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Le son du grisli
improvisation
11 novembre 2013

Interview de Romain Perrot (Vomir, Roro Perrot)

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Depuis sa publication, cette interview a été publiée dans un livre : Agitation Frite de Philippe Robert >>> éditions Lenka lente.

Vomir, projet français, a fini par devenir un incontournable du Harsh Noise Wall, véritable mur du son bruitiste réduit au strict essentiel que Romain Perrot, son créateur, a défini dans un Manifeste reproduit ci-dessous. Aux côtés de Vomir : Werewolf Jerusalemen et The Rita constituent deux des piliers de cette scène extrême dont la rigueur n’est pas sans rappeler la Trilogie de la Mort d’Eliane Radigue. Sous le pseudo de Roro Perrot, c’est d’une autre histoire dont il s’agit, complémentaire néanmoins, celle d’une no wave folk proche des expérimentations sonores de Jean Dubuffet. Et si vous désirez vous faire une idée après avoir lu cet entretien alors qu’auparavant vous ne connaissiez rien de ce qu’on nomme HNW ou « folk à chier » (dénomination provisoire ?), voici deux pistes d’écoute : Vomir, Les Escaliers de la cave et Roro Perrot, Musique vaurienne, tous deux sur le label de leur auteur, Décimation Sociale.

Tu n'as probablement pas commencé par écouter du noise... C'est quoi les premiers disques que tu achètes ? Du rock ? Oui…En fait les Pink Floyd et Beatles qui manquaient à la collection de mes parents. Et ceci vers 10-11ans je pense. A la maison, on écoutait alors beaucoup de musique sixties, le Top 50 des 45-tours, et quelques classiques genre Diana Ross et Fleetwood Mac. C'est vraiment le Floyd, qui, le premier, me plongea complètement dans une écoute attentive… sans compter que leurs disques passaient en boucle. J'étais aussi à fond dans Prince. Lors d'un voyage en Angleterre vers 12-13 ans, c'est la découverte du rap et du metal. A partir de là j'achète pas mal de disques, et je prends une grosse claque avec le catalogue SST.

Quels sont les groupes du label SST qui retiennent alors ton attention ? Et pourquoi ? Une certaine idée de l'énergie, de l'engagement peut-être ? Black Flag en premier, parce que c'était le plus facile à trouver... J'allais chez deux petits disquaires de quartier à ce moment-là car je ne connaissais pas encore les officines spécialisées. Il y avait aussi Champs Disques qui était super... Je lisais beaucoup de comics que je trouvais chez Album, rue Dante à Paris : les vendeurs n'écoutaient que du punk, j'ai découvert plein de trucs là-bas. Après Black Flag, ç'a a été les Minutemen, puis Sonic Youth. Je n'ai découvert d'autres trucs que beaucoup plus tard. J'adorais le son de ces disques, et, entre Pink Floyd, Black Flag et Run-D.M.C., j'avais trouvé un bon mix. Je ne sais pas si je parlerais d'engagement ou d'énergie à propos des disques SST, plutôt de sincérité je dirais, également de manière d'envisager un album globalement, d'attention portée aux pochettes.

Tu veux dire que l'idée d'album-concept t'interpelle déjà ? Meddle, Raising Hell et Damaged, quelque part, même combat ? Oui, exactement. En fait l'idée d’album-concept m’explose à la gueule dès huit / neuf ans, quand je découvre The Wall. Depuis, quand j’écoute un disque, j’ai beaucoup de mal à n’en écouter qu’un extrait ou sélectionner le single. Je crois qu’un album est un tout, c’est ce que j'ai retrouvé ensuite dans la musique indé, puis, bien sûr, expérimentale...

