Kim Gordon : Is It My Body? (Sternberg Press, 2014)
On sait la passion de l’art qui travaille Kim Gordon, comme son penchant pour l’écriture. Dans ses publications – presque œuvre critique –, Branden W. Joseph est allé fouiller. Sa sélection, publiée sous le nom Is It My Body?, fait cohabiter des textes de différentes natures : extraits d’intimes carnets de voyage (tournée avec The Swans et Happy Flowers en 1987), compte-rendu de concerts (Rhys Chatham, Glenn Branca..), propos d’esthétique et textes de réflexion.
Qu’elle chronique, rapporte – évoquant par exemple le malaise créé par la sortie de No New York, qui « réduisit » la No Wave à quatre groupes seulement – ou s’interroge (sur les clubs, le public, l’avant-garde et ses désillusions, la sexualité, le machisme…), Gordon décortique avec un naturel désarmant son environnement, c’est-à-dire l’art qui l’entoure. Et quand elle échange avec d’autres artistes qu’elle – Mike Kelley ou Jutta Koether – c’est l’occasion d’en apprendre davantage sur une bassiste qui, auprès de Lydia Lunch dans Harry Crews, apprit à se détacher un peu du groupe qui l’a fait connaître. Certes, deux grands livres sur Sonic Youth [1 & 2] ont paru récemment… Is It My Body? en est, mine de rien, un troisième.
Kim Gordon, Branden W. Joseph (ed.) : Is It My Body? Selected Texts (Sternberg Press / Les Presses du réel)
Edition : 2014.
Livre (anglais) : Is It My Body? Selected Texts
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Didier Maiffredy : Rock Poster Art. Sérigraphies de concert (Eyrolles, 2012)
Quelques heures avant la date fatidique de Pâques et toujours aucune idée de cadeau pour ce jeune à l’air renfrogné ? Et toi, jeune en question qui lira peut-être cette chronique, demande à ta mère (qui pourra passer le mot à ton oncle) : Rock Art Poster est le cadeau qu’il te faut et même plus : qui te fera retrouver le sourire !
Doux Jésus, on n’y croyait plus et on était loin d’imaginer que 250 pages d’affiches de concerts de rock noise indus metal... pouvaient instruire à ce point. Parce qu’en dehors des reproductions couleurs (NIN, Fugazi, Shellac, Slayer, Mudhoney, Sonic Youth, Beastie Boys, Chris & Cosey, et j’en passe), le livre revient sur la fonction et le symbole de ces créations d’art & de communication, explore le monde de la sérigraphie (pour collectionneurs), explique ce qu’est un « poster de vanité », et raconte l’histoire de cet art particulier qui remonte au milieu du siècle 20 et dont les grands noms sont Bill Graham, Frank Kozik ou Raymond Pettibon… Pour couronner le tout, l’auteur (qui a un faible appuyé pour l’underground, ce qui nous évite pas mal de mauvais choix musicaux) fait un état des lieux de la création contemporaine en France et en Europe, nourrie d’influences, de réappropriations, de clins d’œil, etc.
Bref, parents, le temps passe ! Alors fissa au Cultura du coin avec l’ISBN sur un post-it : 978-2212134704.
Didier Maiffredy : Rock Poster Art. Sérigraphies de concert (Eyrolles)
Edition : 2012.
Livre : Rock Art Poster. Sérigraphies de concert. En français, 256 pages.
Pierre Cécile © Le son du grisli
Autre livre d'images, Item se passe même de légendes. En soixante-douze pages, il résume une année de photos publiées par Guillaume Belhomme et Guillaume Tarche au grisli clandestin. En vente sur le site de l'éditeur : Lenka lente.
