Kim Gordon : Is It My Body? (Sternberg Press, 2014)
On sait la passion de l’art qui travaille Kim Gordon, comme son penchant pour l’écriture. Dans ses publications – presque œuvre critique –, Branden W. Joseph est allé fouiller. Sa sélection, publiée sous le nom Is It My Body?, fait cohabiter des textes de différentes natures : extraits d’intimes carnets de voyage (tournée avec The Swans et Happy Flowers en 1987), compte-rendu de concerts (Rhys Chatham, Glenn Branca..), propos d’esthétique et textes de réflexion.
Qu’elle chronique, rapporte – évoquant par exemple le malaise créé par la sortie de No New York, qui « réduisit » la No Wave à quatre groupes seulement – ou s’interroge (sur les clubs, le public, l’avant-garde et ses désillusions, la sexualité, le machisme…), Gordon décortique avec un naturel désarmant son environnement, c’est-à-dire l’art qui l’entoure. Et quand elle échange avec d’autres artistes qu’elle – Mike Kelley ou Jutta Koether – c’est l’occasion d’en apprendre davantage sur une bassiste qui, auprès de Lydia Lunch dans Harry Crews, apprit à se détacher un peu du groupe qui l’a fait connaître. Certes, deux grands livres sur Sonic Youth [1 & 2] ont paru récemment… Is It My Body? en est, mine de rien, un troisième.
Kim Gordon, Branden W. Joseph (ed.) : Is It My Body? Selected Texts (Sternberg Press / Les Presses du réel)
Edition : 2014.
Livre (anglais) : Is It My Body? Selected Texts
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
David Browne : Sonic Youth (Camion blanc, 2013)
Voici désormais traduit Goodbye 20th Century, Sonic Youth and the Rise of Alternative Nation, ouvrage que David Browne écrivit entre 2005 et 2007 sur la foi d’entretiens avec les membres du groupe et de confessions d’anciens associés. Passée l’étrange introduction – qui peut surprendre le lecteur en tâchant de le persuader que Sonic Youth est un nom qui ne lui dit sans doute pas grand-chose – et ignoré le « ton » du livre – badin, qui trouve souvent refuge dans l’anecdote lorsqu’il peine à parler de l’œuvre sonore –, concentrons-nous sur le sujet.
Aux origines, la rencontre, longuement décrite, de Kim Gordon et de Thurston Moore sur fond de projets en devenir, tous estampillés No Wave, et puis un groupe qui, au bout de quelques mois d’existence publie un disque sur Neutral, label de Glenn Branca. En déroulant chronologiquement la longue liste des disques à suivre, Browne retrace les parcours artistique et relationnel (Swans, Nirvana, Julie Cafritz, Neil Young, Jim O’Rourke…), personnel, iconique, économique, d’un groupe hors-catégorie, certes, mais pas à l’abri des contradictions.
Insistant sur l’intelligence de Gordon et sur l’intégrité de Shelley, Browne célèbre l’influence indéniable de Sonic Youth, qui aura rapproché contre-culture et imagerie pop, mais aussi poses arty et petits arrangements avec la culture de masse. En échange, une endurance rare qu’ont aussi servie un souci affiché d’indépendance et un goût certain pour l’expérience – Blue Humans, Free Kitten et Text of Light, cités ici parmi le nombre des projets individuels.
Tout le monde n’ayant pas la chance de signer des monographies de musiciens disparus, David Browne traite son sujet jusqu’en 2007, laissant Gordon et Moore à leurs obligations familiales et aux espoirs qu’ils semblent porter lorsque leur fille passe à la basse. Une fin comme une autre, puisque son livre raconte moins une Histoire de Sonic Youth qu’il ne compile des « chroniques de la vie quotidienne » et ordonne une chronologie impressionnante.
David Browne : Sonic Youth. Goodbye to the 20th Century (Camion Blanc)
Edition : 2013
Livre : Sonic Youth. Goodbye 20the Century. Traduction : Hervé Landecker.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Glenn Branca : The Third Ascension (Systems Neutralizers, 2019)
Cette chronique a été publiée à l'occasion de la parution de Pop fin de siècle, aux éditions du layeur, soit : 90 portraits de groupes / musiciens de "rock indépendant" ayant agi entre 1985 et 1995. Si Glenn Branca n'y a pas de portrait, il est mentionné plusieurs fois (avec Sonic Youth, Bruce Gilbert, Swans, Loop...)
