LDP 2015 : Carnet de route #19
Désormais à Londres, les deux-tiers du trio ldp : au Cafe Oto, où se pressent quelques habitués du grisli et où Jacques Demierre entame un intéressant entretien avec la violoniste et chercheuse Anouck Genthon.
5 & 6 octobre, Londres, Royaume-Uni
Cafe Oto
05./06.10. – Konzerte, Cafe OTO London
Ein ähnliches Programm wie in Luzern führen wir in London auf. Am ersten Abend spielen wir im Anschluss an die Gruppe AMM zusammen mit Roger Turner im Trio.
Der zweite Abend wird mit dem Video von Barre Phillips eröffnet. Im letzten Teil des Videos spielen die Musiker des Quintetts zusammen mit Barre. Nach einer Pause spielt das Quintett mit Angharad Davies, Urs Leimgruber, Rhodri Davies, Jacques Demierre und Hannah Marshall ein Konzert als zweiten Teil. Im Sinne ein anderer Raum – ein neues Konzert.
U.L.
C'est en observant le piano Yamaha C3, placé côté jardin de la scène du Cafe OTO londonien et portant le numéro 61922428, que John Tilbury me parle de son désir de clavicorde. J'y entends immédiatement un lien entre la discrétion sonore de cet instrument et la qualité unique des attaques que le pianiste anglais parvient à produire dans ses interprétations de Morton Feldman. Ou en improvisant, comme ce fut le cas ce même soir en compagnie de Eddie Prévost, dont les regards vers son collègue totalement absorbé par son jeu magnifiquement radical de semi-intentionnalité sont restés profondément inscrits dans ma mémoire. Impression de me trouver à la frontière d'une solitude abyssale. Le tranchant du trio avec Roger Turner et Urs m'a rappelé certaines épices particulièrement relevées que nous avions expérimentées, il y a peut-être deux ans de cela, avec Barre et Urs, dans ce restaurant turc où les artistes visuels Gilbert et George ont leur Stammtisch depuis de nombreuses années. Nous les avions croisés, sortant du lieu avec classe et modestie dans un murmure d'une discrétion royale. Depuis trois jours qu'a commencé le Fall Tour, nous projetons chaque soir, en début de première ou de seconde partie, une vidéo faite d'un montage d'images où l'on voit Barre parler, Barre jouer, Barre jouer et parler. Son absence est grande, sa présence aussi. Certains de ses mots prononcés tournent en boucle en moi, des mots qui parlent de cette longue route qu'il n'a cessé de dérouler depuis 50 ans, cette longue route qui le mène aujourd'hui encore à essayer de comprendre ce qu'est la musique, ce qui est en jeu durant un concert, ce que nous retirons d'un concert passionnant ou d'une expérience musicale particulièrement inspirante. Ce sont ces questions qui viennent d’être abordées dans un entretien mené en vue de la création radiophonique "expérience sonore", réalisée par Anouck Genthon et Emmanuelle Faucilhon, dans le cadre de la "Nuit de la découverte" initiée par France Culture. De cet entretien, j'ai transcrit les passages qui me semblent les plus représentatifs de mon état d'esprit à l'écoute répétée de ces mots de Barre. J'y entends le sens bien sûr, mais au fur et à mesure de la répétition des écoutes, le son devient primordial, l'expérience du son de la voix de Barre, comme une expérience sonore autonome et non duelle. Je suis redevable à la violoniste et chercheuse Anouck Genthon (AG) d'avoir abandonné cet interview enregistré à la subjectivité de ma transcription, où, à l'inverse des autres courts textes de ce Carnet de Route, j'ai voulu conserver la trace sonore du langage parlé.
JD- C’est toujours difficile de parler d’une expérience sonore… d’une expérience sonore vécue, j’ai l’impression que c’est une chose qui est loin des mots et que si on la met en mots, forcément on la trahit, forcément on trahit cette expérience du son…on est davantage dans la description de comment on perçoit cette expérience, mais on n’est pas dans la description de l’expérience elle-même qui reste presque indescriptible…en même temps tout cela est très intéressant puisque pour pouvoir ré-élaborer des choses ensuite ou simplement jouer, on travaille finalement plus sur comment on perçoit les choses, comment est-ce qu’on vit une expérience du son plutôt que sur l’expérience du son elle-même, j’ai vraiment ce sentiment-là…
AG- C’est comme une deuxième lecture d’une certaine manière, on est dans la résonance de ce vécu-là. L’idée n’est pas de pouvoir décrire mais plus de raconter ce qui reste, de mettre à jour les traces de cette expérience…
JD- J’ai l’impression qu’il y a deux plans, le plan de l’expérience elle-même et le plan de l’amont-aval de l’expérience, comme l’adret et l’ubac qui ne peuvent dire la montagne autrement que dans le mouvement menant de l’un à l’autre…l’expérience du son est elle-même issue de niveaux très différents, de réalités qui peuvent être très très différentes, qui peuvent être musicales, qui peuvent être non-musicales, qui peuvent être d’ordre acoustique, qui peuvent être d’ordre émotionnel, d’ordre social….de tout ça l’expérience sonore va se nourrir pour exister, comme une espèce de matériau textuel, textuel au sens large du terme…ce soir-là en l’occurrence on a donné un concert où pour des raisons de santé Barre est absent, un concert où on célébrait son anniversaire, cette absence finit forcément par être jouée, elle aussi…un film sur Barre est projeté dans ce même lieu, un théâtre, à l’acoustique assez sèche, assez peu faite pour le son instrumental, peut-être davantage pour la parole, un lieu rarement utilisé pour la musique improvisée, avec éventuellement des tensions entre les gens du théâtre et les gens qui l’investissent pour l’occasion, enfin il y a comme toute une série de textes, de textes de base qui vont agir sur l’expérience sonore, et j’ai l’impression que l’expérience sonore, en tous les cas vue en amont, se constitue bien avant, les conditions de cette expérience sonore démarrent longtemps en amont, elles peuvent dépendre par exemple du train que l’on va prendre le matin, elle dépend des mails échangés avec l’organisateur, enfin il y a une dimension sociale, pratique, et pas uniquement musicale, j’ai l’impression que c’est à travers ces éléments-là que va se constituer l’expérience sonore et j’ai l’impression que la virtuosité la plus grande c’est d’arriver à jouer avec tous ces éléments-là, à jouer avec l’absence de quelqu’un, avec l’émotion que cela peut susciter, avec le saxophoniste qui doit trouver une anche qui soit acceptable dans un tel espace… il y a une sorte de virtuosité qui ne relève pas que du son, mais qui relève d’une série d’expériences beaucoup plus larges dont on ne parle pas vraiment avant de jouer, mais qui constitue le texte de cette musique improvisée, c’est un peu un paradoxe, mais j’ai absolument l’impression qu’il y a un texte qui sous-tend tout ça, que de toutes façons, c'est un texte qu'on joue...(à suivre)
J.D.
