Interview de Richard Chartier
Minimaliste, microtoniste, réductionniste… ? Depuis 1998 et la sortie de son premier CD (Direct, Incidental, Consequential), pas facile de décrire le travail sonore de Richard Chartier. Alors on classe dans le rayon Ambient des enregistrements dont les tons diffèrent, selon l’heure ou les partenaires de Chartier (William Basinski, Taylor Deupree, Asmus Tietchens…). Alors que sort Subsequent Materials, dressons donc un bilan de compétences ! [ENGLISH VERSION]
Quand, comment et pourquoi es-tu venu à la musique ? J’ai toujours été intéressé par le (ou les) son(s), même enfant. J’aimais le son du réfrigérateur, du climatiseur. On pouvait me trouver les oreilles collées aux machines. J’étais peut-être un enfant bizarre. Le développement logique de cet intérêt a été de m’intéresser à la musique électronique puis à la musique expérimentale au lycée.
Quel a été ton premier instrument ? Mon premier instrument personnel a dû être un Yamaha DX100, avec ses touches minuscules. J’ai appris à jouer à l’oreille, en écoutant des tubes de Synth Pop des années 1980. Un des titres de Foley Foley Folio de Pinkcourtesyphone, Here Is Something… That Is Nothing, utilise un petit solo enregistré avec ce clavier. Un hommage rendu à un synthé maladroit.
Quand situerais-tu l’époque à laquelle tu as commencé à faire la musique que tu joues encore aujourd’hui ? Et quelles ont été tes premières influences ? Je ne me considère pas vraiment comme un musicien. J’ai commencé à travailler avec le son de manière abstraite aux alentours de 1990. On peut entendre le travail de cette époque sur Untitled Tapes:1991-1993. A l’époque, mes grandes influences étaient des artistes telles que Zoviet France, The Hafler Trio, Phauss, John Duncan, Throbbing Gristle, pour n’en citer que quelques-unes. C’est quand j’ai commencé à écouter ces travaux plus abstraits et expérimentaux que j’ai réalisé que je n’avais pas forcément à créer des « chansons » ou des « travaux structurés comme des chansons ». Ça a été une libération.
Tu ne te considères pas comme un musicien mais te considères-tu comme un compositeur ? Ou comme un artiste sonore ? Quelle différence ferais-tu entre ces dénominations ? Par le passé, on a pu rapporter que je considérais être un « compositeur » alors que ce que je disais en fait était que j’étais un « compositeur d’éléments »… Ou mieux encore un « compositeur de sons »… Composition au sens large du terme, je fabrique et arrange des sons (ce qui pour certains définit la « musique »). Je n’ai pas appris la musique, mon travail est sans doute non académique. Je crois que pour moi un musicien est un artiste qui pense en termes de notes. Tout ça n’est pas très clair. Tous les artistes envisagent leur travail de façon très personnelle.
Je ne pourrais trop l’expliquer mais je sens un je-ne-sais-quoi d’européen dans ta musique : le réductionnisme pourrait-il expliquer ce sentiment ? T’intéresses-tu à ce courant, qu’il soit électronique ou acoustique ? Je ne suis pas sûr que ce soit particulièrement européen. Je pense que c’est « étudié ». Il y a assurément une grande tradition minimaliste aux Etats-Unis, que ce soit dans la composition ou les arts visuels. J’ai été influencé par beaucoup de sortes de réductionnisme à travers l’histoire et les domaines artistiques. J’étais l’enfant qui se servait du crayon blanc.
Connais-tu le collectif Wandelweiser ou les improvisateurs réductionnistes allemands, anglais ou français ? Si oui, t’inspirent-ils ? Il y a trop de choses à suivre. Je ne connaissais par Wandelweiser, non. Je connais par contre et apprécie le travail d’artistes comme AMM et Polwechsel (Trapist et Radian sont deux de mes groupes préférés).
