Roger Turner, Otomo Yoshihide : The Last Train (Fataka, 2015)
S’ils avaient déjà improvisé ensemble (Screen), Otomo Yoshihide et Roger Turner n’étaient plus que deux – même si enregistrés par Taku Unami – ce 17 février 2013 au Hara Museum de Tokyo.
Après avoir dompté et même enfoui un premier feedback, le guitariste informe son partenaire qu’il prendra son parti : ce sont deux percussionnistes qui, l’un à l’aiguille, l’autre au poing, se cherchent entre deux silences, et finissent par se trouver : l’accord n’étant pas d’impatience mais d’attente (The Wait) intelligemment transformée. Silence encore au moment de faire signe, les coups sont maintenant donnés et deux pratiques (désormais dissociées) s’affrontent. Le métal tinte et tonne bientôt sur les cordes qui crissent : quelques minutes seulement, avant que les relents de guitare fassent leur œuvre d’une batterie en morceaux.
Dans la collection de guitaristes que s’est constituée Turner (Bailey, Russell, Akchoté, Munthe), Otomo Yoshihide est un spécimen rare – du genre de ceux que l’on connaît, certes, mais dont on attend à chaque fois beaucoup de la mue prochaine. La capture est à sa hauteur.
Roger Turner, Otomo Yoshihide : The Last Train (Fataka)
Enregistrement : 17 février 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ The Wait 02/ The Sign 03/ Crack 04/ Run
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Shinobu Nemoto : Improvisations #13 - #25 (Moufurokuon, 2014)
Shinobu Nemoto est un musicien atypique. Non pas parce qu’il est Japonais (trop facile) mais parce qu’il multiplie les projets mystérieux (Summons of Shining Ruins, Dark Side Of The Audio System) tout en autoproduisant ses improvisations solo depuis la fin des années 2000. On l’imagine bien habitant en reclus l’île dont les 13 CDR qu’il a produit l’année dernière (13 improvisations enregistrées en quelques semaines) dessinent la carte.
Peut-être qu’à force de s’être cogné aux quatre coins de son île, Shinobu Nemoto a pris goût à la répétition. Car ce sont d’innombrables loops qui orientent son jeu de guitare électrique sur un trip ambient pop. Assez particulier, le trip, d’ailleurs. Il mixe le Brian Eno des 80’s (autant ajouter tout de suite Harold Budd) et François Bayle, Bruce Gilbert et les BO de Badalamenti, Lawrence English et le mouvement shoegaze…. Une ambient antidatée et pourtant intemporelle, une musique d’ameublement pour tunnel souterrain, une subaquatique pop qui vous submerge par vagues, une armée de drones et de solos (pas tous bienvenus d’ailleurs)…
Shinobu Nemoto a le couplet instrumental alangui et c’est ce qui fait sa force. Sa faiblesse est peut-être de ne pas savoir choisir : treize CD d’ambient pop d’un coup, c’est un chantier colossal pour qui le motto n’est pas Nemoto (bon). Car on n’est pas descendu d’une boucle qu’une autre nous invite déjà à lui monter dessus. Et bizarrement, on monte, en pensant à tous ceux qui ont un jour ou l’autre quitté le sol pour rejoindre une île (Jim O’Rourke, Ian Masters… Jacques Brel ?) et en espérant qu’un point de la carte de Shinobu Nemoto répondra à nos attentes (puisque le producteur vend au détail, je conseillerais les improvisations 14, 19 et 24 / en même temps, le site de Moufurokuon propose des extraits de toutes les improvisations contenues dans ces 13 CD).
Shinobu Nemoto : Improvisation #13 - Improvisation #25 (Moufurokuon)
Enregistrement : 2014. Edition : 2014.
13 CDR : Improvisation #13 – Improvisation #25
Pierre Cécile © Le son du grisli
IKB Ensemble : Rhinocerus / Anthropométrie sans titre (Creative Sources, 2014)
Référence faite à l’International Klein Blue, l’IKB Ensemble devra, pour qu’on lui reconnaisse une identité, lui aussi jouer de nuances. En faisant, par exemple, changer son personnel – qui voudra s’en convaincre pourra passer d’une page Creative Sources à l’autre : Rhinocerus / Anthropométrie sans titre / Rhinocerus, etc. –, mais pas seulement. Certes, les lentes suspensions que décrivait hier Luc Bouquet sont là encore, comme les précautions collectives et les louvoiements individuels. Mais les mouvements fébriles n’interdisent pas les déplacements.