Ste. Philomène - 6 october 2015
My friends are now in London and I'm still home. It feels strange but right in the way of what I must do to be able to join them later. Yesterday the movers came and took away the hospital bed. Like removing the tube from my nose some days before it was yet another step, a new level of this ongoing adventure. Tomorrow the nutritionist will come to check up on me and take away all the rest of the gear, artificial food bags and accompanying paraphernalia. And yesterday I took the bag off of the bass, for the first time in four months. My ear/brain still remembered the right pitches for tuning the bass. I started by playing a few notes pizz. As I played more jazz than classical music from my beginnings in 1947 my foundations are basically pizzicato. I had been looking forward to this moment for some weeks. Four months without touching a bass. It is the first time in my life to not touch a bass for so long. I couldn't imagine what would happen. I knew that I wasn't going to look to regain the technique I had lost by not playing but to remain open to whatever would come out and work with that. From the first note - an A natural on the G string, my ears went right back to the last concert I had played, with Urs and Jacques in Arles, France on the 21st of May. Amazing. My body wasn't all there, but mostly. The finger tips have no more callous. The muscles in my hands are flabby and need stretching. But my mind and my ear went right back to where I left off. What a surprise. But I accepted it. Thirty minutes of playing, all pizz, and I had to stop. Ouch! That hurts! And today I have been busy at the computer and running errands but this evening we will meet again and carry on the adventure. Amen! Wait, Wait a bit more. Here I come.
B.Ph.
Pour en revenir à l’idée de “texte” évoquée dans le feuillet précédent, les conditions en amont de cette soirée londonienne du 6 octobre font que "mon" piano Yamaha numéro 61922428 ne sonne pas comme hier, bien que sa facture n’ait en rien changé. J’observe mon instrument comme soumis à différents régimes de pressions, acoustiques, sociales, musicales, technologiques, professionnelles, etc., et comme pris dans un mouvement d’effet sonore qui raconte le point de vue, le point d’écoute privilégié que devient cet objet piano. Le quintet harpe, violoncelle, saxophone, violon, piano, placé dans cet ordre sur scène, de cour à jardin, déploie une musique horizontale traversée de fulgurances verticales. Et toujours la même difficulté de dire cette musique après l'avoir jouée, de décrire à Baobao, jeune pianiste chinoise avide de comprendre l'incompréhensible, les hasards et la non-intentionnalité qu'il a fallu pour que surgisse un son tel que nous l'avons partagé ce soir. Evoquant le clavicorde, un auditeur, mélomane turc et particulièrement avisé, Serdar Akman, attire mon attention sur la musique de Muzio Clementi, et plus particulièrement sur l’interprétation du duo de Hammerklavier formé par Galina Draganova & Vasily Ilisavsky, jouant des pianos Broadwood 1798. Il m'ouvre aussi un champ de possibles insoupçonnés en tissant librement des liens entre les oeuvres de ce musicien-compositeur contemporain de Beethoven avec les enjeux pianistiques des deux musiciens pianistes en présence ce soir au Café OTO, en l’occurrence John Tilbury et moi-même. Le surgissement impromptu de ces réalités temporellement et spatialement croisées me ramène à la matière de l'interview, là où je l'ai laissée, là où je dis que, de toute façon, c’est un texte que l’on joue…
AG- Parce que ça s’inscrit dans un contexte…
JD- Ça s’inscrit dans un contexte, mais on arrive pas dans ce contexte depuis l’extérieur du contexte, c’est un processus qui s’est construit au fur et à mesure et cette expérience du son, c’est comme une cristallisation de tous ces éléments qui préexistent et qui tout à coup prennent forme sonore, qui sont fonction de l’empreinte acoustique du lieu, du nombre de personnes, du nombre de gens qui sont venus peut-être davantage pour la deuxième partie, tous ces paramètres sont des éléments qui font partie du texte et qu’on ne maîtrise pas non plus, qu’on maitrise d’une manière peut-être inconsciente, d’une manière spontanée, et qui sont à la base de cette expérience sonore…après avoir vécu cette expérience sonore, en aval du moment vécu, j’ai l’impression que l’on se retrouve dans cette même impossibilité de décrire cette expérience parce que les conditions du texte ont disparu…si on essaie de décrire l’expérience du son par la simple explication ou la description de toutes ces conditions qui ont amené l’expérience sonore, on ne la retrouve pas, c’est trop pauvre aussi… je pense que l’expérience du son est une chose extrêmement étrange, je parle là de la musique improvisée, avec la musique écrite c’est un peu différent, il y a création d’un objet qui est quasi préexistant et qu’on va mettre dans un certain cadre temporel, alors que là on essaie de se situer à l’intérieur du flot des événements où l’on tente de se positionner le mieux possible afin de produire du son à l’intérieur de cette continuité, cela semble pour moi être un lieu à la fois très difficilement prévisible et aussi très difficilement traduisible après coup, c’est une expérience de l’ordre de l’expérience, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas en parler, évidemment, là d’ailleurs on en parle, mais on est tout le temps en manque de termes adéquats… il faudrait pouvoir presque en parler en même temps, il faudrait presque pouvoir exprimer en même temps l’effet que produit sur nous cette expérience du son…on trouve ça dans d’autres cultures, ça peut être à travers la danse, ça peut être des cris, dans notre culture aussi, à l’opéra, les gens qui applaudissent au milieu d’un air, les gens qui sifflent, qui crient, c’est un rapport qui est beaucoup plus direct et qui est lié au même temps, pour moi cet aspect temporel est très fort, il unifie, c’est le temps vécu ensemble par les musiciens et le public qui unifie leurs expériences sonores, quand on sort de cette unité de temps il nous manque finalement l’élément le plus important, on est dans un autre temps, on parle d’un objet qui n’existe plus temporellement, on est dans la description d’un objet qui a perdu sa spécificité, mais ce n’est pas particulier à la musique d’ailleurs…
AG- …qui a perdu sa substance car il est ancré dans ce présent-là, comme une entité à laquelle tout le monde prend part, comme si il y avait un élément agglomérant qui existait comme une tension dans la réunion par l’écoute de toutes ces choses, et quand ça prend fin il y a un relâchement…
JD- Oui, mais si on en parle, si par exemple ce sont des textes écrits après coup, je pense que les textes les plus intéressants sont les textes qui décrivent l’expérience de l’après coup la plus intéressante, la description de quelqu’un qui arriverait à décrire sa propre impossibilité à parler de l’instant présent mais qui arrive à décrire quelle a été sa manière de percevoir cette expérience du son, plutôt que l’expérience du son en tant que telle…
AG- Même si on fait partie prégnante de cette entité-là qu’on partage, chacun a ses oreilles, chacun a sa propre perception par rapport à son propre contexte…
JD- Oui mais comment expliquer que l’on puisse vivre une même expérience, il y a tout de meme des éléments vécus en commun…
AG- J’ai l’impression qu’à un endroit donné on accepte de lâcher une partie de nous, qu’on dépose quelque chose, je viens évidemment écouter avec ce que je suis, mais je viens aussi en me déchargeant d’une partie de ce que je suis que je dépose pour m’ouvrir à cette expérience du son…comme si à cet endroit-là je pouvais déposer les armes, enlever les couches de mon moi. Pour se plonger dans une écoute il faut accepter, me semble-t-il, une certaine mise à nu, tout autant que les musiciens qui sont eux-mêmes également dans cette mise à nu en jouant. Et c’est possible par la confiance de cette microsociété faite de respect et de partage entre individus qui sont présents pour vivre communément quelque chose… (à suivre)
J.D.
