Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Peter Kuhn : No Coming, No Going (NoBusiness, 2016)

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C’est par le biais d’Arthur Williams – au son de sa Forgiveness Suite – que nous est revenu récemment Peter Kuhn, clarinettiste et saxophoniste qui fit partie de l’Orchestra de Frank Lowe (Lowe & Behold, premier enregistrement de Kuhn), joua auprès de William Parker (Through Acceptance Of The Mystery Peace) et de Lester Bowie, avant de signer de son nom des disques Hat Hut et Soul Note. Mais c’est une référence jadis autoproduite (sous étiquette Big City Records) que NoBusiness réédite aujourd’hui, augmentée d’un duo avec le batteur de ses formations, Denis Charles.

Amputé de sa Forgiveness Suite, c’est un concert donné à la radio, le 19 décembre 1978, que consigne Livin’ Right. Kuhn y apparaît à la tête d’un quintette dans lequel on trouve, en plus de Williams et de Charles, Toshinori Kondo (trompette et alto) et William Parker (contrebasse). A l’écoute de l’association clarinette / batterie sur Chi – pièce qui ouvrait jadis la seconde face de l’édition originale –, impossible de ne pas songer à Steve Lacy. Mais l'art de Kuhn est volage, qui brille ensuite par son écriture et ses arrangements (vingt minutes durant, la suite Manteca, Long Gone, Axistential laisse lentement s’exprimer sa fièvre dans les brumes) ou par son appropriation des codes d’un jazz plus classique (Red Tape, certes pétri de dissonances).



Le duo Kuhn / Charles provient d’un autre concert donné datant, lui, du 29 septembre 1979. Les deux premières plages retiennent des compositions du premier : Stigma, sur laquelle la batterie ne cesse de coller au phrasé de la clarinette, qui déroule voire dévale ; Axistential, où grognent et graillent les graves. Deux improvisations, ensuite, sur lesquelles Kuhn passe de clarinette en ténor à vive allure – Charles émoustillant l’évocation de Bechet sur Drum Dharm puis attisant le saxophone sur Headed Home.

C’est donc un autre (et épatant) instrumentiste à la fois attaché à « la tradition » et pressé de s’en écarter – comme Coltrane, Dolphy ou Sun Ra, qui l’ont ouvert au jazz créatif– qu’il faut voir en Peter Kuhn. Sur ces deux concerts, ses partenaires auront accéléré un mouvement que l’écoute de Perry Robinson, qui deviendra l’un de ses amis, avait déclenché. C’est aussi là une autre et belle histoire estampillée « Loft Jazz » que raconte NoBusiness avec l’aide d’Ed Hazell (qui découvrit les bandes du concert du duo) à laquelle Peter Kuhn, longtemps empêché par la maladie, donnait suite en 2015 en enregistrant The Other Shore.

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Peter Kuhn : No Coming, No Going
NoBusiness
Enregistrement : 19 décembre 1978 / 29 septembre 1979. Edition : 2016.
2 CD : CD1 : 01/ Chi 02/ Manteca, Long Gone, Axistential 03/ Red Tape – CD2 : 01/ Stigma 02/ Axistential 03/ Drum Dharma 04/ Headed Home
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Ivo Perelman Expéditives : The Art of the Improv Trio (Leo, 2016)

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Après les récentes Expéditives, suite de la saga Ivo Perelman / Leo Records. Cette fois-ci et en six volumes l’art de l’improvisation en trio.

1

Ivo Perelman, Karl Berger, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 1 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, laisser la quiétude envahir Ivo Perelman, Karl Berger (piano) et Gerald Cleaver. Ne pas s’en étonner tout en espérant les montagnes rusées. Ici, préférer le velouté à l’orage, le méditatif à la césure, le rêve au viscéral, la lamentation à l’ébullition. Et c’est précisément au cœur de cette matière sépia – et parce que peu entendue chez le brésilien – que l’art de Perelman trouve intensité et relief. La saga ne pouvait pas mieux commencer.

2

Ivo Perelman, Mat Maneri, Whit Dickey : The Art of the Improv Trio Volume 2 (Leo Records / Orkhêstra International)
En treize parties, entendre Ivo Perelman ferrailler du côté des aigus de Mat Maneri pendant que Whit Dickey semble ne pas pouvoir s’extraire de son rôle de témoin avisé. Plus loin, les deux premiers gratteront les fréquences graves, batifoleront sans trop de conséquences. Et toujours rechercheront une proximité complice, entraînant ici une inexplicable et regrettable distance.

3

Ivo Perelman, Matthew Shipp, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio volume 3 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, retrouver les vieux amis Ivo Perelman, Matthew Shipp, Gerald Cleaver et se dire que rien ne pourra les changer. Tout juste souligner la pertinence du projet et remarquer le drumming prégnant du batteur (changements de tons, fausses claudications, souplesse des feintes). Et, bien plus qu’hier, ne plus taire le chuchotement anxieux, détrousser l’harmonie de son miel au profit des parasites pénétrants. Et de conclure ainsi : ils ne changent rien et tout est différent.

4

Ivo Perelman, William Parker, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 4 (Leo Records / Orkhêstra International)
En trois parties, signaler à qui veut l’entendre que ce trio (Ivo Perelman, William Parker, Gerald Cleaver) est une belle chose. Que l’on pourrait arrêter là tout commentaire. Ecrire que l’évidence de la formule rejoint l’évidence de leurs complicités, que le groove de William Parker (souvent inaudible ces derniers temps) invite Gerald Cleaver à hausser le pavillon du continu. Quant au saxophoniste, pénétrant et indéracinable, il porte très haut l’art d’improviser sans contrainte.

5

Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 5 (Leo Records / Orkhêstra International)
En neuf parties, s’étonner du détachement de Joe Morris (guitare) et de Gerald Cleaver face à l’ouragan Ivo Perelman. Puis, suivre le trio se souder et déraciner quelques habitudes. Maintenant, un vagabondage luxurieux aux lignes superposées, bruissantes, ondulantes. Et ce jusqu’à la fin de cet enregistrement.

6

Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : The Art of the Improv Trio Volume 6 (Leo Records / Orkhêstra International)
En deux parties (le seconde, courte et comptant pour le bis d’un concert donné au Manhattan Inn en juillet 2016), retrouver l’urgence du free jazz ; celle des Shepp, Barbieri, Trane, Cyrille, Garrison, Grimes… Puis, se dire que tout cela est bien actuel. S’amouracher maintenant de ce ténor zélé et électrisant (Perelman), de cette contrebasse autonome  et affranchie (Morris) et de ces tambours libres comme l’air de l’Estonie (Cleaver). Et enfin, admirer la constance du trio, son art des reliefs escarpés et son lyrisme abrasif.


Milford Graves : en conversation avec Garrison Fewell

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Cette conversation est extraite de De l'esprit dans la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Milford Graves,on trouve Joe McPhee, Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Irène Schweizer, Oliver Lake... Les (3) derniers exemplaires du livre peuvent être commandés sur le site des éditions Lenka lente.

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GARRISON FEWELL : Pour rendre hommage à vos connaissances en matière d’acupuncture et d’herboristerie, j’aimerais débuter notre conversation en abordant le sujet des pouvoirs thérapeutiques de la musique. Votre récente interview dans le New York Times dit beaucoup de vos recherches sur la relation entre la musique et le cœur humain. Pouvez-vous m’en dire davantage ?

