voiture. En 1979, alors que j’étais à New York, je me suis rendu dans un magasin d’instruments d’occasion et j’ai dit au vendeur : « Je cherche un trombone à pistons ». J’imaginais que l’instrument de Clifford était un King ou un Conn, et le vendeur m’a répondu : « Je n’en ai pas ». Mais dans la vitrine, il y avait des éléments d’un trombone et, dès que j’ai vu l’instrument, j’ai su que c’était celui qu’on avait volé à Clifford en 1971. Un ami était avec moi et je lui ai dit : « Je n’ai pas d’argent sur moi mais pourrais-tu l’acheter ? Peu importe le prix, je te le rembourse ». J’ai ajouté : « Il a une housse grise avec un tour marron, c’est l’instrument de Clifford. » Et c’était bien son instrument. Je savais que Clifford était à Genève à l’époque, je l’ai donc appelé et lui ai demandé : « Le numéro 872, ça te dit quelque chose ? » Il m’a répondu : « non, c’est quoi ? » J’ai annoncé alors : « C’est le numéro du trombone qu’on t’a volé ». Lui et moi étions probablement les deux seules personnes au monde capables d’identifier cet instrument car j’étais avec lui quand il l’avait acheté et c’était un modèle spécial. En fait, il n’a pas voulu le récupérer, il m’a donc dit : « Garde-le, tu n’a qu’à en jouer ». Je l’ai donc gardé et depuis je joue avec. Dans le Chicago Tentet, par exemple, et j’ai aussi enregistré avec.
GF : C’est une belle histoire.
JMP : Ca, c’est spirituel ! Je l’ai trouvé ou lui m’a trouvé, je ne sais pas !
GF : C’est le cercle de la créativité.
JMP : Ouais…
GF : Une autre question : pensez-vous approcher l’improvisation de façon différente selon que vous jouez seul ou en groupe ?
JMP : Oui, la différence est énorme. En groupe, je réalise que je ne suis pas seul et que je dois partager l’espace. C’est ce qu’il y a de plus important. Tout devient démocratique et, en même temps, cela demande un effort de groupe. Il ne s’agit pas de moi, il s’agit de la musique. Quand je joue seul, je peux manipuler le temps et l’espace comme je veux, mais en groupe, il ne s’agit plus de moi mais de nous tous.
GF : Il y a quelque chose de magnifique aussi dans votre façon d’écrire. Sur Tales and Prophecies avec André Jaume et Raymond Boni, vous avez écrit à propos de l’improvisation collective : « Dans le contexte d’improvisation de groupe, où rien n’est prédéterminé, c’est un peu comme poser des feuilles sur un courant. »
JMP : Je travaille actuellement sur un recueil de poèmes. Peter Brötzmann va faire les illustrations et j’espère sincèrement qu’il sera publié assez rapidement. Son titre est A Leaf in the Stream of Time (une feuille sur le courant du temps). J’ai eu cette image d’une feuille qui flotte sur le flot de l’eau, nous la regardons aller à différents endroits, de façon aléatoire, et la suivons peu importe sa destination, découvrant de nouvelles choses au gré de sa route.
GF : Votre biographie fait référence au livre d’Edward de Bono intitulé Lateral Thinking: Textbook of Creativity, qui présente des concepts permettant de régler des problèmes en « perturbant un cycle apparent et en trouvant la solution en envisageant un autre angle ». Vous avez dit avoir appliqué cette façon de penser dans votre improvisation, notamment avec « Po Music ». Avez-vous encore quelque chose à ajouter à tout ce que vous avez dit ou écrit à propos de cela ?
JMP : Je travaille toujours sur la possibilité de voir les choses de l’intérieur vers l’extérieur, de bas en haut, et même tout autour, et je cherche toutes les possibilités possibles car plus je le fais plus je réalise que je ne sais rien, qu’il y a tant à découvrir encore rien qu’en regardant dans chaque petit recoin. Cela passe même par les instruments dont je joue. J’essaie actuellement de jouer de la clarinette, ce qui est très compliqué pour quelqu’un qui vient du saxophone. En fait, c’est surtout compliqué parce que j’ai commencé par le saxophone, je pense. Mais peu importe la difficulté, j’y arriverai. Je ferai quelque chose avec, même si l’approche sera peu orthodoxe, j’en tirerai quelque chose. Je peux faire de la musique avec n’importe quoi, je pense... j’espère.