Photos : Jacques Demierre
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Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre (Les Presses du Réel, 2014) / De l'espace sonore (Tacet, 2014)
Au printemps 2010, Matthieu Saladin soutenait, à la Sorbonne, une thèse dont le titre, « Esthétique de l’improvisation libre », cachait un sujet passionnant : la naissance de l’improvisation européenne sous l’impulsion de trois ensembles de taille : AMM, Spontaneous Music Ensemble et Musica Elettronica Viva. Si elle respecte un « cahier des charges » universitaire – emploi de la première personne s’adressant à une audience, implication de cette même personne à persuader, démontrer… –, la thèse en question est aujourd’hui un livre tout aussi passionnant que son sujet.
Dans laquelle on trouve une citation d’Eddie Prévost (l’autre penseur de l’improvisation, avec Derek Bailey, dont le livre fait aussi grand cas) qui avoue que l’intention d’AMM était, à l’origine, « dégagée de toute théorie, s’effectuant d’elle-même à travers un processus où semblaient se mêler radicalité esthétique et tâtonnement ». Mais les choses changent, dont Saladin expose alors les grands principes. Ainsi, quand AMM s’adonne à une self-invention – nécessité que Keith Rowe met en parallèle avec la démarche des plasticiens qui ne peuvent imaginer créer « à la manière » d’un autre artiste – mue par une recherche d’individualisation dans le son et même une certaine esthétique de l’échec (there is no guarantee that the ultimate realisations can exist, AMMmusic 1966), John Stevens impose, à la tête du SME, une improvisation collective plus volontaire et MEV affranchit ses membres (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum…) des convenances « du » composer.
Si les différents enjeux et les différentes méthodes permettent aux groupes de se distinguer, ils n’en démontrent pas moins quelques intérêts communs que Saladin examine dans le détail : nouveau rapport de la libre création musicale au collectif, au règlement, à l’expérimentation, à son environnement social et politique, même, auquel elle oppose bientôt ses propres vérités. Ainsi, depuis le début des années 1970 qui circonscrit cette étude, l’improvisation libre, obligée au constant renouvellement, se trouve-t-elle assurée d’actualité.
Matthieu Saladin
Esthétique de l'improvisation (Introduction)
Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique (Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre, 13X17 cm, 400 pages, ISBN : 978-2-84066-471-0
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Dans l’introduction qu’il signe au troisième numéro de Tacet, Matthieu Saladin, qui dirige la revue (et a coordonné son troisième numéro en collaboration avec Yvan Etienne et Bertrand Gauguet), explique que les textes d’auteurs et d’époques différents qu’on y trouve permettront au lecteur « d’arpenter l’espace sonore » « par l’étude ».
Ce sont alors, dissertant ou documentés, Alvin Lucier, Michael Asher, Seth Cluett, Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, Maryanne Amacher, Paul Panhuysen, Christian Wolff… qui, chacun à leur manière, fragmentent pour mieux le détailler un territoire qu’on prend en effet plaisir à arpenter. Afin de ne pas égarer le lecteur, Saladin a pris soin de glisser dans l’épais volume une carte étonnante, Sound Space Timeline 1877-2014, qu’il a élaborée avec Yvan Etienne et Brice Jeannin. Dépliée, celle-ci confirme que le territoire est vaste, qui va des terres de Thomas Edison à cette ancienne cuve de pétrole à la réverbération exceptionnelle récemment découverte dans les Highlands.
Tacet N°3 : De l’espace sonore / From Sound Space (HEAR / Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre / Revue, 429 pages, ISBN : 978-2-84066-717-9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
AMM : Two London Concerts (Matchless, 2012)
Deux concerts londoniens enregistrés les 6 mars 2011 et 27 novembre 2011. AMM (duo) : John Tilbury au piano et Eddie Prévost à la batterie, & dans la brume. London in the fog : Tilbury & Prévost in the mist. Nous, assis, qui respirons cette somme d’atmosphères.
Un cluster prend le temps de s’évanouir dans l’air mais un autre le remplace, les deux sont reliés par un bourdon de cymbale allumé par une mèche. Les accords de piano se rapprochent, Tilbury tire sur une des cordes de son piano, prise au hasard, et il n’en voit pas le bout : parce qu'il n’a qu’une corde à son piano, de plus en plus fine.
La batterie de l'adroit Prévost lui décoche des flèches de rouille ou inquiète un tom pour la faire trembler : le piano s’en méfie, se fait discret mais pas oublier, on entend partout sa respiration. A Londres, la brume s’est dissipée pour laisser place à un brouillard frémissant. Nous, pourtant assis loin de lui, avons frémi avec lui.
AMM : Two London Concerts (Matchless)
Enregistrement : 6 mars 2011 & 27 novembre 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ E1 AMM 02/ SE1 AMM
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Interview de Jacques Oger (Potlatch)
A l’occasion de la parution d’Agitation Frite, livre de Philippe Robert consacré à l’underground musical français de 1968 à nos jours, le son du grisli publie cette semaine une poignée de chroniques en rapport avec quelques-uns des musiciens concernés en plus de deux entretiens inédits tirés de l’ouvrage...