MILFORD GRAVES : Pas de problème, si je peux divaguer et improviser librement, sans inhibition et sans la peur de choquer les gens. Actuellement, j’invite pas mal de musiciens chez moi parce qu’ils ne cessent de me dire : « J’ai lu des trucs sur tes recherches mais tu fais quoi exactement ? » Je leur réponds que la meilleure façon d’en apprendre est de venir me rendre visite. Je poursuis mes recherches en prenant garde à ne faire d’ombre à personne ; je ne veux offenser personne, surtout pas ceux qui ont suivi de longues études, les compositeurs par exemple. Mes recherches m’ont amené à penser de façon totalement différente et j’ai dû prendre du recul en ce qui concerne ce que nous faisons en tant que musiciens. Nous devons faire une pause et nous poser les bonnes questions : « Qu'est-ce que la musique ? Que faisons-nous exactement ? Quelle est notre responsabilité ? » J’utilise la métaphore de la musique car la musique vient du cœur, et je pense être parvenu à rendre ceci un peu plus évident en essayant de comprendre comment le corps se comporte. Il m’est apparu que nous devons absolument repenser la façon dont nous faisons de la musique. Il faut sérieusement y songer. J’ai animé un atelier au Guelph Festival, il y a trois ou quatre ans, qu’ont fréquenté beaucoup de musiciens académiques. A l’occasion d’une soirée, un type est venu me voir et m’a dit : « Vous savez, nous faisons face à un challenge. Votre conférence nous a vraiment fait réfléchir sur la musique. » J’ai répondu : « Tant mieux ! » Certains diront : « Je vais essayer de relever ce défi » et d’autres penseront : « Non, je ne peux pas changer ma façon de faire car elle a toujours été ainsi. » Revenons un peu en arrière. En 1960, j’avais un groupe de latin jazz funk. Le groupe était composé d’un bassiste, d’un pianiste, Ray McKinley dont la sœur jouait du vibraphone avec nous. Elle avait eu un doctorat, avant même Donald Byrd et tous ces gens. Quand le bassiste est parti après une répétition, ils ont commencé à dire : « Ce type a un bon feeling mais il ne joue que les mauvaises notes ! » J’avais dix-neuf ans et je n’arrivais pas à comprendre ce qu’ils entendaient par le fait de jouer les mauvaises notes. C’était très perturbant pour moi car à l’époque je ne lisais pas la musique ; je ne jouais qu’à l’oreille. J’ai commencé à bûcher et je me suis dit : « C’est incroyable ! Il n’y a pas de règles définitives, il n’y a qu’une règle, qui est celle de jouer dedans ou dehors, jouer ou pas les ‘‘mauvaises notes’’. » Puis j’ai fait des recherches sur l’origine des notes, des gammes, etc. Et je me suis dit alors : « C’est fou, chaque personne sur Terre a un concept particulier, les gens entendent la musique comme ils le veulent, ce qui prouve que rien n’est faux ; ce n’est pas parce qu’on joue telle ou telle note qu’on est plus faux que les autres. » D’un point de vue absolu, il n’y a pas de vrai ou de faux. Je me suis mis à enregistrer les sons que produit le cœur en développant un programme à l’ordinateur. Au départ, je voulais simplement connaître les changements de tonalité du cœur. J’ai contacté un médecin qui avait écrit un article dans un magazine spécialisé sur la cardiologie à propos de la fréquence du premier et du deuxième son du cœur. Notre discussion a duré trois heures. Il m’a expliqué qu’il était en train d’amener les cardiologues à analyser les changements de tonalité du cœur mais que ceux-ci ne se sont pas montrés très intéressés, sans doute parce qu’ils n’étaient pas musiciens. Il m’a expliqué qu’il y avait une façon d’analyser ces fréquences, que cela pouvait se faire numériquement et que la seule organisation possédant le matériel capable d’analyser les sons du cœur autrement que de façon analogique était la marine américaine. Ces appareils coûtaient 40 000$. A cette époque, au début des années 1970, c’était une somme énorme. Ce fut le début de mes recherches sur les sons du cœur. J’allais souvent à la librairie Barnes and Nobles à Manhattan et, un jour, au rayon Sciences, j’ai trouvé un enregistrement du cœur réalisé par des médecins. Après avoir écouté cet enregistrement, j’ai contacté par téléphone tous les batteurs que je connaissais pour leur expliquer ma trouvaille : « C’est incroyable, mec, je viens d’écouter tous ces sons produits par le cœur, toutes ces arythmies ; elles sont la reproduction exacte de ce que fait le tambour batá dans le Santería des Yorubas. Je ne sais pas comment ils ont trouvé cela, mais ils reproduisent exactement ce que fait notre corps. »



Cette expérience fut le début de quelque chose d’important pour moi. Et aujourd’hui, j’analyse chaque fréquence trouvée dans le son du cœur. Après quoi, je stimule les neurones et le système neurologique de notre corps. Lors de mon expérience avec William Parker, il m’a dit que je faisais une connexion entre les sons du cœur et la musique. J’ai enregistré son cœur puis le lui ai fait écouter. Je vous assure que son cœur sonnait exactement comme sa façon de jouer de la contrebasse. J’ai dit à William : « Je peux faire de toi un meilleur contrebassiste ! Je peux entrer en toi et te dire exactement où tu en es et ce que tu vas faire. » J’ai redit la même chose aux musiciens cubains que j’ai rencontrés car la musique qu’ils jouent est fortement liée aux battements du cœur. Tout se passe là- dedans. J’en suis arrivé à un point où j’estime que pour vraiment toucher ou stimuler le corps humain, le corps humain non-préparé – j’entends par là celui des gens qui n’ont pas encore été affectés ou influencés par les médias, la musique du Top-Ten et qui ne pensent pas encore en termes de « meilleur » saxophoniste ou guitariste ou batteur : ce sont particulièrement les enfants, eux sont encore purs et ne savent pas à l’avance ce qu’ils sont supposés entendre –, pour entrer en profondeur dans ce corps, il faut revoir notre approche de la thérapie par la musique, ce n’est souvent pas la bonne manière de faire. Nous ne sommes pas en harmonie avec la façon dont notre corps oscille, en tout cas pas selon mes recherches. Aujourd’hui, les cardiologues travaillent sur la variabilité des battements du cœur, peut-être en avez-vous entendu parler... L’une des techniques les plus importantes de diagnostique en cardiologie est aujourd’hui de mesurer la durée entre chaque battement, et cette durée n’est pas métronomique. Si elle l’était, la durée entre les battements serait toujours la même et, pour la nature comme pour les cardiologues, ce serait là une pathologie. Je me pose donc la question : « Pourquoi utilisons-nous des métronomes ? Pourquoi comptons-nous ainsi ? » C’est ce qui m’a amené à penser que nous sommes totalement « désaccordés ». Si l’on veut faire partie de la clique, du groupe, ça ne me gêne pas qu’on aborde les choses ainsi et qu’on écoute ce qu’on a l’habitude d’écouter ; mais si l’on veut utiliser la musique comme outil de guérison, si l’on souhaite être en harmonie et bien saisir la résonance des oscillations du corps, alors il nous faut repenser notre manière d’écouter et de faire de la musique. Je pense que j’en ai dit pas mal, déjà, n’est-ce pas ?

GF : Oui, et c’est fantastique !

MG : Je dis toujours que je ne suis pas contre ce que nous avons pris l’habitude de faire. On peut se faire plaisir avec nos habitudes, mais si l’on veut vraiment faire les choses sérieusement, on peut se servir de ce que je viens d’expliquer. Les gens s’identifient à la musique populaire parce qu’ils ont été conditionnés à le faire, mais si on s’enfonce dans les microcircuits du corps alors il nous est impossible de continuer à agir de telle sorte. Les barres de mesure en musique ne sont pas statiques. Certains diront que c’est comme si nous jouions à côté du temps, hors tempo. Selon moi, tant que l’on souhaite divertir et se faire plaisir, cela marche très bien, il n’y a aucun problème. Après, quand on entre dans le fond du problème, là c’est différent.

GF : La musique n’est pas qu’un divertissement même si la société en décide souvent autrement. Je suis d’accord avec vous au sujet du pouvoir thérapeutique de la musique, et l’improvisation me semble être un des éléments-clés de ce pouvoir.

MG : C’est vrai. Nous nous sommes limités, nous avons fait en sorte de rester bien à distance du maximum que pourrait nous offrir notre potentiel. En tant que musiciens, nous avons une responsabilité dans la façon dont évolue la planète, l’univers. Je dis toujours aux musiciens que, bien qu’ils pensent jouer simplement d’un instrument et que leur responsabilité n’est que de composer, d’enregistrer, de donner des concerts, de gagner de l’argent, leur responsabilité est en fait bien plus grande. Nous sommes les intermédiaires entre la façon dont le cosmos vibre et les gens, c’est ce que nous devons leur délivrer. C’est pourquoi je dis toujours que les musiciens sont des oscillateurs. Nous sommes au-dessus du lot. Nous comprenons comment cette oscillation fonctionne, alors pourquoi nous limiter à une petite partie du spectre tonal ou rythmique ?

