Steve Lacy Quintet : Last Tour (Emanem, 2015)
Ce concert jusque-là inédit se fait remarquer parmi les enregistrements plus anciens de Steve Lacy publiés récemment – par hatOLOGY (Shots) et Emanem (Avignon and After Volume 2 et Cycles). C’est qu’il consigne une des dernières prestations d’un quintette qui datait de 2001 (enregistrement à Paris de The Beat Suite) et réunissait le sopraniste, Irène Aebi, George Lewis, Jean-Jacques Avenel et John Betsch.
A la voix d’Aebi, Lacy ajoute ici la sienne : abîmée, mais néanmoins largement mise à contribution, ainsi récite-t-il William Burroughs, Robert Creeley, Bob Kaufman ou Ann Waldman et Andrew Schelling quand il ne prévient pas avec une certaine ironie l’audience présente à Boston ce 12 mars 2004 : « This is a real jazz tune ». Les textes des poètes, une fois repris par Aebi (qui ne s’embarrasse malheureusement que rarement de nuances, sur As Usual ou Train Going By), donneront leur titre à ces exercices de swing appliqué à quelques ritournelles.
Comme souvent celles de Lacy, les inventions de Lewis étonnent : expression rentrée en trombone sur Naked Lunch ou implacable solo sur l’un des classiques du sopraniste, Blinks. La musique qui se joue là est celle d’une formation qui navigue à vue sur des thèmes qui, sous leurs airs de légèreté, dissimulent une intensité étonnante. C’est l’effet de l’élégance qui n’aura jamais quitté Steve Lacy.
Steve Lacy : Last Tour (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 12 mars 2004. Edition : 2015.
CD : 01/ The Bath 02/ Morning Joy 03/ As Usual 04/ Naked Lunch 05/ Baghdad 06/ Train Going By 07/ Blinks 08/ In the Pocket
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Han Bennink : en conversation avec Garrison Fewell
Cette conversation est extraite de De l'esprit dans la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Han Bennink, on trouve Joe McPhee, Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves, Henry Threadgill... C'est à la fin de ce mois de mars que paraîtra le livre, aux éditions Lenka lente.
GARRISON FEWELL : Quelle est l’importance de l’esprit ou de la spiritualité dans votre musique et dans votre art ? Comment ont-ils influencé vos capacités d’artiste créatif ?
HAN BENNINK : Quand j’étais très jeune, j’ai toujours pratiqué deux disciplines, le dessin et la batterie. Mon père était batteur professionnel. Depuis mes quatorze ans, je n’ai rien connu d’autre de mieux, ou de différent. Bien sûr, j’étais alors plus intéressé par la musique de l’époque, comme le hard bop et ce genre de trucs, mais j’ai évolué pour arriver où j’en suis aujourd’hui et le résultat de tout cela c’est l’art musical. Si c’est « spirituel » ou je ne sais quoi d’autre, je n’en sais rien. Je ne peux pas répondre à ces questions car je joue de la musique. Du moins, j’espère jouer de la musique, et j’ai l’espoir que chaque soir sera un bel échange et que tout le monde fera de son mieux pour que ce le soit. Cependant, pour moi, lui donner ce nom est trop lourd. Je n’aime pas mettre un nom sur les choses. J’aime sauter d’une boîte à une autre et être, dans le bon sens du terme, « sans étiquette », pour proposer mon propre truc. C’est comme lorsque je réalise des collages : je fais avec ce que je trouve autour de moi, des objets trouvés, et mon jeu se construit de la même manière. C’est un peu de ceci, un peu de cela et on peut indéniablement l’entendre. Je n’aime pas utiliser des mots lourds de sens. J’espère que je fais de la musique, je m’entraîne comme un fou car j’ai maintenant soixante-dix ans et ma tombe est entrouverte, alors on ne peut qu’espérer le meilleur. Non, je n’utilise pas des mots comme « spiritualité ».
GF : Avez-vous des habitudes qui nourrissent votre créativité après toutes ces années ?
HB : Fumer de la marijuana. Ça m’aide énormément à me concentrer, et continuer à travailler l’instrument. Certains aiment boire, ou faire autre chose. J’aime boire un peu également mais ce n’est pas vraiment mon truc. Mais pour parvenir à bien me concentre, ça m’aide quand même beaucoup. Pour ce qui est du quotidien, je suis quelqu’un de très simple. Par exemple, quand je me lève, j’aime manger un œuf et une tomate, presque tous les jours, puis je m’entraîne sur mon instrument pendant une heure. Mais je suis tombé il y a deux ans et j’ai eu des problèmes avec mon pouce. Donc, ça peut dépendre des circonstances, car une toute petite chose peut dans ce cas devenir une énorme tâche à accomplir. Quand j’étais jeune, je me disais toujours qu’à soixante-dix ans, j’aurais du temps ; mais je n’en ai en fait plus du tout. Je prends l’avion dans quelques heures pour rentrer chez moi, j’y resterai une demi-journée puis je filerai à Londres avec l’ICP Orchestra pour quatre ou cinq jours, et c’est tout le temps comme ça. Mon autre discipline artistique est de faire de l’art mais en tournée c’est impossible car on doit être avant tout musicien. Donc : parfois je suis musicien, parfois je suis plus artiste.
GF : Je connais bien le problème : maintenir une discipline sur la route est compliqué.
HB : Absolument. Nous avons eu de la chance avec le temps en cette période de l’année à Montréal, nous n’avons eu qu’un vrai froid : il faisait -30, je n’avais jamais ressenti un tel froid de toute ma vie. Mais nous n’avons pas eu de neige sur la route. Notre tournée a été fantastique et ce genre de chose me rend heureux. C’est un peu le but de la vie, en quelque sorte. Quand tout va bien, c’est cool.
GF : J’ai écouté votre interview avec Terry Gross dans l’émission de radio Fresh Air. Vous y avez déclaré : « Les sons sont partout, c’est juste le contexte dans lequel vous les trouvez qui change. »
HB : Les sons sont partout, oui. Je les vois plus comme des formes, en fait. Nous avons bien évidemment besoin de ces sons ; le son est partout. C’est pour cela que Terry Gross a réalisé une sorte de batterie pour moi avec des choses trouvées sur son bureau, un pot à encre, une théière, des trombones. Quand vous êtes un enfant – et je suis probablement encore un grand enfant qui n’a pas véritablement grandi –, le batteur que vous êtes joue avec des pots, des poêles et des chaises, ce que je fais encore aujourd’hui. Je n’ai pas besoin d’une vraie batterie pour m’exprimer, je peux le faire avec une chaise également.
GF : Vous êtes effectivement tout à fait capable de libérer les sons qui sont emprisonnés dans des objets ordinaires, et même peu ordinaires.
HB : C’est mon but.
GF : Avez-vous déjà été totalement saisi par surprise par le son d’un objet ?
HB : D’abord, je vois l’objet. Comme hier, j’ai trouvé derrière la scène un gros bol en fer avec des bouts de bois dedans, c’était très attirant. Quand vous décidez de poser le bol sur la batterie, instantanément tout le monde se met à penser : « Quand va-t-il jeter toutes ses baguettes ? » Remarquez, peut-être que personne ne pense rien. Vous avez tous les choix possibles. Vous pouvez prendre un seul bout de bois ou bien vider le bol d’un coup. Tout est une question de moment. Vous pouvez aussi décider de ne rien faire et de reposer le bol. Vous avez toutes les possibilités, et j’aime les possibilités.
GF : C’est fantastique, j’aime votre idée du suspense et de l’improvisation. Votre jeu et votre son contiennent des éléments du jazz originel, des fanfares de la Nouvelle-Orléans au swing, du morceau à deux temps au be bop. Mais ce qui est encore plus marquant, et je le ressens quand vous jouez – hier encore, très clairement –, c’est que vous percevez le temps sans que cela provienne de votre tête. De quelle manière envisagez-vous la connexion entre le free jazz, la musique créative, l’improvisation, et la tradition du jazz et du blues en Amérique ?