On s’était déjà entretenus en 1998, un an après la création du label Potlatch, pour feu Octopus. Nous n’avions alors pas évoqué Axolotl, groupe au sein duquel tu jouais du saxophone et qui a sorti deux albums (devenus cultes depuis), dont un sur le label de Jac Berrocal, D’Avantage, et l’autre – curieusement – sur Cryonic que l’on associe plus généralement à Art Zoyd et Univers Zéro qu’à l’impro – encore que ce deuxième opus soit franchement post-punk et fasse penser à Ornette Coleman, période électrique avec Prime Time. Cette période Axolotl reste essentielle pour moi. Tout a commencé à Châteauvallon, à l’été 1977, au cours d’un stage dirigé par Steve Lacy. Je commençais à jouer du saxophone et j’y rencontrai Étienne Brunet, parisien comme moi. Nous avons continué à nous voir, puis, à partir de 1979, constitué ce trio Axolotl, une extension du duo qu’il formait avec le guitariste Marc Dufourd. Ce fut pour moi, durant plusieurs années, une activité enthousiasmante car nous avons pratiqué, et pensé aussi, la musique totalement improvisée. Nous fûmes, je crois, l’un des tout premiers groupes à le faire en France. Nous avons joué dans pas mal d’endroits, au 28 rue Dunois à Paris bien sûr, dans différents festivals de jazz en France et quelquefois à l’étranger. J’étais, à l’époque, influencé par Evan Parker, Derek Bailey, John Zorn, Alterations, le Rova. Ce fut pour moi (fan au départ de jazz et free jazz) une ouverture fabuleuse de pouvoir jouer ainsi, en étant investi à fond aussi bien sur le plan individuel que collectif, et de rencontrer des musiciens comme Daunik Lazro, Jac Berrocal, Michel Doneda, Lê Quan Ninh, Maurice Merle, Christian Rollet et bien d’autres. Je travaillais aussi le sax d’une manière plus conventionnelle, prenant des cours au CIM (une école de jazz créée par Alain Guerrini) avec Jean-Claude Fohrenbach qui m’apprit les bases des chord changes. Nous vivions la grande époque de l’improvisation musicale, même si, contrairement à aujourd’hui, élaborer des contacts n’était pas simple (il fallait aller à la Poste pour envoyer un fax !). Nous pouvions écouter beaucoup de disques, notamment les Incus, FMP, Metalanguage, Emanem..., que nous trouvions surtout chez Dolo qui avait repris la boutique, près du Panthéon, créée et animée par Gérard et Odile Terronès ainsi que Laurent Goddet. Au bout de quelques années, vers 1984-1985, j’ai préféré cesser d’être musicien, ne sentant pas en avoir la fibre. J’ai toujours pensé que pour être musicien, surtout dans le domaine de l’improvisation, il faut avoir des idées originales à proposer, une matière à soi à travailler. Or j’avais l’impression d’imiter des musiciens plutôt que de développer un langage personnel. En revanche, je n’ai jamais voulu couper les liens avec le milieu musical que j’aimais. Bien sûr, je continuais d’aller aux concerts, de fréquenter les festivals (Vandœuvre, Mhère, Verdun, Poitiers, Mulhouse…), et de rencontrer les musiciens. Par la suite, j’ai aussi co-animé pendant plus d’un an une émission hebdomadaire sur Radio Libertaire, puis contribué à la création de la liste de discussion Fennec sur Internet, réalisé quelques chroniques et interviews pour Improjazz. Avec le recul, j’estime avoir eu une immense chance d’avoir pu participer, dès son origine, à un mouvement musical, certes minoritaire — tout au moins à l’échelle française. D’avoir rencontré et côtoyé des musiciens exceptionnels… Jamais je n’aurais cru cela possible lorsque, adolescent provincial, j’étais devenu fan de jazz et free jazz en 1966. Au sein d’Axolotl, nous avons eu des réflexions permanentes sur l’improvisation musicale. Cela m’a permis de nourrir ma pensée, d’avoir une ouverture sur beaucoup d’autres musiques (contemporaines, traditionnelles...), de découvrir ce que pouvait être le potentiel créateur des musiciens improvisateurs, bien différent de celui du jazz (une « musique idiomatique » selon Derek Bailey), et d’être toujours intéressé par l’innovation. Cela m’a permis d’acquérir des bases d’analyse et de compréhension de toutes ces musiques, de voir aussi combien certains milieux pouvaient être sclérosés (le milieu du jazz en France, par exemple).