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GF : Mon père était cardiologue et professeur à l’université Temple. Il m’amenait souvent au Franklin Institute, qui possédait un modèle de cœur géant. C’était fascinant, vous pouviez marcher dans ce cœur et entendre des battements de partout : boum boum, boum boum... Quand vous parlez de résonance et d’accord avec la façon dont le cœur oscille, cela me ramène à l’accordage du cœur, un peu comme quand vous avez deux diapasons dans une même pièce: quand vous en faîtes résonner un, l’autre, même s’il est à l’autre bout de la pièce, se met à vibrer en harmonie, par vibrations sympathiques. Comme quand, à travers le dialogue, il arrive au cœur d’une personne de se synchroniser avec celui d’une autre et de s’y accorder. Et si l’un des deux cœurs est « désaccordé », qu’il ne ressent pas le pouvoir du dialogue, le son de la voix humaine, comme compatissante, peut se charger de compenser ce déséquilibre. Grâce à la musique, vous pouvez accorder le cœur humain dans l’intention de créer quelque chose de positif au moment opportun. Votre but n’est donc pas simplement de divertir.

MG : C’est tout à fait vrai.

GF : Vous venez de parler de notre responsabilité en tant qu’interprètes de musique créative. Quel rôle jouons-nous dans la société, et comment en élever le niveau ?

MG : Je pense que la première chose à faire est de jeter un œil à toutes les cultures qui existent dans le monde. Chez nos ancêtres, la musique avait un enjeu holistique. Le musicien n’était pas seulement fait de musique. Il connaissait la philosophie, la littérature, c’était un guérisseur. Vous étiez herboriste, rebouteux, acuponcteur, guerrier. Vous aviez une situation de globalité. Par exemple, comme je le dis souvent, si on ne voit les arts martiaux que comme un concept féodal capable de faire mal, on est dans l’erreur. J’ai toujours enseigné les arts martiaux en lien avec le système immunitaire. Ainsi, je déclare : « Je vais vous apprendre une prise mais, avant cela, regardons comment est faite une cellule sanguine. Peu importe ce que vous faites en dehors, vous devez penser à ce que vous faites en dedans, ainsi vous serez en harmonie. » Quand des gens se battent, je pense toujours : « Interrogez-vous, essayez de voir qui a besoin d’un léger ajustement, ainsi vous stimulerez votre système immunitaire pour ne pas détruire la personne qui vous fait face. » J’appelle cela le massage positif ou actif, grâce auquel vous accédez à des endroits essentiels de votre corps. J’utilise beaucoup de références comme celle-là. C’est un travail de recherche que j’accomplis avec les musiciens. J’ai été inspiré par nos anciens. Eux ne voyaient pas la musique comme un divertissement mais l’utilisaient dans un but holistique, pour faire de l’être une personne complète. Si vous n’êtes plus en harmonie, tout peut se détraquer ! Nous produisons des sons, qui sont des expressions reprises de l’enfance. Les enfants s’expriment par des postures et des sons différents. Mais nous avons cela en nous, même si nous le perdons quand les autres commencent à avoir de l’influence sur nous en nous mettant dans telle boîte, en nous disant ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Ils ne veulent pas de votre esprit car ils savent qu’ils n’auront pas de contrôle là-dessus et que vous pourriez même finir par les manipuler ! L’une des premières questions que j’adresse aux musiciens est : « Vous étudiez les notes, les rythmes, les formes et tout le reste, mais étudiez-vous la physiologie ? Savez-vous comment le tympan vibre ? Quel en est le mécanisme ? Comment les cils des bronches oscillent sur les poumons ? » Selon les scientifiques, ils oscillent à 20 hertz : il s’agit donc d’un mi bémol, mec ! C’est ça, pour moi, respirer ! Alors, quand on entend les anciens parler du Mi bémol ou du Si bémol, il faut faire la relation avec tout le reste ! Ces gens ont vécu des choses difficiles et de grands changements sociaux et tout cela a été exprimé par une musique humaine. On a tous cela en nous. Et si nous devions vivre ces mêmes conditions, nous ferions la même chose qu’eux. Mon grand- père m’a appris une chose. Il faisait partie de ces vieux bluesmen africains-américains qui n’étaient jamais allés à l’école. C’est ce qui me fascine toujours à propos de la provenance de l’improvisation, surtout dans la musique africaine-américaine. J’ai compris une chose : du fait qu’ils n’ont pu aller à l’école et que tant de choses leur étaient interdites, l’improvisation est ce qui leur a permis de survivre. J’en conclus donc qu’elle est un style de vie, un vrai style de vie. On en fait des tonnes concernant l’improvisation, mais si on veut improviser il faut se confronter au monde, c’est tout. Comme Bouddha le disait. Vous savez, il a laissé tomber son statut de prince, ses richesses et il a dit : « Je veux vivre dans la pauvreté... Je veux savoir ce qui me permettra de réaliser une introspection et d’en connaître la nature. » C’est un tout. Parfois il faut dire : « Il va falloir que tu comprennes cela seul. » C’est ça, l’impro ; et si tu veux vivre, tu vas le faire. Si tu en as la volonté, si tu as l’esprit d’un guerrier, des choses dont tu ignorais jusqu’à l’existence vont surgir de toi. Au Bennington College, je rendais les étudiants complètement fous, mais alors vraiment fous ! Ils étaient parfois en colère après moi. Ils venaient en cours et me disaient : « Vous nous racontez tous ces trucs mais vous ne nous donnez jamais de travail. » Ce à quoi je répondais : « Vous voulez apprendre à improviser ? Tout ce dont je parle en classe est fait pour vous inspirer ou vous livrer une information qui vous permettra d’y arriver seul. Je n’ai pas à vous donner de devoirs en vous disant que vous échouerez si vous ne les faites pas. Si vous avez compris ce que je suis en train de vous dire, que vous l’avez ressenti au fond de vous et que vous voulez bien vous y essayer, pas juste pour m’obéir et avoir une bonne note mais pour vraiment improviser alors vous y arriverez. Il suffit simplement de m’écouter. » Pour argumenter, je me mettais à jouer en disant : « Essayez de ressentir ce que je ressens. Allez-y, faites cette expérience ! » C’est mon grand-père qui m’a enseigné ça... Comme je le répète régulièrement : « Ce type a tout fait, mais il n’est pas allé à l’école pour ça. Tout ce qu’il avait à dire était : ‘‘ Je veux vivre !’’ »

GF : Je suis professeur de musique depuis trente-sept ans et je comprends très bien ce que vous dites. Si vous voulez connaître la vraie nature de la musique, vous devez le faire seul, avec un guide approprié. Comment l’administration a t-elle réagi au fait que vous ne donniez pas de devoirs ?

MG : Vous savez, Bennington c’est Bennington ! Si j’avais enseigné dans un établissement plus « carré », j’aurais probablement eu des problèmes. (Rires)

GF : L’année dernière, j’ai étudié le cerveau humain et la façon dont nous apprenons afin de pouvoir enseigner plus efficacement. L’une des choses que j’ai apprises a été de « transformer les tests en quêtes » : il s’agit, au lieu de tester les connaissances, de se changer en chercheur de savoir en posant des questions du genre : « Quelles sont les solutions possibles à ce problème ? Je ne te donne pas la solution mais essayons ensemble d’explorer ces solutions et de les découvrir. » Il s’agit d’inspirer les étudiants à travers des exemples ; alors, quand ils poursuivent leur propre quête, ils apprennent et retiennent bien mieux que si on leur avait délivré une réponse qu’ils auraient simplement mémorisée. C’est la même chose en histoire et en musique, il ne s’agit pas de connaître une quantité de faits. Au final, comme vous le dites, si vous avez un esprit curieux et un instinct de survie, alors vous trouverez la réponse.