Tu parlais de Sonic Youth. Est-ce que chez eux, la notion d'expérimentation, les accordages spécifiques, la quasi préparation des guitares attaquées de manière singulière, héritage du piano préparé de Cage, comme de Glenn Branca, ça te parle, ou bien est-ce seulement leur côté indé qui te séduit à l'époque ? Ah, mais c’est principalement ça, qui, petit à petit, me fait passer de Suicidal Tendencies, les productions Dischord, etc., à des choses beaucoup plus bruitistes. Quand le Virgin ouvre en 1988 sur les Champs-Elysées, c’est un magasin de disque incroyable avec des vendeurs ultra-pointus : en fait c’est là que je vais découvrir énormément de choses... car je ne connaîtrais Bimbo Tower, U-Bahn, les Instants Chavirés, etc., que bien plus tard ! Vers 1995 en fait… Quand je découvre Throbbing Gristle, l'axe John Zorn / Painkiller / Naked City, l’indus, ça me parle tout de suite. C’est aussi au Virgin que je trouve mes premiers Merzbow ; et puis surtout Keiji Haino, en import ultra-cher : c’est après l'avoir écouté que j’achète une guitare et un ampli, quelques jours après ! Sonic Youth, oui, par leurs accordages, leurs attaques, leurs improvisations noise, m’ont permis de découvrir en fait beaucoup de choses…Et, entre Pink Floyd (première époque) et Sonic Youth, il n’y a pas beaucoup de différences : j’exagère à peine, en tous cas, l'un s'inscrit dans la continuité de l'autre…

Avec Throbbing Gristle entre autres, pour ce qui est de l'indus, comme sur Metal Machine Music de Lou Reed, guitares et amplis sont utilisés comme des générateurs de sons-bruits. Toi, avec ta guitare et ton ampli acquis peu de temps après la découverte de Keiji Haino, tu fais quoi ? Quelque chose d'assez proche du rock, même bruitiste, dans la tradition d'un Dead C par exemple ? Ou bien déjà tu barres ailleurs ? Dès que j’ai une guitare et un ampli, je ne fais que du harsh noise, du free noise... enfin tu vois le genre... Je n’ai jamais pris de cours, jamais appris à accorder la guitare, jamais appris le moindre accord. De toute façon, j’ai une oreille musicale particulièrement défaillante et aucun talent pour les instruments de musique. Keiji Haino a représenté la libération pour moi. Avec ma guitare et mon ampli, je ne fais donc rien de rock, uniquement un max de boucan. Dans l’instrument et le bruit, je découvre vraiment le lâcher prise. Car quand j’ai écouté Merzbow ou Keiji Haino pour la première fois, c’est vraiment dans les tripes que je l’ai ressenti : ça m’a bougé profondément.

Est-ce que tu as écouté du folk ou de la musique minimale à l’époque : des choses à la guitare acoustique par exemple, ou bien encore Eliane Radigue ? Des écoutes parallèles en quelque sorte, et d'un genre différent, même si elles nous ramènent aussi à l'immersion que tu découvres, en fin de compte, avec Pink Floyd... Non non, à l’époque je ne connais rien à tout cela. C’est quand je découvre l’émission Songs of Praise sur Aligre FM que ma culture musicale « commence » et s’intensifie. Je vais assister à l’émission en direct tous les lundis soirs, parfois en tenue militaire car je fais mon service au Cinéma des Armées, fort d’Ivry. La gueule qu’ils faisaient, ah ah ah ! Et quand Franq ouvre Bimbo Tower en 1996, je suis client tout de suite… J’ai fini par faire partie de l’émission de Franq entre 1999 et 2005. L’émission, les zines, U-Bahn, Rough Trade et Bimbo Tower, je découvre beaucoup beaucoup de choses : minimalisme, drone, musique improvisée, et du harsh noise, du harsh noise, du harsh noise…

Service militaire au Cinéma des Armées ? Tu as une formation audiovisuelle particulière ?Oui, j’ai fait une école de cinéma après une année calamiteuse en droit à Assas : entre les fachos et les rouges, l'ambiance était atroce. Donc, après Cinéma des Armées, j’ai bossé dans l’audiovisuel et le cinéma pas mal de temps (en tant qu'assistant réalisateur) avant de monter une boîte de prod'. Mais je n’étais vraiment pas à ma place dans ce monde-là, donc je l’ai quitté...

Pour en revenir au noise, Masami Akita confie que s'il lui consacre sa vie, c'est qu'en matière de musique, il ne se serait pas vu faire quoique ce soit d'autre. Il n'a aucune prédisposition à écrire des mélodies, dit-il. Je présume que tu te retrouves dans ces propos. Oui, à fond. J’ai rencontré Masami Akita dans le cadre d'une interview pour l'émission Songs of Praise justement. Je lui avais posé une question qui l’avait interloqué : son bruit représentait-il au final un chant d’amour ? Sa réponse a été : oui ! Lui comme moi, nous ne pouvons nous exprimer autrement.