HB : Avant tout, selon moi, il n’y a pas de « free jazz ». J’ai beaucoup fréquenté la Free Music Production Company à Berlin quand je jouais avec Peter Brötzmann. A cette époque, Frank Wright en était également, et répétait : « Eh, mec, qu’est-ce que t’entends par ‘‘free music’’, au juste ? Il n’y a rien de ‘‘free’’ ! Est-ce que ‘‘free’’ sous-entend que les musiciens ne sont pas payés ou alors que le public vient nous voir gratuitement ? Ca veut dire quoi ?! ». Depuis, j’ai beaucoup de mal avec le terme « free music ». Pour moi, tout cela demande beaucoup de discipline. Quand j’entends « Ça a swingué », j’ai envie de répondre : « Bah, évidemment ! ». Mes modèles ont été Kenny Clarke, Art Blakey et Philly Joe Jones, et je les admire toujours. Cependant mon autre intérêt, comme je l’ai dit, c’est la peinture. Dans ce domaine, je m’intéresse à Dada, Francis Picabia, Man Ray, à tous ces gens, qui vous donnent des idées. Vous pouvez utiliser ces idées quand vous jouez. Si une chaise tombe à un moment précis, ou si vous mettez une chaise sur la batterie, ou si je pose mon pied dessus afin d’en changer la tonalité, voilà encore des tonnes de possibilités. Le fait d’utiliser son pied, par exemple, a déjà été fait en 1937 par Baby Dodds. Il faisait ça sur un tom, debout ; moi, je le fais assis pour pouvoir utiliser mon autre pied sur la pédale. Il y a une multitude de combinaisons.
GF : Quels sont vos premiers souvenirs d’improvisation ?
HB : Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai improvisé toute ma vie car je ne sais pas lire les notes. Les notes de musique sont pour moi toutes des crottes de mouche sur une page blanche, j’ai donc toujours joué à l’oreille et avec le cœur. J’ai été très vite intéressé par Charlie Parker. J’ai commencé par le be bop bien sûr, j’étais jeune et je suivais la tendance, puis les albums ESP avec Albert Ayler sont sortis. Je me souviens de la première fois que j’ai rencontré Albert Ayler et Don Cherry. J’ai beaucoup joué par la suite avec Don. Je louais ma batterie à Sunny Murray pour trente-cinq florins car il voyageait sans son instrument. Je suis allé voir ces gens jouer live de nombreuses fois. A cette époque, je réarrangeais ma batterie : j’avais une grande grosse caisse, des blocs chinois, des timbales et un marimba. J’ai aussi joué du tabla en duo avec Nina Simone pour la télévision. Je ne suis pas un joueur extraordinaire de tabla, c’est très très très très difficile. Il faut vouer sa vie entière au tabla et jouer de la musique indienne. Comme ma culture musicale est européenne, et donc très différente, il faut savoir se familiariser. Je fais une sorte de collage, un assemblage pour mes sons en utilisant un peu de tout. Aujourd’hui je suis revenu à la batterie simple. Après avoir joué sur cette énorme batterie, j’ai réduis et, de nos jours, je suis connu pour amener une simple caisse claire avec laquelle je joue pendant tout le concert. Je peux même évoluer avec un big band entier uniquement accompagné de ma caisse claire. On dit aux Pays-Bas que « tout passe par le regard ».
GF : Votre musique parle à toutes les générations. J’ai vu des enfants fascinés par votre jeu, ce qui est plutôt réconfortant...
HB : Ca a toujours été le cas. Des gens qui ont aujourd’hui la trentaine viennent encore me voir alors qu’ils accompagnaient leurs parents à mes concerts quand ils avaient cinq ou sept ans. Je reçois encore des lettres du Japon où certains m’ont vu étant enfant, il y a des années de cela. C’est très, très gentil. Je pense qu’à soixante-dix ans – dieu merci, je ne me sens pas si vieux –, je joue pour les jeunes et les moins jeunes, les punks et les autres, j’aime jouer pour tout le monde.
GF : Avez-vous des conseils à donner aux Américains afin qu’ils montrent davantage d’intérêt pour la musique improvisée et le jazz ?
HB : Bien sûr, c’est très dommage qu’il n’y ait pas d’argent pour le jazz ici et, quand il y en a, il est destiné à Wynton Marsalis et à son club. Je trouve ça triste car depuis que les blancs sont arrivés en Amérique et ont tué tous les Indiens, la seule chose qui reste c’est le jazz. Le jazz a tellement à offrir, qu’il soit noir ou blanc, c’est une partie importante de la culture américaine et les Américains devraient être très fiers de cela. L’argent ne devrait pas être donné à ceux qui en ont déjà, comme Herbie Hancock et d’autres. Ils devraient vraiment prendre soin de ce qu’ils ont en Amérique et être fiers de ce que tous ces artistes de l’improvisation apportent à la musique. C’est la même chose aux Pays-Bas maintenant, nous avons suivi le système américain, c’est dommage. C’est même pire, en tant que musiciens européens nous devons acheter un permis de travail pour jouer en Amérique. Si vous mentez à la frontière, ils vous renvoient chez vous. Je connais beaucoup de musiciens qui ont menti à la frontière en disant qu’ils n’étaient pas là pour jouer et qui ont été renvoyés direct. Un permis coûte mille euros par an. J’en ai un pour trois ans. Si tu fais un concert à New York, tu as déjà investi trois mille euros et ensuite tu dois payer ta chambre d’hôtel, le taxi et éventuellement de quoi manger de temps en temps. Au final, tu joues pour rien ! Il y a un problème, là ! Les musiciens américains viennent en Europe très souvent, eux, car notre système est tout à fait différent. Vous voyez, les choses ne sont pas si simples.
GF : L’été, je vis en Italie et j’y joue régulièrement ; je comprends parfaitement ce que vous dites. J’espère que nous saurons nous ouvrir davantage, la musique créative et ceux qui l’écoutent auraient à y gagner. A ce propos, quel rôle la musique créative peut- elle jouer dans la société et peut-elle faire évoluer ce genre de situation ?
HB : Eh bien, il faudrait davantage de concerts et de soirées comme celle d’hier, avec la pleine lune, une standing ovation et des gens qui en redemandent. Il y a un besoin palpable de bonne musique et un intérêt pour ce genre de jeu. Nous avons déjà ressenti ce genre d’ambiance, comme quand nous avons joué avec l’ICP Orchestra. Nous ressentons cette atmosphère pratiquement à chaque fois. Il y a donc un vrai besoin, et si ce besoin existe il faut y répondre : nous avons donc besoin d’argent pour organiser des concerts. C’est logique. Ça ne sera jamais une musique populaire comme la pop, puisque « pop » veut dire populaire, à la Paul Anka ou d’autres. Mais il devrait y avoir plus d’argent pour organiser des concerts. Et s’il y a plus de concerts, il y a automatiquement plus de possibilités offertes d’aller écouter cette musique. Ça devient de plus en plus difficile. Je vous le dis, je ne peux pas me plaindre mais je crains pour les générations à venir. Le monde va si vite. Je ne sais pas utiliser l’ordinateur, j’ai besoin d’aide pour cela. Ma femme s’en occupe pour moi car je suis un analphabète, je ne peux même pas allumer ce truc correctement. Je m’enfonce dans un monde qui n’est plus le mien mais je peux encore y apporter ma contribution. On devrait faire plus attention aux musiciens qui jouent bien ici et on fait exactement le contraire. Pour moi ça va, car le 23 avril je recevrai le prix du Jazzahead-Škoda, ce qui représente une somme de 15000 euros environ.
GF : Félicitations, c’est fantastique ! Vous êtes un artiste dont la musique dépasse toutes les catégories. Bien sûr, nous venons tous de quelque part et pouvons être fiers de nos racines, mais je suis tellement heureux que vous veniez jusqu’ici pour permettre au public de vous écouter et de faire vivre au public une telle expérience... Il me reste quelques questions à propos de votre façon de jouer, comme hier en concert avec The Whammies : en une chanson, vous avez tous joué des idées courtes en répondant les uns aux autres et en usant de silences entre les dialogues. J’ai choisi cinq musiciens avec qui vous avez joué dans votre carrière, j’aimerais vous demander de les évoquer en trois mots. Ces musiciens ne sont plus parmi nous aujourd’hui, vos confessions pourraient nous permettre de les connaître davantage, d’autant que votre expérience avec eux fut très significative. Prenons d’abord Eric Dolphy...