GF : Votre palette de son est incroyable et vous avez joué avec tant d’artistes de renom dans la musique créative, qu’ils soient américains ou européens. Vous avez enregistré avec des musiciens français comme Raymond Boni, André Jaume, des improvisateurs anglais comme Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton et, bien sûr, avec l’allemand Peter Brötzmann. S’ils sont très différents les uns des autres, vous êtes capables de vous adapter en toutes circonstances. Est-ce un phénomène que vous avez cherché à acquérir ou qui a évolué naturellement ?
JMP : Je pense que c’est venu naturellement. Ce n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement recherché. Mais, encore une fois, tout est lié à la notion de partage, d’écoute. Savoir écouter est selon moi très important dans ce voyage musical. J’ai appris de Pauline Oliveros et de sa philosophie du « Deep Listening » qu’il faut vraiment écouter en profondeur. Ecouter avec la totalité de soi-même, garder à l’idée que les bébés sont les meilleurs auditeurs et improvisateurs. Les jeunes enfants dés-aprennent peu à peu à écouter, à improviser, à être libre... Une fois qu’ils vont à l’école, c’est fini. Au final, il faut écouter avec la totalité de soi-même.
GF : Concernant l’éducation des jeunes enfants, l’éducation cosmique me semble intéressante. Il s’agit de prendre en compte la vie de l’individu dans sa globalité plutôt que de lui apprendre telle ou telle habitude ou de lui faire mémoriser des informations. Pensez-vous que l’improvisation devrait être inclus dans l’éducation des enfants ?
JMP : Absolument ! Et tout de suite ! Le système éducatif de Poughkeepsie, où nous sommes, m’a appris la musique, mais mon père était trompettiste et j’ai d’abord appris avec lui puis ai fait partie du groupe du lycée public. Aujourd’hui, ils veulent retirer la musique de l’enseignement scolaire, c’est incompréhensible pour moi. A quoi pensent-ils ? Au contraire, laissons les jeunes improviser, essayer de nouvelles choses. Quand j’étais enfant, la plupart du temps on nous disait : « Non, non, il faut jouer ce qu’il y a sur le papier ! ». Tout le reste, je l’ai appris seul parce que je le voulais, mais ça ne faisait pas partie du programme. L’improvisation était reléguée à la dernière place. Quand j’ai joué dans la formation de l’armée, on nous disait encore : « Contentez-vous de jouer ce qu’il y a d’écrit ». On cherchait à nous contrôler.
GF : J’ai vécu une situation similaire à l’école, où j’étais inhibé par la façon dont l’improvisation était présentée. Il ne fallait pas être ouvert à la sonorité et écouter pour réagir à ce qui se passait. Hier soir, j’ai joué pour la première fois avec Jim Hobbs et Luther Gray en trio. Nous avons improvisé deux sets durant et sommes passés par toutes sortes d’ambiances, du minimalisme abstrait à de profonds grooves que nos cultures respectives semblent avoir en commun – qui sait d’où cela provient ? Quand on vit une telle connexion, improviser devient une expérience très forte. C’est compliqué à expliquer, mais c’est magnifique.
JMP : Et très libérateur. On ressent les choses même si on ne peut pas forcément les verbaliser. Mais croyez-moi, ça s’entend dans la musique, et très clairement. C’est également un sentiment universel puisque tout le monde, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa langue, le ressent immédiatement.
GF : Avez-vous des idées qui permettrait de faire connaître davantage la musique créative dans la culture américaine ?
JMP : Nous devons simplement continuer à jouer et accroître notre présence. Il devient de plus en plus difficile de trouver des lieux de concert, mais je pense que ce n’est pas un obstacle si difficile à surmonter. On en trouve au bon moment, et on trouve quelqu’un avec qui partager ces choses-là, voilà tout. Il s’agit de partage, de contact humain. Nous n’avons pas besoin de grands événements. Je ne jouerai jamais au Yankee Stadium, ça ne m’intéresse pas de toute façon. J’aime les petits endroits, j’aime partir à la recherche de musiciens et les trouver, et ce pas forcément dans les grandes villes. Comme Davey Williams, par exemple, vous connaissez Davey Williams, le guitariste ?