Je comprends : «On ne jouit que dans un brouhaha éternel » écrivait Kierkegaard. Ou bien encore Nietzsche : « Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. » Ce qui est agressif pour les uns est musical pour d’autres et vice-versa dit Masami Akita. Pour lui le bruit relève d’une expérience pré-linguistique. Il dit aussi que c’est certainement l’un des langages les plus profondément ancrés dans l’inconscient. J’imagine que tu es d’accord avec ça ? Oui oui ! Comme je te le disais, quand j’ai écouté Keiji Haino, cela a été une véritable épiphanie pour moi... C'est vraiment un truc qui m’a remué, sans passer par la case conscience / analyse...

vomir petit

Je crois savoir que tu apprécies beaucoup le travail de The Haters, lui-même fondé sur l'idée d'entropie : à savoir que ce qui motive The Haters, c'est l'idée de destruction, mais pas en signe de protestation comme on peut le croire quand on ne connaît pas vraiment ce qui se rattache au noise, mais juste pour l'énergie qui se dégage de toute destruction. Plusieurs points me semblent essentiels chez The Haters, et j'ai l'impression d'y retrouver ton approche au sein de Vomir. D'abord, en situation de « concert », chez eux, l'idée de ne pas distraire l'attention est très forte, comme si un «concert-performance », à la Prurient par exemple, diluait la concentration de l'auditeur par un aspect visuel finalement anecdotique. The Haters me paraît s'inscrire contre ça. Et toi aussi, avec cette idée également très forte de jouer la tête dans un sac plastique et d'inviter le public à en faire de même : tu peux en dire plus, sur cette immersion / claustration ? Oui, The Haters est une référence ultra-importante dans ma construction. Et tu as tout à fait raison de parler de «contre-performance ». La façon même de faire de The Haters, cette contre-performance/anti-art, cette ATTENTE dans la destruction, un geste et puis plus rien, cela a incarné une attitude très influente. Selon moi l’immersion dans le son vient d’une espèce de mélange entre le minimalisme/drone américain et le son harsh noise qui résonne tant en moi. Cette immersion, avant tout, elle me fait du bien, je suis heureux dedans. C’est un son qui me détend, m’apaise, m’interpelle. Quand on m’a demandé de faire des live de Vomir, je voulais trouver un moyen de capter le public dans le son, de finalement le ramener dans un vrai concert de bruit. Rappelle-toi 2006/2007 : une nouvelle vague harsh noise américaine s’est développée, avec de super disques, mais aussi un côté festif et macho. Les vidéos et les photos de concert montraient un public de gros machos lourdos, bière en main, poing levé, genre « C’est la fête, yeah ! » On aurait dit des ambiances de concerts de punk-ska-emo-pop... Et ça m’a beaucoup insupporté, je dois le dire, mais je n’étais pas le seul… Non pas qu’un concert de noise doive s’écouter respectueusement, en silence. Non pas que l’on ne puisse pas crier ou s’exprimer ou baiser pendant un concert. Mais juste que cette attitude festive s’est entichée d’un certain sentiment consistant à croire que le harsh noise puisse être une nouvelle mode, et que celle-ci puisse offrir de devenir une star. Heureusement, très vite, nombre des nouveaux groupes ont cessé d’exister, tandis que la plupart des autres sont partis dans les musiques électroniques en pensant y faire plus de business. Bref, je voulais me démarquer de ceci. Trouver quelque chose de différent, proposer une nouvelle approche. Surtout que dans un concert de harsh noise, tout se ressemble un peu, chacun derrière son matos, et puis voilà… Petit à petit, tout s’est mis en place. Les sacs poubelles, pas chers, facile à distribuer, leur rapport à la consommation, leur second degré par rapport au nom Vomir. Le fait de diffuser le son, de ne pas avoir de matériel, de rester absolument statique. Et ainsi, de manifester pour une claustration dans le son. De vraiment écouter du bruit. De s’y plonger. D’y trouver quelque chose. De par son statisme, d’y créer ses propres sons, et également finir par l’oublier. S’égarer en soi, dans ses pensées.

