Le son du grisli

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Archives des interviews du son du grisli

Marco Eneidi (1956-2016) : portrait, expéditives, autoportrait

marco eneidi portrait

En hommage à Marco Eneidi, saxophoniste américain disparu le 24 mai dernier, nous reproduisons ici son portrait, paru dans l'ouvrage Way Ahead, Jazz en 100 autres figures (Le Mot & Le Reste, 2011), et les cinq évocations de disques qui y furent rattachées. En conclusion, on pourra lire, signé de lui à l'époque de l'écriture dudit portrait, un résumé de son singulier parcours de musicien.

Après avoir servi le dixieland à la clarinette, Marco Eneidi passe au saxophone alto : s'entraînant beaucoup, il en apprend encore de musiciens – pour la plupart venus de New York où ils soignent en lofts leur intérêt commun pour l'avant-garde – qu'il va entendre au Keystone Korner de San Francisco. S'il adhère à une esthétique virulente, Eneidi n'en intègre pas moins en 1978 une formation dans laquelle il s'applique à rendre en écoles ou en hôpitaux de grands thèmes du swing jusqu'à ce que lui soit reprochée sa sonorité peu orthodoxe. Ayant peaufiné celle-ci au contact de Sonny Simmons, le jeune homme s'installe en 1981 à New York : là, il prend des leçons de Jimmy Lyons – saxophoniste qu'il entendit à San Francisco dans l'Unit de Cecil Taylor – et intègre à l’occasion de concerts la Secret Music Society de Jackson Krall ou le Sound Unity Festival de Don Cherry. En 1984, Bill Dixon l’accueille à la Black Music Division qu’il dirige au Bennington College : avec le trompettiste, Eneidi se fait entendre en Black Music Ensemble et enregistre Thougts. En trio avec William Parker et Denis Charles, le saxophoniste donne l’année suivante un concert bientôt consigné sur Vermont, Spring, 1986, premier disque autoproduit qui sera suivi d’autres, sur lesquels interviendront à l’occasion Karen Borca, Raphé Malik ou Glenn Spearman. Dans les années 1990, après s’être fait remarquer en compagnie de Cecil Taylor et de premières fois dans le Little Huey Creative Music Orchestra de William Parker, Eneidi anime en association avec Spearman un (autre) Creative Music Orchestra. Pour s’être installé en Autriche en 2004, il pensa ensuite le Neu New York / Vienna Institute of Improvised Music, projet qu’il emmène régulièrement au Celeste Jazz Keller de Vienne. 

marco eneidi expéditives copy

final disconnect eneidi

En compagnie de Karen Borca – bassoniste pour toujours associée à Jimmy Lyons qu’il fréquenta au sein d’un Associated Big Band dans lequel intervenaient aussi Rob Brown ou Daniel Carter –, Marco Eneidi retrouvait trois partenaires fidèles : les contrebassistes William Parker et Wilber Morris et le batteur Jackson Krall. Hanté par le souvenir d’une tournée faite en Espagne avec Cecil Taylor – le pianiste ayant composé pour Eneidi l’atmosphérique « Untitled » –, l’alto passe sur Final Disconnect Notice de pièces de free bop en ombreuses plages de déconstructions. Surtout, contrarie sans cesse son invention mélodique en faisant usage d’une passion vive et décimant.

creative music orchestra eneidi

Peu après avoir défendu Free Worlds en sextette emmené par le pianiste Glenn Spearman, Eneidi retrouvait celui-ci à l’occasion de l’enregistrement de Creative Music Orchestra, premier disque du grand ensemble éponyme que les deux hommes fomentèrent en associés. Là, une suite en six mouvements profite des conceptions rythmiques singulières auxquelles Bill Dixon ouvrit Eneidi – qui signe l’essentiel des compositions à entendre ici et aussi arrangé pour l’occasion « Naked Mirror » de Cecil Taylor. De valses instables en cacophonies superbes, Eneidi et Spearman conduisent de main de maître un orchestre rebaptisé ensuite American Jungle Orchestra.