MG : Tout à fait. Là-dedans, il y a toute la métaphysique et toute la spiritualité, il n’y a plus qu’à l’appliquer, vraiment. Mon grand-père jouait de la guitare et de la batterie et il a construit sa maison, et moi, j’essaye de faire tout ce qu’il a fait. Je l’ai observé ; il avait son propre jardin d’herbes médicinales, il venait de Caroline du Sud, du comté du Geechee, et il est en moi, mec, vraiment en moi ! Bien sûr, quand j’étais enfant, je n’avais pas conscience de ce qu’il était : un facteur dominant, contre lequel j’ai voulu me rebeller, mais qui m’a marqué à vie parce qu’il avait cette sorte d’ascendance...

GF : En l’observant, vous avez été capable de tirer des enseignements et pas seulement parce qu’il pouvait dire : « Écoute, petit, je vais te donner une leçon. » Vous avez observé ce qu’il a fait pour survivre, vous avez appris que l’improvisation est une leçon de vie, qu’il vous faut d’abord apprendre à propos de la vie pour ensuite saisir le reste.

MG : Oui. Mon oncle, lui, jouait des cuillères. Il avait une planche avec des cordes et il chantait… (Il chante à la façon des chanteurs de Delta Blues) ... ça faisait du bien d’entendre ça, tu vois ce que je veux dire ? Ça faisait tellement de bien que je me disais : « Je ne sais pas pourquoi mais ça pulse, ça met une de ces ambiances ! » C’était fait pour que tout le monde garde le moral, en fait. On ingurgite de la nourriture pour rester en vie, voilà pour la bouche. Mais on a aussi besoin des autres récepteurs, que nos tympans vibrent notamment. Tout conduit à la même chose, au final. Tout oscille à travers le corps par transmission électrique, tout est connecté. Tous ces trucs sont connectés entre eux, et il est de notre responsabilité de les entretenir. Il ne suffit pas de nourrir les gens avec des choses qui leur donnent l’impression d’être bien de façon artificielle, comme c’est le cas avec le sucre, le sel, le gras. Il faut aussi fournir aux gens des légumes, des fruits, des céréales, même si certains n’aiment pas ça. Comme je le dis toujours : « Vous savez pourquoi vous n’aimez pas ça ? Parce que votre goût n’y est pas habitué. La nourriture a tellement été transformée qu’il vous est impossible de goûter à l’ingrédient pur. » Alors, que faisons-nous ? On convoque un conseil à D.C. et on explique la vie à ces gens qui ont inventé le Top-Ten et qui nous nourrissent de gras, de sucre et de sel. On doit réunir les gens, leur montrer ce qui est bon pour nous et montrer quels sont les nutriments dont nous avons besoin. C’est de cela dont la musique manque, de ces nutriments qui vont nous faire du bien.

GF : Les gens mettent trop de sucre, de graisse et de sel dans leur musique !

MG : Mais oui, absolument, exactement. Ils aiment bien ce truc backbeat, les paroles d’amour et tout ça, ça sonne bien. Je comprends qu’on ait besoin de ça aussi mais il faut parfois mettre un peu de nutriments là-dedans, des éléments qui vous aideront à tenir le coup, qui aideront le cerveau à prendre un chemin différent et qui nous permettront d’avoir accès à notre part créative et audacieuse.

GF : Comment stimuler ces qualités créatives et augmenter la quantité de bons nutriments dans la musique et la culture ? Le sucre, le gras, le sel... le corps raffole de ces choses.

MG : Je vais vous dire un truc : je nourris chacun de mes récepteurs de base, la vue, l’ouïe, le goût, le touché, l’odeur, ainsi que l’imagination ou la clairvoyance. J’étudie les différentes sortes de nourritures qui permettent aux populations de survivre et j’essaye de stocker ces nutriments dans ma cuisine. Je n’omets rien. Je veux savoir quels sont les nutriments qui ont permis aux cultures de rester en vie si longtemps. C’est le monde entier que j’invite dans ma cuisine. J’ai commencé cela dans les années 1960. On trouve tous les genres de musique chez moi, de la musique folk du monde entier. J’ai pris l’habitude de tout écouter et de m’en servir dans mon travail au point de me dire : « Je vais maintenant essayer de faire vibrer le spectre entier de l’humanité. » Il faut pour cela aller chercher des informations dans le monde entier et essayer de saisir de quoi est faite la musique des différentes cultures. Il est fascinant de voir comment les gens abordent les changements de fréquences et de tonalité, tout cela en une octave ! Dans cette octave, vous trouverez la musique de quelqu’un. Ce que nous ne stimulons pas dans notre corps, quelqu’un d’autre peut le faire. J’aime m’occuper de la voix en premier lieu. Quelqu’un, quelque part dans ce monde, se préoccupe des changements de tonalité ou de fréquences qui oscillent en nous d’une manière qui échappe à notre système musical. C’est l’une des premières choses que je dis aux gens : il faut étudier les musiques du monde. Je ne m’intéresse pas tellement aux musiques du monde que l’on a retravaillées. Je préfère étudier la musique indigène, celle qui vient de l’intérieur de vrais gens.

GF : L’un des sons qui m’ont fasciné dès la première écoute a été celui de la musique des Pygmées de la forêt de l’Ituri. Leur voix est capable de choses qu’aucun autre instrument ne peut imiter. Ce qui se passe dans leurs chants, poly-tonalement et poly- rythmiquement parlant, est magique.

MG : C’est vrai. Ces gens sont d’une telle profondeur... Voilà, je souhaite faire vibrer mes cordes vocales. Utilisons le spectre entier de nos cordes vocales ou de nos tympans. Ça vibre davantage que de douze façons différentes ou dix-sept ou vingt, peu importe le système qu’on utilise, il y a une multitude de vibrations là-dedans. C’est pour cela qu’il faut toutes les écouter. Il y a un chant qui utilise tout cela, vous connaissez le Sōka Gakkai ?

GF : Oui, je suis membre du SGI (Sōka Gakkai International) et je récite « Nam-myo-ho-renge-kyo » chaque jour depuis trente-huit ans.

MG : Dans ce cas, je vais vous dire quelque chose. J’ai entendu la façon dont cela doit être scandé. C’était en 1977. J’étais à Kyoto, lors de mon premier voyage au Japon, où je jouais en duo avec le batteur Toshi Tsushitori. Nous étions hébergés dans un temple bouddhiste pour quatre nuits. La deuxième nuit, à quatre heures du matin, j’ai entendu ces chants et je me suis dit: ça me rappelle quelque chose. » Toshi m’a dit : « Ils scandent ‘‘Nam-myoho-renge-kyo’’. » J’ai répondu : « C’est bien ce qu’il me semblait, Toshi », mais on ne les entendait pas scander « Nam-myoho-renge-kyo », on n’enten-dait qu’une sorte de bourdonnement.

GF : Vous avez donc entendu les harmoniques ?

MG : Oui ! On entendait quelque chose comme (Milford scande « Nam-myoho-renge-kyo » dans une grande vibration)… voilà ce qu’on entendait !

GF : L’oscillation.

MG : Oui, mec ! C’est ce que dit Bouddha. Quand je suis rentré aux États-Unis, j’ai pensé à ces femmes africaines-américaines à l’église. Je n’ai jamais entendu les hommes faire cela, mais les femmes chantaient ainsi (il chante un gospel). Je me suis rendu compte que c’était la même chose ! Elles en oublient les mots, les mots permettent simplement au corps d’osciller d’une façon précise. Et je me suis dit : « C’est ça, ce ne sont pas des mots. » On prend juste ces mots pour permettre au corps d’osciller et, en les compressant, on obtient une oscillation du corps. Voilà la clé ! Voilà mon expérience ! Si je peux vous transmettre quelque chose, voilà, j’ai entendu ça !

GF : C’est très enrichissant. Je voyage beaucoup et, dans le passé, j’ai habité chez des gens pendant mes tournées. Chaque matin, je scandais, et, la plupart du temps, mes amis n’avaient jamais entendu cela. Au petit-déjeuner, ils me demandaient : « Qu’est-ce que c’était que ce son? On avait l’impression que c’était un synthétiseur ! » Ou encore : « J’ai entendu des voix, on aurait dit que les tuyaux du mur chantaient. » Si vous le faites correctement, un son spécial se produit, une vibration, comme une syntonie.

MG : Je vois, j’entends clairement ce son, je l’entends bien quand il est compressé. Je suis content de l’avoir entendu. Toshi m’a dit que c’était la véritable façon de faire. Moi je n’en sais rien, alors je le crois, aussi parce que je l’ai entendu. A quatre heures du matin… Je l’ai entendu, et c’était très différent.