Personnellement, j’envisage la musique dite noise comme psychédélique. Elle m’ouvre des portes, elle entretient un rapport privilégié avec les états de conscience modifiés, sans que ce soit forcément lié aux drogues d’ailleurs. Elle a clairement un rapport très dense à l’écoute et à l’immersion. Elle m’apaise moi aussi. Pendant des lustres, j’en ai écouté, tard le soir, au lit, à un volume assez bas comme je l’aurais fait avec de l’ambient, avant de m’endormir. Ceci fonctionne très bien, et encore mieux avec le Harsh Noise Wall, en raison d’une certaine linéarité vraisemblablement. On associe souvent le noise à une musique militante, critique à l’égard de la société du spectacle, tout ce discours situationniste qu’on greffe dessus. C’est pas faux, mais ce n’est pas que ça. On a aussi parlé de souffrance, d’esthétique de la souffrance…Sauf que je ne souffre pas quand j’écoute du noise, et quel qu’il soit, car le noise, qui plus est, c’est varié. Ce discours me paraît plus adapté à l’indus qu’au noise, en ce qui concerne l’engagement politique. Pour l’esthétique de la souffrance, je me demande si les pochettes elles-mêmes n’ont pas induit une certaine perception univoque finalement, et un brin déviante. Le bondage associé au noise, je le vois comme du dripping, à la Pollock, c’est-à-dire des cordes nouées selon des codes précis renvoyant à des couches de sons superposées avec la même précision, la même invention. Tu partages cette manière d’appréhender le noise ? On se comprend à 100 %. J’adore également écouter du HN à bas volume. Pour ma part, je ne sais pas si on associe tellement le noise avec un côté militant. C’est vrai que le noise a été politisé, principalement par les groupes anglais. Mais le noise US, ou le japanoise, pas tant que ça finalement. Ensuite, n’importe quelle iconographie, n’importe quel thème peut se greffer sur le noise... C’est aussi une de ses caractéristiques et une de ses richesses... En ce qui concerne la souffrance, plein de gens, en effet, se sont foutus le doigt dans l’œil en associant noise et souffrance. Je n’ai JAMAIS connu quelqu’un qui écoutait du noise histoire de souffrir... C’est vraiment une idée de gens complètement extérieurs à la scène. Concernant le bondage, je pense qu’il y a eu, au départ, une incompréhension de la part des occidentaux, qui le voyait avec un regard SM banal, genre domination totale, sans jamais comprendre que, dans le bordage, ou le BDSM, la soumission est toujours volontaire et ainsi jamais subie. Quant à ta métaphore des nœuds, des superpositions, elle est très belle. C’est cela. Entremêler des sons. Ensuite, dans mon travail, si la précision vient dans la globalité du son, je laisse quand même beaucoup d’indétermination (au niveau de l’électricité par exemple, au sein des effets ou de la mixette). Je suis moins précis que quelqu’un comme Tourette ou The Rita, pour lesquels la précision, justement, est inhérente à leur approche.

Quand tu joues dans le cadre d'un festival consacré au noise, vas-tu aux concerts des autres. Est-ce que tu ne matures pas mieux ton travail, à ce stade, en restant hermétique à ceux qui jouent aussi du noise, en live tout du moins ? Et puis, entre nous, est-ce que le noise ne se satisfait pas aussi bien d'une écoute domestique dont tu peux contrôler les conditions de diffusion, dont le volume notamment ? Je suis assez casanier depuis quelques années, depuis que je vis à Montpellier en fait, mais j’ai vu énormément de concerts quand j’étais à Paris. Quand je vais dans un festival, je suis le plus présent possible pendant les autres sets, même si je préfère me tenir un peu en retrait, pour être le plus à l’aise possible... Oui, je suis un partisan acharné de l’écoute domestique.... Je suis un peu addict aux disques, sans être collectionneur. Je n’arrive vraiment pas à passer à la musique numérique.

Tu veux dire que tu achètes volontiers des CD et des vinyles au lieu de télécharger ? Préfères-tu le vinyle au CD d’ailleurs ? Yep. Je ne télécharge rien, à part des choses trop difficiles à trouver (genre bootleg de Fushitsusha 1978). J’achète volontiers des CD, des vinyles aussi, bien sûr. Personnellement j’aime beaucoup le format CD. J’ai arrêté les échanges cassettes, CD-R, car je ne peux empiler éternellement. Mon grand plaisir est d’avoir toujours un nouveau disque à mettre sur la stéréo, de découvrir un nouvel album, qu’il soit ancien ou récent.