Sur Rhinocerus, c’est ainsi le violon d’Ernesto Rodrigues qui est à la manœuvre. Patiemment, l’archet – que double souvent celui de Guilherme – tire à lui les percussions chantantes de Nuno Morão et José Oliveira, l’électronique avaleuse d’aigus de Carlos Santos ou la shruti box de João Silva. De longues minutes passent, et puis vient le moment pour Rodrigues d’échanger le lot de murmures qu’il a collectés contre un rythme délicat. Si délicat qu’il ne peut devancer longtemps l’évanouissement qu’il avait à ses trousses.
Si l’on tient compte du croquis reproduit dans le livret d’Anthropométrie sans titre, les musiciens de l’ensemble forment un demi-cercle à la gauche duquel on trouve Carlos Santos puis Maria Radich – dont la voix percera davantage. Ce sont eux, cette fois, qui semblent commander les interventions : celle du piano de Rodrigo Pinheiro, celle de la contrebasse de Miguel Mira… C’est un ballet, en quelque sorte, dont les transports et les bruissements répondent oui à la question suivante : est-il plus évident de céder à la tentation de disparaître lorsqu’on est si nombreux ?
IKB Ensemble : Rhinocerus (Creative Sources)
Edition : 2014.
CD : 01/ Rhinocerus
IKB Ensemble : Anthropométrie sans titre (Creative Sources)
Edition : 2014.
CD : 01/ Anthropométrie sans titre
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Kevin Drumm : Trouble (Editions Mego, 2014)
Rien de tel que de retrouver un vieux pote pour bien démarrer une année. Welcome donc à la nouvelle livrée de Kevin Drumm sur les (toujours au top) Editions Mego. De loin l'œuvre la plus calme, voire atone, de l’électronicien américain, Trouble exploite tout au long des cinquante-quatre minutes de son unique plage le filon opposé du tourbillon bruitiste Sheer Hellish Miasma, pour ne citer que l’un des opus les plus denses du gaillard.
Clairement ambitieux dans son voyage aux confins des possibilités auditives de l’être humain – pour rappel, nous, pauvres mortels, n’entendons rien en-deçà des 20 Hz et au-delà des 20.000 Hz –, la méthode drummienne anno 2014 inscrit sa tranquillité extrême dans les pas d’une Jana Winderen, qui aurait toutefois oublié de tamponner son aller simple vers le Grand Nord pour se transformer en petite souris planquée dans un recoin du studio d’Eliane Radigue.
Kevin Drumm : Trouble (Editions Mego)
Edition : 2014.
CD : 01/ Trouble
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
André Cormier, Markus Kreul : Zwischen Den Wolken (Redshift, 2014)
Les influences de John Cage et de Morton Feldman sont intarissables. Prenons par exemple cette pièce pour piano du Canadien André Cormier (qui était l’un des 31 compositeurs des miniatures du Quatuor Bozzini). Ils donnent l’impression de composer encore. J’entends par là, « encore aujourd’hui ». De composer malgré tout. Comme si, installés dans les nuages de la pochette et du livret du CD, ils jouaient aux échecs et que leurs coups sonnaient sous les doigts du pianiste Markus Kreul.
Des duos d’accords réduits se succèdent et, dans cette succession, le silence de la réflexion prend plus ou moins de place. C’est selon le moment. Il leur faut trouver un équilibre juste. Quand ils le trouvent alors ils se maintiennent, se soutiennent, et quand ils ne le trouvent pas ils s’abattent d’un côté ou de l’autre du clavier. Comme chez les deux compositeurs américains, l’intonation varie et garantit presque à elle seule tout les changements de la composition. Bien sûr, c’est très influencé. Mais l’écoute de Zwischen Den Wolken a déjà ce mérite de nous donner des nouvelles de deux influences que nous, musiciens ou non musiciens, subissons tous.
André Cormier, Markus Kreul : Zwischen Den Wolken (Redshift / Centre de Musique Canadienne)
Edition : 2014.
CD : 01/ Zwischen Den Wolken
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Achim Wollscheid, Bernhard Schreiner : Calibrated Contingency (Baskaru, 2014)
C’est en 2011 à Graz, sur deux ordinateurs (plus une radio & un micro unidirectionnel), qu’Achim Wollscheid (qui a collaboré avec Merzbow ou Asmus Tietchens, apprendrais-je) et Bernhard Schreiner ont improvisé cette pièce de trois quarts d’heure retravaillée en studio.