HB : Ouais, mec. En trois mots... Mais, en fait, il n’y en a qu’un : fantastique ! Je ne peux pas décrire cette expérience, ça a été fantastique de travailler avec lui. Je ne fréquente plus trop la scène aujourd’hui mais, à l’époque, je jouais avec Hank Mobley, Johnny Griffin et Don Byas et, tout à coup, Dolphy apparaît et c’est une expérience totalement différente. Le type qui organisait les concerts pour les musiciens que je viens de citer ne voulait pas le faire pour Eric, parce que c’était un peu trop marginal. Mais comme je jouais déjà avec Misha Mengelberg, ça tombait à pic : inoubliable !
GF : Maintenant, l’un de mes musiciens préférés : Derek Bailey.
HB : Ouais aussi ! L’inventeur de la guitare ! Il a inventé un style totalement nouveau pour la guitare.
GF : Steve Lacy ?
HB : Oh, avec Steve j’ai tellement bourlingué et bien sûr donné tellement de concerts avec lui et/ou ses compositions. Quand je les rejoue encore maintenant, j’ai l’impression d’être de retour dans mon lit ! Steve ne m’a jamais imposé une façon de jouer ses compositions, je pouvais tout simplement faire ce que je voulais. Aujourd’hui, je connais bien ses morceaux et je les interprète avec un ensemble plus large. Je pense que je peux les interpréter avec beaucoup plus de maturité que quand je les jouais avec Steve. Ouais, Steve était un ami et il me manque terriblement.
GF : Marion Brown ?
HB : Oh, Marion, ouais ! Marion et moi nous sommes rencontrés pour la première fois chez moi. Je me souviens que nous avons joué sur ma péniche. Le disque que nous avons enregistré ensemble s’appelle Porto Nuovo.
GF : Et John Tchicai ?
HB : Ah, John Tchicai, c’est une autre histoire. J’aimais beaucoup John. Sur le deuxième disque d’Instant Composers Pool, c’était le choix de Misha, nous avons réalisé un enregistrement avec John. Plus tard, histoire de rendre les choses vraiment plus compliquées, voire impossibles car ils ne s’entendaient pas, il y a eu le disque avec Derek Bailey et John Tchicai (Fragments, ICP 5).
GF : J’ai cet enregistrement chez moi. Je le trouve super !
HB : Ce n’est pas l’avis de Derek ni celui de John. Je me souviens qu’ils se respectaient mais n’étaient pas amis, en tout cas pas vraiment.
GF : Et un dernier, qui est cette fois toujours parmi nous : Cecil Taylor.
HB : Oh, Cecil, Cecil, ah ! (Rires). Je dois vous raconter cette histoire, même si ça fera plus de trois mots ! A une époque, je jouais beaucoup avec Cecil, puis nous avons fait un album à deux pour Free Music Production (Spots, Circles, and Fantasy). J’étais emballé par ce disque et un type de Village Voice est venu m’interviewer. J’ai dit un truc que Cecil n’a vraiment pas apprécié, si j’en crois sa réaction d’alors : « Mec, pourquoi t’as dit ça ?! » Ce que j’ai dit au journaliste n’était rien d’autre que : « J’aime bien jouer avec Cecil et écouter toute cette merde ». J’avais utilisé le terme « shit ». Ce fut pour Cecil très duuuur à digérer. Depuis ça, je n’ai jamais rejoué avec lui.
GF : Cecil n’a pas compris le sens dans lequel vous aviez utilisé ce mot.
HB : Effectivement. Ce fut une semaine fantastique en plus, j’ai joué et enregistré avec lui puis je suis parti jouer ailleurs. Ce n’était pas avec Otis Redding mais avec un autre type qui chantait « Sitting on the Dock of the Bay ». Il était connu en tant que chanteur soul et il m’avait engagé parce qu’il avait un groupe qu’on avait composé pour lui en Allemagne mais qui, selon lui, manquait de swing. J’ai oublié son nom mais j’ai largement préféré jouer avec lui qu’avec Cecil. Quand je joue avec Cecil, c’est un peu comme être dans une rue à sens unique. Pour faire un contrepoint je joue une marche. Par exemple, Tony Oxley ne fait jamais ça. Tony swingue, nage avec Cecil, en sortant toutes ces notes. J’aime aussi les formes qu’il crée, toutes ces petites formes. J’aime incorporer une marche ou un truc très carré afin de faire un contrepoint.
GF : Pour vous avoir entendu jouer souvent avec des musiciens différents, je peux dire que vous êtes vraiment dans l’instant présent, réagissant, répondant et nourrissant les autres musiciens avec vos contrepoints. J’ai vu beaucoup d’aspects différents de votre musique et ai réalisé que tout, chez vous, peut arriver, et à n’importe quel moment en plus. Il ne faut pas hésiter : il faut écouter son instinct et faire le grand saut sans attendre.
HB : On ressent cela tout de suite. Il faut le ressentir tout de suite. Il faut saisir le moment, il faut y aller. L’erreur n’existe pas, c’est de cette manière qu’on apprend. Misha et moi trouvions parfois intéressant de ne pas jouer l’un avec l’autre mais plutôt l’un contre l’autre.
GF : Vous pouvez donc jouer contre quelqu’un tout en jouant avec lui.
HB : Oui, bien sûr ! On joue dans un groupe, donc, si ce que jouent les autres ne vous convient pas, il faut partir dans une autre direction, interférer, et la musique change tout de suite. Les gens pensent que si je mets mon pied sur la batterie, ou que je joue par terre, c’est pour faire le show. Ce n’est pas pour le show, pas du tout ! Je change l’acoustique grâce à cela, vous comprenez ? Ça fait une grosse différence. Quand je me lève et que je joue dans le hall ou sur des chaises, je suis dans le public, je fais partie du public tout en restant en lien avec ce qu’il se passe. Et en même temps, je modifie l’acoustique.
GF : Merci beaucoup, Han, vous êtes aussi généreux en paroles qu’en musique...
HB : Je vous souhaite tout ce qu’il y a de meilleur !
Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2016)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photographie d'Han Bennink : Luciano Rossetti
Ideal Bread : Beating the Teens / Songs of Steve Lacy (Cuneiform, 2014)
Pas toujours évident de délivrer le « pain idéal ». Steve Lacy n’a fait que cela : pétrir, brasser, agiter, secouer ce satané ideal bread. Josh Sinton et ses amis (Kirk Knuffke, Adam Hopkins, Tomas Fujiwara) tentent d’en extraire de nouvelles saveurs. Prenant pour base les (courtes) années Saravah, le quintet fait acte de timidité, de sagesse, de rondeur. Ceci dans un premier temps. Ici, on les entend refuser les frayeurs. Et l’on s’habitue à ne plus retrouver Lacy.
Dans un second temps (et sur un second CD), la rugosité surgit. Maintenant, le blues est cocasse, les combinaisons contrebasse-baryton traversent quelques graves fissures, le cornet déborde le cadre, les tambours délivrent de sensuels roulements. Et le baryton de quitter son terrain d’exploration-observation pour s’en aller rejoindre une cour d’école dissipée. Et Lacy d'être retrouvé (The Owl, Blinks, Lapis). En un peu plus de deux heures, trente thèmes de Lacy refont surface. A suivre. Assurément.
Ideal Bread : Beating the Teens (Cuneiform / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ Three Pieces From Tao I 02/ Obituary 03/ The Precipitation Suite 04/ Wish 05/ Lesson 06/ The Wire 07/ Paris Rip-Off 08/ Cryptosphere(s) 09/ Scarps 10/ The Highway 11/ The Wane 12/ Dreams 13/ Somebody Special 14/ Name 15/ Three Pieces from Tao II – CD2 : 01/ Three Pieces from Tao III 02/ The Owl 03/ Spell 04/ Crops 05/ Pearl Street 06/ Ladies 07/ Blinks 08/ Cryptosphere 09/ Lapis 10/ The Uh Uh Uh 11/ Torments 12/ The Oil 13/ Notre vie 14/ Roba 15/ Three Pieces from Tao IV
Luc Bouquet © Le son du grisli
Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World (Wolke, 2014)
Il y a du When We Were Kings – poigne, panache et nostalgie – dans ce recueil de conversations qui datent du tournage de Soldier of the Road. A Gérard Rouy, Brötzmann répond donc et raconte tout. Au journaliste (et ami, précise le musicien dans sa postface), ensuite, de rassembler les fragments qui formeront We Thought We Could Change the World.