C’est une autre fois Glenn Branca dans les cordes : lui à la partition et à la manœuvre – concert enregistré at The Kitchen – devant six musiciens disposés à le suivre : Arad Evans, Reg Bloor, Brendan Randall-Myers et Luke Schwartz aux guitares, Greg McMullen à la basse et Owen Weaver à la batterie.
On pourrait croire qu’il s’agira de la même histoire qu’hier, celle de grands gestes agacés sur minimalisme rock, et « racontée » moins bien. Or, si The Third Ascension – la première ascension datait de 1981, la seconde de 2010, à chaque fois illustrée sur pochette par Robert Longo –, renferme quelques moments qui peinent à convaincre (Twisting In Space et The Smoke, que rattrape néanmoins sa conclusion) voire lassent (German Expressionism), d’autres enchantent.
C’est le cas de Velvet And Pearls dont la ritournelle, déjà martelée, s’effrite peu à peu sous les coups de médiators. Et quand, sur Lesson N°4, les guitares déclinent des motifs qui lentement dérivent sous l’effet des roulements de batterie, elles bourdonnent sur Cold Thing pour rappeler à l’amateur que les parenthèses instrumentales de Sonic Youth ne viennent pas de nulle part, qu’elles ont été influencées par de plus terribles expériences. La fin du disque l’atteste en plus : Glenn Branca n’avait rien perdu de sa superbe, le poids des âges en rien entamé ses régulières ascensions.
Glenn Branca : The Third Ascension
Systems Neutralizers / Orkhêstra International
Edition : 2019.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Marc Masters: No Wave (Black Dog Publishing - 2007)
A l’origine d’un mouvement singulier, une compilation : celle que Brian Eno produit en 1978, intitulée No New York. Sur celle-là, quatre groupes : Mars, DNA, The Contortions et Teenage Jesus and The Jerks, qui modifieront le cours new-yorkais des choses dans les mois à suivre, sous couvert d’une attitude : No Wave.
Alors qu’ouvre à Paris une exposition consacrée à une ancienne jeunesse française, enfants de Mai 1968 qui ne manqueront pas d’en profiter mais oublieront aussi, malgré les dires et l’histoire qu’il est toujours tentant de réécrire, de mettre au jour une forme singulière d’art et de musique – de celle que l’on ne retrouve pas au même moment un peu partout dans le monde : Madrid, Sao Paulo ou, même, Bucarest – la lecture du No Wave de Marc Masters permet à l’esthète nostalgique de s’intéresser à quelques personnages à avoir, véritablement, su allier fond et forme : Mark Cunningham, Arto Lindsay, Lydia Lunch, James Chance, Rhys Chatham ou encore Glenn Branca, traînant, sur les pas du Velvet et, surtout, de Suicide, leurs idéaux désinvoltes (remise en cause de la technique instrumentale, du recours systématique à la mélodie, et donc, velléité envers l’industrie musicale) dans des lieux choisis : CBGB’s, The Kitchen, Max’s Kansas City. Nonchalant, leur nihilisme a bientôt fait de construire un post-punk intéressé autant par la virulence du free jazz que par les hallucinations krautrock, et de mettre en avant ses premiers défenseurs : Mars et DNA, Teenage Jesus and The Jerks et The Contortions, dont l’histoire est racontée par le détail dans les deux premiers chapitres du livre. Et puis, écartés par Eno de sa compilation – pour cause de mésentente, vraisemblablement –, Theoretical Girls de Glenn Branca (auprès duquel jouent régulièrement Lee Ranaldo et Thurston Moore) et The Gynecologists de Rhys Chatham, derniers précurseurs qui finiront de convaincre d’autres groupes encore de ne pas hésiter à se mettre en scène : Ike Yard, Swans, Sonic Youth, Red Transistor, Lounge Lizards, entre autres.
Collant au mouvement jusque dans sa présentation, le livre de Masters reproduit photos et flyers, pochettes de disques et extraits de fanzines, entre les témoignages et les informations présentées avec clarté. L’essentiel est là : No Wave expliquée et scène d’importance, que certains de ses acteurs tâchent de relativiser (Lydia Lunch : « on jouait et c’était tout, on ne pensait à rien ») quitte à en rajouter dans l’élégance, quand d’autres, copies mignonnes et provinciales, confondent sous les ors d’une galerie parisienne leurs fêtes de jeunes adultes avec une inspiration d’artiste qui, jusqu’à aujourd’hui, leur aura échappée. Guillaume Belhomme © le son du grisli
Glenn Branca: Indeterminate Activity of Resultant Masses (Atavistic - 2006)
Enregistré en 1981 dans les studios de Radio City à New York, Indeterminate Activity of Resultant Masses voit Glenn Branca diriger une dizaine de guitaristes – parmi lesquels on trouve Lee Ranaldo et Thurston Moore – afin de servir une No Wave orchestrale qui dérangera jusqu’à John Cage.
Dans une interview donnée à entendre en deuxième plage du disque, le compositeur soupçonne en effet Branca de verser avec cette pièce dans le côté obscur de la farce, affirmant même que si le but de Branca avait été d’essence politique, il aurait eu à voir avec le fascisme. Ce par quoi Cage dit avoir été dérangé est la puissance brute d’une œuvre capable de contraindre qui l’écoute.
Portée par les saccades de la batterie, Indeterminate se met lentement en marche puis adopte une allure fluctuant au contact des canons fomentés par les guitares et des phases écrites d’essoufflements. Grandiose quelques fois selon le vœu d’unissons décidés, agréablement chaotique ailleurs lorsqu’elle arbore les dissonances obligatoires de gestes devenus automatiques.
Plus que le fond du propos de Cage, ses termes maladroits permirent la polémique. Différent anecdotique opposant deux façons d’envisager le traitement concret d’une verve créatrice et virulente que Branca saura relativiser selon l’intelligence de ses compositions : l’emportant tout à fait avec Indeterminate ; courbant l’échine au son d’Harmonic Series Chords, morceau enregistré en 1989, qui fait ici figure de bouche-trou d'intérêt tout relatif.
Glenn Branca : Indeterminate Activity of Resultant Masses (Atavistic / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1981. Edition : 2006.
CD : 01/ Indeterminate Activity of Resultant Masses 02/ So That Each Person Is In Charge of Himself
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
New York Noise, Vol. 2 (Soul Jazz, 2006)
Revenant pour la deuxième fois sur la somme d’enregistrements due à la No Wave (1977-1984), le label Soul Jazz, grand façonneur de compilations réfléchies, fournit ici au mémoire historique d’autres exemples et d’autres noms extirpés d’un Lower East Side d’une autre époque.
A côté des chefs de file que furent Red Transistor, Rhys Chatham ou Glenn Branca (ici au sein de The Static), instigateurs et classiques d’un genre bruitiste et sombre, le disque rappelle des groupes aux influences plus exotiques, que la No Wave finira par assimiler : funk – robotisé pour Vortex Ost ou disco pour Felix –, musique répétitive (Mofungo avec le soutien d’Elliot Sharp, Glorious Strangers), Great Black Music (Jill Kroesen aux côtés de Bill Laswell, Pulsallama) ou tropicalisme trouvant sa place au coin de rues à angles droits (Don King, auquel prenait part Arto Lindsay).
Poussée ailleurs jusqu’aux abords de la Cold Wave par Certain General, ou approchant des rives de la New Wave au son du Radio Rhtythm (Dub) de Clandestine, la sélection rapporte aussi l’écho d’une No Wave expatriée (les londoniennes d’Ut offrant même au style un de ses premiers préfixes post) et de jeunes espoirs d’alors, qui auront confirmé dans différents domaines (Sonic Youth, et The Del-Byzanteens de Jim Jarmush, loin d’être anecdotique). Furieux et éclaté, New York Noise Vol. 2 recrache 16 titres d’époque et de genres. Enregistrés par des groupes en costumes, parfois efficaces, d’autres fois plus à même de renseigner sur les us et non coutumes d’une scène excentrique qu’oeuvrant véritablement pour la qualité musicale de celle-ci. Mais à la présence toujours nécessaire, voulue – et donc, adoubée – par le savoir-faire de Soul Jazz.
New York Noise, Vol. 2 (Soul Jazz Records / Nocturne).
Edition : 2006.
CD : 01/ Pulsallama : Ungawa Pt.2 02/ Mofungo : Hunter Gatherer 03/ Red Transistor : Not Bite 04/ Vortex Ost : Black Box Disco 05/ Certain General : Back Downtown 06/ Sonic Youth : I dreamed I Dream 07/ Rhys Chatham: Drastic Classicism 08/ Clandestine : Radio Rhythm (Dub) 09/ Glorious Strangers : Move It Time 10/ Felix : Tigerstripes 11/ The Del-Byzantines : My hands Are Yellow 12/ Don King : Tanajura 13/ Jill Kroesen : I’m Not Seeing That You Are Here 14/ Ut : Sham Shack 15/ The Static : My Relationship 16/ Y Pants : Favorite Sweater
Guillaume Belhomme © Le son du grisli