GF : Oui ! J’aime la pièce qu’il a enregistrée pour Guitar Solo 3, une compilation de solos de guitare improvisés où l’on trouve aussi Fred Frith et Eugene Chadbourne.
JMP : Et bien, j’ai rencontré Davey il y a des années de cela. C’est un improvisateur extraordinaire qui a une connaissance fantastique de la musique, qui va du blues à l’avant-garde, à tout en fait – et il y a des gens comme lui un peu partout dans le monde. Récemment encore, j’étais au Japon pour jouer avec des musiciens du pays et la semaine prochaine j’irai jouer avec un groupe qui s’appelle Universal Indians. Il y a là un saxophoniste du nom de John Dikeman et nous allons jouer avec des musiciens norvégiens, nous irons aussi aux Pays-Bas et en Autriche. Je prends les choses come elles viennent, et ça fonctionne. J’ai l’intention d’emporter avec moi plusieurs instruments différents... Ils n’en savent rien encore, et ils vont voir ce qu’ils vont voir !
Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2015)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photo de Joe McPhee : Luciano Rossetti
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art, 2012)
C’est en plein cœur que l’on doit viser. Là, où précisément, se niche le sensible. En cette matinée du 13 novembre 1966, les civilisés avaient décidé de crucifier le sauvage. Le sauvage se nommait Albert Ayler. La bataille fut rude. Perdue d’avance. « Ça fait quoi, Monsieur Ayler, ces serpents qui sifflent sous votre tête ? » Albert ne répondit jamais. Quatre ans plus tard, un chapiteau chavira et Ayler ne put contenir ses pleurs. La suite est connue. La fin dans l’East River. Beaucoup d’orphelins parmi les sauvages. Les civilisés avaient déjà oublié.
Pour commémorer les quarante ans de la mort d’Ayler, on convoque dix-huit sensibles. Ils sont sensibles et le savent. Ils se nomment : Jean-Jacques Avenel, Jacqueline Caux, Jean-Luc Cappozzo, Steve Dalachinsky, Simon Goubert, Raphaël Imbert, Sylvain Kassap, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, Didier Levallet, Ramon Lopez, Joe McPhee, Evan Parker, Barre Phillips, Michel Portal, Lucia Recio, Christian Rollet, John Tchicai. Ensemble ou en solitaire, ils signent treize miniatures. On est bien obligé d’en écrire quelques mots puisque tel est notre rôle. Donc : certains battent le rappel du free ; un autre se souvient des tambours de Milford ; un autre, plus âgé, refait les 149 kilomètres séparant Saint-Paul-de-Vence de Châteauvallon ; deux amis ennoblissent le frangin disparu puisque jamais le jazz n’ennoblira les frangins (n’est-ce pas Alan Shorter, Lee Young ?) ; l’une et l’autre réitèrent le Love Cry du grand Albert ; l’une gargarise les Spirits d’Ayler. Et un dernier, sans son guitariste d’ami, fait pleurer ses Voices & Dreams. Toutes et tous habitent l’hymne aylérien. En ce soir du 2 décembre 2010, les sensibles se sont reconnus, aimés. Ce disque en apporte quelques précieuses preuves.
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art / Les Allumés du Jazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01 to 13/ Treize miniatures for Albert Ayler
Luc Bouquet © Le son du grisli
Albert Ayler : Copenhagen Live 1964 (hatOLOGY, 2017)
On a beau savoir l’air de Spirits par cœur ou presque, chaque nouvelle interprétation du thème renferme son lot d’éléments inédits – d’autant plus lorsque la formation est charismatique : auprès d’Albert Ayler, trouver ici Don Cherry, Gary Peacock et Sunny Murray, enregistrés le 3 septembre 1964 au Club Montmartre de Copenhague. Et la chose se répétera avec Vibrations, Mothers, Children et Saints…
Chacun, pour avoir son expérience propre de la musique du saxophoniste, se fera maintenant sa propre idée de l’inédit que donne à entendre ce disque, et ce, même si ses six plages ne le sont pas, elles, inédites – Ayler Records les avait en effet consignées sur The Copenhagen Tapes il y a une quinzaine d’années, et Revenant enfermées dans son coffret Holy Ghost.