GF : A quatre heures du matin, il s’agit du « Ushitori Gongyo » qui renforce l’esprit et le corps quand il est à son plus faible. La plupart des gens passe dans l’autre monde aux alentours de ces heures-là. Ma mère, par exemple, a effectué cette transition à trois heures du matin. Mais revenons-en à l’éducation... Quel rôle l’improvisation peut-elle avoir dans l’éducation de la jeunesse ? Selon moi, on devrait l’informer des différentes formes d’art…

MG : L’une des choses qui devraient être faites dans ce pays est d’enseigner l’improvisation aux enfants. Il est primordial que les jeunes sachent improviser. Et ce, du fait de son concept singulier en comparaison à la technologie et aux machines. Je dis aux jeunes qu’ils sont en danger car ils ne savent rien faire sans les machines ou les appareils. Arrivera un moment où nous aurons des problèmes avec ça et, vous savez, la nature en montre déjà les signes, mais les gens n’y font pas attention. Des tornades aux tremblements de terre en passant par les inondations, la nature balaye tout. Les gens retournent au degré zéro, à l’ère primitive. Maintenant, je pose la question : « Qu’allez-vous faire ? » Si vous ne savez pas improviser, vous allez véritablement avoir un gros problème. Ils commencent à improviser maintenant, ils apprennent cela aujourd’hui. Toutes ces tempêtes, mon Dieu, tous ces gens qui perdent leurs familles, leurs amis, leurs maisons, sans électricité, attendant des rationnements de nourriture. Quel bazar. Cela fait un certain temps que j’en parle : comment allez-vous faire avec le manque de nourriture ? Ils construisent toutes ces maisons dans des villes où il n’y a pas d’espaces verts. Il faudrait faire comme jadis, apprendre par exemple à distinguer les plantes comestibles... On ne peut plus s’en remettre à la société aujourd’hui… Quand je me promène dans le coin (Queens, New York), je me dis : « Regarde-moi ça, ça se mange, on peut manger ce truc... » Mais les gens ne savent plus cela aujourd’hui.

GF : Ce que je vous entends dire à propos des désastres naturels et de l’improvisation me rappelle une chose que nous n’avons pas encore abordée, la vie et l’environnement. La nature et l’être humain ne font qu’un et pourtant nous traitons la vie et l’environnement de façon séparée. Ces désastres naturels sont pourtant en relation directe avec la vie humaine. Vous pouvez être la victime d’un désastre dont vous n’êtes pas directement responsable mais si nous voulons changer les choses il va falloir respecter un rythme différent. L’improvisation, la prise de conscience spirituelle et la sagesse en accord avec les changements, sont primordiaux.

MG : C’est très vrai. Et les changements doivent arriver rapidement ! Nous devons apprendre en urgence à effectuer des changements car les choses vont vite. La nature est profonde et nous fait des signes. Tous les signes ont été donnés, il nous faut maintenant retourner à l’improvisation. Nous devons réagir, et répondre sur l’instant.

GF : Comme l’improvisateur, qui n’a pas le temps de réfléchir et de se dire : « Que vais- je faire maintenant ? »

MG : Exactement. Et ce qu’il y a de génial dans l’enseignement de la musique improvisée, qui permet d’organiser son esprit, c’est que c’est une chose naturelle, qu’on n’a pas besoin d’y penser. Ça vous anime ; la musique vous anime. C’est une super façon d’apprendre à improviser à l’esprit.

GF : L’improvisation développe nos capacités dans beaucoup de domaines. Et je pense qu’il y a différents niveaux d’improvisation. Il y a celui où on s’installe et on joue, on ne dit pas ce qu’on va jouer, et on engage une conversation, un dialogue musical. On peut appeler cela de l’improvisation libre, ou du free play, mais il y a quelque chose de plus profond dans ce qu’il se passe alors à ce moment-là ; ce qui, en ce qui me concerne, m’a rendu plus fort, surtout depuis qu’on m’a diagnostiqué un cancer en décembre...

MG : J’allais vous en parler, mais j’attendais la fin de cette conversation.

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GF : On est plus ou moins à la fin, en fait. Ce que vous avez dit sera fort pour celui qui le lira et qui prendra le temps de penser à la relation qu’il y a entre l’improvisation, la nature, le son, les vibrations et le cœur humain. Vous avez fait état d’observations très éloquentes ici. Une dernière chose, vous avez joué dans le New York Art Quartet dont Mohawk est l’un de mes disques préférés. Pouvez-vous me parler de cette époque ?

MG : Eh bien, je pourrais dire que l’Art Quartet d’origine, avec Lewis Worrell, était pour moi le meilleur. Je crois que les gens disaient que c’était l’un des meilleurs quartettes de l’époque, avec cette façon unique qu’avaient ses musiciens d’être en relation les uns avec les autres. La musique parle d’elle-même, je pense.

GF : C’est cette relation entre vous qui a su mettre en valeur les aspects les plus importants de cette musique.

MG : D’abord, il faut, pour que ça fonctionne, avoir un groupe dans lequel les membres sont humainement liés. Dans celui-ci, les relations humaines étaient bonnes. Dans d’autres groupes avec lesquels j’ai joué, cette relation n’existait pas. Quand je me suis mis à traîner avec John Tchicai, chez Roswell Rudd, je me suis senti à l’aise. Ce n’était pas le cas dans d’autres groupes. Il faut d’abord s’aimer, la musique est secondaire. La relation humaine doit être bonne. Nous n’étions pas ensemble pour un simple concert, ce n’était pas notre truc. Et je me suis senti bien accueilli. A cause de moi, J.C. Moses, dont j’ai pris la place, a perdu son job... Il ne m’appréciait plus beaucoup après ça. L’une de mes histoires préférées concernant cette anecdote s’est produite lors d’un de ces concerts qu’Amiri Baraka avait montés. J’y jouais et J.C. est arrivé saoul, puant l’alcool, et s’est assis par terre, devant ma batterie. Il faisait des grimaces et des grands signes avec ses mains sous-entendant : « Ce type ne sait pas jouer », les gens riaient et ça continuait. Je le regardais par terre et me disais : « Ce mec est fou ! Je sais ce que je vais faire. » Je me suis mis à jouer très fort de ma grosse caisse, j’ai joué tellement fort qu’il en a décollé du sol. Il s’est mis à sursauter et tout le monde a ri. Il a commencé par dire des trucs « Blah blah blah… » Et je l’ai fait déguerpir. C’était drôle. J’aurais aimé qu’il existe une vidéo de ce moment. (Rires)

GF : Voilà une puissante vibration !

MG : C’est ça... Je me suis dit : « Mec, je vais me foutre de toi. Tu veux que je le fasse, alors tiens, prends ça ! »

GF : Musicalement parlant, à quoi travaillez-vous en ce moment ?

MG : Je m’intéresse davantage à l’improvisation qu’à la composition. J’aime composer, bien sûr : « Écoute la musique de ton for-intérieur ! », comme disaient les anciens. Mais pour moi, la musique c’est l’improvisation, c’est une conversation. Je n’imposerais à personne ce qu’il doit dire à la fin d’une phrase, alors, de quel droit inscrire des notes sur un papier et obliger quelqu’un à jouer de telle ou telle manière ? La musique, c’est une conversation, et c’est ainsi que je la joue. Nous avons besoin de davantage de conversations, et que les gens nous aident à faire bouger les choses. Sois qui tu es et dis- toi que tu peux contribuer de manière positive et les choses se passeront bien. C’est ça être un bon musicien. Je sous-entends que nous devons être plus que de simples musiciens. Nous devons être des docteurs et des guérisseurs. Or, on s’éloigne de cela. Les musiciens d’aujourd’hui ne font que jouer de la musique, mec. Nous devons revenir à ces arts guérisseurs. Entraîne-toi, fais tes exercices à la maison et sois un bon musicien sur scène, sois prêt quand tu montes sur scène.