Sous le nom de Vomir, tu as dû participer à une centaine de disques, ou à peine moins, si l’on compte les anthologies, les collaborations (avec Marc Hurtado notamment) et les splits ou assimilables (avec Rotted Brain, Paranoid Time, Ecoute la Merde, Oubliette, Werewolf Jerusalem, Government Alpha, Torturing Nurse). Pourquoi tant de disques ? Cela ressort-il d’une économie parallèle qu’on pourrait qualifier de « gangrénante » par rapport au mainstream et au Système en général ? Les musiciens de free jazz, Steve Lacy ou Archie Shepp par exemple, à une époque, enregistraient énormément de disques, pour des raisons économiques, des disques qui se ressemblaient souvent, mêmes morceaux, line-up différents ou à peine, des disques enregistrés en Italie, puis en Europe du nord, aux Etats-Unis. C’était une manière comme une autre d’occuper le territoire dans leur domaine (la concurrence a toujours été grande), de toujours être présent, ceci aussi afin de négocier des concerts dans des festivals, et accessoirement de gagner de l’argent car il y en avait peu à gagner finalement, en vendant des disques en tous cas (les concerts, c’est autre chose). Y aurait-il des collectionneurs de noise qui chercheraient à tout avoir ou presque comme il y en a en matière de free jazz ? On peut imaginer que pour un Merzbow ce soit le cas, au vu du soin apporté à ses productions, d’ailleurs assorties d’une renommée conséquente. N’y aurait-il pas ici aussi un rapport au fétichisme, à la collectionnite, ou bien est-ce seulement, pour toi, une manière d’être présent ? Ou tout bêtement de sortir des disques par plaisir, comme de ne refuser aucune collaboration ? Oui, c’est vrai, ça commence à faire beaucoup de sorties. Toutefois je ne refuse aucune proposition car je me trouve chanceux d’avoir tant d’invitations à collaborer et à sortir de mes murs. Et je le fais avec plaisir. La plupart de ces sorties sont très limitées, et touchent donc un public souvent différent, car juste proche du label en question... Quant à mes sorties plus « pro » à tirages plus importants, elles servent à me faire connaitre, chroniquer, etc. Je pourrais en fait approuver chaque point que tu soulèves. Il y a cependant des fanatiques de Vomir ! Certains se font même tatouer ! Oui, il faut occuper le territoire, et surtout, en faisant cela, montrer son attachement. La notion de durée dans ce milieu est extrêmement importante. Nombre de projets, de groupes, disparaissent très vite. Montrer que l’on est toujours présent, actif, est important. En revanche, je ne gagne rien sur les disques. Je reçois des copies-artistes et je les vends aux concerts. Le fétichisme des disques est bien présent ! Ce que j'aime dans le HNW, c'est son aspect monolithique, c'est vraiment ça, une sorte de stase crépitante, voire « muddy », marécageuse presque. Son aspect primitif, lo-fi, comme si c'était le blues du noise, comme si celui-ci cessait de s'agiter en tous sens, ce contre quoi je n'ai rien, d'ailleurs. Aujourd'hui le HNW paraît être à la pointe de quelque chose, qui touche tout à la fois au bruitisme et au minimalisme, comme ce fut le cas il y a relativement peu de temps avec le réductionnisme face à l'expressionnisme « bruyant » de certaines musiques basées sur l'improvisation totale.