Chacun en charge d’un bout de la stéréo et séparés par un mur devant l’audience, les deux hommes se sont donc revus pour accoucher d’une grande pièce architecturale, spectrale et même peut-être bien… spatiale. Le hic c’est que, la fusée, c’est en fait une invention d’une autre (voire révolue) époque, et que sa progression sonne assez creux. Les paliers de drones, les vents synthétiques, les voix radiophoniques, etc., sont des effets rebattus. On préférera donc, par exemple, retourner à Pierre Henry : avec lui, au moins, on voyage dans le temps.
Achim Wollscheid, Bernhard Schreiner : Calibrated Contingency (Baskaru)
Enregistrement : 2011. Edition : 2014.
CD : 01/ Calibrated Contingency
Pierre Cécile © Le son du grisli
David Neil Lee : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field (Wolsak & Wynn, 2014)
C’est la troisième édition du livre que David Neil Lee a consacré à Ornette Coleman. En somme, l’histoire d’une apparition. Celle d’un Texan à New York.
Au Five Spot, pour être précis. A partir de 1956, le club programme des musiciens de jazz parmi lesquels on trouve quelques agitateurs : Cecil Taylor, d’abord, puis Coleman. En novembre 1959, celui-ci emmènera au son d’un saxophone en plastique un quartette (Don Cherry, Charlie Haden, Billy Higgins) qui marquera les esprits. En premier lieu, ceux de musiciens capables d’entendre (ou non) de quoi retourne la nouveauté, mais aussi peintres et poètes de l’École de New York, écrivains Beat… Telle est en partie la foule qui se presse au Five Spot deux semaines durant – aucun enregistrement n’existe de l’événement.
Si le titre fait allusion à une « bataille », c’est que les hostilités sont légion – il faut lire les réactions rapportées de Coleman Hawkins, Miles Davis, Milt Jackson ou Max Roach, et cette supposition de Bobby Bradford selon laquelle de nombreux musiciens auraient bien fait disparaître Coleman s’ils l’avaient pu. Hostilités qui permettent à l’auteur de déterminer les « anciennes choses » que remua Coleman et, plus généralement, de considérer le sort souvent réservé à l’avant-garde. Après avoir dressé une rapide histoire du jazz (le discours rappelle celui de Frank Kofksy) et être revenu sur le parcours du saxophoniste, David Neil Lee, en lecteur assidu de Bourdieu, éclaire sa prose d’une réflexion sociologique qui fait de son sujet le point convergent d’un problème générationnel.
Créateur intrépide – ne s’est-il pas soumis au jugement de ses pairs sans avoir pris le soin de leur démontrer qu’il savait le jazz aussi bien qu’eux ? –, c’est Coleman lui-même qui, à force d’éclats, va trancher ce nœud gordien pour installer une façon d’entendre qu’il consignait sur disque une année plus tôt (Something Else !!!!), façon dont David Neil Lee explore et explique avec brio tous les concept-satellites (jazz, avant-garde, club, compétition, critique, révolution, nouveauté…, enfin, consécration).
David Neil Lee : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field (Wolsak & Wynn)
Réédition : 2014.
Livre (en anglais) : The Battle of the Five Spot. Ornette Coleman and the New York Jazz Field
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jürg Frey : 24 Wörter (Wandelweiser, 2014)
La rue est en pente et, avec la neige, ta démarche imitait la chute d’un accord de piano. Tu as appelé mais j’étais loin et, il me semble au ralenti, tu es partie en arrière. C’est là que le temps s’est arrêté. Le temps pour moi de te rejoindre et de te rattraper, le temps de te dire les 24 mots de Jürg Frey (24 comme les heures du jour, les Préludes de Debussy ou les Fantasy-Pieces de Crumb) et le temps de comprendre comment il est possible, pour un mouvement ou pour une voix, de se fondre dans un paysage.
Plus exactement, de devenir un paysage. Comme le compositeur, et clarinettiste, est devenu une voix (la soprane Regula Konrad), un violon (Andrew Nathaniel McIntosh) et un piano (Dante Boon). Son 24 Wörter est un de ces accidents qui vous font sortir de votre corps quelques instants. Il faut le temps de se remettre de ces 27 (car 3 instrumentaux) pistes à la beauté étrange, dormante, perdue, heureuse… de ces 24 lieder qui vous empoignent en vous rappelant Feldman (Only) que Mahler (Kindertotenlieder) ou Chostakovitch (Aus Jüdischer Volkspoesie). Et qui surtout illuminent la scène que l’on a sous les yeux. Ce jour-là, c’était toi au-dessus de la neige, suspendue à un fil invisible.