GF : Je comprends tout à fait. Il est primordial de ne pas oublier la dimension spirituelle qui s’exprime par la musique. Nous sommes la musique que nous jouons. Vous n’êtes pas le seul à penser ainsi, Milford. Horace Silver a composé un morceau qui s’intitule That Healin’ Feelin. Alors, que se passe-t-il après ?

MG : Nous devons être impliqués dans la guérison. Nous devons travailler sur la maladie. La pire des maladies qu’on puisse avoir est le racisme, ce sont les préjugés. On ne peut pas nier une culture pour la seule raison qu’on ignore tout d’elle. Pour que les choses changent, il faut dépasser l’émotionnel et imaginer ce qu’il nous est possible de faire pour qu’elles s’améliorent. Il faut balayer les questions d’identité, qui nous sommes, d’où nous venons... Arrêter de se demander : « Qui suis-je ? » Tu es quelqu’un, alors c’est bon, laisse tomber ! Nous sommes tous, et avant tout, des êtres humains, des frères et des sœurs. Ôte ta peau et vois : nous sommes pareils. La seule chose que le diable ait faite c’est nous donner des apparences différentes ! Je vais vous donner un exemple. Les blancs viennent suivre mes cours de batterie parce qu’ils me disent qu’ils n’ont pas le rythme. C’est ce qu’ils me disent. Je réponds : « Nous avons tous le rythme, vos cœurs battent, n’est-ce pas ? Si on ne vous a pas appris à écouter votre âme, vous êtes un produit de la révolution industrielle et vous jouez comme une machine. » La révolution industrielle nous a apporté toutes ces machines, la société, les gens se sont reposés sur ces machines pensant qu’elles seraient la solution à leurs problèmes. Mais il est là le problème. La musique vient du coeur. Les tambours bâta sont basés sur les battements du cœur.

GF : Les tambours bâta viennent d’Afrique mais on les trouve aussi dans la musique cubaine du fait que des esclaves Yorubas ont été envoyés sur l’île. Certains disent que c’est du vaudou ou de la magie noire, mais c’est avant tout un rituel qui permet de communiquer avec les esprits. Elle procure une énergie guérisseuse, il ne s’agit pas là de cette magie noire qu’on a inventée pour faire vivre le folklore.

MG : Ce qui compte, c’est la batterie, le beat et l’énergie qu’il en ressort. En 1977, j’ai été invité à jouer dans un festival au Niger et l’United States Secret Service a suivi l’évènement de près. Il y avait d’autres musiciens là-bas, Sun Ra était là avec son Arkestra. Les Africains ont eu une réaction surprenante à la musique de Sun Ra. Quand le groupe a joué l’arrangement de Fletcher Henderson, ça allait encore, mais quand Sun Ra a joué son truc, ils n’ont pas du tout compris ce qu’il faisait. Nous n’étions pas à New York où ce genre de truc était cool, là on jouait devant des Africains qui s’y connaissaient en matière de musique. Je pense qu’ils se sont dits que les musiciens ne prenaient pas au sérieux la musique et ils ont vidé les lieux. J’ai joué avec Ahmed Abdullah et Hugh Glover. Jack Jackson, qui était le percussionniste de Sun Ra, avait une grosse batterie et jouait avec des baguettes spéciales – il a d’ailleurs aussi joué avec nous à l’occasion de ce festival. Notre rythme fonctionnait bien et tout le monde était dedans. C’était le Niger, on ne pose pas des pupitres à terre, on ne joue pas comme on le fait à Hollywood. J’ai connu un certain succès à ce festival et j’ai entendu dire qu’à la fin ils ont tiré un grand poster de moi...

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Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2016)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photographies de Milford Graves : NAdy Newcombe & Luciano Rossetti.

 


Arthur Williams : Forgiveness Suite (NoBusiness, 2016)

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Si les trajectoires d’Arthur Williams (trompette), de Peter Kuhn (clarinettes, saxophones) et de William Parker (contrebasse) se confondent ici – « alors » (19 décembre 1978), devrait-on plutôt écrire – avec bonheur, c’est qu’elles s’étaient déjà croisées, et même souvent : dans ce Muntu que Williams emmena un temps en association avec Jemeel Moondoc ou dans l’Orchestre de Frank Lowe, par exemple. En quintette avec Toshinori Kondo (trompette), fraîchement débarqué du Japon, et Denis Charles (batterie), le trio donnait un concert à la Columbia University Radio WKCR-FM.

Si celui-ci permit à Kuhn de publier Livin’ Right – réédité ces jours-ci par NoBusiness sur No Coming, No Going, The Music of Peter Kuhn, 1978-79 –, le disque en question ne consignait pas l’entier concert : la découverte de cette « suite » composée par Arthur Williams répare l’oubli et documente le travail d’un trompettiste méconnu – dont Ed Hazell rappelle le parcours dans les notes de pochette : premières expériences avec Ahmed Abdullah et Charles Downs, création du Master Brotherhood avec notamment Joe Rigby et Steve Reid, expérience Muntu jusqu’en 1978 puis dernières associations avec Milford Graves, Cecil Taylor et Charles Tyler, avant de renoncer à la musique au début des années 1980.

En cette Forgiveness Suite, trois notes lentes suffisent à inspirer un quintette d’exception : à distance, leurs répétitions par des vents souvent à l’unisson arrangent les diverses – autant que peuvent l’être les musiciens en place : ainsi la clarinette basse de Kuhn, déstabilisante, contraste-t-elle avec la déconstruction maniaque du thème par la trompette de Kondo – séquences d’un remarquable vagabondage sonore. Autour d’une composition d’inspiration taylorienne, les cinq musiciens ont ainsi tourné : il fallait donc bien que cette suite nous revienne, à nous et à Arthur Williams.

écoute le son du grisliArthur Williams
Forgiveness Suite (Part 1)

arthur williams

Arthur Williams : Forgiveness Suite
NoBusiness
Enregistrement : 19 décembre 1978. Edition : 2016.
LP : A/ Forgiveness Suite (Part I) – B/ Forgiveness Suite (Part II)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Marco Eneidi (1956-2016) : portrait, expéditives, autoportrait

marco eneidi portrait

En hommage à Marco Eneidi, saxophoniste américain disparu le 24 mai dernier, nous reproduisons ici son portrait, paru dans l'ouvrage Way Ahead, Jazz en 100 autres figures (Le Mot & Le Reste, 2011), et les cinq évocations de disques qui y furent rattachées. En conclusion, on pourra lire, signé de lui à l'époque de l'écriture dudit portrait, un résumé de son singulier parcours de musicien.

Après avoir servi le dixieland à la clarinette, Marco Eneidi passe au saxophone alto : s'entraînant beaucoup, il en apprend encore de musiciens – pour la plupart venus de New York où ils soignent en lofts leur intérêt commun pour l'avant-garde – qu'il va entendre au Keystone Korner de San Francisco. S'il adhère à une esthétique virulente, Eneidi n'en intègre pas moins en 1978 une formation dans laquelle il s'applique à rendre en écoles ou en hôpitaux de grands thèmes du swing jusqu'à ce que lui soit reprochée sa sonorité peu orthodoxe. Ayant peaufiné celle-ci au contact de Sonny Simmons, le jeune homme s'installe en 1981 à New York : là, il prend des leçons de Jimmy Lyons – saxophoniste qu'il entendit à San Francisco dans l'Unit de Cecil Taylor – et intègre à l’occasion de concerts la Secret Music Society de Jackson Krall ou le Sound Unity Festival de Don Cherry. En 1984, Bill Dixon l’accueille à la Black Music Division qu’il dirige au Bennington College : avec le trompettiste, Eneidi se fait entendre en Black Music Ensemble et enregistre Thougts. En trio avec William Parker et Denis Charles, le saxophoniste donne l’année suivante un concert bientôt consigné sur Vermont, Spring, 1986, premier disque autoproduit qui sera suivi d’autres, sur lesquels interviendront à l’occasion Karen Borca, Raphé Malik ou Glenn Spearman. Dans les années 1990, après s’être fait remarquer en compagnie de Cecil Taylor et de premières fois dans le Little Huey Creative Music Orchestra de William Parker, Eneidi anime en association avec Spearman un (autre) Creative Music Orchestra. Pour s’être installé en Autriche en 2004, il pensa ensuite le Neu New York / Vienna Institute of Improvised Music, projet qu’il emmène régulièrement au Celeste Jazz Keller de Vienne. 