Alors, les conversations – que Rouy augmente d’autres témoignages, de nombreux musiciens – n’en font plus qu’une, qui suit une pente naturelle balisée par quelques chapitres : premières années (apprentissage du saxophone ténor en autodidacte, influences de Nam June Paik, Don Cherry et Steve Lacy), grandes collaborations (Peter Kowald, Misha Mengelberg, Evan Parker, Derek Bailey, Carla Bley, Fred Van Hove, Sven-Ake Johansson et Han Bennink, puis Paal Nilssen-Love, Mats Gustafsson et Ken Vandermark), expériences diverses (FMP, Moers, trio Brötzmann / Van Hove / Bennink), arts plastiques (Brötzmann, comme en musique, inquiet ici de « trouver des formes qui vont ensemble »), famille et politique culturelle.
Toujours plus près du personnage, Rouy consigne le regard que celui-ci porte sur son propre parcours (« Ce que nous faisons aujourd’hui est toujours assez dans la tradition jazz de jouer du saxophone. ») et l’engage même à parler de son sentiment sur la mort. En supplément, quelques preuves d’une existence qui en impose : photographies de travaux plastiques datant des années 1970 à 2000 et discographie à laquelle la lecture de We Thought We Could Change the World n’aura pas cessé, ne cessera pas, de nous renvoyer.
Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy (Wolke)
Edition : 2014.
Livre : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy. 191 pages.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joe McPhee : Sonic Elements (Clean Feed, 2013) / Steve Lacy, Joe McPhee : The Rest (Roaratorio, 2013)
Avec une précaution qui rappelle les premières minutes de Tenor, Joe McPhee retounait à l’exercice du solo le 29 juin 2012 à Vilnius. Mais ce sont cette fois une trompette de poche et un saxophone alto que l’on trouve à entendre sur Sonic Elements.
Un solo encore, mais non pas un solo de plus. Car c’est là un hommage aux quatre éléments – dans l’ordre d’apparition : air, eau, terre et feu – qui n’a pas à leur envier leur consistance couplé à deux dédicaces commandées par l’usage des instruments cités : à Don Cherry d’abord ; à Ornette Coleman ensuite.
Se recueillant, McPhee appelle à lui des notes avec lesquelles il élabore des compositions changeantes : réflexion et emportements s’y mêlent, comme s’y entendent grogne et sifflements, extase et renoncements, un gimmick bientôt renversé et son double ainsi fait… Episode Two parvient même à faire cohabiter hymne à la joie et morceau de blues. C'est dire qu'il faut aller chercher ce grand solo de complément.
Joe McPhee : Sonic Elements (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Episode One for Don Cherry : Wind / Water 02/ Episode Two for Ornette Coleman : Earth/Fire / Old Eyes
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
The Rest en question est celui de Clinkers, et tient sur une face. C’est une improvisation enregistrée par Joe McPhee et Steve Lacy à l’initiative du second, en conclusion d’un concert qu’il donnait à Bâle le 9 juin 1977. Deux sopranos aux répliques souvent courtes, toujours nettes, y composent un dialogue qui tient du tir à la corde : les pressions et relâchements de l’un et de l’autre retenant l’attention jusqu’à ce que se fassent entendre de hauts aigus en partage, suivis d’applaudissements. L’unique rencontre McPhee / Lacy est forcément indispensable.
Steve Lacy, Joe McPhee
The Rest (extrait)
Steve Lacy, Joe McPhee : The Rest (Roaratorio)
Enregistrement : 9 juin 1977. Edition : 2013.
LP : A/ The Rest
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
The Whammies : Play the Music of Steve Lacy (Driff, 2013)
Décidés à « jouer la musique de Steve Lacy », The Whammies le font effectivement... mais ne font que s'y tenir – là où le sopraniste espérait que ses partitions, ouvertes sur l'improvisation, serviraient de tremplins vers un « other stuff »...
Certainement la tâche n'est-elle pas si aisée, et c'est bien ce que montrent, près de dix ans après la disparition du compositeur, plusieurs des groupes qui s'attellent à son énorme répertoire : les uns appuyant le trait (on pensera au trio Lacy Pool), les autres « re-composant » (comme Ideal Bread qui enregistre son troisième disque, Beating the Teens, d'après les années Saravah de Lacy).
Jorrit Dijkstra (saxophone alto et lyricon), Pandelis Karayorgis (piano), Jeb Bishop (trombone), Mary Oliver (violon, alto), Nate McBride (contrebasse) et Han Bennink (batterie) semblent avoir choisi, de leur côté, une forme de reconstitution – d'un son, d'un univers (jusqu'au clin d'œil monkien final), voire d'un groupe, bien que l'effectif éclate souvent en petites combinaisons instrumentales. Bien sûr, on ne peut que saluer le soin et l'allant de l'entreprise, l'apport d'une pièce lacyenne inédite et la fidélité au « texte », mais la quantité de morceaux regroupés entrave leur exploitation, l'exploration de leurs propositions. Avec ce second volume, sans doute The Whammies aèrent-ils les partitions et dressent-ils un bon aide-mémoire, mais ce « patrimoine » n'est-il pas assez solide pour être mieux secoué ou plus sauvagement cannibalisé ?!
The Whammies : Play the Music of Steve Lacy Volume 2 (Driff Records)
Edition : 2013.
CD : 01/ Skirts 02/ Pregnant Virgin 03/ Lumps 04/ Art 05/ Somebody Special 06/ The Oil 07/ Feline 08/ Saxovision 09/ Threads 10/ Hanky-Panky 11/ Wickets 12/ Shuffle Boil
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Tchangodei : L’Arc (Volcanic, 2012)
Tchangodei, en béninois, signifie le Tonnerre, la Foudre. Tchangodei est pianiste, et sa musique est incarnée en une vingtaine de disques, joués en compagnie de musiciens de très haut niveau, aux univers profondément originaux : Archie Shepp, Mal Waldron, Louis Sclavis, Sonny Simmons, Sunny Murray, Itaru Oki, Kent Carter… Ou encore Steve Lacy et Oliver Johnson, comme sur The Bow, disque enregistré en trio en 1984, qui reparait aujourd’hui.
Ne pas compter sur cette réédition pour dissiper quelques peu la brume qui entoure le pianiste. Pour seules notes de pochette, Tchangodei rend hommage à son ami cher, le percussionniste Oliver Johnson, disparu en de tristes circonstances en 2002. Ne pas chercher que l’Afrique dans sa musique, mais aussi l’exil. Ne pas chercher de tradition dans sa démarche : l’autodidacte joue d’un piano sans ascendance, ou alors celle de figures solitaires telles Monk (l’itération, les trous) et Cecil Taylor (le flux, les blocs). Sous ce titre, L’arc, nous trouvons The Bow, augmenté de deux morceaux dialogués avec le contrebassiste Henri Texier, et un autre avec Oliver Johnson.
Dès le premier morceau, on saisit ce que Tchangodei appelle de ses vœux : « l’urgence vitale ». Le trio avance décidé, sous l’impulsion irrésistible et sans cesse relancée d’Oliver Johnson. La complicité entre le pianiste et le percussionniste est sidérante, et Steve Lacy n’a plus, alors, qu’à se laisser porter par la vague, se glisser dans quelque anfractuosité puisretrouver l’air à grandes goulées. Les six titres qui suivront ce premier morceau, nommé The Bow et laissant ainsi son empreinte sur ce qui sera alors joué, offriront de contrastées perspectives : piano solaire et irisé ou orageux et électrisé, saxophone soprano chantant ou se déréglant, batterie jouée à mains nues ou par le bois percutée. Rarement, dans un disque, tendresse et tourment ne s’étaient si avidement recherchés et si heureusement trouvés. C’est, à vrai dire, une sorte de miracle.
EN ECOUTE >>> The Bow
Tchangodei : L’Arc (The Bow) (Volcanic)
Enregistrment : 1984. Réédition : 2012.