Jürg Frey : 24 Wörter (Edition Wandelweiser)
Enregistrement : 16 et 17 septembre 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Fremdheit 02/ Herzeleid 03/ Zwei Welten 04/ (piano, violin) 06/ Heiterkeit 07/ Seltsamkeit 08/ Trauer 09/ Tänzer 10/ Träimer 11/ Stein 12/ Einsamkeitsmangel 13/ Zittergras 14/ (piano solo) 15/ Tod 16/ Schlaf 17/ Tod 18/ Verlorenheit 19/ Zartheit 20/ Glück 21/ Wind 22/ Glück 23/ ortlosigkeit 24/ Innigkeit 25/ Sehnsuchtslandschaft 26/ Halbschlafphantasie 27/ Vergessenheitsvogel
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo, 2014)
En 1992, il ne reste à Sun Ra que quelques mois à vivre. L’Arkestra pose son vaisseau à Ulm et Herman Poole Blunt ressemble étrangement à l’homme-lion, cette statuette en ivoire de mammouth vieille de 40 000 ans, exhumée précisément près de la ville d’Ulm. L’Arkestra d’aujourd’hui est cabossé. Il ne possède plus les transes d’antan. John Gilmore n’est pas du voyage, Marshall Allen convulse sans conviction, Sun Ra vagabonde en chorus laborieux.
Mais cet Arkestra ne s’avoue pas vaincu. Le trompette d’Ahmed Abdullah joue haut et serré, le trombone de Tyrone Hill est flamboyant au possible, la guitare de Bruce Edwards dévisse à vitesse hyprasonique, Buster Smith demeure un sacré batteur (Love in Outer Space). Et quand, dans le deuxième CD, la machine s’emballe et retrouve le joyeux bordel des origines, quand le chant devient danse et bastringue foutraque, quand le vieux DX7 du maître pose quelques accords déraisonnables, l’on retrouve quelques-unes des essentielles vertus de l’Arkestra. Faut-il vous en faire l’énumération ?
Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1992. Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ Ankhnaton 02/ The Mayan Temples 03/ El Is a Sound of Joy 04/ Fate in a Pleasant Mood 05/ Hocus Pocus 06/ Love in Outer Space 07/ Nameless One N° 2 08/ Prelude to a Kiss 09/ Theme of the Stargazers – CD2 : 01/ Unidentified 02/ Lights on a Satellite 03/ The Shadow World 04/ Space Is the Place 05/ They’ll Come Back 06/ Destination Unknown 07/ Calling Planet Earth 08/ The Forest of No Return
Luc Bouquet © Le son du grisli
Danae Stefanou : [herewith] (Holotype Editions, 2014)
C’est d’abord un coup de foudre pour un nom, Danae Stefanou (qui a déjà quelques enregistrements à son actif, dont on peut télécharger des extraits sur son site). Un coup de foudre pour une femme inconnue (mais que cet autre lien nous présente à sa manière), ni tout à fait Danae ni tout à fait Stefanou, qui semble renier tout ce qu’elle a appris du piano & prendre un malin plaisir à le lui faire comprendre.
Je ne sais avec quels instruments de torture, mais Danae s’en occupe. : il ne sonnera plus classique, son piano. Plus déterminée que la moins nonchalante des pianistes elle gratte la corde jusqu’à la rapper ou la glisse pour obtenir (presque toujours) des aveux et c’est le piano qui parle : non, il n’a rien d’un instrument classique, y’a qu’à écouter ses échos de fond de caverne, ses harmoniques filandreuses, son imitation bruyante de cloches d’église de Satan, ses enfantillages de piano-jouet…
Il fera tout pour établir the limits of imagined music measured… Le problème (qui, vous l’aurez compris, est loin d’en être un) est que le piano de Danae Stefanou finit par se trahir : car sur [herewith] tout est harmonieux.
Danae Stefanou : [herewith] (Holotype Editions)
Enregistrement : janvier-février 2014. Edition : 2014.
LP : A1/ Prefaced ‘’to Whom it may concern A2/ He Said A3/ A Folded Post-It Wedged A4/ Between the Window and the Wall – B1/ We Are the Pronouns that You Leave B2/ Unspecified B3/ The Limits of Imagined Music Measured B4/ By Densities of Foreground Noise
Pierre Cécile © Le son du grisli