roro brassens roro split

Tu connais l'interview de Lou Reed, à l'aéroport de Sydney, en 1974 je crois ? Où, cheveux ras et peroxydés, dissimulé derrière ses carreaux de tox', il ne cesse de répondre « NON" à la majeure partie des questions. «Tu te drogues ? » « NON » « I'm high on life ». Le HNW a tout de cette sorte de trip. Lou Reed prolonge le « No Fun » des Stooges à sa manière, il annonce clairement le « No Future » des Sex Pistols. Metal Machine Music, c'est encore bien plus subtil : « No Synthesizers / No Arp  / No Instruments? / No Panning / No Phasing  / No ». La vague néo-zélandaise des années 2000, c'est Le Jazz Non selon Nick Cain. Et toi, c'est le manifeste de ton label Décimation Sociale, c'est : « No Act / No Play / No Point / No Result / No Strategy / No Compromise / No Social Lubricant. » On ne peut pas ne pas songer à Phill Niblock, et à son « No Harmony, No Melody, No Rhythm, No Bullshit ». Ou bien à ce qu'il dit de sa musique : « Cette musique est simplement ce que je cherche à dire. Elle n'est pas censée mener ailleurs. Elle est ce qu'elle est et rien de plus. Cette musique n'a rien d'autre à offrir, elle n'a pas de développement, elle ne devient pas autre chose. » Cela pourrait être ton manifeste, là-aussi, une véritable déclaration d'intention du HNW. L’interview de Lou Reed dont tu parles est capitale. Et j’ai découvert Lou Reed (solo) par Metal Machine Music. Pour moi, ce disque, l’intention du disque, la sortie du disque, la pochette, les notes, tout est exemplaire. C’est une œuvre majeure et inatteignable. Et si tu me places dans la continuité de Le Jazz Non et de Phill Niblock, alors je suis heureux. Cette dernière citation de Niblock est extraordinaire, et je ne la connaissais pas. J’avais écrit et publié ceci il y a quelques années, un Manifeste du Mur Bruitiste :

L’individu n’a plus d’autre alternative que de refuser en masse la vie contemporaine promue et prônée. Le comportement juste se trouve dans le bruit et le repli, dans un refus de capitulation à la manipulation, à la socialisation, au divertissement.
Le Mur Bruitiste ne promet pas de redonner un sens et des valeurs à l’existence vécue. Le bruit opaque, morne et continu permet une réduction phénoménologique totale, un moyen contre l’interpénétration existentielle : désengagé dans l’apaisement bestial pur et inaltéré.
Le Mur Bruitiste est pro anomie, l’anomie volontaire. Il remet en question l’institution de toute relation, annihile tout ce qui survient dans un repos menaçant.
Le Mur Bruitiste est une récusation sociale. Il récuse toute notion de groupe, communauté, organisation et admet l’alternative de la claustration postmoderne hikokomori. Le refus est dans le repli car tout acte – qu’il soit considéré futuriste, dada, situ, anarchiste ou straight edge – est devenu inapte. L’actionnisme du délabrement ne peut faire face à la récupération factice, à la prostitution, de notre civilisation dérivative.
Observer l’extérieur abject ne doit être qu’un dernier rappel du non-sens humain avant l’épochè contestataire. Toute chose et tout être deviennent sans signification.
Le Mur Bruitiste est la perte de conscience du temps pour vivre en abîme et se laisser couler dans l’instant.
Le Mur Bruitiste est la perte de conscience physique.
Le Mur Bruitiste est la pratique ininterrompue du bruit mental.
Le Mur Bruitiste est la pureté militante dans la non-représentation.
Vigilants des derniers soubresauts, adoptons une nouvelle posture dans le repli– ni soumission, ni fuite, ni fléchissement – afin de pouvoir affirmer « je n’ai jamais été là» dans le désert créé par l’effacement de notre environnement. Perdre tout espoir est la liberté.
Dans l’isolement du mur bruitiste, le néant cellulaire, devenir son ombre - impassible meurtrier de soi - et ainsi devenir l’ombre de l’homme, inconnaissable, impersonnel.
Dans le Mur Bruitiste, aggraver son être, se tenir ignoré et ignorant de tout ; le repli exige l’élaboration d’une indétermination pure qui se forge dans l’oubli des éléments contraignants émotionnels et intellectuels.
Le Mur Bruitiste, obscurité d’un calvaire spirituel, est la non-opposition entre l’être et le néant, une berceuse sans fin.
Le Mur Bruitiste répand ses vertus occultes par les vrombissements et les bourdonnements de ses formules hermétiques, il désagrège et appelle à la désintégration irrévocable.