Quand et pourquoi as-tu créé LINE ? Archiver ton œuvre semble très important pour toi (tu réalises par exemple des compilations de tes travaux)… J'ai lancé LINE en 2000. En 1999, j’avais envoyé mon dernier projet, Series, à Raster-Noton et Mille Plateaux. Tous les deux m’ont répondu que c’était trop « minimal », ce que j’ai trouvé à la fois amusant et frustrant. Un peu plus tard, Olaf Bender m’a réécrit pour me dire qu’il comprenait mieux cet enregistrement avec le temps et qu’il voulait sortir Series… Mais LINE était déjà sur les rails. LINE a été créé sur le conseil de Taylor Deupree : « Si personne ne veut sortir ce projet, tu n’as qu’à le sortir toi-même… Lance un label qui défendra ce genre de musique. » Nous l’avons inauguré en tant que sous-label de 12k. Taylor s’occupait du business et je m’occupais du design, de choisir les artistes, etc. A la fin de 2010, Taylor et moi avons décidé de séparer les deux labels. Depuis 2011, je m’occupe de tout, formant une troupe à moi tout seul.
Quel regard portes-tu sur tes premiers enregistrements sur LINE ? Of Surfaces (LINE 008) et Two Locations (LINE 013) me sont très chers. Series (LINE 001) m’est devenu très abstrait et je ne me souviens plus de l’époque de sa création ; son écoute n’est pas facile.
On dirait que tu cherches parfois à archiver, comme un archéologue pourrait le faire, tes anciens enregistrements (en publiant des compilations de tes travaux, par exemple) et d’autre fois tu utilises d’anciens enregistrements pour en enrichir de nouveaux… Other Materials (3PARTICLES02), Further Materials (LINE_035) et Subsequent Materials (LINE_066) compilent à la fois d’anciens morceaux et des morceaux inédits. Retrieval (ERS) et Recurrence (LINE_059) sont les deux seuls projets à vraiment reformuler et recomposer d’anciens travaux qui n’ont pas grand-chose à voir avec les versions originales. On pourrait qualifier ces deux-là d’enquêtes. Dans le rock, on peut utiliser la même guitare de chanson en chanson… Alors, pourquoi ne pas réutiliser, moi aussi, ou modifier, un son que j’ai créé. Archival 1991 (CROUTON) et Untitled Tapes: 1991-1993 (3PARTICLES12) sont deux références qui archivent mes premiers travaux. Je crois qu’il est important de savoir regarder en arrière et de se faire une idée de ce que tu as fait, de la manière dont cela colore ce que tu fais aujourd’hui, et d’apprendre de tout ça. Je ne suis plus la même personne qu’à vingt ans.
Tu sonnes parfois « abstrait » et d’autres fois non. Est-ce un choix délibéré ? Quelle est par exemple la différence entre la musique de Richard Chartier et celle de Pinkcourtesyphone ? Je déteste avoir à décrire mon travail, mais il y a une énorme différence avec le projet Pinkcourtesyphone. Le travail que je publie sous mon nom est très formaliste, minimal, et calme. Il s’intéresse à l’écoute et à la spatialité… aux sensations plus qu’à l’émotion. Pinkcourtesyphone est un projet qui investit des territoires plus musicaux et denses, avec des beats, des voix, des émotions fertiles et une vague nostalgie. Il se préoccupe d’un sujet, d’une narration, d’un contenu émotionnel, de sexualité et de beaucoup de langage codé dans ses titres, références et samples. Je suis bien plus libéré au moment de créer les morceaux de Pinkcourtesyphone. Ça peut rapidement devenir bruyant. L’album à venir, Description of Problem (LINE_SEG03) parle d’obsession et de revanche et fait appel aux voix de mes amis William Basinski, AGF, Cosey Fanni Tutti, Kid Congo Powers et Evelina Domnitch.
Est-il aisé de t’exprimer en tant que musicien (ou compositeur de sons) avec des sons que nous dirons discrets ? La musique peut-elle, comme le dessin par exemple, est un art du disparaître ? J’ai commencé à travailler le son au moment où je peignais encore activement. J’allais d’une peinture au son et d’un son à une peinture sans arrêt. J’ai vu ces deux activités inspirer ma palette et ma façon de composer. Et puis, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas vraiment créer ce que je cherchais : un espace viable en second plan. La peinture est alors devenue un medium qui n’était plus fait pour moi. J’aime les effacements créatifs.