CD : 01/ The Bow 02/ Growth of Life 03/ War-dance 04/ Clichés 05/ African Dance 06/ Spirale 07/ The Wasp 08/ Face à la vie 09/ Lumière dans le brouillard 10/ Sans couleur 11/ L’arc (duo avec Oliver Johnson)
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Steve Lacy : Avignon and After (Emanem, 2012) / Steve Lacy : Estilhaços (Clean Feed, 2012)
Dans les notes de présentation de The Gap (disque enregistré le 6 décembre 1972 que publia ensuite America), Steve Lacy explique la manière dont il emmena sa formation sur le titre The Thing : « Les seules indications données sont sorties, entrées, et certaines indications qui concernent surtout des quantités, telles que peu de choses, beaucoup de choses, choses déconnectées, une seule chose, rien, tout. »
Seul sur Avignon & After – enregistrement de concerts donnés au théâtre du Chêne Noir les 7 et 8 août 1972 qu’Emanem publia jadis (Solo Théâtre du Chêne Noir sur LP & Weal & Woe sur CD) et augmente aujourd’hui en le rééditant de pièces inédites enregistrées deux ans plus tard à Berlin (Clangs, plages 13 à 17) –, Lacy suit la même logique, répond aux mêmes attentes, qui sont après tout les siennes. De ces choses attendues, le soprano fit ainsi le prétexte de constructions hétéroclites : cantate enivrante ou réduction de prélude, antienne contorsionniste ou précis de recherche vive et parfois même ardue (la note peut être poussée avant d’être retournée, la mélodie patiemment défaite à coups de bec saillant).
Les « Berlinoises » sont au nombre de cinq, rangées sous appellation Clangs. Ce sont-là des miniatures qui poursuivent les recherches entamées par Lacy sur le matériau et le son, intenses concentrés développés en aires de jeux, dont la découverte obligea à la publication que ce chevillage au solo avignonnais a rendu judicieuse.
Steve Lacy : Avignon & After, Volume 1 (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 7 et 8 août 1972 & 14 avril 1974. Edition : 2012.
CD : 01/ The Breath 02/ Stations 03/ Cloudy 04/ Original New Duck 05/ Joséphine 06/ Weal 07/ Name 08/ The Wool 09/ Bound 10/ The Rush 11/ Holding 12/ The Dumps 13/ Clangs : The Owl 14/ Clang : Torments 15/ Clangs : Tracks 16/ Clangs : Dome 17/ Clangs : The New Moon
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
C’est naturellement à Clean Feed que revient le « droit » de rééditer ce Live in Lisbon donné il y a quarante ans (28 février 1972) par le Steve Lacy Quintet et publié à l’origine par Sassetti. On y retrouve Stations, cette fois interprété par le saxophoniste aux côtés d’Irène Aebi, Steve Potts, Kent Carter et Noel McGhie. S'il arrive aux micros de défaillir, l’enregistrement n’en reste pas moins d’importance : les passes de saxophones livrées sur les chansons portugaises que capte le poste de radio d’Aebi, le motif de No Baby passant de main en main ou le double archet qui maintient The High Way dans une atmosphère étrange, n’y étant pas pour rien.
Steve Lacy : Estilhaços (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 28 février 1972. Réédition : 2012.
CD : 01/ Presentation 02/ Stations 03/ Chips / Moon / Dreams 04/ No Baby 05/ The High Way
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Steve Lacy, Enrico Rava, Johnny Dyani, Louis Moholo : La vérité sur le retour d'Argentine commence à émerger !
Le livre écrit par plusieurs auteurs (70% anglais, 25% français, 5% italiens) sous la direction de Guillaume Tarche, Steve Lacy (unfinished), revient sur différentes facettes de la carrière du saxophoniste soprano américain (1934-2004). Et, l’épisode argentin de Steven Norman Lackritz (son véritable nom) recelait plusieurs zones d’ombre : le 8 octobre 1966, Steve Lacy (ss), Enrico Rava (tp), Johnny Dyani (db) et Louis T. Moholo (dm) avaient enregistré en public The Forest And The Zoo à l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires. Sa sortie intervint l’année suivante sur le label américain ESP. Et sa couverture consiste en un tableau inversé de Bob Thompson, La Caprice, peint en 1963.[1] Son verso présente une photographie n&b de Steve Lacy, Bob Thompson et Johnny Dyani prise à Rome courant mai 1966, quelques jours avant la mort du peintre, le 31 mai 1966.
Le Siècle du JAZZ – Art, cinéma, musique et photographies de Picasso à Basquiat, Musée du Quai Branly, 2009
Verso de Steve Lacy The Forest And The Zoo (LP ESP 1060 1966-1967)
MBIZO – A Book about Johnny Dyani, The Booktrader, Copenhagen, 2003
Revenons en 1965 lors du voyage de Steve Lacy à Amsterdam où ce dernier fit la rencontre de Louis Tebugo Moholo : [2]
I was looking for a new rhythm section. I liked Louis very much. I wanted Louis as a drummer. Before I even heard him, just talking to him, I knew that he was the drummer I needed. I asked him if he knew a bass player, and he said «Yes, Johnny Dyani! He is working with me in London.» [3]
Le moins que l’on puisse dire est la fameuse tirade de Louis Jouvet dans Drôle de drame : bizarre, bizarre… vous avez dit bizarre ?… comme c’est bizarre… En effet, le doute est permis quand Steve Lacy déclare avoir embauché Louis Moholo sans l’avoir entendu jouer. Peu après cet entretien amstellodamois, il assista à un concert des Blue Notes au Ronnie Scott’s de Londres qui lui permit de faire la connaissance de Johnny Dyani : [4]
Well, it took me a while to know him [Johnny Dyani] as a person, because he was very elusive. Also, I was very naive in a lot of ways. But as a musician he was wonderful. He had a very good dance, like a swing, you know, a very interesting melodic concept, he made the bass dance. And he and Louis were fantastic.[5]
Rien ne permet de préciser les points précis auxquels Steve Lacy pensait quand il avait prononcé ce « but ». Certes, il a bien précisé les qualités musicales du contrebassiste sud-africain, mais sur ses autres qualités ? Ses qualités humaines, par exemple, comme le rapport de Johnny Dyani avec son leader ou les autres sidemen, avec le public de ses concerts, avec d’autres musiciens rencontrés sur place, avec les hommes et les femmes côtoyés à Buenos Aires. Mais, Steve Lacy a bien prononcé ce « but »…
Et, de fait, Maxine McGregor s’étonnait de leurs longues absences londoniennes et, en mars 1966, elle est toute surprise de les découvrir en Italie :
[Johnny Dyani and Louis Moholo] They took to making long absences without explanations several times a week. We found out the reason of this when they suddenly disppeared totally one day, and we heard they had gone to Italy to play with Steve and Enrico Rava where they played in San Remo Festival in March 1966 and subsequently, to South America. (Some later we received an SOS: they had been left stranded there, and it was Dennis [6] who had to pay their fares back to London!) Johnny’s comment on this venture was: «I thought this thing was interesting but in this end I found myself wondering. I realized I’d heard it all in South Africa and played it, too. There was nothing new in what Lacy was doing.» [7]
Maxine McGregor Chris McGregor and the Brotherhood of Breath,
My Life with a South African Jazz Pioneer Bamberger 1995 (USA) – Rhodes University 2013 (South Africa)
Ainsi Steve Lacy et Enrico Rava étaient donc discrètement repartis en Italie en compagnie des deux Sud-Africains qui remplaçaient Kent Carter et Aldo Romano, respectivement reparti momentanément aux USA et devenu membre d’un autre groupe, celui de Don Cherry.[8]
A la veille de leur départ pour Buenos Aires, Steve Lacy était le plus âgé : il allait avoir 32 ans le 23 juillet et Enrico Rava, 27 ans le 30 août. Louis Moholo avait 26 ans depuis le 10 mars et Johnny Dyani, 19 ans.[9] En effet, le précieux témoignage de Guillermo Gregorio dans le livre écrit sous la direction de Guillaume Tarche établit l’arrivée du quartet en Argentine au début juillet 1966.[10] L’écart d’âge entre le leader et ses sidemen (au moins, 5 ans et au plus, 13 ans) permet donc de relativiser quelque peu la « naïveté » qu’avance le saxophoniste dans son entretien avec le Booktrader. Et, ce d’autant plus qu’Irène Aebi n’était pas sa première compagne : lire p.35-49, We See/We Three, le texte écrit en anglais par James Lindbloom du livre de Guillaume Tarche. Son auteur décrit le trio amoureux de Steve Lacy que formait sa première femme avec une autre femme.