Le bruitisme passe par le manifeste, si l'on en croit Luigi Russolo, « L'Art des bruits », et ce Manifeste du Mur Bruitiste donc, ou d'autres encore. Mais n'existerait-il pas, toutefois, malgré ce refus dans le repli que prône le mur bruitiste, une communauté centrée sur le HNW, avec ses signes de reconnaissance, une communauté avec son histoire et ses filiations, initiée par Sam McKinley et The Rita, une communauté avec ses excommunications même. Une communauté en forme de mouvement ?Le repli que prône le mur bruitiste est vraiment un concept que j’ai développé pour moi mais qui ne s’applique pas à l’ensemble du HNW. Certains l’ont repris et me considèrent comme un modèle, mais, heureusement, ce n’est pas le cas pour l’ensemble. Avant The Rita, le boulot de Richard Ramirez / Werewolf Jerusalem ou Damion Romero / Speculum Fight est super important. Ensuite, c’est vrai que le travail de The Rita, de son label Militant Walls, est le vrai déclencheur de la niche HNW, puisque c’est lui qui le premier appose ces trois lettres. Je faisais mes CD-R à 5 exemplaires pour le Bimbo quand j’ai découvert son travail et celui de The Cherry Point (Phil Blankership) sur le label Troniks. Ce fut pour moi un choc de voir que nous avions sensiblement la même approche du harsh noise, mais que eux sortaient du CD pro à 500 exemplaires alors que je ne faisais que du CD-R à 5 ! Donc j’ai immédiatement contacté Sam en lui envoyant mon boulot. Le fait qu’ils aient produit le premier split CD-R avec Paranoid Time a été le déclencheur qui m’a permis de me faire connaitre. Bien sûr, la communauté HNW, au début, a été décriée comme très élitiste, avec son forum fermé, ses règles etc. Mais Sam n’est en rien dans cette histoire-là. C’est un allemand, Ron / Cannibal Ritual, qui a instauré cette communauté fermée sur le net, et qui a ainsi déclenché énormément de réactions sur le forum le plus important de l’époque : iheartnoise (du label Troniks). Mais tout ça s’est vite tassé. Aujourd’hui je ne pense pas que l’on puisse parler de communauté. Il n’y a pas d’invitations ou d’excommunications. Désormais le genre est connu, reconnu et comporte ses sous-niches : l'Ambient Noise Wall, par exemple !

Quels sont, parmi les groupes français actuels, ceux que tu écoutes aujourd'hui ? Mesa Of The Lost Women ? Opéra Mort ? Vers lesquels vas-tu, en matière de noise notamment ? Ecoute la Merde ? Je me sens proche d’Ecoute La Merde / UPR, Greg Angstrom / Anarchofreaksproductions, Mesa Of The Lost Women, bien sûr !  J’aime le label Potlatch… Et puis Tourette, Penthotal, Popol Gluant... Opéra Mort, yes, Sébastien Borgo (Ogrob, L’autopsie a révélé que la mort était due à l’autopsie)... Enfin tu vois le genre...

Sous ton nom, ou presque, Roro Perrot pour Romain Perrot, tu produis une musique différente, instrumentale, à base de guitares, acoustique ou électrique. Une musique difficile à étiqueter si l'on doit la ranger auprès de quelque chose qui lui préexisterait. Une sorte de croisement entre les déconstructions auxquelles s'est livré une vie durant Derek Bailey, et un outsiderisme total qui te rapprocherait de cet Art des fous qu'a défendu Jean Dubuffet, mais aussi la boutique Bimbo Tower. « Derek Bailey meets André Robillard », ou quelque chose comme ça. Un prolongement des expériences sonores de Jean Dubuffet et Asger Jorn. Une no wave folk. Avec Vomir, tu as conceptualisé ton propre mur ; quid de Roro Perrot et de son anti-folk ?... si ce mot n'était déjà pris par des musiciens qui n'ont d'ailleurs rien d'anti... Ce n’est pas vraiment de l’anti-folk, je ne suis pas anti quoi que ce soit, mais du « folk à chier », comme ça je ne mens pas sur la marchandise ! C’est vrai que l’art brut, l’absence de talent « reconnu », de geste artistique appliqué, m’intéresse beaucoup, et principalement dans la musique. Derek Bailey m’a d’ailleurs beaucoup apporté lorsqu’il écrit clairement que la technique n’est pas importante. Je suis absolument nul en musique. Je n’ai ni oreille musicale, ni aptitude, je l’ai déjà dit. Et néanmoins, la musique, pour moi, est essentielle. Alors je me suis dit « rien à foutre », car je sentais qu’il fallait pourtant que quelque chose sorte de moi de façon brute, sans me cacher derrière des pédales d’effet comme je le faisais auparavant... Et j’y suis allé, et ça me fait beaucoup de bien de le faire. J’éructe. Et ça me permet également d’avoir un projet plus libre, sans manifeste et règle auto-imposée. Les deux cohabitent au sein de moi et j’arrive ainsi à bien m’exprimer à travers ces sons.

