Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Charlie Christian
A l’occasion de la parution, au printemps prochain, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Charlie Christian est à la fois le premier à sortir la guitare de la section rythmique pour en faire un soliste à part entière (chez Benny Goodman ou au Minton's), mais aussi le premier guitariste électrique à imprimer sa marque sur ce nouvel instrument. Mais c'est aussi celui qui va permettre aux américains de ne plus être écrasés par l'influence de Django (tous les premiers guitaristes de jazz avant Christian ont des tics Django, Oscar Moore notamment, mais tous à leur façon). Dans les faits son jeu, ses phrases, sa manière très large de monter et descendre ses arpèges, est incroyablement visionnaire.
Comme souvent les premiers sont aussi les derniers, comme avec Stéphane Grappelli, dont le violon n'a jamais pu s'en remettre, ni le dépasser, et tant d'autres qui d'une page blanche en ont fait une page impossible. C'est ce que je pense de Sonny Sharrock et de la guitare free (si tant est qu'une telle chose a jamais existé), puis de Derek Bailey et de l'improvisation libre. Un avant mais presque plus d'après.
Il meurt jeune, ce qui en fait une idole et un mythe, mais même sans cela, son passage aurait terrassé l'histoire de l'instrument plus que tout autre. Je retourne constamment aux origines de chaque instrument pour une raison simple, tous ces musiciens sont des artisans de génie, d'un discours musical poussé, ayant entraîné l'invention de techniques et le développement d'une attitude très très libre.
L'improvisation ne se limite à aucun style (c'est ce que Derek montre, mais qu'on entend souvent mal), improviser ça n'est pas jouer dissonant ou faussement atonal, arythmique, l'improvisation est un acte musical de haute intensité, extrêmement demandant (ce qu'il est dans le classique, avec ses traités pour orgue liturgique, et qui ne s'aborde qu'au bout d'un parcours d'excellence).
Christian improvise avec des schémas en plus, il a appliqué les bases de la théorie sur l'instrument (trouver des solutions guitaristiques aux arpèges, aux gammes, puis troublé cela par des notes bleues ou de tension). Ici aussi impossible d'en faire le tour, encore et encore. Noël Akchoté
Charlie Christian m’évoque Marc Ribot, celui de Don’t Blame Me, quand le thème s’installe dans notre boîte crânienne pour ne plus nous quitter, nous emporte dans un ailleurs, le décor qui nous entoure change, se mélange aux vapeurs d’alcool, les ombres qui s’étendent, lumières tamisées.
A la différence que Ribot n’est pas un technicien, qu’il s’appuie sur ses limites pour créer son truc, là où Christian n’a que l’horizon pour limite. Charlie Christian est un mélodiste incroyable, il fait littéralement chanter sa guitare, songs sans parole et pourtant pleines d’histoires, de murmures.
Il meurt à 26 ans, d’une tuberculose qui l’empêchera de jouer les dernières années. Difficile d’imaginer où son imagination l’aurait emmené et nous avec. Sa musique m’évoque des images d’enfance, ces cartoons en noir et blanc où les personnages couraient en tous sens, acrobaties démentes que reprennent ses doigts sur le manche, comme si chaque doigt était libre des autres, avait sa propre personnalité, courait devant ou derrière les autres.
On peut déjà entendre dans sa musique le rock n’roll qui se dessine dans l’inconscient d’une jeunesse à venir : les Scotty Moore, Chuck Berry, Eddie Cochran. La musique s’arrache déjà à l’abstraction, l’intellectualisation, pour renouer au corps. Swing to Bop le titre le dit clairement, dansez ! Michel Henritzi