Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre (Les Presses du Réel, 2014) / De l'espace sonore (Tacet, 2014)
Au printemps 2010, Matthieu Saladin soutenait, à la Sorbonne, une thèse dont le titre, « Esthétique de l’improvisation libre », cachait un sujet passionnant : la naissance de l’improvisation européenne sous l’impulsion de trois ensembles de taille : AMM, Spontaneous Music Ensemble et Musica Elettronica Viva. Si elle respecte un « cahier des charges » universitaire – emploi de la première personne s’adressant à une audience, implication de cette même personne à persuader, démontrer… –, la thèse en question est aujourd’hui un livre tout aussi passionnant que son sujet.
Dans laquelle on trouve une citation d’Eddie Prévost (l’autre penseur de l’improvisation, avec Derek Bailey, dont le livre fait aussi grand cas) qui avoue que l’intention d’AMM était, à l’origine, « dégagée de toute théorie, s’effectuant d’elle-même à travers un processus où semblaient se mêler radicalité esthétique et tâtonnement ». Mais les choses changent, dont Saladin expose alors les grands principes. Ainsi, quand AMM s’adonne à une self-invention – nécessité que Keith Rowe met en parallèle avec la démarche des plasticiens qui ne peuvent imaginer créer « à la manière » d’un autre artiste – mue par une recherche d’individualisation dans le son et même une certaine esthétique de l’échec (there is no guarantee that the ultimate realisations can exist, AMMmusic 1966), John Stevens impose, à la tête du SME, une improvisation collective plus volontaire et MEV affranchit ses membres (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum…) des convenances « du » composer.
Si les différents enjeux et les différentes méthodes permettent aux groupes de se distinguer, ils n’en démontrent pas moins quelques intérêts communs que Saladin examine dans le détail : nouveau rapport de la libre création musicale au collectif, au règlement, à l’expérimentation, à son environnement social et politique, même, auquel elle oppose bientôt ses propres vérités. Ainsi, depuis le début des années 1970 qui circonscrit cette étude, l’improvisation libre, obligée au constant renouvellement, se trouve-t-elle assurée d’actualité.
Matthieu Saladin
Esthétique de l'improvisation (Introduction)
Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique (Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre, 13X17 cm, 400 pages, ISBN : 978-2-84066-471-0
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Dans l’introduction qu’il signe au troisième numéro de Tacet, Matthieu Saladin, qui dirige la revue (et a coordonné son troisième numéro en collaboration avec Yvan Etienne et Bertrand Gauguet), explique que les textes d’auteurs et d’époques différents qu’on y trouve permettront au lecteur « d’arpenter l’espace sonore » « par l’étude ».
Ce sont alors, dissertant ou documentés, Alvin Lucier, Michael Asher, Seth Cluett, Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, Maryanne Amacher, Paul Panhuysen, Christian Wolff… qui, chacun à leur manière, fragmentent pour mieux le détailler un territoire qu’on prend en effet plaisir à arpenter. Afin de ne pas égarer le lecteur, Saladin a pris soin de glisser dans l’épais volume une carte étonnante, Sound Space Timeline 1877-2014, qu’il a élaborée avec Yvan Etienne et Brice Jeannin. Dépliée, celle-ci confirme que le territoire est vaste, qui va des terres de Thomas Edison à cette ancienne cuve de pétrole à la réverbération exceptionnelle récemment découverte dans les Highlands.