marco eneidi expéditives copy

final disconnect eneidi

En compagnie de Karen Borca – bassoniste pour toujours associée à Jimmy Lyons qu’il fréquenta au sein d’un Associated Big Band dans lequel intervenaient aussi Rob Brown ou Daniel Carter –, Marco Eneidi retrouvait trois partenaires fidèles : les contrebassistes William Parker et Wilber Morris et le batteur Jackson Krall. Hanté par le souvenir d’une tournée faite en Espagne avec Cecil Taylor – le pianiste ayant composé pour Eneidi l’atmosphérique « Untitled » –, l’alto passe sur Final Disconnect Notice de pièces de free bop en ombreuses plages de déconstructions. Surtout, contrarie sans cesse son invention mélodique en faisant usage d’une passion vive et décimant.

creative music orchestra eneidi

Peu après avoir défendu Free Worlds en sextette emmené par le pianiste Glenn Spearman, Eneidi retrouvait celui-ci à l’occasion de l’enregistrement de Creative Music Orchestra, premier disque du grand ensemble éponyme que les deux hommes fomentèrent en associés. Là, une suite en six mouvements profite des conceptions rythmiques singulières auxquelles Bill Dixon ouvrit Eneidi – qui signe l’essentiel des compositions à entendre ici et aussi arrangé pour l’occasion « Naked Mirror » de Cecil Taylor. De valses instables en cacophonies superbes, Eneidi et Spearman conduisent de main de maître un orchestre rebaptisé ensuite American Jungle Orchestra.

cherry box eneidi

A l’occasion d’un concert donné à Oakland où il a passé une partie de son enfance, Eneidi retrouvait William Parker en trio. Au poste que Denis Charles occupait sur Vermont, Spring, 1986, trouver sur Cherry Box Donald Robinson, batteur souvent associé à Glenn Spearman et qui démontre là une science presque aussi discrète qu’hautement efficace. Porté par ses partenaires, l’alto déploie en six autres moments un discours instrumental qui doit autant à l’écoute de l’intense ténor de John Coltrane qu’à celle – combinée ? – des altos aériens de Charlie Parker et Ornette Coleman.

ghetto calypso eneidi

Pour le bien de Ghetto Calypso, Eneidi convoquait une autre fois à ses côtés deux contrebassistes : Peter Kowald – qu’il côtoya dans le Sound Unity Festival Orchestra de Don Cherry – et Damon Smith – membre appliqué de l’American Jungle Orchestra. Avec Spirit aux percussions, l’association improvise là des vignettes sur lesquelles l’alto démontre une verve remarquable. Si la paire de contrebassistes de Final Disconnect Notice put faire référence à Olé Coltrane, celle-ci détermine davantage le jeu anguleux d’un saxophoniste fulminant en structures de cordes tendues.

beek eneidi

A l’occasion d’un Live at Spruce Street Forum, Marco Eneidi et Peter Brötzmann – autre musicien entendu dans le Sound Unity Festival Orchestra – composèrent un quartette à initiales dans lequel intervenaient aussi Lisle Ellis (contrebasse) et Jackson Krall (batterie). B.E.E.K., de rendre là cinq pièces improvisées : Brötzmann passant de saxophones en clarinette pour mieux défendre en adéquation avec l’alto un free jazz fait de charges héroïques autant que de débandades relativisées par la superbe avec laquelle les musiciens accueillent chaque moment de flottement. Une virulence d’une autre époque peut être, mais incendiaire encore.

marco eneidi autoportrait

Born 1956, November 1st Portland, Oregon; moved to Oakland, california age 5; after high school age 17, went to italy 1974 music conservatory Venice then 1975-76 Portland Oregon Mt. Hood Community College, 1976-1979 Sonoma State University California; was in C.E.T.A. Band 1979-80, moved to NYC 1981. Started playing clarinet age 9, got serious about music and the alto saxophone age 20. First influences in music was soul music, San Francisco blues which led to Missisipee Delta blues, played guitar as teenager. First influence on saxophone was John Coltrane Plays the Blues, then Cannonbal Adderley, Bird, Orrnette, Dolphy etc. First experiences performing outside of school bands was playing clarinet in a dixieland band at the pizza parlour and at old folks homes during high school. Later at age 20-21 played in a restaurant weekly as a duo with a piano player playing standards. Then came the C.E.T.A. Band which we performed every day twice a day for one year in schools and old folks homes/nursing homes. 1978-80 much time was spent in San Francisco going to the Keystone Korner club and hearing all the groups coming thru town, much of which was coming from the NY loft scene. 1981 – NYC lessons w/ Jimmy Lyons, meeting and working with Denis Charles, William Parker, Earl Cross, Don Cherry, Sunny Murray, Jim Pepper. 1984 – started working with Bill Dixon. 1992 – started working with Cecil Taylor. 2005 – formed the Neu New York/Vienna Institute of Improvised Music. Lliving in Wien since November 2004. Marco Eneidi, 12 décembre 2011.



Charles Gayle, William Parker, Hamid Drake : Live at Jazzwerkstatt Peitz (Jazzwerkstatt, 2016)

charles gayle william parker hamid drake live at jazzwerkstatt

Enregistré en Allemagne, dans l’église Stüler, en mai 2014, Live at Jazzwerkstatt Peitz documente la rencontre sur scène de Charles Gayle et de l’incontournable section rythmique composée de William Parker et Hamid Drake. Ces trois-là ont souvent joué ensemble, dans différents contextes et  formations, mais ont rarement gravé sur disque leurs improvisations en trio.

Démarrées sur les chapeaux de roue, les premières minutes de l’épique Fearless attestent d’emblée l’incandescence d’une formation autant éprise de quête formelle que de spiritualité. Le phrasé de Gayle, tout en contorsions sinueuses et brisures harmoniques, instaure une tension ascensionnelle, faite de surgissements et suspensions. Puis de s’effacer ensuite, justement, pour laisser libre cours à la contrebasse bondissante de Parker, véritable plaque tournante de cette session, point nodal à partir duquel se noue et se dénoue une architecture sonore conçue comme une succession ininterrompue de reliefs à gravir et dévaler. Avant de réapparaître au premier plan,  formulant l’éclat d’une plainte.

Les trois morceaux suivants, Gospel, Texturen et Angels, voient le saxophoniste investir l’instrument sur lequel il fit ses premières armes, le piano, souvent convoqué sur ses récents enregistrements. L’approche se veut percussive, presque instinctive. Les motifs développés laissent suffisamment d’espace, sinon de vide, jusqu’à créer des effets d’attente, pour que Parker et Drake, parfois manifestement désarçonnés, greffent leur propres aspirations. Tel ce solo du contrebassiste, sur le bien nommé Angels, moment de grâce où l’altération rythmique se dissipe dans la formulation d’un temps délité. Encore renoue avec l’aridité et l’explosivité inaugurales, un péril commun à la fois intériorisé et expiatoire. Et sonne moins comme une éventuelle interrogation qu’une probante injonction à y revenir.          



live at jazzwerkstatt

Charles Gayle Trio : Live at Jazzwerkstatt Peitz
Jazzwerkstatt
Enregistrement : mai 2014. Edition : 2016.
01/ Fearless 02/ Gospel 03/ Texturen 04/ Angels 05/ Encore
Fabrice Fuentes © Le son du grisli


William Parker : Raining on the Moon (AUM Fidelisty, 02015)

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Ce n’est ni la première ni la dernière fois que William Parker retourne aux blue notes, au gospel, au jazz des fifties-seventies. Il le fait à chaque fois avec suffisamment de conviction (et de talent) pour qu’on ne détourne pas l’oreille.

Le voici donc réitérant quelques vieilles recettes. La voix gorgée de soul de Leena Conquest s’offre au premier plan tandis que les solistes (Rob Brown, Eri Yamamoto, Lewis Barnes) prennent quelques plaisirs à zébrer leurs (courtes) interventions. C’est cette même Leena Conquest qui oppose son chant désarmé et profond aux féroces souffleurs sur la seule plage improvisée du disque (Prayer-Improv). Et c’est encore Leena Conquest – avec l’aide bienveillante la pianiste Eri Yamamoto – qui sillonne de larges vallées en rendant hommage à Whitney Houston (Song). On pourra s’en étonner mais, là aussi, on ne détournera pas l’oreille et l’on prendra, à nouveau, conscience de l’abîme séparant les tristes jeunots sur papier glacé des solides Parker, Drake & co.