Du folk à chier, tu en fais aussi en duo avec Yves Botz, tous les deux à la guitare acoustique je crois. Vous vous présentez grosso modo ainsi : « Instinct, urgence, humour, bruit. Les quatre mains de ces deux idiots magnifiques font tout ça. » L'humour, c'est quelque chose d'important chez Roro Perrot ? Parce que Musique vaurienne, pour tout dire, ça prend plus aux tripes que ça ne fait rigoler ! Sauf si on trouve ça à chier… Quelle est la réception des concerts d'ailleurs ? J'ai tellement de chance qu’Yves ait eu envie de collaborer avec moi ! C’est un mythe pour moi. Nous avions fait une première session ensemble en Aveyron, et c’était super. Immédiat, sain, clair, solide. Je lui avais envoyé mon boulot aka Roro et ça lui avait plus. Alors maintenant, je ne sais pas si Yves adhère totalement à ce terme, folk à chier, mais ça ne le gêne pas. Lors de notre concert le 16 novembre aux Instants Chavirés, l’affiche nommait notre duo en tant que « folk à chier ». Et c’était O.-K. avec Yves... Yves apporte beaucoup plus que lorsque je fais mon truc seul. Sa force, sa présence, apportent une énergie, une dynamique différente... Pour te répondre quant à l’humour, je ne le fais pas avec ça en tête. En fait je le fais très sérieusement, très premier degré. Mais par la suite, oui, je comprends l’humour et le second degré qui peuvent en sortir, même si ce n’est pas le but initial... Les réactions pendant les concerts sont mitigés je dirais. Même si samedi dernier, avec Yves, nous avons remporté l’adhésion du public. Est-ce justement parce que nous nous affichions en tant que folk à chier ? Ou parce que nous avons fait un concert plutôt rock ? Pour le solo, en revanche, très peu de personnes aiment / comprennent ce que je fais... Et c’est pour cela que j’essaye aussi d’enchaîner les sorties. Pour que l’on comprenne que c’est un projet aussi important pour moi que sous le nom de Vomir. Que je ne le fais pas pour m’amuser. Mais aka Roro, je peux me permettre plus d’excentricité. J’ai un 45-tours sous le coude, un duo avec une copine qui chante comme une casserole... Spécial pour le Top 50 !

Dans ton manifeste, tu parles d'épochè contestataire. On peut imaginer que tu prends les choses comme elles te viennent, que tu ne hiérarchises pas, qu'il n'est plus question de « valeur » – le premier degré dont tu parles justement. Vomir viserait-il à la paix intérieure par l'ataraxie ? La paix intérieure par le bruit qui procure l’ataraxie, alors ? L’épochè est un concept fondamental pour moi. Je l’ai appris car j’ai étudié l’hypnose ericksonienne et la sophrologie. J’ai été thérapeute avec un cabinet à Montpellier que j’ai fermé (aujourd’hui je suis bosse pour une agence d’architecture). Donc, l’épochè, qui vient entre autres d’Husserl, est un travail sur moi que j’ai vraiment apprécié, et que j’ai à la fois reconnu et interprété par le mur de bruit. Pas trop de paix intérieure quand même, comme tu peux le constater en écoutant mes disques : disons un équilibre, et c’est déjà pas mal.

Noise et sophrologie pourraient-ils faire bon ménage, même un ménage paradoxal ? NON NON NON. Ce serait la dégringolade dans le new age. La sophrologie a cette vision globale très humaniste… Mais ma vision de paix intérieure n’est pas forcément humaniste… La déviance inhérente au noise est suprême.

Romain Perrot, propos recueillis en octobre et novembre 2013.
Philippe Robert © Merzbo-Derek / Le son du grisli

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