David Browne : Sonic Youth (Camion blanc, 2013)
Voici désormais traduit Goodbye 20th Century, Sonic Youth and the Rise of Alternative Nation, ouvrage que David Browne écrivit entre 2005 et 2007 sur la foi d’entretiens avec les membres du groupe et de confessions d’anciens associés. Passée l’étrange introduction – qui peut surprendre le lecteur en tâchant de le persuader que Sonic Youth est un nom qui ne lui dit sans doute pas grand-chose – et ignoré le « ton » du livre – badin, qui trouve souvent refuge dans l’anecdote lorsqu’il peine à parler de l’œuvre sonore –, concentrons-nous sur le sujet.
Aux origines, la rencontre, longuement décrite, de Kim Gordon et de Thurston Moore sur fond de projets en devenir, tous estampillés No Wave, et puis un groupe qui, au bout de quelques mois d’existence publie un disque sur Neutral, label de Glenn Branca. En déroulant chronologiquement la longue liste des disques à suivre, Browne retrace les parcours artistique et relationnel (Swans, Nirvana, Julie Cafritz, Neil Young, Jim O’Rourke…), personnel, iconique, économique, d’un groupe hors-catégorie, certes, mais pas à l’abri des contradictions.
Insistant sur l’intelligence de Gordon et sur l’intégrité de Shelley, Browne célèbre l’influence indéniable de Sonic Youth, qui aura rapproché contre-culture et imagerie pop, mais aussi poses arty et petits arrangements avec la culture de masse. En échange, une endurance rare qu’ont aussi servie un souci affiché d’indépendance et un goût certain pour l’expérience – Blue Humans, Free Kitten et Text of Light, cités ici parmi le nombre des projets individuels.
Tout le monde n’ayant pas la chance de signer des monographies de musiciens disparus, David Browne traite son sujet jusqu’en 2007, laissant Gordon et Moore à leurs obligations familiales et aux espoirs qu’ils semblent porter lorsque leur fille passe à la basse. Une fin comme une autre, puisque son livre raconte moins une Histoire de Sonic Youth qu’il ne compile des « chroniques de la vie quotidienne » et ordonne une chronologie impressionnante.
David Browne : Sonic Youth. Goodbye to the 20th Century (Camion Blanc)
Edition : 2013
Livre : Sonic Youth. Goodbye 20the Century. Traduction : Hervé Landecker.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Raymond Pettibon : Whuytuyp (JRP|Ringier, 2012)
Raymond Pettibon, c’est d’abord pour moi (comme pour beaucoup d’autres j’imagine) des pochettes de disques marquantes… Goo bien sûr mais aussi celles de Black Flag, dont cette maîtresse en noir & blanc de The Complete 1982 Demos Plus More! N’ayant pas pu faire le voyage jusqu’à Lucerne début 2012 pour aller voir à quoi ressemblent ses plus récents travaux, ce livre me comble.
Après Whuytuyp l’exposition (qui si l’on en croit une photo regroupait des œuvres sous forme de clusters singeant l’inspiration bordélique), voici donc Whuytuyp le livre. Il y a bien sûr des reproductions de dessins et de collages (fait nouveau) exposés à Lucerne : un cœur et des poumons rouge et bleu, des trains, Vavoom et Gumby, des joueurs de baseball, des soldats de retour d’Iraq dans des boîtes à chaussures flanquées du drapeau U.S., et le retour de l’homme invisible… Tout ça et bien d’autres choses à côté de mots et de phrases énigmatiques ou pas... Tout Pettibon est là.
Et il y a aussi dans ce livre une présentation de Pettibon par le commissaire de l’exposition, Lynn Kost (qui a du mal à inoculer un peu d’Heidegger et de Foucault à l'urgence de mes souvenirs d’adolescence, mais bon), puis un entretien entre les deux hommes. On y parle technique et influences et on met au jour le rôle d’ironique archiviste du monde occidental que joue Pettibon depuis des années. Génial. Cela se fait-il encore d’offrir des cadeaux à Noël ?
Raymond Pettibon : Whuytuyp (JRP|Ringier / Les Presses du Réel)
Edition : 2012.
Livre (en anglais) : Whuytuyp
Pierre Cécile © Le son du grisli
Christian Marclay (Centre Pompidou, 2022)
Certes, le son du grisli n'est plus, mais quoi ? De temps à autre, le son du zombie vous rappellera à son bon souvenir.
L’épatante exposition Christian Marclay – à voir au Centre Pompidou jusqu’à la fin du mois de février – méritait bien son catalogue. Celui-ci, reproduisant les 200 œuvres assemblées, prendra ensuite des airs de belle exposition lascivement couchée sur papier.
Faut-il présenter encore Marclay, Suisse né en Californie qui hésita entre longtemps entre sculpture et musique pour, à la fin des années 1970 à New York, commencer à se faire entendre auprès de John Zorn et Elliott Sharp ? Faut-il rouvrir Beauty Lies in the Eye de Catherine Ceresole, qui le figea au côté notamment de Butch Morris ? Faut-il évoquer aussi un lot de révélations : Euréka de Jean Tinguely, Revolution 9 des Beatles, les concepts de John Cage ou les performances de DNA, Mars, Joseph Beuys...
Dans les années 1980, platine en bandoulière – pour expliquer rapidement de quoi retourne sa phono-guitare –, Marclay monte sur scène avant ou après Sonic Youth, Swans, Beastie Boys… Quelques années plus tard, il travaille son idée de l’appropriation et fait paraître More Encores : Louis Armstrong, Jimi Hendrix ou la Callas détournés ; et puis, dans les pas de Moholy-Nagy, il conçoit une création phonographique partie d’une pensée plastique.
Des bandes de cassettes sur lesquelles il a enregistré les disques des Beatles, Marclay fait alors (avec l’aide d’une amie au tricotage) un oreiller ; au son d’une Fender qui râle pour être traînée par un pick-up (Guitar Drag), il rend un vibrant hommage à James Byrd, victime d’un racisme ordinaire ; derrière les vinyles cassés et la Broken Music de Milan Knizak, il abîme des disques dont on cherchera désormais à connaître les nouvelles sonorités qu’ils renferment, conçoit des pochettes de disques qui n’existent pas ou assemble des pochettes de disques qui existent avec irrévérence et humour ; ailleurs, il déformera quelques instruments ou enduira coloriera en bleu d’autres bandes sur Cyanotypes.
L’œuvre plastique, écrivait Clément Chéroux dans Snap!, qu’élabore patiemment Christian Marclay depuis une trentaine d’années procède de cette riche histoire des relations entre l’image et le son ; elle en marque, en même temps, une nouvelle étape. Par ses performances, ses installations, ses vidéos, ses collages, ses objets appropriés ou transformés, cet artiste américano-suisse, vivant et travaillant à New York, poursuit en effet, depuis la toute fin des années 1970, un travail sur la visibilité du son.
« On peut voir regarder, peut-on entendre écouter ? », interrogeait Duchamp. Le visiteur retrouve quelques morceaux de cette Griffiti Composition qu’ont interprétée Elliott Sharp ou Lee Ranaldo, marche le long de Manga Scroll et cherche à se souvenir de la musique qu’en ont tiré Joan La Barbara ou Phil Minton… Curieux, il se demandera de quelle manière Jacques Demierre interprétera Ephemera ou ce quelle suite donneront ce soir à To Be Continued Noël Akchoté, Julien Eil, John Butcher, Luc Müller et l’ensemBle baBel (ce qui sera l’occasion de réécouter Screen Play).
Faite dans un silence assourdissant, la lecture de ce beau catalogue – recouverte d’une jaquette perforée, l’édition anglaise l’est davantage encore que la française – promet des heures d’un toujours surprenant jeu de réappropriation et d’invention.
Christian Marclay
16 novembre 2022 – 27 février 2023
Catalogue d’exposition sous la direction de Jean-Pierre Criqui
Editions Centre Pompidou
Guillaume Belhomme [texte & photos] © Le son du grisli
Fri-Son 1983-2013 (JRP Ӏ Ringier, 2013)
Par ordre alphabétique, d’abord, les noms (plus de quatre mille) des musiciens ou groupes passés entre 1983 et 2013 par Fri-Son, club autogéré de Fribourg. Le champ d’écoute est large, qui put recevoir aussi bien Sonic Youth, Alan Vega, And Also the Trees, Beastie Boys, Barn Owl, Eugene Chadbourne, The Ex, David Grubbs, Curlew, Einstürzende Neubaten, que Phill Niblock ou Irène Schweizer. Si convaincants soient-ils, ces gages donnés n’ont pas interdit l’endroit à des musiciens moins (bien moins, parfois) inspirés qu’eux – c’est, justement, que le champ d’écoute est large…
De celui-ci, un livre se fait aujourd’hui l’écho, qui raconte au gré de photos et de témoignages comment Fri-Son a été fabriqué : sur l’instant et parfois dans l’impromptu, en toute liberté capable de faire avec tel soutien institutionnel, surtout, en brassant toutes énergies plutôt qu’en les canalisant. A l’archive (noms et affiches), les auteurs ajoutent l’anecdote : et voici la rétrospective – habilement mise en forme par les éditions JRP Ӏ Ringier – d’une lecture agréable.
Matthieu Chavaz, Julia Crottet, Diego Latelin, Daniel Prélaz, Catherine Rouvenaz : Fri-Son 1983-2013 (JRP Ӏ Ringier / Les Presses du Réel)
Edition : 2013.
Livre : Fri-Son 1983-2013
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Borbetomagus : New York Performances (Agaric, 1986)
Ce texte est extrait du deuxième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
De passage à Paris en 1992, Thurston Moore, l’un des deux guitaristes de Sonic Youth, cherchait encore des disques de free lui faisant défaut, et ça commençait à se savoir dans la communauté. En fait il chinait surtout des Byard Lancaster, Frank Wright et Frank Lowe enregistrés en France...
C’est à cette époque que le journaliste Bernard Loupias le rencontra : « Quand Frank Lowe soufflait comme un damné avec Alice Coltrane ou Rashied Ali, Thurston avait dix ou onze ans à tout casser, il connaît pourtant cette période comme sa poche. » Thurston : « En ce moment (1992 – ndr) il y a un regain d’intérêt pour le jazz hardcore à New York. Les gens se remettent à explorer, à jouer une musique plus dure. » Loupias : « Avez-vous remarqué que Thurston ne parle jamais de free jazz ? Le terme lui semble sans doute aussi daté que « niou » ou « middle ». L’horreur : un revival free ! Alors, allons-y pour jazz hardcore, c’est l’esprit de la (Nouvelle) Chose, sans la lettre. Marre des visites de musée. De l’air ! Vive le jazz hors piste ! Après tout, le fil vivant de cette musique, d’Armstrong à Ayler, a-t-il jamais été autre chose qu’une révolution permanente, une prise de maquis sans fin, un continuel marronnage esthétique ? » Des propos qui ont été repris au dos d’un EP de Frank Lowe, Out Of Nowhere, produit par Thurston Moore. Et que Free Fight, This Is Our (New) Thing pourrait faire siens…
Retour à New York… En 1992, Borbetomagus a déjà sorti son premier opus de snuff jazz mégahardcore depuis une douzaine d’années (Snuff Jazz étant le titre d’un de leurs disques sorti en 1989). Et à écouter Donald Miller, Don Dietrich et Jim Sauter, respectivement guitariste et saxophonistes du groupe, rien de ce qu’ils font n’aurait de rapport avec le noise ou même avec l’expérimental auxquels on les associe constamment. En fait ils se considèrent comme des performeurs accomplissant leur besogne du mieux qu’ils peuvent : point barre et peu importe que certains de leurs concerts se soient terminés en émeute !
Evidemment, chez Borbetomagus l’on aime le free jazz, et Albert Ayler et Peter Brötzmann en particulier, dont le groupe offre une vision pour le moins paroxystique : en gros Machine Gun joué à fond les ballons pendant une heure (tiens, Machine Gun c’est aussi le nom d’un combo new-yorkais d’alors, celui de feu-Thomas Chapin). Mais plus encore, Borbetomagus apprécie le rock dont il s'estime issu, son énergie essentiellement, si l’on veut bien considérer les live du MC5 et les Stooges de « LA Blues » que l’on aurait du mal à ne pas évoquer en pareille contrée, tout comme Metal Machine Music de Lou Reed. Dans un entretien inséré dans la pochette du LP de Borbetomagus The Rape Of Atlanta, Pharoah Sanders et Jimi Hendrix sont évoqués – ce dernier pour ce seul moment où il crame sa guitare à Monterey, et dont Donald Miller dit : « That’s what we do. For a whole hour. »
Parmi les premiers, c'est-à-dire dès 1980, Masami Akita (alias Merzbow) les a contacté afin d’exprimer son admiration. Même si Borbetomagus réfute curieusement toute connexion avec le noise, la scène japonaise dédiée au genre en vénère les membres, le surnommé King of Noise, à savoir Jojo Hiroshige d’Hijokaidan, ayant sorti du Borbetomagus sur son label (Alchemy) avant de proposer une tournée au Japon.
Quiconque n’aura jamais écouté de groupe de ce genre peinera à imaginer pareil geyser d’énergie délivré à partir de deux saxophones et d’une guitare amplifiés – par contre ceux qui connaissent la dernière version de « My Favorite Things » d’avril 1967 où Coltrane dialogue avec Pharoah Sanders savent déjà tout ça… Ferraillements en tous sens, violentes exhortations quasi viscérales, déluge de distorsion aux allures de cérémonie vaudou : il est difficile de décrire ce que certains, à propos de cet enregistrement public, ont qualifié de « jazz industriel » – pourquoi pas d’ailleurs, puisque l’on parlait aussi, en pleine no wave, de jazz punk (le musicien Misha Lobko évoqua, à propos de Borbetomagus, une « symphonie de béton »).
Quant à Thurston Moore, pour y revenir, il enregistra l’un de ses premiers disques basés sur l’improvisation totale (l’un de ses plus violents aussi) en compagnie des saxophonistes de Borbetomagus (le bien-nommé Barefoot In The Head). Et enfin, il leur renvoya la politesse en les invitant sur Murray Street de Sonic Youth.
Sonic Youth : Sonic Youth (Neutral, 1981)
Comme son inaugural, Sonic Youth avait d’abord choisi (c’est Thurston Moore qui le raconte) un simple mi, soit la première corde de la guitare jouée à vide. Trouvant sans doute l’expédiant un peu naïf, le groupe opta finalement pour une solution plus primitive, et plus efficace : un grand coup de cymbales puis un autre puis un autre. Faisant entendre ainsi une radicalité appelée à être immédiatement dépassée par une idée neuve quoique peu probable : le son d’une perceuse jouée comme on jouerait d’une guitare électrique.
The Primal Scream est porté par un rythme qui est presque l’archétype de la No Wave, tempo très élevé, temps marqué sèchement, basse qui fusionne avec la batterie, et une voix qui s’éraille à déclamer un texte tout juste sorti de l’adolescence. Il y a d’ailleurs presque tout Sonic Youth enveloppé dans ce seul titre : la jeunesse (même si celle-ci avec le temps, n’est-ce pas ?), l’inventivité, la radicalité, l’expérimentation totale qu’on sait cependant mettre au service d’une idée directrice.
La suite, on la connaît, mais elle commence ici. Dans cette rage déjà intelligente, qui utilise toutes les ressources de la musique. Comme la dimension ethnique de She Is Not Alone, qui semble tout entier fait pour réaliser la prédiction de Steve Reich : « All music turns out to be ethnic music. » Et aussi : I Don’t Want to Push It. C’est ça : entre l’ethnicité et l’avant-garde. Entre l’énergie à un état presque brut et la pensée la plus raffinée, il y a Sonic Youth. Pas à mi-chemin, mais qui tient les deux ensemble l’un contre l’autre.
Sonic Youth : Sonic Youth (Neutral)
Enregistrement : 1981.Edition : 1982.
CD : 01/ The Burning Spear 02/ I Dreamed I Dream 03/ She is Not Alone 04/ I Don't Want to Push It 05/ The Good and the Bad
Jérôme Orsoni © Le son du grisli
Cette chronique est tirée du deuxième hors-série papier du son du grisli, sept guitares. Elle illustre le portrait de Lee Ranaldo.
Sonic Youth : Simon Werner a disparu... (SYR, 2010)
Ne pas avoir vu Simon Werner a disparu…, le film (on imagine le french ersatz d’une production Larry Clark vs Gus Van Sant – mais ce n’est qu’une supposition), n’empêche pas qu’on s’intéresse à Simon Werner a disparu…, le disque, puisque Sonic Youth en est l’auteur.
Et cette bande-son, malgré ses « défauts » illustratifs, se laisse écouter. Bien sûr, les ficelles / cordes sont grosses et le groupe fait tourner ses manies (improvisations dissono-suffisantes, gimmicks accrocheurs, accords efficaces, harmoniques et boucles / sur-boucles / sur-sur-boucles, ou encore l’habitude de Steve Shelley de rattraper par le col les improvisateurs trop zélés que sont parfois ses partenaires).
Rien de neuf (peut-être ces traits tirés de Krautrock qui rappellent de temps à autre le son de CAN, et Soundtracks justement) mais rien de mal, sauf peut-être une inquiétude : dans la masse discographique de SY, ce disque pourrait bien disparaître aussi…
Sonic Youth : Simon Werner a disparu (SYR)
Enregistrement : février-mars 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Thème de Jérémie 02/ Alice et Simon 03/ Les anges au piano 04/ Chez Yves (Alice et Clara) 05/ Jean-Baptise à la fenêtre 06/ Thème de Laetitia 07/ Escapades 08/ La cabane au zodiac 09/ Dans les bois / M. Rabier 10/ Jean-Baptiste et Laetitia 11/ Thème de Simon 12/ Au café 13/ Thème d’Alice
Pierre Cécile © Le son du grisli
Cornelius Cardew : Treatise (Hat[Now]Art, 2000)
Continuellement en guerre contre l’embourgeoisement des musiques d’avant-garde, Cornelius Cardew mettra quatre ans à élaborer Treatise, partition graphique de 193 feuillets. Ne possédant aucune indication quant à l’instrumentation ou à la durée de son exécution, Treatise proposait de faire éclater la frontière entre musiciens professionnels et amateurs. Si elle ne fut pas toujours comprise en son temps, l’œuvre de Cardew a trouvé aujourd’hui de fidèles défenseurs, parmi lesquels de nombreux combos rock (Sonic Youth) ou électroniques (Formanex).
REPERES
Cornelius Cardew est né le 7 mai 1936 à Winchcombe. Il est mort le 13 décembre 1981 à Londres. A la Royal Academy of Music de Londres, il étudie le piano, le violoncelle et la composition. Il s’intéresse à Schönberg, Webern puis découvre Cage, Stockhausen. En 1958, il obtient une bourse et assiste Stockhausen. A Rome, il étudie avec Petrassi. Il rencontre John Cage et David Tudor. Il expérimente et remet en cause la notation musicale. Un peu plus tard, il élabore des partitions graphiques (Autumn ’60 & Autumn ’61) en vue de libérer l’interprète et d’en faire un musicien libre et non plus inféodé aux dictats des compositeurs. Treatise sera sa plus belle réussite.
Marxiste-léniniste puis maoïste, il crée le Scratch Orchestra dans lequel se retrouvent compositeurs d’avant-garde, étudiants en musique et arts plastiques, employés de bureau. La politique est au centre de la création de ce collectif. C’est à cette période qu’il part en guerre contre l’establishment des musiques d’avant-garde. Il s’éloigne de Cage, critique vertement Stockhausen et publie même l’ouvrage Stockhausen Serves Imperialism. Il confie alors à Daniel Caux : « ce que font Cage et Stockhausen, c’est simplement orienter les jeunes intellectuels et les jeunes musiciens. En fait, ils ne font que tourner en rond. »
Ses partitions graphiques ne rencontrant que peu de succès auprès des seuls musiciens amateurs (elles sont la plupart du temps interprétées par des musiciens d’avant-garde), il crée le Pop Liberation Music, groupe qui flirte avec la musique pop. Il prend fait et cause pour la lutte irlandaise et compose pour piano les Thälmann Variations du nom du militant communiste allemand mort assassiné à Buchenwald en 1943. Il enseigne alors pour survivre et devient professeur de composition à la Royal Academy of Music. Entre 1966 et 1971, il collabore avec Lou Gare, Eddie Prevost et Keith Rowe au groupe AMM et tutoie de ce fait l’improvisation libre. Le 13 décembre 1981, il est renversé dans une rue piétonne de Londres par un chauffard qui ne sera jamais retrouvé. Ses amis n’hésitent pas à parler d’attentat et d’assassinat.
TREATISE
Graphiste dans une maison d’édition, Cornelius Cardew mettra quatre années à finaliser Treatise. Cette partition graphique de 193 pages comprend deux portées toujours vierges en bas de page, la partition graphique située en milieu de page étant toujours partagée par une ligne médiane dont on ne sait s’il s’agit d’une ligne sonore continue ou d’une frontière. On peut ainsi estimer que les idéogrammes dessinés en dessous de cette ligne appartiennent au registre grave et ceux en dessus au registre aigu (mais très souvent ces mêmes idéogrammes sont à califourchon sur cette même ligne). Les signes utilisent des formes géométriques (cercles, losanges, rectangles…), lignes continues ou brisées et quelques notes ou portées musicales s’y glissent ça et là. Les traits sont épais ou minces, donnant peut-être de ce fait une indication quant au volume auquel ils doivent être joués. La partition se lit de gauche à droite et ne peut se jouer en solo. La seule évidence quant à cette partition me semble être le fait qu’un musicien se doit de choisir une ligne ou une figure à jouer et s’y tenir. Aucun repère harmonique, rythmique n’est ici mentionné mais chacun peut suivre la partie de l’autre et ainsi éviter tout retard ou précipitation. L’improvisation ne me semble pas avoir sa place ici. L’absence d’indication permet à chaque fois une interprétation différente et chacun, musicien confirmé ou simple amateur – voire non musicien –, peut entrer dans cette partition. De fait, et parce qu’à chaque fois nouvelle, cette œuvre résiste à toute critique. C’est sans doute là, la plus belle réussite du compositeur.
Le 15 février 1998, Art Lange dirige et enregistre pour la première fois l’intégrale de Treatise. En sortiront deux Compact Disc publiés par le label Hat[now]Art. Piano et electronics (Jim Baker), vibraphone et percussions (Carrie Biolo), clarinette et saxophone alto (Guillermo Gregorio), violoncelle (Fred Londberg-Holm), electronics (Jim O’ Rourke) vont façonner une œuvre faite de silences et de perturbations soudaines et glacées. Les interventions, jamais, ne s’incrustent et, de cet éphémère sans cesse remis en question, surgissent des lignes fuyantes ici, des embryons de mélodie là.
Trois ans plus tard et toujours pour le même label, Carrie Biolo, Jim Baker, Fred Londerg-Holm et Lou Mallozi (récitation), interprètent les pages 21 & 22 du Treatise de Cornelius Cardew dans un disque où se retrouvent d’autres œuvres graphiques du compositeurs (Autumn 60 / Material / Octet 61).
Cornelius Cardew : Treatise (Hat[now]Art 2-122)
Cornelius Cardew : Material (Hat[now]Art 150]
Formanex : Treatise Live in Extrapol (Egbo 02)
Sonic Youth : Goodbye Twentieth Century (SYR 4)
La partition Treatise est éditée par The Gallery Upstairs, Buffalo, New York.
Luc Bouquet © Le son du grisli.