Oui, mais : torsions du ténor déroutant les courtes interventions du trompettiste, tresses de contrebasse épousant l’allure de cymbales chaotiques, et le « chant » de Murray avec… Marches, blues et spirituals réinventés par quatre figures d’un genre nouveau : à les écouter, les réécouter, on ne peut que constater : les enregistrements des formations d’Albert Ayler en concert supportent la réédition et, même, la réécoute - celle-ci ne permet-elle pas à chaque fois de distinguer de nouveaux éléments, de tomber sur de nouvelles surprises ?
Albert Ayler : Copenhagen Live 1964
hatOLOGY / Outthere Music
Edition : 2017.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jazz Expéditives (Rééditions) : Eric Dolphy, Byron Allen, Ornette Coleman, Albert Ayler, Olive Lake, John Carter, Bobby Bratford
Miles Davis : Dig (Prestige, LP, 2014)
Maintes fois réédité (parfois sous le nom de Diggin’ With the Miles Davis Sextet), voici Dig une autre fois pressé en vinyle. Le 5 octobre 1951 en studio – dans lequel baguenaudaient Charlie Parker et Charles Mingus –, Miles Davis enregistrait en quintette dont Sonny Rollins et Jackie McLean étaient les souffleurs. Sur Denial, Bluing ou Out of the Blue, voici le bop rehaussé par le cool encore en formation du trompettiste. L’effet sera immédiat, à en croire Grachan Moncour III : « Dig a été l’un des disques les plus populaires auprès des musiciens de jazz. »
Eric Dolphy, Booker Little : Live at the Five Spot, Vol. 1 (Prestige, LP, 2014)
A la mi-juillet 1961, Eric Dolphy et Booker Little emmenèrent au Five Spot un quintette d’exception – présences de Mal Waldron, Richard Davis et Ed Blackwell. Des deux volumes du Live at the Five Spot consigné ensuite, seul le premier est aujourd’hui réédité sur vinyle. Incomplet, donc, mais tout de même : Fire Waltz, Bee Vamp et The Prophet. Dissonances, tensions et grands débordements réécrivent les codes du swing, et avec eux ceux du jazz.
Byron Allen : The Byron Allen Trio (ESP-Disk, CD, 2013)
Sur le conseil d’Ornette Coleman, ESP-Disk enregistra le saxophoniste alto Byron Allen. Sous l’influence du même Coleman (hauteur, brisures, goût certain pour l’archet), Allen emmena donc en 1964 un trio dans lequel prenaient place Maceo GilChrist (contrebasse) et Ted Robinson (batterie). Le free jazz est ici brut et – étonnamment – flottant, après lequel Allen gardera le silence jusqu’en 1979 – pour donner dans un genre moins abrasif, et même : plus pompier (Interface).
Ornette Coleman : Live at the Golden Circle, Volume 1 (Blue Note, LP, 2014)
Pour son soixante-quinzième anniversaire, Blue Note rééditera tout au long de l’année quelques-unes de ses références sur vinyle – reconnaissons que le travail est soigné*. Parmi celles-ci, trouver le premier des deux volumes de Live at the Golden Circle : Coleman, David Izenzon et Charles Moffett enregistrés à Stockholm en 1965. La valse contrariée d’European Echoes et le blues défait de Dawn redisent la place à part que l’altiste sut se faire au creux d’un catalogue « varié ».
Albert Ayler : Lörrach, Paris 1966 (HatOLOGY, CD, 2013)
Ainsi HatOLOGY réédite-t-il d’Albert Ayler ces deux concerts donnés en Allemagne et en France en 1966 qu’il coupla jadis. Le 7 novembre à Lörrach, le 13 à Paris (Salle Pleyel), le saxophoniste emmenait une formation rare que composaient, avec lui et son frère Donald, le violoniste Michel Sampson, le contrebassiste William Folwell et le batteur Beaver Harris. Bells, Prophet, Spirits Rejoice, Ghosts… tous hymnes depuis devenus standards d’un genre particulier, de ceux qui invectivent et qui marquent.