Tacet N°3 : De l’espace sonore / From Sound Space (HEAR / Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre / Revue, 429 pages, ISBN : 978-2-84066-717-9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Dedalus : Brétigny-sur-Orge, CAC, 14 décembre 2013
Partition économique : d'un côté les armes sonores de masse, dont « la musique » ; de l'autre des actions restreintes, efficaces et ciblées. Le silence aussi peut-il chercher noise ? « Le problème n'est plus de faire que les gens s'expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquels ils auraient enfin quelque chose à dire », dit Deleuze. Un Centre d'Art Contemporain d'Ile-de-France, en l'espèce le CAC de Brétigny-sur-Orge, peut-il en tenir lieu ? Réponse par Matthieu Saladin, sous la forme d'une exposition, There's A Riot Goin' On (ce qui pourrait se traduire par « l'insurrection qui vient », mais reste avant tout le titre d’une piste de 0’00’’, « révolte dégagée de tout manifeste » selon Saladin, gravée sur l'album éponyme de Sly Stone paru en 1971), et de pièces comme : Sounds Of Silence, anthologies de plages silencieuses issues de classiques rock, jazz ou contemporain ; G-20, transposition sonore des cours boursiers mondiaux ; Sonneries Publiques (des phrases semblables aux commentaires qu'écrivait Satie sur ses partitions, disponibles en téléchargement pour que votre portable les diffusent à chaque appel). Ou donc, Economic Score.
D'Economic Score nous dirons que le principe de composition, la transposition d'une économie culturelle en partition (la hauteur des notes étant déterminées par les dépenses ; leur durée par les produits ; les nuances, seul paramètre aléatoire, étant quant à elles relatives à l'attention du public), ne nous préparaient pas spontanément à faire l'expérience du sublime. Et pourtant : après un heureux incident (la répétition d'une troupe de danse dans les locaux jouxtant le CAC) ayant contraint à inverser l'ordre du programme, l'ensemble Dedalus joua d'abord quelques pages du « répertoire » (Four6 de Cage, suivie d'extraits d'Exercises de Wolff, et de Treatise, de Cardew) ; puis la pièce Economic Score put se déployer librement plus d'une heure durant.
Le public du jour étant initié des intentions de la partition, est-ce que l'intensité de son attention eut pour corollaire l'extrême ténuité des attaques ? Ou bien au contraire les quatre membres de l’ensemble (Amélie Berson, flûte ; Cyprien Busolini, alto ; Eric Chalan, contrebasse ; Didier Aschour, guitare) ont-ils pu mettre leur science du dosage, de la rareté et de la densité, éprouvée notamment par la fréquentation des scores de Wandelweiser, au service du projet de Saladin ? Il y a là un entre-deux à explorer, les différentes version d'Economic Score pouvant varier à l'extrême selon les contextes – ce qui n'est certes pas nouveau depuis 4'33", mais dans le cas d'Economic Score, sans doute beaucoup plus excitant à suivre.
Dedalus, Matthieu Saladin : There’s A Riot Goin’On, Brétigny-sur-Orge, CAC, 14 décembre 2016.
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Source Music of the Avant-Garde 1966-1973 (University of California Press, 2011)
Quand est sorti Source Music of the Avant-Garde, l’espoir est né de voir réédités un jour les onze numéros de Source publiés entre 1966 et 1973. Voilà qui est fait, et en un seul et unique volume. Aidé de Douglas Kahn et Nilendra Gurusinghe, Larry Austin (l’éditeur historique, élève de Darius Milhaud et trompettiste du New Music Ensemble) raconte l’histoire d’un journal qui donnait la priorité… aux idées.
Dans sa préface au premier numéro, Kahn dit qu’il veut faire de Source un « outil de communication » pour le compositeur. Sans attendre, son vœu fut réalisé : dans ses pages, Robert Ashley y explique ses graphiques, Earle Brown parle de forme et de non-forme musicales, Pauline Oliveros et Morton Feldman rêvent de faire disparaître le compositeur, Gordon Mumma traite de Music for Solo Performing d’Alvin Lucier, John Cage offre sa partition de 4’33’’, Christian Wolff celle d’Edges, Cornelius Cardew des extraits de The Great Learning, etc., etc.
D’autres noms peuvent encore être cités : Annea Lockwood, Steve Reich, James Tenney, Anthony Braxton, Gavin Bryars, Max Neuhaus, Nam June Païk… Ce qui fait beaucoup de listes, mais elles ont un but : celui d'inciter le lecteur à aller fouiller dans cet ouvrage essentiel avant qu’il devienne aussi rare que les numéros originaux de Source (dont vous trouverez ci-dessous les onze couvertures originales, non reproduites dans le livre).