Ce qui est gênant dans le témoignage d’Irène Aebi, c’est l’apparente simultanéité du retour d’Argentine sous des cieux plus cléments : Steve Lacy et elle-même vers New-York, Enrico Rava vers Rome et les deux Sud-Africains, Johnny Dyani et Louis Moholo vers Londres. Steve Lacy affirme que ce voyage argentin aura duré environ huit ou neuf mois, selon les entretiens qu’il a donnés.[11] Ce qui nous conduit à un retour courant mars ou avril 1967 ! Or, le 15 juin 1967, soit deux ou trois mois plus tard, Johnny Dyani et Louis Moholo forment la section rythmique du saxophoniste ténor Bernardo Baraj et du pianiste Fernando Gelbard, tout deux de nationalité argentine. Ce document [12] résolument bop a été posté très récemment, le 15 juin 2021. Et, vous constaterez qu’il s’agit d’un enregistrement dans le même lieu que The Forest and the Zoo : l’Instituto Torcuato Di Tella de Buenos Aires.
Couverture de la cassette du quartet Baraj - Gelbard - Dyani - Moholo, Buenos Aires, 1967
Reprenons p16 de l’entretien d’Irene Aebi avec Martin Davidson pour le livre de Guillaume Tarche :
They had started Free Jazz but also played Monk tunes. I just played the groupie. All five of us went to Argentina with a one way ticket, which was a terrible idea. Graziella Rava had organised some concerts in Buenos Aires. When we arrived, everything got cancelled. There had been a putsch by a fascist general named Ongania. He closed all the clubs and theatres, and all things, Free Jazz was forbidden, so the scene was underground. We had a terrible time surviving – thankfully there were a few intellectuals helping us, and the group could play in private gatherings. A record was made possible – The Forest and The Zoo.[13]
Cet extrait d’entretien révèle la raison du choix de l’Argentine, destination a priori peu commune pour des musiciens de jazz, tous non argentins : Graziella Rava, la femme d’Enrico, était argentine. C’est donc elle qui connaissait le mieux ce pays pour l’organisation de concerts. Par contre, la vision du jazz en Argentine, surtout celle juste après le coup d’Etat juste avant l’arrivée des musiciens, exprimée par le couple Irène Aebi – Steve Lacy (peu ou prou, le jazz n’existait pas avant leur arrivée) est contredite par celle de Guillermo Gregorio plus loin dans le même livre. Il en fait même le sujet principal de son papier : cet Argentin a assisté à quelques concerts du quartet de l’année 1966 qui eurent lieu peu après son arrivée, mais sans partager en plus la mention par Irene Aebi de titres écrits par Monk. Le 11 juillet 1966 fut la date de leur premier concert gratuit au Centro de Artes y Ciencias (Center for Arts and Sciences).
Et ajoutons qu’un programme qu’il possède met en évidence des prestations quotidiennes jusqu’au 31 juillet.[14] Guillermo Gregorio affirme, preuves à l’appui, que la naissance du jazz en Argentine remonte à 1920, que son style dominant entre les deux guerres était plutôt New Orleans et qu’ensuite, il avait évolué vers le be-bop, voire même vers des formes plus modernes de jazz. En résumé, le jazz en Argentine a connu les évolutions similaires à celles d’autres pays, USA et Europe compris.
Programme du Centro de Artes y Ciencias : pages 2, 3, 4. Juillet 1966
Encadrés rouges : REVOLUCION EN JAZZ, Steve Lacy Quartet : personal, FREE JAZZ, RADIOFONIA
(slogan, présentation du personnel du quartet, concerts, émissions de radio)
Programme du Centro de Artes y Ciencias : pages 8, 9, 10. Juillet 1966
Programme du Centro de Artes y Ciencias : page 11, quatrième de couverture. Juillet 1966
Guillermo Gregorio a aussi relevé la participation de Louis Moholo accompagné de deux guitaristes argentins, Miguel Angel Telecha et Pedro Lopez de Tejada, à un happening, El Helicoptero, organisé par Oscar Masotta huit jours après l’enregistrement de The Forest And The Zoo. Au final, ce happening partageait les participants (environ 80 personnes) sur deux lieux : une gare, Estacion Anchorena et un théâtre, El Theatron. Il s’agissait de deux déambulations des participants dans deux séries de trois « hélicoptères » (en fait, des navettes) !
Programme du happening EL HELICOPTERO, 16 octobre 1966, Archivos Di Tella, Universidad Torcuato Di Tella [15]
La meilleure preuve de ce qu’avance son auteur est l’écoute de la cassette enregistrée le 15 juin 1967. Et l’Instituto Torcuato Di Tella ne devait pas être un lieu de concert si underground que cela. Certes, la vie des quatre musiciens n’a pas dû être facile en Argentine, loin de là même. Certes, les concerts organisés depuis l’Italie avaient été tous annulés. Mais, la description de Buenos Aires, même juste après le coup d’Etat opéré par des militaires qui allaient conserver le pouvoir jusqu’en 1973, paraît quelque peu excessive (rues désertes uniquement peuplées de chars en quantité et annulation de tous les concerts de jazz prévus, selon Steve Lacy). Du moins, elle paraît excessive à Guillermo Gregorio !
Grâce à Pierre Crépon[16], nous savons qu’Enrico Rava habitait un appartement prêté par la famille de Graziella. Et que le saxophoniste Sergio Paolucci a déclaré que les deux Sud-Africains logeaient quelque temps chez ses parents et que ce séjour de Johnny Dyani et de Louis Moholo lui avait permis d’approfondir le free jazz. Et, nous connaissons également la raison pour laquelle cet enregistrement s’intitule The Forest And The Zoo : à l’époque, le quartier de Palermo de la capitale argentine abritait un zoo juste à côté d’une forêt. De plus, l’article (Steve Lacy, 1966: desventuras na Argentina, malheurs en Argentine) du journaliste argentin, Fabricio Vieira, affirme qu’Enrico Rava avait bénéficié de l’aide financière de l’ambassade d’Italie, avant que Steve Lacy et lui-même ne rejoignent New York, contrairement à ce qu’affirmait Irène Aebi plus haut. Mais, la question accessoire du retour d’Enrico Rava (Rome ou New York) fut tranchée par l’intéressé lui-même au cours de son entretien avec Ian Patterson pour le site All About Jazz : ce fut New York !
Dans le même entretien, Enrico Rava souligne un des problèmes financiers rencontré par le quartet à Buenos Aires : malgré le nombre finalement élevé de concerts, ceux-ci étaient toujours payés en monnaie locale, le peso argentin. Or, les billets d’avion s’achetaient en dollars américains…
Un autre témoin de ces prestations à Buenos Aires s’appelait Astor Piazzolla (1921-1992), l’accordéoniste argentin. Il avait vu le quartet en août 1966 :
[He] left the concert «disoriented.» He went home and listened to Monteverdi and Vivaldi. «I needed to go back to something pure and crystalline.» [17]
Menant une courte enquête qui commençait par un bref entretien avec Enrico Rava à l’occasion d’un concert donné au Sunset-Sunside (Paris) à la fin des années 2000 ou bien au début des années 2010, le trompettiste italien n’avait apporté aucune réponse satisfaisante sur les raisons qui avaient poussé Steve Lacy et lui-même à laisser les deux Sud-Africains seuls en Argentine. Il faut croire que l’Italien avait mal perçu cette question, certes peut-être, posée de manière trop brutale ; et Enrico Rava de se montrer extrêmement gêné !
Autre témoin : Louis Moholo-Moholo ! En dépit d’une proximité plus grande avec le batteur de Cape Town qu’avec le souffleur italien, le premier nommé a toujours tenu sur le sujet un discours raisonnable du type « J’ai pardonné à Steve Lacy… Moi, je regarde vers le futur, pas vers le passé ! » Il est vrai qu’en principe, vous pouvez rarement entendre des musiciens de jazz en critiquer d’autres, surtout s’ils sont décédés (ce qui était le cas de Steve Lacy). En tout cas, le discours de dénigrement n’est en général pas pratiqué par Louis Moholo-Moholo. Mais, qu’avait donc Steve Lacy à se faire pardonner ?