Tu n'es certes plus musicien, mais tu as créé un label essentiel avec le preneur de son et musicien Jean-Marc Foussat : Potlatch. Label qui, dans un premier temps, s'est consacré aux musiques historiques que tu viens d'évoquer : Derek Bailey, Steve Lacy, Joëlle Léandre, Fred Van Hove, Daunik Lazro... En fait, la création de Potlatch est le résultat d’un ensemble de circonstances. L’idée a commencé à germer chez moi à partir de 1996. J’avais alors l’impression que les labels français n’exploraient pas suffisamment le champ de l’improvisation, et que certains musiciens français méritaient une exposition plus importante. J’avais eu l’occasion de m’en entretenir avec Catherine Peillon (du label Deux Z), mais elle était surtout intéressée pour se développer dans les musiques baroques et contemporaines. L’idée de créer un label de but en blanc nécessitait d’avoir un positionnement esthétique bien affirmé dans l’improvisation libre, et des objectifs précis, voire ambitieux, notamment au-delà de l’Hexagone. En outre, je ne voulais pas recourir aux financements octroyés par les différentes sociétés civiles auxquels font souvent appel un certain nombre de petits labels indépendants français. Après avoir fait mes calculs, j’ai compris qu’il fallait atteindre un niveau de vente minimum non négligeable pour survivre, ce qui me semblait réalisable uniquement grâce aux ventes à l’international. Ma grande chance a été Internet. On était en pleine explosion, et les musiques improvisées n’y échappaient pas. Je participais alors aux débats qui se déroulaient sur les listes de diffusion comme la Zornlist (États-Unis) ou le Fennec en France. Il était devenu facile de communiquer partout dans le monde et d’assurer une promotion quasi-gratuite en direction de publics ciblés a priori intéressés. Je me suis vite rapproché de plusieurs distributeurs et mail-orders aussi bien en France (IHL au début et surtout Metamkine) qu’à l’étranger (États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Allemagne, Suisse, Belgique, Italie, Suède…). Tous ont répondu qu’ils étaient prêts à me suivre. J’ai aussi bénéficié d’un accueil favorable auprès de journalistes qui écrivaient dans des magazines spécialisés (Revue & Corrigée, Improjazz, Jazz Magazine…). Bref, je me suis senti vite encouragé. Mais, je le répète souvent : pour toutes ces raisons, sans Internet je n’aurais jamais créé Potlatch. Je me suis aussi rapproché de Jean-Marc Foussat, que j’ai connu au temps d’Axolotl (il venait enregistrer nos concerts de temps en temps). J’avais besoin de lui pour ses talents de preneur de son, et aussi pour m’aider à concevoir et préparer les pochettes. En outre, il disposait dans ses cartons d’enregistrements de concerts de haute qualité. Pour inaugurer le catalogue, j’ai voulu affirmer des choix esthétiques en proposant des musiciens qui m’avaient beaucoup marqué dans mon parcours de musicien. Bien sûr, sont apparus des grands noms (pas encore forcément devenus « historiques » à l’époque), ce qui a contribué à une notoriété rapide du label. De bonnes opportunités se sont vite présentées : Derek Bailey et Joëlle Léandre avaient des concerts à Paris (mai 1997) et j’ai demandé à Jean-Marc de venir les enregistrer aux Instants Chavirés. Puis ce fut le tour de Fred Van Hove, qui avait, quelques années plus tôt, invité Axolotl à jouer à son festival King Kong d’Anvers. Je tenais aussi à sortir des enregistrements antérieurs (toujours de Jean-Marc) de Daunik Lazro et Carlos Zingaro, puis de Derek Bailey et Steve Lacy. Puis très rapidement, Michel Doneda me fit une proposition de disque solo, sûrement l’un des plus radicaux qu’il ait fait. Avec tous ces projets, j’avais le sentiment de m’acquitter d’une dette symbolique auprès de tous ces musiciens qui, d’une manière ou d’une autre, m’avaient tellement apporté. Ces premières sorties furent suivies par des enregistrements soit de musiciens bien connus (comme Evan Parker avec Keith Rowe) ou un peu moins (Français souvent) dont je voulais faire profiter de la notoriété naissante du label, comme Xavier Charles, les Kristoff K.Roll, Pascal Battus, Camel Zekri, Sophie Agnel, Laurent Dailleau, David Chiesa, Isabelle Duthoit, Frédéric Blondy… Et c’est surtout au début des années 2000 que j’ai senti que de nouvelles esthétiques traversaient le champ de l’improvisation musicale et que j’allais devoir y répondre.
Quelles esthétiques ? Des esthétiques plus fondées sur le son et moins sur le « jeu » ? Des esthétiques « réductionnistes » ? En fait, pour comprendre ce qu’il s’est passé à cette époque, je crois qu’il faut revenir sur un groupe qui existe toujours d’ailleurs, et qui est apparu au milieu des années 1960 à Londres. Je veux parler d’AMM. Bizarrement, son existence avait été occultée assez longtemps. Bien que connu (mais un peu en marge) au Royaume-Uni, sa notoriété était faible en France jusqu’aux années 1980. Dominique Répécaud les a fait mieux connaître en les programmant au festival Musique Action dans les années 1990. Et leurs disques sur Matchless étaient mieux diffusés aussi. Pour beaucoup, ce fut un apport essentiel. On abordait d’autres dimensions dans l’improvisation, davantage basées sur le son collectif, sur le rapport à l’espace, au silence, à l’écoulement du temps, échappant ainsi à l’interaction impétueuse et grouillante souvent caractéristique de cette fameuse « musique d’insectes » britannique. Il y avait aussi une profonde coupure avec une esthétique encore proche du free jazz, notamment dans l’absence de toute scansion rythmique. Tout cela grâce au jeu à plat de la guitare de Keith Rowe, à l’influence de la musique contemporaine dans le jeu de piano de John Tilbury, et à l’utilisation prononcée des gongs par Eddie Prévost. Dès la fin de l’année 1999, j’avais fait enregistrer par Jean-Marc Foussat un concert de Keith Rowe, Taku Sugimoto et Gunter Müller aux Instants. Malheureusement, étant à l’époque très occupé par ailleurs et ayant déjà un calendrier de production assez chargé, j’ai laissé le temps passer, et finalement cet enregistrement, très représentatif de cette période charnière, est sorti sur le label américain Erstwhile (sous le titre The World Turned Upside Down). Au même moment, on a commencé à entendre des nouveautés en provenance du Japon. Outre Taku Sugimoto, il y avait Otomo Yoshihide, Toshimaru Nakamura, Sachiko M, etc. Des musiques avec beaucoup d’électronique, souvent bruitistes, mais aussi orientées vers le minimalisme et le silence. C’est alors que l’on a vu fleurir toutes ces étiquettes : eai (pour electro acoustic improvisation), onkyo music, réductionnisme, new London silence… Pour moi, l’évolution s’est faite progressivement. J’avais rencontré Ignaz Schick à Fruits de Mhère et il m’avait parlé du collectif berlinois Phosphor. J’ai pu sortir leur premier CD fin 2001, qui reste un témoignage important du renouvellement de l’improvisation collective. J’étais également intéressé, au-delà des étiquettes et des engouements, par le défrichement de nouveaux territoires, notamment avec la confrontation des instruments acoustiques et électroniques. En tant qu’ancien saxophoniste, cela m’a toujours paru constituer un véritable défi, obligeant les musiciens à explorer de nouvelles façons de jouer. Il y avait déjà eu, dès 2001, la rencontre de Sophie Agnel avec Jérôme Noetinger et Lionel Marchetti. Plus tard ce fut celle de Michel Doneda avec Alessandro Bosetti, Serge Baghdassarians et Boris Baltschun, puis avec Urs Leimgruber et Keith Rowe ; ensuite le trio Sowari, John Butcher et Christof Kurzmann, Jean-Luc Guionnet et Toshimaru Nakamura, Pascal Battus et Christine Sehnaoui. Dans le même ordre d’idées, j’étais aussi attiré par les nouvelles recherches sur les instruments acoustiques, comme le travail sur le souffle ou les textures sonores apparentées à des sons électroniques. Cela avait commencé avec The Contest of Pleasures (enregistré une première fois en août 2000 à Mulhouse), et s’est poursuivi avec le trio de souffleurs Placés dans l’air, puis les solos de Stéphane Rives, Bertrand Denzler, le quatuor de saxophones Propagations et le pianiste Cor Fuhler. Toutes ces productions me semblent bien refléter ce que j’ai voulu faire pendant cette première décennie 2000.