Oliver Lake : The Complete Remastered Recordings on Black Saint and Soul Note (CAM Jazz, CD, 2013)
Désormais en boîte : sept disques enregistrés pour Black Saint par Oliver Lake entre 1976 et 1997. Passés les exercices d’étrange fusion (Holding Together, avec Michael Gregory Jackson) ou de post-bop stérile (Expandable Language, avec Geri Allen ; Edge-Ing avec Reggie Workman et Andrew Cyrille), restent deux hommages à Dolphy (Dedicated to Dolphy et, surtout, Prophet) et un concert donné à la Knitting Factory en duo avec Borah Bergman (A New Organization). Alors, la sonorité de Lake trouve le fond qui va à sa forme singulière.
Bobby Bradford, John Carter : Tandem (Remastered) (Emanem, CD, 2014)
Emanem a préféré na pas choisir entre Tandem 1 et Tandem 2. En conséquence, voici, « remasterisés », les extraits de concerts donnés par le duo John Carter / Bobby Bradford en 1979 à Los Angeles et 1982 à Worcester désormais réunis sous une même enveloppe. Dans un même élan (au pas, au trot, au galop), clarinette et cornet élaborent en funambules leurs propres blues, folklore et musique contemporaine, quand les solos imaginent d’autres échappées encore. Tandem est en conséquence indispensable.
* Dans la masse de rééditions promises pas Blue Note, quelques incontournables : Genius of Modern Music de Thelonious Monk, Black Fire d'Andrew Hill, Unit Structures de Cecil Taylor, Complete Communion de Don Cherry, Out to Lunch d'Eric Dolphy, Blue Train de John Coltrane, Spring de Tony Williams ou encore Let Freedom Ring de Jackie McLean.
Otomo Yoshihide : Bells (Doubt, 2010)
Dans le même temps qu’il servait son obsession pour Lonely Woman, Otomo Yoshihide prenait la tête du même New Jazz Trio et du même New Jazz Trio augmenté – Sachiko M et Jim O’Rourke – le temps d’investir deux fois Bells d’Albert Ayler.
En quintette : la relecture est fauve, qui compose d’abord avec les agressions des ondes sinusoïdales et les vociférations de la guitare électrique ; la dérive est faite de multiples déviations instrumentales, parmi lesquelles Yoshihide parviendra à glisser les notes arrêtées de l’hymne inspirant. En trio : la guitare électrique désormais sans effets mais déformée par un vibrato obséquieux en appelle à une autre évocation. Qui fera pourtant elle aussi avec la multiplication de bruits que chance et opportunités transporteront autant que le transport roulant de la section rythmique. Dernières inspections des tirants et Yoshihide termine sous l’archet d’Hiroaki. Si la préférence ira à Lonely Woman, ces deux versions de Bells seront conseillées quand même.
Otomo Yoshihide’s New Jazz Trio : Bells (Doubt / Metamkine)
Enregistrement : 5 août 2010. Edition : 2010.