Aussi, cette recherche aboutit récemment par la découverte récente d’un élément on ne peut plus troublant : le 30 novembre 2016 (date anniversaire du décès de Johnny Dyani, c’est le Mbizo Day en Afrique du Sud), Louis Moholo-Moholo participait avec Pallo Zweledinga Jordan (ancien membre de l’ANC exilé à Londres, donc très proche de tous les Blue Notes et ancien ministre des Postes et Télécommunications sous la présidence de Nelson Mandela puis des Arts et de la Culture sous Thabo Mbeki) à une PAN AFRICAN SPACE STATION à Cape Town.[18] Le batteur sud-africain était longuement revenu sur l’épisode argentin avec quelques digressions : en particulier,
- la validité de son passeport se terminait alors qu’il était en Argentine. Il est savoureux d’écouter le moment où Louis Moholo-Moholo décrit la tête que lui fit le préposé sud-africain pour lequel voir un compatriote noir en Argentine lui semblait impensable.
- il répéta deux fois « Steve Lacy ran away with the money » [19] et
- il raconta un retour de trois semaines en bateau à Southampton en 1967 avec Johnny Dyani !
Aussi, les raisons réelles qui ont poussé les deux souffleurs à s’échapper hors d’Argentine tout en laissant là-bas les deux Sud-Africains commencent à apparaitre…
Ce qui est sûr, c’est le nombre d’enregistrements de Steve Lacy avec l’un ou l’autre des deux Sud-Africains, ou bien les deux ensemble, après l’épopée argentine : malgré le nombre extrêmement conséquent de LP ou CD de l’Américain, il fut nul.
- A ma connaissance, il n’y en eut plus d’autres entre Steve Lacy et Louis Moholo. Si Louis Moholo rejoua avec Steve Lacy, Norris Jones (alias Sirone) et Irene Aebi, mais, cette prestation n’a pas donné lieu à un enregistrement.[20] C’était le 28 octobre 1969, dernier des cinq jours du fameux festival Actuel qui se tint à Amougies (Belgique).
▪ FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – FREE MUSIK PRODUCTION – AKADEMIE DER KÜNSTE
RECORDS – PHOTOGRAPHS – DOCUMENTS – STATEMENTS – ANALYSES
▪ FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – NR▪1 SOLOISTS
- Steve Lacy eut l’occasion de jouer à nouveau avec Johnny Dyani : les trois vinyles du coffret FOR EXAMPLE enregistrés dans différents lieux de l’Allemagne de l’Ouest pendant la période 1969-1978 en témoignent. Les deux musiciens firent chacun un solo présent sur le premier LP (FOR EXAMPLE – WORKSHOP FREIE MUSIK 1969-1978 – NR▪1 SOLOISTS) : premier morceau de la première face pour Steve Lacy et dernière plage de la seconde face pour Johnny Dyani. Mais, ces deux prestations en solitaire ne se déroulaient pas la même année : respectivement, en 1974 et en 1977.
- En 1977, les deux hommes étaient pourtant présents à l’Akademie der Künste de Berlin, mais ils ne jouèrent pas ensemble : Steve Lacy joua avec son quintet [21] et Johnny Dyani deux fois, en solo (partiellement enregistré) et en quartet à cordes (non enregistré) avec Tristan Honsinger (cello), Barry Guy (db) et Maarten van Regteren Altena (db). L’occasion fut manquée, comme quelques autres…
- En résumé, il n’y eut plus d’autres enregistrements de Steve Lacy avec Johnny Dyani et/ou Louis Moholo-Moholo après celui réalisé en Argentine.
FOR EXAMPLE - Workshop Freie Musik 1969 – 1978 : dos du LP NR1 SOLOISTS – Steve Lacy solo et Johnny Dyani solo encadrés en rouge
Affiche du Workshop Freie Musik, Akademie der Künste, Berlin, 7-11 avril 1977 – Steve LacyQuintett et Johnny Dyani encadrés en rouge
Ecoutons la fin de l’entretien de Steve Lacy avec le Booktrader : [22]
Irene and I went New York, Enrico went back to Rome, and I guess Johnny and Louis went back to London… [I’ve seen again Johnny Dyani] maybe a couple of times, but not very often. I was in America and I didn’t get over to London. I saw him at a festival or two. I guess I saw him in Paris. And then we did some jazzworks in Germany.[23]
Et si Steve Lacy rendit hommage à la mort de Johnny Dyani, il attendit tout de même 10 ans pour le faire : le CD ‘’bye-ya’’ qu’il enregistra avec Jean-Jacques Avenel et John Betsch date de 1996. D’ailleurs, il est possible de se demander les raisons pour lesquelles cet hommage figure sur ce CD dont le nom évoque plutôt l’insouciance brésilienne, en Français tout au moins : bye-ya = Bahia. Mais, passons… Il est sur le titre Regret (Steve Lacy aurait-il éprouvé un tel sentiment ?) chanté par Irene Aebi, l’un des deux seuls où intervient cette vocaliste sur les mots de Paul Potts : [24]
My dreams
Watching me said
One to the other
This life has let us down
Steve Lacy trio ‘’bye-ya’’ (CD Free Lance FR-CD 025 1996)
Les deux couplets chantés par Irene Aebi se situent au début et à la fin de Regret. Ils sont entrecoupés d’un solo de Jean-Jacques Avenel, seul réel hommage à Johnny Dyani car le contrebassiste français était un des véritables amis de Mbizo.
La conclusion tiendra donc en une simple question : Paul Potts ou Pol Pot ?
Olivier Ledure, 9 novembre 2021.
Remerciements appuyés pour Pierre Crépon, Guillermo Gregorio, Maxine McGregor, Guillaume Tarche et Thierry Trombert.
[1] En 2009. l’exposition Le Siècle du JAZZ – Art, cinéma, musique et photographies de Picasso à Basquiat du musée du Quai Branly présentait le tableau de Bob Thompson, La Caprice dans le bon sens : voir p.334 du catalogue et p.336 photographies le recto et le verso de l’enregistrement.
[2] Lire l’entretien en anglais de Steve Lacy avec l’auteur de MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003 entre les pages 88 et 90.
[3] Traduction libre : Je recherchais une nouvelle section rythmique. J’aimais Louis énormément. Je voulais Louis comme batteur. Avant même que je ne l’entende, juste en parlant avec lui, je savais qu’il était le batteur qu’il me fallait. Je lui ai demandé s’il connaissait un joueur de contrebasse et il me répondit « Bien sûr : Johnny Dyani ! Il travaille avec moi à Londres ».
[4] In MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003, p88.
[5] Traduction libre : Cela m’a pris du temps pour le connaître parce qu’il était très évasif. A cette époque, j’étais également très naïf sur de nombreux points. Mais il était merveilleux en tant que musicien. Il présentait un excellent swing, tu sais, un très intéressant concept mélodique : il faisait danser sa contrebasse. Et, Louis et lui-même étaient fantastiques.
[6] Dennis Duerden (1927-2006) dirigeait le Transcription Centre (1962-1977)de Londres dont l’activité principale était la production et l’enregistrement de programmes radio pour et au sujet de l’Afrique. Maxine McGregor y a travaillé plusieurs années, avant même que les Blue Notes n’arrivent à Londres ainsi qu’après.
[7] Traduction libre :Ils prirent l’habitude de longues absences sans donner d’explications, et plusieurs fois par semaine. Nous en avons trouvé la raison quand, un jour, ils disparurent totalement : ils étaient partis en Italie avec Steve et Enrico Rava où ils jouèrent au festival de San Remo en mars 1966 puis ensuite en Amérique du Sud. (Plus tard, nous avons reçu un SOS : ils avaient été laissés sur place, affamés et c’est Dennis qui dût payer leurs billets de retour pour Londres !) Le commentaire de Johnny sur cette malheureuse entreprise fut le suivant : « je pensais que cela allait être intéressant mais, à la fin, je fus déçu. J’ai réalisé que j’avais entendu tout cela en Afrique du Sud et que je l’avais même joué. Il n’y avait rien de nouveau dans ce que Lacy jouait. » In p97, Maxine McGregor Chris McGregor, Bamberger, 1995
[8] In fin de l’entretien d’Enrico Rava avec Ian Patterson : https://www.allaboutjazz.com/enrico-rava-to-be-free-or-not-to-be-free-enrico-rava-by-ian-patterson.
[9] Un des nombreux intérêts du livre MBIZO – A Book about Johnny Dyani est la recherche de sa véritable date de naissance (in p8). La consultation des registres officiels du Home Office de King William’s Town (son lieu de naissance) par Stephanie Victor, mandatée par The Booktrader, lui permet d’affirmer que le 4 juin 1947 est sa plus probable date de naissance.