Larry Austin, Douglas Kahn : Source Music of the Avant-Garde 1966-1973 (University of California Press / Amazon)
Edition : 2011.
Livre
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Cornelius Cardew : The Great Learning (Bolt, 2010)
Inspiré par la lecture de La Grande Etude de Confucius, Cornelius Cardew écrivit une partition que Nima Gousheh et James Bull conduisirent il y a peu de temps encore à Wigry, en Pologne. Ils dirigèrent un orchestre constitué pour une bonne part d’amateurs. Comme The Great Learning est une œuvre très ambitieuse, elle tient en 4 CD et un livret qui reproduit des morceaux de la partition.
Il fallut à Gousheh et Bull diriger des chanteurs prêts à être noyés dans la masse. Plus encore peut-être, des chanteurs capables de se poser une grande question : quelle est donc ma place d’individu dans un chœur d’intervenants disparates dont le seul dénominateur commun est une « simple » partition ? Afin de les aider, Cardew découpa sa composition en sept paragraphes (ce qui fait ici deux paragraphes par CD, excepté pour le troisième, entièrement consacré au paragraphe 5).
Ces paragraphes sont des éléments porteurs de la composition, tout comme le bourdon des orgues. Dans ce Grand Tout s’immiscent des lectures du texte (en Anglais) et des chants libres – on trouve-là tout le charme des utopies sixties : la collectivité promettant les libertés individuelles, l’expression d’un seul homme adoptée tout à coup par plusieurs…
C’est pourquoi cette œuvre de Cardew n’arrête pas de changer de forme. Elle peut se rapprocher du folk ou faire penser à une Symphonie d’un Penderecki qui aurait adhéré à Fluxus (car si le drame s’empare du théâtre sonore de cette interprétation, il finit toujours par exploser tel un ballon de baudruche). Sorties de leur récitation, les voix s’interpellent, pétaradent et s’affrontent. Les hommes jettent des objets à terre, les femmes les supplient et les convainquent du bienfait du repos. C’est ainsi que se termine The Great Learning : la polyphonie célébre la quiétude retrouvée.
EN ECOUTE >>> Paragraph 2 >>> Paragraph 4 >>> Paragraph 5
Cornelius Cardew : The Great Learning (Bolt / Metamkine)
Enregistrement : 18-24 juillet 2010. Edition : 2011.
CD1 : 01/ Paragraph 1 02/ Paragraph 2 – CD2 : 01/ Paragraph 3 02/ Paragraph 4 – CD3 : 01/ Paragraph 5 - CD4 : 01/ Paragraph 6 02/ Paragraph 7
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Radu Malfatti, Keith Rowe : Φ (Erstwhile, 2011)
La rencontre est récente : sous la protection du nombre d’or, Radu Malfatti et Keith Rowe ont enregistré trois disques : le premier d’interprétations, le second de compositions personnelles, le troisième d’improvisations. A chaque fois, la proportion est dans l’épure.
Radu Malfatti est ce tromboniste qui, au mépris de toutes règles, insiste sur monotype afin d’obtenir plusieurs épreuves. Si l’empreinte qu’il dépose sur papier est en conséquence de plus en plus ténue, elle en impose aussi de plus en plus aux longs blancs qu’elle entame, aux longs silences qu’elle interrompt. Ainsi en est-il sur cette composition de Jürg Frey, Exact Dimension Without Insistence : un silence d’endurance opposé à un grave ronflant – souvent trois fois répété ensuite – traînant derrière lui l’interjection d’une corde de guitare étouffée. Malfatti est celui qui insiste, Rowe celui qui mesure ; alors se dilatent les lignes et leurs distances. Ainsi en est-il encore sur Nariyamu, pièce du tromboniste dont les beaux espaces infestés de parasites (grésillements, micro contacts…) accueillent des souffles discrets au destin polyphonique. Plusieurs fois imprimée ou déclinée sur tons avoisinants, la note essentielle est le sujet, toujours, pressé / compressé jusqu’à l’obtention de ghost proofs éloquents.
Keith Rowe est ce guitariste qui, accoutumé aux surprises de l’hybride, compose avec une patience électrique un inattendu remarquable. S’il joue encore de drones miniatures et de larsens – sur le Solo with Accompaniment de son ami Cornelius Cardew –, lève mais en retrait des armées de râles à saturation, il offre aussi au sérieux du propos et à la minutie qu’il requiert un accessoire indispensable : la facétie vigilante. Même chose sur Pollock’82 – renvoi inévitable aux abstraits américains, tandis que Malfatti et ses déclinaisons évoqueraient davantage les Prints de Robert Morris. Pollock’82, donc : la ligne électronique envisagée en plus comme alternative aux souffles blancs propulsés en trombone : sous forme de projections multipliées, de battements infinitésimaux et presque incongrus, d’artifices segmentés aux précises expressions. Après coups, le silence encore.
Radu Malfatti et Keith Rowe improvisant : une introduction feignant la mise en place (table d’opération immaculée mais électricité faiblissant) puis l’addition fantastique d’un analgésique à cordes tendues et de feulements / vrombissements / ronflements, tous éléments de phonation d’envergure. Derrière l’horizon, à force de conciliations et de ruptures accordées, deux parallèles qui ne l’étaient donc pas se sont lentement rapproché jusqu'au moment de se fondre. Patiemment, deux langages distingués ont donné naissance à un rare idiome musical dont le symbole est Φ.
EN ECOUTE >>> Exact Dimension Without Insistence > Solo with Accompaniment > Nariyamu > Pollock’82 > Improvisation
Radu Malfatti, Keith Rowe : Φ (Erstwhile / Metamkine)
Enregistrement : novembre 2010. Edition : 2011.
CD1 : 01/ Exact Dimension Without Insistence 02/ Solo with Accompaniment – CD2 : 01/ Nariyamu 02/ Pollock’82 – CD3 : 01/ Improvisation (6:18) 02/ Improvisation (46:54)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cornelius Cardew : Works 1960-70 (+3dB, 2010)
Des histoires de temps modifié, comme si il n'existait pas ou alors qu'il fut/est le témoignage de l'Eternité en mouvement. A coup sur en écoutant ce disque, j'aurais aimé rencontrer Monsieur Cardew et discuter avec lui... Ainsi qu’avec les trois musiciens interprétateurs/ créateurs, certainement au service de...
Le son est profond, il renvoie aux Hommes qui jouent ensemble et aussi a ceux qui veulent bien prendre le temps, encore lui, de se poser et écouter. Puis parfois des salves de notes appellent la douceur et le silence compris entre elles... Le dernier morceau me terrasse littéralement.
Cornelius Cardew : Works 1960-70 (+3dB)
Edition : 2010.
Charles-Eric Charrier © Le son du grisli
Charles-Eric Charrier est musicien. Il voit paraître ces jours-ci le disque Silver sur le label Experimedia.
Cornelius Cardew : Treatise (Edition Peters, 2010)
Il y a peu de temps, Luc Bouquet parlait très bien de Treatise de Cornelius Cardew. Alors je préférerais, moi, l’interpréter à ma manière en lisant la partition publiée par les éditions Peters. Une interprétation en mots écrits que je ne retoucherais pas, une lecture dans les conditions du direct.