CD : 01/ Bells 02/ Bells
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Albert Ayler, Témoignages sur un Holy Ghost (Le mot et le reste, 2010)
Ascension d'Albert Ayler ou l'Annonce faite au lecteur. Après avoir collecté et publié des témoignages concernant John Coltrane ou Miles Davis, Frank Médioni en rassemblait d’autres traitant du cas Albert Ayler. Ci-après, quelques noms choisis partialement parmi ceux d'une centaine d’intervenants : Amira Baraka, Jacques Bisceglia, Peter Brötzmann, Roy Campbell, Daniel Caux, Alain Corneau, Paul Dunmall, Mats Gustafsson, Steve Lacy, Daunik Lazro, Joëlle Léandre, Joe McPhee, Thurston Moore, Sunny Murray, Evan Parker, William Parker, Ivo Perelman, Barre Phillips, Sam Rivers, Philippe Robert, Cecil Taylor, John Tchicai, Ken Vandermark, Val Wilmer, Carlos Zingaro. Ci-après, un conseil : la lecture de 200 pages essentielles à retrouver en boîte Holy Ghost. Ci-dessous, l'apparition grisli-ghost ou contribution-maison (grisli-grotte) à trouver dans le livre en question :
Albert « No Name » Ayler. La présence d’Albert Ayler, résumée en un cri et dans l’absence à suivre : le manque, bientôt, puis l’impression du fantôme tapi derrière ; la perte, ensuite, que l’on imagine irréversible : celle de « Ghosts » et d’« Angels », bataillon de figures troubles rangées sous une même bannière : « No Name » ; le vide, enfin, qu’il est inévitable de combler avant la prochaine plainte haute à dire sa vérité. En guise de subterfuge, la mélodie rassurante ne tient jamais longtemps : « What a Wonderful World » capable de faire croire à qui voudrait l’entendre que l’évidence est sous ses yeux quand il n’est rien de moins accessible, justement, que l’évidence. La mélodie légère, toujours ça de gâchée : George Russell et Don Cherry interprétant « You Are My Sunshine » à Coblence avec pertes et fracas, parce qu’il n’est pas possible de mentir plus longtemps en chanson. L’heure, d’être à la vérité, aussi noire soit-elle ? Des cris, encore, mais de plus en plus timides, avant d’en revenir aux illusions de coutume ; simplement parce qu’il sera toujours possible de faire croire en chanson. Rassurant comme les précédents et comme devront l’être les prochains, un autre jour se lève : non pas sur le cri attendu – « No Name » affranchi qui faisait déjà redouter l’absence à suivre –, mais au son de facilités capables de rassembler, faisant le tronc commun d’une association vertueuse qui, paissant et paressant, préférera toujours la célébration du gouffre à d’accablantes preuves de vérité. Or, en douce, la prochaine plainte approche déjà, qui saura se souvenir.
Franck Médioni (sous la direction de), Albert Ayler, Témoignages sur un Holy Ghost (Le mot et le reste)
Edition : Mai 2010.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Albert Ayler: Hilversum Session (ESP - 2007)
Auprès de Don Cherry, Gary Peacock et Sunny Murray, Albert Ayler enregistrait en 1964, dans les locaux de la radio d’Hilversum (Pays-Bas), cinq de ses compositions et une autre de Cherry.
La singularité du saxophoniste est telle que parler de cette séance revient à redire ses manières de faire distribuées partout ailleurs : qui développent un hymne minuscule (Angels) avant d’exposer leur angoisse sous les ors d’un lyrisme écorché vif (No Name, ou l’entente idéale aux côtés de Murray), puis d’aller voir du côté d’un blues à noircir encore (Ghosts).
Dans le même temps, le quartette donne l’impression d’hurler ici moins fort que d’habitude, déposant plus sagement – même si l'on a appris que tout est relatif – toutes les valeurs qui font le jazz d’Ayler : plaintes arrachées aux vents, dissonances motivantes et indépendance allouée à la section rythmique. Bienvenue, la variation s’avère d’autant plus percutante.
CD: 01/ Angels 02/ C.A.C. 03/ Ghosts 04/ Infant Happiness 05/ Spirits 06/ No Name
Albert Ayler Quartet - Hilversum Session - 2007 (réédition) - ESP. Distribution Orkhêstra International.
Meditations on Albert Ayler: Live at Glenn Miller Café (Ayler Records - 2007)
Méditant sur le cas Ayler, le saxophoniste Luther Thomas, le bassiste Jair-Rohm Parker et le batteur Tony Bianco, appliquaient récemment à Stockholm un peu d'éléctricité à l'héritage.
A coup de déflagrations sonores, la basse s'occupe de gonfler le décorum de Ghosts, sur lequel Thomas assène ses hymnes frondeurs laissés quelques fois de côté au profit de phrases écorchées rappelant celles du modèle.
Selon la même formule, le trio investit ensuite O Store Gud, combinant le jeu frénétique de Bianco aux déviances bruitistes de Parker, sauf-conduit idéal qui permet à l'alto d'aller et venir comme il l'entend, pour conclure à grands cris l'exposé d'une admiration s'interdisant tout mimétisme, soit: honnête et convaincant.
CD1: 01/ Ghosts / Truth Is Marchin In 02/ O Store Gud (How Great Thou Art)
Meditations on Albert Ayler – Live at Glenn Miller Café – 2007 – Ayler Records. Téléchargement.