[10] In p54 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021.
[11] Différents entretiens de Steve Lacy cités par Guillermo Gregorio. Par contre, je suis nettement plus circonspect sur la déclaration de Bernard Stollman, le sulfureux producteur d’ESP, qui déclarait : In 1966, Steve Lacy visited the new ESP-DISK office at 156 5th Avenue with a master tape of his concert in Buenos Aires with his quartet, Louis Moholo, Enrico Rava and Johnny Dyani. He offered to sell the master for what I thought was an exorbitant price. I bought it (traduction libre : en 1966, Steve Lacy visitait les nouveaux bureaux d’ESP-DISK au 156 cinquième avenue avec les bandes de son concert de Buenos Aires avec son quartet, Louis Moholo, Enrico Rava et Johnny Dyani. Il m’offrit de les vendre à un prix que je pensais exorbitant. Je lui ai acheté). Cette affirmation est située en exergue de la réédition CD de The Forest And The Zooen 2008 et fut reprise à peu près sous la même forme dans le livre de Jason Weiss ALWAYS IN TROUBLE – An Oral History of ESP-DISK’, The Most Outrageous Record Label In America paru en 2012 aux éditions Wesleyan University Press. En général, ce label ne payait tout simplement pas les musiciens, Bernard Stollman arguant de son prestige bien réel : il avait enregistré Albert Ayler, Marion Brown, Sunny Murray, Alan Silva et bien d’autres free jazzmen ! En tout cas, les propos de l’avocat liés à la date de cette rencontre new-yorkaise sont contredits par Steve Lacy et Enrico Rava, eux-mêmes.
[12] Je veux remercier ici Guillaume Tarche pour me l’avoir indiquer.
[13] Traduction libre : ils commencèrent par jouer du Free Jazz mais aussi des morceaux de Monk. J’étais juste une groupie. Tous les cinq, nous étions venus en Argentine avec un seul ticket aller, ce qui allait s’avérer être une erreur terrible. Graziella Rava avait organisé quelques concerts à Buenos Aires. Quand nous sommes arrivés, tout fut annulé. Il y avait eu un putsch par le général fasciste Ongania. Il a fermé tous les clubs, tous les théâtres et ainsi de suite : le Free Jazz était interdit, donc la scène était underground. Nous avons vécu une période terrible de survie, un grand merci pour les quelques intellectuels qui nous aidèrent et le groupe put jouer pour des fêtes privées. Un enregistrement fut possible : The Forest and The Zoo. In p16 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021
[14] In p56 Guillaume Tarche Steve Lacy (Unfinished), Lenka Lente, Nantes, 2021.
[15] In Looking at the Sky in Buenos Aires d’Olivier Debroise, Getty Research Journal. 2009. No.1. pp.127-136 : http://www.jstor.com/stable/23005370. Article indiqué par Guillermo Gregorio et payant (environ 15 €)
[16] Inle site suivanthttp://www.freeformfreejazz.org/2021/03/steve-lacy-1966-desventuras-na-argentina.html, article posté le 24 mars 2021.
[17] Traduction libre : [Il] quitta le concert « désorienté ». Il retourna chez lui pour écouter du Monteverdi et du Vivaldi. « J’avais besoin de revenir vers quelque chose de pur et de cristallin. » In p151 Maria Susana Azzi & Simon Collier Le Grand Tango: the life and music of Astor Piazziolla, Oxford University Press, 2000.
[18] Les PAN AFRICAN SPACE STATION sont organisées par CHIMURENGA, la revue panafricaine. Ses bureaux sont localisés à Woodstock, Cape Town. Veuillez s’il vous plaît écouter https://www.mixcloud.com/chimurenga/mbizo-day-louis-moholo-pallo-jordan-30-nov-2016-pan-african-space-cape-town/ (durée : 1:24:14). Plus particulièrement entre la 40ième et la 53ième minute lorsque Louis Moholo-Moholo raconte l’épisode argentin.
[19] Traduction libre : Steve Lacy s’enfuit avec l’argent. Cette phrase fut répétée deux fois par Louis Moholo-Moholo vers la 50ième minute.
[20] In https://www.discogs.com/lists/Free-Jazz-in-Amougies-Research-on-the-Schedule-of-the-Festival-Actuel-October-24-28-1969/532758?limit=50. Blog d’acousticalswing (pseudo de Pierre Crépon sur Discogs).
[21] Ce quintet se composait de Steve Potts (as), Irene Aebi (cello, voc), Kent Carter (db) et Oliver Johnson (dm).
[22] In MBIZO – A Book about Johnny Dyani, Copenhagen, 2003, p89-90
[23] Traduction libre : Irene et moi sommes allés à New York, Enrico est retourné à Rome et je pense que Johnny et Louis sont retournés à Londres… [J’ai revu Johnny Dyani] peut-être quelques fois, mais pas très souvent. J’étais en Amérique et je ne suis pas allé à Londres. Je l’ai vu à un ou deux festivals. Je pense l’avoir vu à Paris. Et puis, nous avons fait des ateliers de jazz en Allemagne.
[24] A priori, aucun rapport avec Steve Potts, saxophoniste alto noir-américain qui joua longtemps pour Steve Lacy : Paul Potts (1911-1990) était un écrivain anglais.
Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz (Black Monk, 2019)
Il fut un temps où Franz Koglmann ne s’embarrassait pas – sans que cela n’ôte rien aux charmes de sa musique – de préciosité : il répétait, voilà tout ; s’y essayait peut-être. Entre musiques classique et contemporaine, jazz et expérimentations, il a d’ailleurs longtemps hésité. Et puis, en 1973, il invita Steve Lacy à jouer avec lui ; en 1976, ce fut au tour de Bill Dixon. Flaps et Opium for Franz, les fruits de ces séances que Koglmann autoproduira sous étiquette Pipe (c’est que le souffleur viennois aspire en pipe) sont aujourd’hui réédités – au début du XXIe siècle, Koglmann en consignait déjà une sélection sur Opium (Between the Lines).
Le 26 avril 1973 à Vienne à la trompette et au bugle, l’Autrichien enregistrait en quartette – Toni Michlmayr (contrebasse), Walter Muhammad Malli (batterie) et Geird Geier (électronique) – augmenté de Steve Lacy. Puisque dédié à Pee Wee Russell, c’est bien de jazz dont parle encore Flaps, le morceau-titre de l’enregistrement. Koglmann et Lacy, à l’unisson, y déposent un court motif que l’électronique de Geier vient bientôt bouleverser. C’est d’ailleurs elle qui met les autres musiciens devant le fait accompli : le « free » d’hier va devoir faire avec la technologie du jour, voire avec les ambitions de demain. Mais pas au point, non plus, de leur faire ravaler tous leurs excès : de tarentelles où les vents refusent de suivre la même ligne (Misera Plebs, Take 1) en frasques imaginées de conserve (Flops), Koglmann emprunte à Lacy bien des airs (ne croirait-on pas Bowery du soprano ?) ; et quand Geier fait son retour, toujours à contre-courant, leurs répliques – celles, aussi, du bel archet de Michlmayr – balaient l’affront dans un fracas terrible.
En 1975 et 1976, Koglmann et Lacy se retrouvent à Paris et à Vienne : de ces nouvelles rencontres, Opium retient un titre enregistré en quartette avec Geier et Michlmayr et deux autres en quintette dans lequel se font entendre le tromboniste Joseph Traindl, le contrebassiste Cesarius Alvim Botelho et le batteur Aldo Romano – bien moins subtil que Malli. Koglmann règle là son pas sur celui de Lacy et Geier se fait moins surprenant.
C’est pourquoi Opium fait surtout effet en première plage, où deux trompettes (Koglmann et Dixon), un saxophone ténor (Steve Horenstein), une contrebasse (Alan Silva) et une batterie (Muhammad Malli) interprètent une composition que Dixon dédia à Koglmann : For Franz. La prise date d’août 1976, elle aurait pu avoir été enregistrée dix ans plus tôt ou encore vingt ans plus tard : les deux trompettistes n’ont que faire de leur époque, ils s’entendent au-delà, le temps de dix-sept minutes, en 1976, soit toute une époque.
Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz
Black Monk
Réédition : 2019.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli