Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

David Neil Lee : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field (Wolsak & Wynn, 2014)

david neil lee ornette coleman

C’est la troisième édition du livre que David Neil Lee a consacré à Ornette Coleman. En somme, l’histoire d’une apparition. Celle d’un Texan à New York.

Au Five Spot, pour être précis. A partir de 1956, le club programme des musiciens de jazz parmi lesquels on trouve quelques agitateurs : Cecil Taylor, d’abord, puis Coleman. En novembre 1959, celui-ci emmènera au son d’un saxophone en plastique un quartette (Don Cherry, Charlie Haden, Billy Higgins) qui marquera les esprits. En premier lieu, ceux de musiciens capables d’entendre (ou non) de quoi retourne la nouveauté, mais aussi peintres et poètes de l’École de New York, écrivains Beat… Telle est en partie la foule qui se presse au Five Spot deux semaines durant – aucun enregistrement n’existe de l’événement.

Si le titre fait allusion à une « bataille »,  c’est que les hostilités sont légion – il faut lire les réactions rapportées de Coleman Hawkins, Miles Davis, Milt Jackson ou Max Roach, et cette supposition de Bobby Bradford selon laquelle de nombreux musiciens auraient bien fait disparaître Coleman s’ils l’avaient pu. Hostilités qui permettent à l’auteur de déterminer les « anciennes choses » que remua Coleman et, plus généralement, de considérer le sort souvent réservé à l’avant-garde. Après avoir dressé une rapide histoire du jazz (le discours rappelle celui de Frank Kofksy) et être revenu sur le parcours du saxophoniste, David Neil Lee, en lecteur assidu de Bourdieu, éclaire sa prose d’une réflexion sociologique qui fait de son sujet le point convergent d’un problème générationnel.

Créateur intrépide – ne s’est-il pas soumis au jugement de ses pairs sans avoir pris le soin de leur démontrer qu’il savait le jazz aussi bien qu’eux ? –, c’est Coleman lui-même qui, à force d’éclats, va trancher ce nœud gordien pour installer une façon d’entendre qu’il consignait sur disque une année plus tôt (Something Else !!!!), façon dont David Neil Lee explore et explique avec brio tous les concept-satellites (jazz, avant-garde, club, compétition, critique, révolution, nouveauté…, enfin, consécration).



David Neil Lee : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field (Wolsak & Wynn)
Réédition : 2014.
Livre (en anglais) : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Masahiko Togashi : Session In Paris, Volume 1 (We Want Sounds, 2022)

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Certes, le son du grisli n'est plus, mais quoi ? De temps à autre, le son du zombie vous rappellera à son bon souvenir. 

A la fin des années 1970, le pianiste japonais (et alors parisien) Takashi Kako souhaite enregistrer avec deux anciens acolytes d’Ornette Coleman : Don Cherry et Charlie Haden. Arrivé du Japon pour l’occasion, Masahiko Togashi sera le seul à profiter de l’entente de cette moitié d’Old And New Dreams.

Session In Paris, Vol. 1 – le second volume donnera à entendre le batteur en compagnie d’Albert Mangelsdorff, Takashi Kako et Jean-François Jenny-Clark – garde le souvenir de deux jours d’enregistrement : 12 et 13 juillet 1979 qui passèrent au son d’une poignée de compositions signées du batteur.

Camarade de Masayuki Takayanagi (un peu plus tôt dans l’année, c’est Pulsation que rééditait Holy Basil), Masahiko Sato et Yosuke Yamashita, Togashi trouve ici un autre genre de partenaires. Apaisée, aérée, sa musique convient à Don Cherry, alors aussi en plein Codona : ainsi les motifs chantés par la trompette trouvent-ils dans la batterie ou les percussions de fabuleux ressorts quand la contrebasse embrasse, elle, un art de la pulsation dispensée « par touches ». Entre les deux, c’est bien Masahiko Togashi.   

Masahiko Togashi : Session In Paris Vol. 1
We Want Sounds / Souffle Continu
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Alan Shorter : Orgasm (Verve, 1969)

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Ce texte est extrait du deuxième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

L’urgence dans son absolue nécessité – droit devant. Sans tergiverser – zéro compromis ni complaisance d’aucune sorte. Une urgence que véhicule ici l’ombilic trompette / bugle. Alan Shorter parle d’excrétions, de sécrétions, de lignes d’énergie dont les sinuosités mélodiques demeurent primordiales : ce sont même elles qui aboutissent au climax.

Alan Shorter paraît curieux de tout. Au point que le vocable Great Black Music ne le satisfasse guère en ce sens qu’il n’englobe pas assez de possibles. Alan Shorter n’a joué que de la « Nouvelle Musique » qu’il disait Transcendante ou Universelle, et d’essence spirituelle. Nouvelle Chose envisagée comme une expérience orgasmique, d’où le titre du premier album en qualité de leader, dans lequel se mêlent des forces que son auteur dit « premières » plutôt que primaires.

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Difficile à rassasier, la curiosité obsessionnelle de ce musicien faisait la différence. Tout comme sa soif de création assimilée à un « venin familier », « accueilli avec joie », et qui stimulait jusqu’à sa sexualité ! Alan Shorter croit en ce qu’il fait, sans partage – exigeant. Et nous demande d’en faire de même. Sur disque Alan Shorter dévoile sa part d’ombre au grand jour : d’abord avec Marion Brown, ensuite sous la houlette d’Archie Shepp, que ce soit sur Four For Trane entre autres, ou le temps de deux disques publiés par le label America, et qui pourraient bien avoir été financés grâce au succès rencontré en France par le groupe Creedence Clearwater Revival, hébergé sous la même enseigne. Alan fit aussi partie du Full Moon Ensemble au Festival du Jazz d’Antibes. Il a partagé le pupitre des trompettes du Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva. Et pour Shandar, il a enregistré aux côtés de François Tusques, à l’époque où cette maison indépendante sortait Dashiell Hédayat et La Monte Young.

Alan est le frère aîné de Wayne Shorter. Wayne a joué avec Miles ; et un critique anglo-saxon a parlé d’Alan comme d’un « Miles free ». Ensemble Alan et Wayne n’ont enregistré qu’un morceau, en 1965 : « Mephistopheles », pierre angulaire de l’album The All Seeing Eye. Albert et Don Ayler, saxophone et trompette... Wayne et Alan Shorter de même… Destinées voisines. Wayne Shorter enregistra un Schizophrenia a priori prophétique : le tempérament d’Alan, aux dires de ceux qui l’ont connu, était imprévisible.

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A Newark, où le batteur Rashied Ali présent sur Orgasm a également résidé, les jeunes frères Shorter – remarqués au sein des formations de Nat Phipps et Jackie Bland – sont déjà promis à un bel avenir. Bien après, Alan résida cinq ans en Europe où sa réputation le devançait. Dans Digging, le poète et critique Amiri Baraka raconte que Wayne lui a confié que Miles accusait Alan de le copier, et vice-versa. Wayne jouera avec Miles. Et à dire vrai Miles trouvait Alan réellement singulier.

La tension inhérente à Orgasm est née de séances conflictuelles, expliquant que ce disque ait été enregistré avec deux rythmiques : d’abord Reggie Johnson et Muhammad Ali ; puis, en remplacement, Charlie Haden et Rashied Ali, frère de Muhammad selon qui le producteur Esmond Edwards n’était pas à la hauteur – trop de prises inutiles quand la première était la bonne…

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Orgasm rappelle quelque peu Togetherness de Don Cherry, ou les Grachan Moncur III sur Blue Note. Par rapport à Don Cherry, la présence de Gato Barbieri et Charlie Haden n’est probablement pas étrangère à pareil ressenti ; Amiri Baraka quant à lui évoque Ornette Coleman. Les climats angoissés d’Orgasm ne sont pas très différents, non plus, de l’ambiance globale que dégage One Step Beyond de Jackie McLean, sur lequel figure d’ailleurs un morceau fort justement intitulé « Ghost Town », et, surtout, « Frankenstein » : Alan Shorter aimait les films d’épouvante, et plus particulièrement les Dracula et Frankenstein – drôle de hasard…

Jacques Bisceglia, qui connaissait bien Alan Shorter, a perdu sa trace après le printemps 1974 et sa prestation à Genève en compagnie du pianiste Narada Burton Greene. En 1971 est sorti le second et dernier opus d’Alan, enregistré un an auparavant : Tes Esat, véritable saut dans le vide dans lequel sont entraînés Gary Windo, Johnny Dyani et Rene Augustus

…Avant disparition soudaine au pays des ombres.


Ornette Coleman : Live in Paris 1971 (Jazz Row, 2008)

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Sur ce disque : Dewey Redman, Charlie Haden, et Ed Blackwell, en membres du quartette d’Ornette Coleman, de passage à Paris à l'occasion d'une courte tournée européenne organisée en novembre 1971 (dont les seules dates connues sont celles des arrêts à Belgrade et Berlin).

Sur une scène toujours non identifiée, mais devant un public conséquent, Coleman commande d’autres libertés entre l’introduction et la conclusion des thèmes, sur lesquelles il fait mine de s’accorder avec Redman. Alors, les instruments à vents (trompette et alto contre ténor et musette – Coleman quand même plus bavard) se livrent à la surenchère sur une section rythmique éclatée (Street Woman), ou éfidient une grande œuvre de free exacerbé sur laquelle les cordes ajoutent au propos déjà soutenu les effets bruitistes qu’elles tirent d’une soudaine expérience électrique (Rock the Clock).

Entre les deux, les saxophones dérivent au gré des coups jubilatoires que porte Blackwell (Summer Thang), ou s’opposent : l’un osant l’expression lyrique pour répondre à la progression à étages de l’autre. Et lorsqu’il arrive à l'auditeur de craindre l'uniformité, voici le propos revigoré par une proposition que l’on n’attendait pas, que l’on n’avait même pas vu venir. La science d’Ornette Coleman, et de sidemen hors-pairs, portés par les promesses de l'enregistrement, quelques jours auparavant, de l'album Science-Fiction.

Ornette Coleman : Live in Paris 1971 (Jazz Row)
Enregistrement : novembre 1971. Edition : 2008.
CD : 01/ Street Woman 02/ Summer Thang 03/ Silhouette 04/ Rock The Clock
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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