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William Parker : Raining on the Moon / Great Spirit
Aum Fidelity / Orkhêstra International

Enregistrement : 2007 & 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ Bowl of Stone around the Sun 02/ Doson Ngoni Blues 03/ Feet Music 04/ Great Spirit 05/ Prayer-Improv 06/ Song (for Whitney) 07/ Potpourri
Luc Bouquet © Le son du grisli


John Dikeman, William Parker, Hamid Drake : Live at la Resistenza (El Negocito, 2015)

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Quelque chose survient ici, qui devrait nous mettre la puce à l’oreille : le très prévisible duo William Parker / Hamid Drake le devient nettement moins. Il faut dire que les phrasés de rocailles et d’escarres de John Dikeman ne sont pas ceux de tout le monde. Ce sont des phrasés de force et de colère. Ce sont des phrasés qui rugissent. Ce sont des phrasés qui ne demandent qu’à être captés et étendus. Ce ne sont pas des phrasés insaisissables, mais des phrasés en attente d’amis.

Donc : les cris, les convulsions, les lamentations et ce vieux free jazz qui bouge encore. J’en vois qui s’en lassent. J’en vois qui se réjouissent. Je m’adresse donc à la deuxième catégorie : ouvrez les oreilles, mes amis, car un nouveau trio vient de naître. En choisissant de jouer avec  la paire Parker / Drake, Dikeman savait qu’il ne pouvait compter que sur lui seul. Le pari est gagné : ces trois-là s’écoutent, se comprennent, se complètent, s’amuseraient presque. Et oui, ce qui n’aurait pu n’être qu’un gig de plus cède la place à un concert vif, sans flottement, sans encombrements. C’est à suivre, me semble-t-il.



John Dikeman, William Parker, Hamid Drake : Live at la Resistenza (El Negocito Records)
Enregistrement : 5 mai 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Gratitude 02/ Invocation 03/ Bad Uncle John! 04/ WY Funk
Luc Bouquet © Le son du grisli


William Parker : For Those Who Are, Still (AUM Fidelity, 2015)

william parker for those who are still

Homme de nombreux projets, que ce William Parker. Pas toujours documentés sur CD : heureusement, le label AUM Fidelity veille.

For Fannie Lou Hamer : un bloc désuni désirant s’unir et y réussissant parfois. S’y élèvent quelques-unes des voix (Ravi Best, Todd Reynolds) des douze musiciens, ici invités. Groupe multi-facettes avec poussées, déclarations-déclamations à la charge de la voix gospelisante de Leena Conquest. Le tout en mémoire de Fannie Lou Hamer, militante des droits civiques disparue en 1977.

Vermeer : dix tableaux aux chauds et évidents contrepoints. Petit traité des vifs décalages. Lyrisme assumé. Profondeur trouvée. Blues lointain et désactivé. Ecrin doré de contrebasse (WP) et de piano (Eri Yamamoto) pour que se délie le ténor voilé de Darryl Foster. Et, encore plus souvent : chant sucré et gorgé de soul de Leena Conquest.

Red Giraffe with Dreadlocks : une voix pénétrante, élevée, profonde : c’est celle de l’Indienne Sangeeta Bandyopadhyay. Une voix ancestrale, tellurique, profonde : c’est celle du Sénégalais Mola Sylla. Les deux s’observent, se répondent, ne s’entremêlent pas encore. Et les doigts d’un pianiste (Cooper-Moore) enbluesant le tout. Une contrebasse (WP) donne vie à ce jazz qui couvait. Maintenant l’Inde et un hautbois (pakistanais ?) modulent de concert, un saxophone basse (Klaas Hekman) se fritte avec un batteur multi-pistes (Hamid Drake), un altiste (Rob Brown) croque les nuages. Et les deux voix de se trouver enfin. Et la voix de l’Afrique douce raconte mille sagesses au pianiste attentif. Et les faix airs de classicisme sur mélopées indiennes ne surprennent personne. Et s’invitent des dissonances toutes assurées-assumées. Que de choses ici ! Choses totalement convaincantes. Et même plus.

Ceremonies for Those Who Are Still : cordes, chœur et cuivres inspectent la composition de WP. Jan Jakub Bokun est le conductor du NFM Symphony Orchestra. Le drame est présent, Ligeti n’est pas très loin. Parfois, maladroitement, s’immisce le trio WP, Charles Gayle et Mike Reed. En bonus, vingt-cinq minutes d’improvisations en surchauffe maximale du seul trio (avec un Gayle des grands soirs !). 

William Parker : For Those Who Are, Still (AUM Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2000, 2011-2013. / Edition : 2015.
3 CD : CD1 : 01/ For Lannie Lou Hamer 02/ Vermeer 03/ Awash in the Midst of an Angel’s Tears 04/ Essence 05/ Flower Song 06/ Just Feel 07/ Feet As Roses 08/ Gongs for Deaf Dreams 09/ Sweet Breeze 10/ Flower Song – CD2 : 01/ Villages, Greetings & Prayer 02/ Souls Have Fallen Like Rain 03/ The Giraffe Dances 04/ Tour of the Flying Poem 05/ Children Drawing Water from the Well 06/ Where Do Send the Poem – CD3 : 01/ A Magical Figure Dances Barefoot in the Mud 02/ Light Shimmering Across a Field of Ice 03/ Trees with Wings 04/ Rise Up in Sound 05/ Humble Serious 06/ Tea Leaves of Triple Sadness 07/ Ritual 08/ Winter 09/ My Cup  10/ Encore 11/ Escape for Sonny
Luc Bouquet © Le son du grisli


Oliver Lake, William Parker : To Roy (Intakt, 2015) / Billy Bang, William Parker : Medicine Buddha (NoBusiness, 2014)

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De ces deux musiciens, rarement réunis et se rattrapant aujourd’hui pour évoquer la mémoire de Roy Campbell, on imagine assez bien la rencontre. Et notre imagination, de faire mouche.

Le soyeux ne sera pas de mise. Les arrêtes seront vives, tranchantes, limite raides. L’alto sera acéré et les saillies ne surprendront que les non-initiés. La contrebasse annoncera l’harmonie et n’en dira pas plus. Du moins jusqu’à cette balade (Bisceglia) où tous deux partent en connivence. L’archet sortira de son étui, et les cordes grogneront quelque Afrique proche (Victor Jara), le blues se retrouvera, les phrasés se feront de plus en plus cabossés, la convulsion sera reine. Et Oliver Lake et William Parker, de rêver à leurs futures aventures. Et nous avec.

écoute le son du grisliOliver Lake, William Parker
To Roy (extraits)

Oliver Lake, William Parker : To Roy (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.
CD : 01/Variation on a Theme of Marvin Gaye 02/ Check 03/ Is It Alright? 04/ Bisceglia 05/ Flight Plan 06/ Victor Jara 07/ 2 of Us 08/ Bonu 09/ Net Down 10/ Light Over Still Water Paints a Portrait of God 11/ To Roy
Luc Bouquet © Le son du grisli

billy bang william parker medicine buddha

Enregistrés en concert à New York le 8 mai 2009, Billy Bang et William Parker ne donnent pas seulement, comme c’est le cas en ouverture (Medicine Buddha), dans le duo / duel d’archets. Sanza, shakuhashi et n’goni s’imposent en effet comme autant d’instruments commandant le renouvellement des paysages. Un folklore à lamelles et un œcuménisme bon enfant décident alors d'un presque tour du monde que Bang et Parker bouclent avec plus de légèreté qu’ils n’en montrent d'ordinaire, à leurs instruments traditionnels.

Billy Bang, William Parker : Medicine Buddha (NoBusiness)
Enregistrement : 8 mai 2009. Edition : 2014.
CD : 01/ Medicine Buddha 02/ Sky Song 03/ Bronx Aborigines 04/ Eternal Planet (Dedicated to Leroy Jenkins) 05/ Buddha’s Joy
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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