cherry box eneidi

A l’occasion d’un concert donné à Oakland où il a passé une partie de son enfance, Eneidi retrouvait William Parker en trio. Au poste que Denis Charles occupait sur Vermont, Spring, 1986, trouver sur Cherry Box Donald Robinson, batteur souvent associé à Glenn Spearman et qui démontre là une science presque aussi discrète qu’hautement efficace. Porté par ses partenaires, l’alto déploie en six autres moments un discours instrumental qui doit autant à l’écoute de l’intense ténor de John Coltrane qu’à celle – combinée ? – des altos aériens de Charlie Parker et Ornette Coleman.

ghetto calypso eneidi

Pour le bien de Ghetto Calypso, Eneidi convoquait une autre fois à ses côtés deux contrebassistes : Peter Kowald – qu’il côtoya dans le Sound Unity Festival Orchestra de Don Cherry – et Damon Smith – membre appliqué de l’American Jungle Orchestra. Avec Spirit aux percussions, l’association improvise là des vignettes sur lesquelles l’alto démontre une verve remarquable. Si la paire de contrebassistes de Final Disconnect Notice put faire référence à Olé Coltrane, celle-ci détermine davantage le jeu anguleux d’un saxophoniste fulminant en structures de cordes tendues.

beek eneidi

A l’occasion d’un Live at Spruce Street Forum, Marco Eneidi et Peter Brötzmann – autre musicien entendu dans le Sound Unity Festival Orchestra – composèrent un quartette à initiales dans lequel intervenaient aussi Lisle Ellis (contrebasse) et Jackson Krall (batterie). B.E.E.K., de rendre là cinq pièces improvisées : Brötzmann passant de saxophones en clarinette pour mieux défendre en adéquation avec l’alto un free jazz fait de charges héroïques autant que de débandades relativisées par la superbe avec laquelle les musiciens accueillent chaque moment de flottement. Une virulence d’une autre époque peut être, mais incendiaire encore.

marco eneidi autoportrait

Born 1956, November 1st Portland, Oregon; moved to Oakland, california age 5; after high school age 17, went to italy 1974 music conservatory Venice then 1975-76 Portland Oregon Mt. Hood Community College, 1976-1979 Sonoma State University California; was in C.E.T.A. Band 1979-80, moved to NYC 1981. Started playing clarinet age 9, got serious about music and the alto saxophone age 20. First influences in music was soul music, San Francisco blues which led to Missisipee Delta blues, played guitar as teenager. First influence on saxophone was John Coltrane Plays the Blues, then Cannonbal Adderley, Bird, Orrnette, Dolphy etc. First experiences performing outside of school bands was playing clarinet in a dixieland band at the pizza parlour and at old folks homes during high school. Later at age 20-21 played in a restaurant weekly as a duo with a piano player playing standards. Then came the C.E.T.A. Band which we performed every day twice a day for one year in schools and old folks homes/nursing homes. 1978-80 much time was spent in San Francisco going to the Keystone Korner club and hearing all the groups coming thru town, much of which was coming from the NY loft scene. 1981 – NYC lessons w/ Jimmy Lyons, meeting and working with Denis Charles, William Parker, Earl Cross, Don Cherry, Sunny Murray, Jim Pepper. 1984 – started working with Bill Dixon. 1992 – started working with Cecil Taylor. 2005 – formed the Neu New York/Vienna Institute of Improvised Music. Lliving in Wien since November 2004. Marco Eneidi, 12 décembre 2011.



Peter Brötzmann Trio : Mayday (Corbett vs. Demsey, 2010)

peter brötzmann mayday

C’est là tout le charme de l’étiquette Corbett vs Dempsey : non contente d’éditer ou de rééditer quelques enregistrements de choix, elle peut très bien consacrer un disque entier à une prise de quelques minutes seulement. Deux, dans le cas qui nous intéresse : Mayday enregistré par le trio de Peter Brötzmann le 1er mai 1966 au German Jazz Festival de Francfort. D'un Brötzmann, donc, d'avant le premier enregistrement « officiel ».

Remisées peut-être à cause de défauts momentanés (saturation de la contrebasse ici ou de l’entier groupe ailleurs), deux titres inconnus au bataillon – celui des nombreuses références de la discographie du saxophoniste – valaient bien d’être publiés. Flamboyant, le trio Brötzmann / Kowald / Courbois (davantage entendu, dans le genre, chez Hampel ou Breuker, ici en lieu et place de Sven-Åke Johansson) assène deux pièces d’un free qui exprime dans l’urgence ce dont le jazz n’aura, finalement, désormais plus que faire : un dessein sans destination d’avance envisagée.

Peter Brötzmann Trio : Mayday (Corbett vs Demsey / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1er mai 1966. Edition : 2010.
01/ Intensity 02/ Variability
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Peter Kowald, Daunik Lazro, Annick Nozati : Instants Chavirés (Fou, 2014)

peter kowald annick nozati daunik lazro instants chavirés

Tout était élevé ce soir-là aux Instants Chavirés de Montreuil. La voix d’Annick Nozati transperçait la matière. Sa voix peau-rouge visait mille cœurs. Daunik Lazro était cet inépuisable cavalier des hautes plaines. Et Peter Kowald décochait sans compter. Ce soir-là, tous trois étaient indiens et pas un seul visage blanc pour les importuner.

Le chant d’Annick N. est pour beaucoup dans ce disque-sorcier. Ici, l’âme et la tripe. Le chant profond. La source de vie. L’âme dévoilée.  Les entrailles mises à nu. Un certain Daunik L. zébrait son souffle. De l’entendre au baryton (depuis peu au ténor), on en avait oublié combien son alto était étoilé, constellé. De son côté, Peter K. activait son jazz naturel et spontané. Parfois les indiens se firent planètes folles. Puis retrouvèrent tendresses et cérémonies. Grand disque tout simplement.

écoute le son du grisliPeter Kowald, Daunik Lazro, Annick Nozati
Kow-Laz-Noz

Peter Kowald, Daunik Lazro, Annick Nozati : Instants Chavirés (Fou Records / Metamkine)
Enregistrement : 2000. Edition : 2014.
CD : 01/ Laz Noz 02/ Kow Laz Noz 03/ L’invisible 04/ Laz Kow 05/ Kow Noz 06/ Noz Laz Kow
Luc Bouquet © Le son du grisli


Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World (Wolke, 2014)

peter brötmann we thought we could change the world conversations with gérard rouy

Il y a du When We Were Kings – poigne, panache et nostalgie – dans ce recueil de conversations qui datent du tournage de Soldier of the Road. A Gérard Rouy, Brötzmann répond donc et raconte tout. Au journaliste (et ami, précise le musicien dans sa postface), ensuite, de rassembler les fragments qui formeront We Thought We Could Change the World.

Alors, les conversations – que Rouy augmente d’autres témoignages, de nombreux musiciens – n’en font plus qu’une, qui suit une pente naturelle balisée par quelques chapitres : premières années (apprentissage du saxophone ténor en autodidacte, influences de Nam June Paik, Don Cherry et Steve Lacy), grandes collaborations (Peter Kowald, Misha Mengelberg, Evan Parker, Derek Bailey, Carla Bley, Fred Van Hove, Sven-Ake Johansson et Han Bennink, puis Paal Nilssen-Love, Mats Gustafsson et Ken Vandermark), expériences diverses (FMP, Moers, trio Brötzmann / Van Hove / Bennink), arts plastiques (Brötzmann, comme en musique, inquiet ici de « trouver des formes qui vont ensemble »), famille et politique culturelle.

Toujours plus près du personnage, Rouy consigne le regard que celui-ci porte sur son propre parcours (« Ce que nous faisons aujourd’hui est toujours assez dans la tradition jazz de jouer du saxophone. ») et l’engage même à parler de son sentiment sur la mort. En supplément, quelques preuves d’une existence qui en impose : photographies de travaux plastiques datant des années 1970 à 2000 et discographie à laquelle la lecture de We Thought We Could Change the World n’aura pas cessé, ne cessera pas, de nous renvoyer.  

Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy (Wolke)
Edition : 2014.
Livre : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy. 191 pages.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Parution de Sept basses (hors-série #11)

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Sept basses
Hors-série papier #11
100 exemplaires numérotés
7 euros (port compris)

Image d’aperçu



Peter Kowald, Werner Lüdi, Butch Morris, Sainkho Namtchylak : When the Sun Is Out You Don’t See Stars (FMP, 1992)

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Cette chronique est l'une des cinq qui illustrent le portrait de Peter Kowald dans le hors-série papier à paraître mardi (26 novembre) : sept basses.

C’est une nature qui s’éveille lorsque débute When The Sun Is Out You Don’t See Stars, disque d’improvisateurs en quête d’essence : Peter Kowald (contrebasse), Werner Lüdi (saxophones alto et baryton), Butch Morris (cornet) et Sainkho Namtchylak (voix). Reptations sonores révélées par l’archet rapide, barrissements et vagissements des instruments à vent, chants d’une espèce volatile : un nouveau jour se lève, prétexte pour le quartette à raconter l’histoire du monde. Ses heures, toutes, rassemblées en soixante-dix minutes, et leurs mouvements, nombreux et souvent interdits de destination : vingt pièces au total, enregistrées en trois fois (26 et 27 juillet 1990, 8 juillet 1991), qui disent les impératifs d’une existence avec une poésie capable de tous les sublimer ; vingt saynètes, qui peignent des rencontres avec l’autre (conversations interlopes d’Overcome Babylon, confrontation de Killer Planets) ou l’élément naturel (est-ce la voix de Sainkho qui fait parler le vent sur Wind Talking ou bien l’apparition fugace du souffle de Morris ?), des pertes de repères (géographiques sur Happysad, physiologiques sur Long Trust And These Jokes) et des glissements de terrain (Dawn In Tuva, A Thousand Years Etcetera, Pretty Ugly).

Au-delà, ce sont même des mystères que l’on approche, dont le moindre n’est pas celui de l’origine d’une musique à la croisée des chemins, née de l’accord impeccable d’improvisateurs réunis par le goût de l’éclectisme et des expériences qu’ils ont en commun, et par la fascination qu’exerce sur chacun d’eux le même horizon : « faire se rencontrer les mondes » : OverWelcome Babylon !

Peter Kowald, Werner Lüdi, Butch Morris, Sainkho Namtchylak : When the Sun Is Out You Don’t See Stars (FMP)
Enregistrement : 26 & 27 novembre 1990, 8 juillet 1991. Edition : 1992.
CD : 01/ Dance of The Invisibles 02/ Paris Bar 03/ A Thousand Years Etcetera 04/ Bursting Bubbles 05/ Sacred Places 06/ Overcome Babylon 07/ Wind Talking 08/ Happysad 09/ Bold As Gold 10/ Killer Planets 11/ Down in Tuva 12/ Yes Yes The Anarchy 13/ A Little World Music 14/ Long Trust And These Jokes 15/ Dark Side of White 16/ The Art of Falling Apart 17/ Burning Spirits 18/ Pretty Ugly 19/ House of Trouble 20/ No Longer Down Under
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Julius Hemphill, Peter Kowald : Live at Kassiopeia (NoBusiness, 2011)

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Pour évoquer ce double-disque, enregistrement d’un concert donné à Wuppertal en 1987, on pourrait s’en tenir aux noms des intervenants : Julius Hemphill et Peter Kowald. L’idée à se faire de la musique (solos et duos) tiendrait de l’évidence.

C'est-à-dire : de ce discours remonté qu’Hemphill a bâti sur les grands souvenirs qu’il garde du blues et du bop. Seul à l’alto, il passe de ballades contemplatives en varappes divertissantes et surtout prometteuses de trouvailles – le rapprochement rappelle ces Connections qu’il servit avec le World Saxophone Quartet. C'est-à-dire encore : de ce chant d’inventions auquel Kowald n’a cessé de revenir à la contrebasse, sur l’air duquel se disputent bouquet de notes arrachées, soupçons réconciliant et impérieuses harmoniques.

Lorsque Kowald et Hemphill se rencontrent, les deux pratiques ne tardent pas à s’accorder et l’exercice, improvisé, y trouve d’autres reliefs : le saxophone, en léger retrait, fait œuvre de découpes et de saillances sur l’archet endurant pour ailleurs décider, en Hodges ralenti, d’un repli en jazz permis par l’abstraction fantasque qu’imagine son partenaire. Qui ne se satisfera ni de l’évidence ni de ce court rapport ne pourra faire autrement qu’aller entendre ce Live at Kassiopeia.

EN ECOUTE >>> Peter Kowald : Solo >>> Peter Kowald & Julius Hemphill : Duo II

Julius Hemphill, Peter Kowald : Live at Kassiopeia (NoBusiness)
Enregistrement : 8 janvier 1987. Edition : 2011.
CD / LP : 01/ Julius Hemphill : Solo I 02/ Julius Hemphill : Solo I 03/ Julius Hemphill : Solo III 04/ Peter Kowald : Solo 05/ Duo I 06/ Duo II 07/ Duo III
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Alexander von Schlippenbach : Globe Unity (Saba, 1966)

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Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

Alexander von Schlippenbach, en 2005, au moment de la sortie de Monk’s Casino, coffret-relecture de l’intégrale de l’œuvre de Monk : « Je suis un musicien de jazz et je préfère appeler ma musique du free ; en tant que pianiste j’apprécie aussi bien Horace Silver que Cecil Taylor, même si la vision que ce dernier a de l’instrument me parle plus précisément. » Une fois questionné plus avant, on comprend que Schlippenbach fait allusion au fait que Cecil Taylor utilise le piano comme un balafon ou une batterie à quatre-vingt-huit toms : « Chez moi dit-il, la conception des structures mélodiques s’appuie également sur l’attaque, souvent percussive. » 

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Alexander von Schlippenbach sera très vite repéré dès lors qu’il participera à l’élaboration du label allemand FMP, en compagnie du saxophoniste Peter Brötzmann, du bassiste Peter Kowald et du (notamment) bassiste / producteur Jost Gebers. Parmi ses influences, outre le jazz, Schlippenbach cite la « tutelle » du compositeur contemporain Bernd Alois Zimmermann tragiquement disparu en 1970, avec qui il a collaboré, et dont la pièce « Requiem For A Young Poet » a été définitivement marquante. Les deux hommes partageaient une même vision plurielle / pluraliste et globale de la composition, une vision singulière où le passé, le présent et le futur fusionnent dans l’éternité de l’instant lié à l’improvisation, conception qui les rapproche, selon Schlippenbach, d’un Timothy Leary ou d’un James Joyce. Quant au jazz à proprement parler, il n’était pas étranger à Zimmermann, qui s’intéressait entre autre au quintette de Manfred Schoof au sein duquel Schlippenbach jouait du piano. 

De toutes les formations animées par le pianiste allemand, le Globe Unity Orchestra demeure l’une des plus fameuses, et l’avant-garde de l’impro européenne parait s’y être de tous temps donné rendez-vous. On l’ignore parfois, l’idée de ce grand orchestre a été mise sur pied dès 1966, en partie inspirée par les conceptions de Zimmermann, et à la suite d’une commande de la radio, à l’origine de la pièce intitulée « Globe Unity » jouée à Berlin la même année, et dont le titre a finalement donné son nom à un ensemble se réunissant régulièrement. Au départ, les musiciens rassemblés vinrent du quintette de Manfred Schoof et du trio de Peter Brötzmann, les deux batteurs étant rien moins que Jaki Liebezeit, du groupe de rock Can, et Mani Neumeier, de Guru Guru

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A l’époque, l’on compara le Globe Unity Orchestra au Jazz Composers’ Orchestra de Mike Mantler : leurs préoccupations ne s’avéraient cependant pas identiques, mais juste voisines. Dans cette performance inaugurale qu’est « Globe Unity », et à laquelle répond « Sun » ici sur la face B, quatorze musiciens, essentiellement issus du free et de différents pays européens, jouent. L’idée, selon Schlippenbach, a été d’utiliser toutes les forces en présence, de tirer un maximum des permutations d’instrumentistes possibles, sous forme de combinaisons propices à l’improvisation par affinités.

Beaucoup de ce qui s’est joué ce jour-là, au Berlin Jazz Festival, était le fruit d’arrangements couchés sur papier de manière graphique, surtout pour les accompagnements soutenant les solistes. Peu connu, l’album Globe Unity est une étape importante de la musique libre en Europe et du free jazz en grande formation ; un prolongement de ce qui a été entrepris par le double quartette d’Ornette Coleman sur Free Jazz, au diapason de son époque et d’une actualité toujours brûlante.

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Fred Van Hove : Requiem for Che Guevara (MPS, 1968)

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Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

Nous sommes le 10 novembre 1968, au Berlin Jazz Festival, après que Don Cherry, au même endroit, ait couché sur disque et en public Eternal Rhythm. La programmation est engagée, politiquement notamment, au travers d’hommages rendus à Martin Luther King, John F. & Robert Kennedy, Malcolm X et Che Guevara. Dans Matériaux de la révolution, le Che écrit : « J’ose prétendre que la vrai révolutionnaire est guidé par un grand sentiment de l’amour. Il est impossible d’imaginer un vrai révolutionnaire sans ces qualités. » A l’époque, A Love Supreme de Coltrane et Karma de Pharaoh Sanders ont déjà été enregistrés, deux œuvres effectivement habités par l’amour et révolutionnaires. MPS, label allemand dont beaucoup des références témoignent de ce qui s’est passé au Berlin Jazz Festival, a parfois rendu compte de cet engagement, et même de son passage par l’église : on se souvient par exemple de Black Christ Of The Ands de Mary Lou Williams, sorti par SABA, étiquette directement liée à MPS.

Dans les notes de pochette de Requiem For Che Guevara, opus curieusement attribué au seul Fred Van Hove qui pourtant n’a droit qu’à une face (l’autre étant signée Wolfgang Dauner), celui-ci écrit : « Nous sommes convaincus : le jazz, en tant que musique la plus vivante, la plus universelle et la plus vitale et créatrice de notre temps, a une place dans l’église. Mais nous sommes également convaincus qu’elle ne peut prétendre y accéder que si elle est utilisée dans un sens créateur, artistique, et d’une manière égalant les normes fixées par la grande et vénérable tradition de la musique d’église, de Bach en passant par Bruckner jusqu’à Pepping. »

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Forts de ce genre de réflexions, les organisateurs du Berlin Jazz Festival programmèrent une soirée intitulée Jazz In The Church, à l’église Südstern, répartie en deux concerts dus à Wolfgang Dauner puis Fred Van Hove. Si le premier offrit une prestation seulement intéressante (en tous cas loin de l’esprit du fameux Free Action), prestation dont on retiendra surtout l’Amen lancé par un Eagle Eye Cherry âgé d’à peine un an, le second, par contre, délivra une singulière pièce pour orgue et groupe de jazz, propulsée par Peter Kowald et Han Bennink Cel Overberghe, Kris Wanders, Willem Breuker et Ed Kröger constituant un chœur de soufflants dont les unissons évoquent par endroits l’idée qu’Albert Ayler se faisait du sacré.

Fred Van Hove : « Avec des mots, il est très facile de mentir : je peux écrire des mots comme Révolution, Lutte Sociale et Conscience, je peux les employer pour me donner une image, il n’y a jamais de preuve que je crois vraiment aux choses dont je parle. » La musique de Fred Van Hove, quant à elle, ne ment jamais, et sa route mènera régulièrement son interprète dans des églises, comme sur ces trois improvisations en duo avec le saxophoniste Etienne Brunet, données à l’église St Germain à Paris, et à St Pierre / St Paul à Montreuil. L’orgue, que Fred Van Hove, plutôt que la piano, sollicite en de pareilles circonstances, s’accorde bien à la « free music » – en témoignerait d’ailleurs, si besoin était, cet autre duo que forment Veryan Weston et Tony Marsh.

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Schlippenbach Quartet : At Quartier Latin (FMP, 2010)

schlippenlatinsliSi, au disque, les quatre décennies d’aventures du Schlippenbach Trio sont pour le moins correctement documentées, les avatars du groupe, lorsqu’il a été étendu à un quartet (entre 1973 et 1983, par adjonction d’un bassiste – successivement Kowald puis Silva), n’ont comparativement laissé que peu d’enregistrements.

Les deux concerts berlinois reproduits aujourd’hui – qui combinent la face B du vinyle Three Nails Left (février 1975) et l’intégralité du LP intitulé The Hidden Peak (janvier 1977) – permettent d’écouter Alexander von Schlippenbach (piano), Evan Parker (saxophones ténor & soprano), Paul Lovens (percussions) et Peter Kowald (contrebasse) dans des conditions satisfaisantes, tout en faisant un intéressant pendant au disque publié il y a une dizaine d’années par Atavistic, Hunting the Snake (septembre 1975).

Ecouter ou réécouter cette musique, trente-cinq ans après sa création, c’est aussi s’interroger sur sa réception à l’époque et remettre en cause la doxa de l’oncle qui, nostalgique, s’acharna à nous convaincre que, vraiment, l’âge d’or du free (branche teutonne) en Europe – ces seventies au milieu desquelles nous naissions, tandis que mouraient certains idéaux dudit tonton – « c’était super, pur & dur, politisé » et tout et tout... que la musique y était « libre & sauvage »…
 
Eh bien, je crains de ne pas entendre là le free « intransigeant, viril, destructeur », fantasmé par certains auditeurs vétérans (de ce qu’ils prenaient pour une guerre) mais, précisément, une musique qui tient par un équilibre de concessions (et pas un équilibre de la terreur sonique, héroïco-kaputt et sanglante), une œuvre de gentlemen à grandes oreilles, qui certes s’invente dans les opérations qui la réalisent, mais que travaillent de scrupuleux agencements de textures choisies et une délicate pensée des formes. Cette raffinerie raffinée, prenant à l’occasion l’allure d’une ébullition, agit comme la distillation des essences subtiles du jazz, annonçant ce que le groupe, en trio, poursuivrait : condensation, précipités…

Schlippenbach Quartet : At Quartier Latin (FMP / Instant jazz)
Enregistrement : 1975-1977. Edition : 2010.
CD : 01/ Black Holes 02/ Three Nails Left, for P.L. 03/ The Hidden Peak I 04/ The Hidden Peak II 05/ The Hidden Peak III 06/ The Hidden Peak IV 07/ The Hidden Peak V
Guillaume Tarche © Le son du grisli

fmpsliCe disque est l'un des douze (rééditions ou enregistrements inédits) de la boîte-rétrospective que publie ces jours-ci le label FMP. A l'intérieur, trouver aussi un grand livre de photographies et de textes (études, index de musiciens, catalogue...) qui finit de célébrer quarante années d'activités intenses.   



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