Tu n’étais pas seul, il y avait aussi, en France, le label À bruit secret, piloté par Michel Henritzi. J’imagine que vous aviez, de ce point de vue, des affinités. J’ai toujours été, et suis encore, un grand admirateur de Michel Henritzi. À l’époque, j’aimais beaucoup écouter les Dust Breeders, le groupe dans lequel il s’acharnait sur les guitares et mange-disques. J’aimais aussi beaucoup lire ses chroniques et interviews dans Revue & Corrigée, souvent de musiciens japonais qu’il a contribué à mieux faire connaître en France. Aussi, lorsqu’il a créé et développé À bruit secret (encore une référence à Marcel Duchamp), ce fut très important, non seulement en France, mais aussi vers d’autres pays, pour faire connaître la scène radicale japonaise, dont Michel était déjà un très grand connaisseur. Je regrette que son label n’ait pas continué plus longtemps. Des pépites figurent à son catalogue, notamment les disques solo de Tetuzi Akiyama, Toshimaru Nakamura, Taku Sugimoto, Sachiko M, sans oublier ceux des musiciennes allemandes Annette Krebs et Andrea Neumann.
Michel Henritzi a d'ailleurs rédigé les notes de pochette de l'album éponyme de Phosphor, sur lequel on retrouve justement Annette Krebs. Pour en revenir à AMM, on peut effectivement considérer comme leurs héritiers tous ces improvisateurs pour qui le travail sur les textures s'apparente à des sons électroniques. Est-ce que Musica Elettronica Viva et Taj Mahal Travellers, deux formations contemporaines d'AMM également versées dans l'impro, ont eu sur toi le même impact ? Ah oui, tu as raison de mentionner ces très bonnes notes de pochette du premier Phosphor… tu as une meilleure mémoire que moi ! En ce qui concerne Taj Mahal Travellers, je dois avoir un ou deux disques d’eux, mal enregistrés d’ailleurs. Je les associe aussi à une certaine mouvance rock. Je ne les connais pas bien, mais je ne pense pas qu’ils aient eu une grande influence sur les improvisateurs dont on parle. Quant à Musica Elettronica Viva, ils avaient eu leur heure de gloire jusqu’au milieu des années 1970, puis furent un peu oubliés en tant que groupe, mais à l’époque ils appartenaient plutôt au circuit de la musique contemporaine, et il existait encore des barrières entre les différents genres de musique malgré leur disque paru sur Byg-Actuel. J’ai écouté aussi celui paru plus tard avec Steve Lacy, qui est très bon. MEV a toujours manifesté un profond intérêt pour l’improvisation, chose plutôt rare dans la musique contemporaine. Ils avaient des spécificités, notamment la volonté de faire participer le public à leurs concerts, Matthieu Saladin en parle très bien dans son livre sur l’improvisation. On pourrait aussi citer d’autres noms comme David Tudor, David Behrmann, Alvin Lucier, Robert Ashley qui ont dû avoir une influence plus tardive sur les improvisateurs utilisant les dispositifs électroniques.
Aussi le Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza, également contemporain d'AMM. Par contre, il est vrai que Taj Mahal Travellers a plutôt eu une influence sur les groupes de rock versés dans les drones lo-fi, et chez ces groupes pratiquant une forme d'improvisation ritualisée en forme de happening, tel No-Neck Blues Band. Les artistes que tu soutiens n'ont pas grand chose à voir avec ça, tu as raison. Ces artistes, tu leur es d'ailleurs fidèle. Je pense notamment à Marc Baron qui a sorti quatre albums chez toi depuis 2007 (dont un sous le nom de Narthex), soit la plupart de ses disques jusqu'ici. Penses-tu que ton travail d'éditeur leur apporte une crédibilité ? Dans ma démarche, j’ai souvent essayé de mettre en avant des artistes français, et, le cas échéant, de leur faire profiter de la notoriété du label, si tant est que celle-ci existe. Évidemment, quelqu’un comme Jean-Luc Guionnet n’en a pas forcément besoin, mais il n’a pas été toujours aussi connu qu’aujourd’hui. Stéphane Rives, lui, a probablement profité de la notoriété de Potlatch, lorsque son solo Fibres est sorti en 2003, notamment dans des pays autres que la France. Marc Baron était un petit peu connu dans la sphère du jazz français, car à ses débuts il avait joué avec Louis Sclavis. Mais ce qu’il a fait ensuite n’a sans doute pas dû séduire beaucoup d’amateurs de jazz ! Il représente pour moi l’exemple parfait de choix radicaux en musique. Il fait partie des rares qui pensent la musique, et se posent les questions jusqu’au maximum de leur implication. Il n’a pas hésité à abandonner son instrument d’origine (le saxophone alto), dont il joue par exemple dans le disque Propagations, car cela ne correspondait plus à sa conception de la pratique musicale aujourd’hui. Il n’hésite pas à épurer des concepts et à pousser à l’extrême leur logique comme dans Narthex avec Loïc Blairon, plaçant l’auditeur dans une situation plus qu’inaccoutumée, ainsi que peut le faire actuellement un Manfred Werder. Et aujourd’hui, son travail sur bandes magnétiques s’apparente à de la composition, ce qui ne l’empêche pas de faire de temps en temps des concerts avec ces dispositifs. Étonnamment, son premier solo, Hidden Tapes, a beaucoup plu, je ne m’y attendais pas à ce point. Le souhait d’un label, en tout cas c’est le mien, c’est bien sûr de vouloir apporter de la crédibilité, soit à un artiste qui n’est pas encore très connu, soit à une démarche qui peut sembler iconoclaste. C’est le cas avec le projet Home/Handover de Guionnet / La Casa. En sortir un coffret de 4 CD ne va pas forcément de soi. Mais je pense que ce type d’œuvre mérite absolument d’être publiée, ne serait-ce que pour les curieux, car il y a beaucoup à en retirer. J’ai aussi l’impression qu’au bout d’un moment il s’établit une sorte de cercle vertueux, que les notoriétés respectives du musicien et du label se renforcent l’une l’autre. Cela crée un encouragement à continuer pour tout le monde ! Le label doit s’investir dans son orientation artistique, doit refléter ce qui se passe pour produire des choses innovantes. Pour que cela ait un accueil positif auprès du public, il faut perpétuer la crédibilité du label. Au fil du temps, je me suis pris au jeu. Je me suis toujours dit qu’il fallait être de son époque. En 1966, lorsque j’ai découvert le jazz, on parlait encore et à juste titre de Sidney Bechet, mais je sentais bien aussi que l’important c’était Coltrane et le free jazz qui arrivait. Aujourd’hui, je veux être dans cette attitude bien sûr. Et donc si Potlatch a acquis, au fil des années une certaine crédibilité, je dois en faire profiter des musiciens qui me semblent importants et novateurs.
Philippe Robert @ le son du grisli / lenka lente
Photo (Debord' Potlatch) : Guillaume Tarche © Au grisli clandestin
AMM : Place sub. v. (Matchless, 2014)
Dans quel bas-fond de Lublin, Pologne, John Tilbury et Eddie Prévost ont-ils, avec la savante mesure qu’on leur connaît, extrait pour la polir cette nouvelle pierre à marquer leur maturation lente ? De l’endroit, AMM se fait un devoir et, bientôt, joue sur les mots : « a place » / « to place ».
Par petites touches, le duo sarcle, avise et creuse : permet déjà à la lumière de percer, qui dérangera quelques bêtes enfouies – le ventre du piano s’en fait gravement l’écho quand ce n’est pas la batterie qui chasse une horde de corneilles. Si l’exercice requiert de la précaution, c’est qu’AMM est venu jusque-là – cet « endroit où être » – pour marquer un territoire qui n’appartient qu’à lui et qu’il développe depuis toujours à l’intérieur même de ses frontières : frappes retenues, ritournelles naissantes et puis empêchées, accords courts étouffant sous les longs sifflements d’une cymbale sous archet, et voici que Place sub. v. a, dans un souffle, épousé l’endroit – point, parages et même pays.
AMM : Place sub. v. (Matchless Recordings)
Enregistrement : 16 mai 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ Place
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
AMM : Generative Themes (Matchless, 1982)
L’AMM en place sur l’enregistrement studio daté de 1982 qu’est Generative Themes est ce trio que composent John Tilbury, Keith Rowe et Eddie Prévost. L’improvisation génèrera quatre Generative Theme – la réédition sur CD en consignera un cinquième, né d’un concert donné l’année suivante à Zagreb.
La pochette – réutilisation par Keith Rowe d’un dessin de Cornelius Cardew – pourrait prévenir du jeu d’imbrications à y trouver. L’improvisation n’est pas faite de perspectives individuelles accumulées mais d’un savant partage, d’un partage devenu naturel à force d’avoir été interrogé, d’interventions et de séquences prêtes à transcender le vocabulaire commun. Les symboles de celui-ci ne sont plus directifs, les signes qu’on remarque sont la marque de fabrique d’une cohérence collective.
A l’oreille, un gamelan miniature compose avec l’écho et le tumulte, caresse ou frotte ou taquine un lot de cordes arrangées en mobiles. De zones de perturbation sortent des voix innombrables : le poste de radio de Rowe longtemps l’éloigne des cordes : il y fait œuvre d’impertinences et de discrétion. Et puis arrive le temps des clusters et des coups appuyés, le guitariste gratte et érafle, joue avec l’électricité et les effets. Le climat est à l’orage et cet orage est le sujet du jour et d’importance.
AMM : Generative Themes (Matchless)
Enregistrement 1982-1983. Edition CD : 1994.
CD : 01/ Generative Theme i 02/ Generative Theme ii 03/ Generative Theme iii 04/ Generative Theme iv 05/ Generative Theme v
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cette chronique est tirée du deuxième hors-série papier du son du grisli, sept guitares. Elle illustre le portrait de Keith Rowe.
AMM : Uncovered Correspondence (Matchless, 2011)
Si c’est sous la forme d’un duo – comme à d’autres périodes des quarante-cinq ans de vie de la formation – que s’incarne AMM depuis le milieu des années 2000 (certes avec l’inclusion occasionnelle d’invités, comme dans les récents Trinity ou Sounding Music), l’éthique à l’œuvre dans le groupe reste intacte ; non qu’elle soit immuablement figée mais parce que l’esprit qui vit en Eddie Prévost (percussion) et John Tilbury (piano) ne cesse de porter cette musique au-delà des distinctions entre action & contemplation, matérialité & abstraction, durée effective & temps perçu…
A la manière dense et légère de certains de ces nuages de Rothko, contours effilochés et cœur intense, dégageant une aura envoûtante, cette heure (un instant, une nuit) saisie au printemps 2010 en Pologne est toute de suspension – cet autre swing… antigravitationnel. Sans la tension du flux électrique des enregistrements des années 90, et davantage ouverte au jeu onirique des lambeaux sonores et des interstices, cette musique s’infiltre, hantée, balinaise, d’une merveilleuse discrétion, désarmante et pénétrante.
AMM : Uncovered Correspondence, a Postcard from Jaslo (Matchless / Souffle continu)
Enregistrement : 15 mai 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Paragraph One 02/ Paragraph Two 03/ Paragraph Three
Guillaume Tarche © Le son du grisli
John Butcher, Rhodri Davies, Claudia Ulla Binder, Giacinto Scelsi, AMM
John Butcher : Trace (Tapeworm, 2010)
Un beau solo (aux saxophones soprano & ténor) d’octobre 2009 en l’église parisienne de Saint-Merri occupe la première face de cette cassette : mise en ébullition, plateaux à diverses températures, les matières deviennent malléables et l’espace est rauquement retaillé, feuilleté, piqueté et refendu. L’autre versant de ce document offre vingt minutes particulièrement intéressantes durant lesquelles Butcher travaille en sculpteur sur des feedbacks qu’il façonne – dans la continuité des expériences conduites par exemple sur le disque Invisible Ear. Une exploration assez envoûtante.
John Butcher, Rhodri Davies : Carliol (Ftarri, 2010)
Près de dix ans après le concert reproduit dans Vortices & Angels (Emanem), le souffleur et le harpiste se retrouvent en studio pour des navigations bien différentes… et franchement hallucinantes, d’une abstraction réjouissante et déboussolante. Micros, moteurs, haut-parleurs embarqués, comme autant d’outils pour s’égarer, transforment l’instrumentarium : virements de caps, basculements de drones, anamorphoses sensibles, tout un monde électrique dans lequel se dissout la lutherie attendue.
John Butcher, Claudia Ulla Binder : Under the Roof (Nuscope, 2010)
Phonographiquement moins documentée que celles que Butcher entretient avec Burn, Graewe ou Tilbury, la relation tissée entre la pianiste zurichoise et le saxophoniste n’en retient pas moins l’attention. Indépendantes, les deux voix agencent, dans chacune des quinze pièces brèves de cette mosaïque, des matériaux soigneusement pesés (à l’e-bow, du bout des lèvres). Epars ou disposés avec décision, frottés, ils gagnent dans le clair-obscur une certaine apesanteur, à moins que la corrosion ne les gagne délicatement.
Various Artists : Lontano, Homage to Giacinto Scelsi (Tedesco, 2010)
Lontano est une compilation vraiment réussie (diverse & cohérente, évocatrice & poétique), élaborée par Stefano Tedesco, qui peut être accompagnée par la lecture des trois volumes qu’Actes Sud a réunis autour de Scelsi : Les anges sont ailleurs… (I), L’homme du son (II), Il Sogno 101 (III). En une contribution de sept minutes, John Butcher & Eddie Prévost, comme dans leurs Interworks de 2005 (pour Matchless), arrivent à charger l’instant de présence et diffusent dans le bruit du temps une autre qualité de silence : leur magnétique musique. Les autres participants conviés ne sont pas en reste – un aréopage de haut vol : Rafael Toral, Roux & Ladoire, Elio Martusciello, David Toop, Skoltz & Kolgen, Scanner, KK Null, Alvin Curran, Efzeg, Lawrence English, Davies / Williamson / Tedesco, Olivia Block…
AMM : Sounding Music (Matchless, 2010)
A l’occasion du festival Freedom of the City de 2009, le collectif historique présentait un effectif renforcé : si Eddie Prévost et John Tilbury ont l’habitude de recevoir John Butcher (comme dans le splendide Trinity, Matchless, 2008), la violoncelliste Ute Kanngiesser et Christian Wolff (piano, guitare basse, mélodica) sont des hôtes plus rares – ce qui ne change rien à l’esprit développé par le groupe. D’emblée, l’évidence des convergences (harmoniques, climatiques) frappe, et les cinquante minutes de ce concert, en se dépliant, découvrent tout un art partagé du surgissement, de la suspension. Et c’est très beau.
Polwechsel, John Tilbury : Field (HatOLOGY, 2009)
Ah, voilà un de ces disques qu’on repère avant sa sortie, qu’on prie son disquaire de commander, qu’on se prépare à écouter avec l’envie de « reconnaître » (un son de groupe façonné, une géologie unique) et de « découvrir » ; il faut avouer que, d’album en album, Polwechsel a su créer, par les ajustements de son effectif et la documentation de ses évolutions esthétiques, un désir chez l’auditeur avide de « l’épisode suivant »…
Cette sixième* publication marque, à plusieurs égards, une importante étape dans l’histoire de l’orchestre après la récente intégration des percussionnistes Burkhard Beins et Martin Brandlmayr aux côtés des membres fondateurs Werner Dafeldecker (contrebasse) et Michael Moser (violoncelle) : saxophoniste soprano & ténor du groupe depuis dix ans, John Butcher a choisi de le quitter après cet enregistrement. L’invitation faite, pour ce disque, à John Tilbury, signale également un infléchissement musical et confère à sa contribution une portée significative ; le pianiste n’apporte pas cette suspension caractéristique d’AMM – écoutez-le avec Prévost et justement Butcher, dans Trinity, sur Matchless – mais plutôt un art somptueux du « placer & déposer » les objets sonores. Les deux compositions de Moser et Dafeldecker y gagnent une belle ampleur, dans une sorte de dépassement de l’austère ascétisme (qui culminait sur le disque Durian et se formalisait chez Erstwhile) par une rêverie nouvelle qui n’est pas sans rappeler certaines options des premiers scénarios du groupe. Séquences & jeux de structures, alternances & bascules de polarités, élégance & obstination, c’est tout Polwechsel, mais taillé dans des tissus plus piqués, frotté dans des essaims d’une autre légèreté…
Polwechsel, John Tilbury, Place (extrait). Courtesy of HatOLOGY.
Polwechsel, John Tilbury, Field (extrait). Courtesy of HatOLOGY.
*après Polwechsel (hat[now]ART 112), Polwechsel 2 (hat[now]ART 119), Polwechsel 3 (Durian 016-2), Wrapped Islands (avec Fennesz, Erstwhile 023), Archives of The North (hatOLOGY 633)
Polwechsel, John Tilbury : Field (HatOLOGY / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 01/ Place / Replace / Represent 02/ Field
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Keith Rowe, John Tilbury : Duos for Doris (Erstwhile, 2003)
Des enjeux en commun et des similitudes fortes firent que les notes longues qui couraient du piano de John Tilbury à la guitare de Keith Rowe s’emmêlèrent un jour hors d’AMM. Exemple daté de 2003 : ces Duos – arrangés ensuite en bouquet offert à la mémoire de la mère du pianiste – for Doris.
Par touches délicates, la paire investit Cathnor dont le seul corridor est un champ nébuleux où traînent déjà quelques rumeurs et attendent qu’on les frôle un lot de suspensions-obstacles. Ravis par la découverte d’un chant preuve d’existence, Rowe et Tilbury creusent ensemble, et profondément : les cordes tendues de guitares rejettent des boucles de piano (trois notes, parfois deux, un mince accord lors des moments de confiance) lorsque les outils-instruments ne sont pas méconnaissables. Feldmanien, Tilbury l’est encore davantage quand Rowe se charge seul de chasser les silences. Et pour ce faire, lève une armée de sonorités parasites.
De bruits du monde (radio aidant et puis oiseaux) et de notes étouffés naît ensuite Olaf, paisible morceau d’atmosphère qui devra puiser dans ses propres ressources pour éloigner une zone de dépression gangrénant son centre : des vibrations diffuses commanderont une danse réconciliatrice, d’autres notes éparses et même le début d’Oxleay. Là, une autre histoire d’arpèges délayés, une autre symphonie défaite qui n’a d’autre direction que celle que lui fera prendre l’abandon des règles et des normes, l’épanchement antinaturel de sons de toutes natures.
Keith Rowe, John Tilbury : Duos for Doris (Erstwhile)
Enregistrement : 7 janvier 2003. Edition : 2003.
CD1 : 01/ Cathnor – CD2 : 01/ Olaf 02/ Oxleay
Guillaume Belhomme © Le son du grisli