Grâce à quelques-unes de tes collaborations, j’ai entendu pour la première fois le travail de certains musiciens (comme Curgenven, par exemple). Comment décides-tu d’entamer une collaboration avec tel ou tel musicien ? Dans la grande majorité des cas, j’ai besoin de connaître la personne qu’est l’autre artiste avant de travailler avec lui. Les seules exceptions sont Nosei Sakata (que je n’ai jamais rencontré… même si les deux CD de 0/r continuent de me surprendre) et Justin K Broadrick (Goldflesh, Final, Jesu) qui a collaboré avec Pinkcourtesyphone. La meilleure des collaborations est quand tu en arrives à ne pas savoir qui, des deux, fait ceci ou cela. Il m’arrive de prendre des chemins différents quand je travaille aux côtés d’un autre artiste. En définitive, j’apprends toujours plus de ces interactions et de ces autres perspectives.
Et en ce qui concerne les musiciens que tu produis (Roden, Lopez, Novak, Whetham, Cluett…) : leur musique doit-elle avoir un point commun avec la tienne pour espérer être éditée sur LINE ? Ces musiciens travaillent dans des champs assez différents (noise, field recordings…). Je pense que les sorties de LINE sont toutes très différentes et que chaque artiste a sa propre voix et une manière à lui de faire de la musique. Vu comme ça, il y a une large éventail de travaux. Mark Fell ou Frank Bretschneider donnent dans le rythme, AGF dans la voix, Doublends Vert dans l’acoustique pure, Scott Cortez et Lovesliescrushing dans le tout guitare. Chessmachine est malsain et bruyant. Leurs travaux ne peuvent évoquer les miens, mais il y a une attention particulière à leur apporter, ils doivent être à part et parvenir à m’absorber (comme il en est des auditeurs, j’espère).
Pour revenir aux field recordings. De nos jours, on dirait que tout musicien donnant dans l’ambient doit nécessairement faire avec… J’aime l’usage des field recordings quand ils améliorent la texture et l’envergure des morceaux auxquels ils ont été incorporés. Maintenant, je reconnais qu’on peut en abuser. Les field recordings purs, sans autres pistes, sans montage, peuvent être très ennuyeux. Les travaux de France Jobin ont toujours fait appel à des field recordings, et ce qu’elle fait est très beau et abstrait. Robert Curgenven a poussé les field recordings dans leurs derniers retranchements en se servant de dubplates et des résonances. Quand j’entends des plages de field recordings, je ne m’attends pas seulement à être transporté, mais à me sentir perdu. J’ai mes codes personnels à propos des field recordings… pas de vent qui carillonne, pas de chants de baleine, pas de basiques chants d’oiseaux (il m’est bien sûr arrivé de contrevenir à cette règle)… Il y en a un autre, mais je crois que je l’ai oublié… haha !
Yann Novak est lui aussi à la tête de son label, Dragon’s Eye. Quels sont les labels que tu suis de près ? Quels sont les derniers disques que tu as aimés ? J’adore ce que font Opal Tapes et PAN. Tous les deux ont des vues très singulières, même si leurs références transcendent les styles. J’aime les choses difficiles à classifier. J’ai toujours apprécié ce qu’ont fait Touch et MEGO, historiquement. J’aime aussi tout de Silk. Voici quelques-uns de mes disques préférés du moment : Andøya d’Eric Holm, Psychic 9-5 Club de HTRK, Sirene de Robert Curgenven, Warehouses de Kane Ikin, Ett de Klara Lewis, Tulpa de Perfume Advert, LA Spark de Wrangler, Ill Fares The Land de Koenraad Ecker. Et quand vient le moment de dîner, Mi Senti de Roisin Murphy.
Pour terminer, peux-tu me présenter Subsequent Materials ? Quelle est l’idée de cette nouvelle référence ? Subsequent Materials est en gros une collection de pièces sorties sur des compilations, des bonus tracks et des versions inédites de travaux qui datent de 2006 à 2012. Cela représente trois heures de travaux sonores, qu’on n’est pas obligé d’écouter d’une traite !
Richard Chartier, propos recueillis en juin 2014.
Pierre Cécile © Le son du grisli