Première page, déjà 34 > souffle ascendant & volutes & ligne au bout de laquelle tout fait rond et ronde > de grands cercles & Eole & ses codas inconnus, carrés de soie aux fils ascensionnels > revirement, parallèle grasse, parallèle grave, parallèle grasse & grave aux effets sur le grain des lignes de la partition > prière d’insérer, autre direction, carré blanc sur fond d’œil, grilles programmatiques & premiers éléments d’architecture : abbatiale en perte d’équilibre, champs de dunes & fils électriques, bec profilé, symphonie de partitions emmêlées > Paul Klee joue du piano dans la « pièce à vivre » de Merzbau, où l’on se cogne aux clusters d’angles en lisant des escaliers-partitions sans fin d’Escher, chorégraphies diverses de danseurs filiformes > Paul Klee en salle des pas perdus, mes triangles n’en sont pas, je ne vois plus qu’une ligne tracée net malgré les sigles partout > l’œil est perdu à la page 77 > blockhaus & poteaux télégraphiques, le premier son arrive crescendo il était temps > j’ai cru revoir là la cathédrale de Cádiz, sa plage à côté balayée par le grand vent, le sable qu’il amasse dans un coin de page blanche, le monticule d’où sort un feu d’artifices & d’étoiles vidées de substance > page 130 : les premiers ronds noirs (dibujos negros de chico blanco), galaxie arbre système, lignes cannes grabataires > le deuxième son arrive now & then, & then maintenant, tu y pleures encore et j’attends le silence pour chanter > pont-parasol ou peut-être insectes oblongs / éclatants > Dali pousse dans le dos Manuel de Falla qui dans ses déserts avance : El gran teatro del mundo en ligne de mire & dans la ligne dans la ligne dans la ligne : grasse, grave, à angle droit, en fleurs, en harpe de synthèse, en ballon qui s’envole, en antennes de télé, en poste de liaison, en nœuds de Gorgias, en partition double grise et blanche > No part of this work may be reproduced, for any reason, je vais trop loin pour ne pas avoir su m’arrêter, by any means, including any method of photographic reproduction, without the permission of the publisher, sher sher, refermé le carnet à spirale, pas pratique de l’utiliser, pas pratique Treatise, mais mais : c’est pas ce qu’on était venu shersher.
Cornelius Cardew : Treatise (Edition Peters / Souffle continu)
Edition : 2010.
Livre : Treatise
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel, 2010)
L’une des images les plus illustres nées de l’agitation des membres de Fluxus est cette photographie de Charlotte Moorman jouant d’un violoncelle à triple écran pour le bien de TV Cello de Nam June Paik. Si l’image est belle, on peut regretter que lui manque sa sonorité propre parmi les milliers d’autres possiblement estampillées Fluxus auxquelles Olivier Lussac consacre un bel ouvrage.
Jadis, Larousse édita Le siècle rebelle, dictionnaire dans lequel Jean-Paul Fargier écrivait : « Fluxus ne renverse pas les valeurs, il les égalise : le bruit d’une mouche est aussi beau qu’une symphonie de Beethoven. » Aujourd’hui, Lussac renchérit dans Fluxus et la musique : « Ce n'est pas une musique raisonnable, réfléchie et digne d'intérêt ». Si l’élégant détachement de la formule trahit la cohérence avec laquelle l’auteur a changé son intérêt pour un art anti-conventions en sérieux objet d’étude, la voici bientôt contredite à la simple évocation de ces compositeurs (Richard Maxfield, Jackson Mac Low, Dick Higgins, George Brecht, tous élèves de John Cage à la New York School) dont l’iconoclastie épousa l’instinct de révolte de George Maciunas – le fondateur de Fluxus composera pour sa part une « Carpenter Piece » obligeant son interprète à clouer chacune des touches d’un piano.
Ensuite, ce sont La Monte Young ou Terry Jennings qui viendront à Maciunas avant que celui-ci gagne l’Europe (avant le Floh fut donc le Flux de Cologne) où il scellera d’autres accords : avec Nam June Paik, artiste total qui entre en Fluxus au son de son Hommage à John Cage, et puis Karlheinz Stockhausen, David Tudor, Cornelius Cardew… Grand connaisseur de diptères, Lussac épingle tous spécimens pour expliquer de quoi retournait ce Fluxus musical et définir enfin ce qu’il aura réussi à retourner (codes, partitions, musiciens même).
Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel)
Edition : 2010.
Livre : Fluxus et la musique
Guillaume Belhomme
Rhodri Davies, Cornelius Cardew, John Tilbury, Soldercup, Annette Krebs, Angharad Davies, David Toop, Lee Patterson
Cornelius Cardew : Works 1960-70 (+3dB, 2010)
En compagnie du pianiste John Tilbury et du contrebassiste Michael Francis Duch, Rhodri Davies rendait hommage aux compositions écrites par Cornelius Cardew entre 1960 et 1970 – époque charnière, écrit Duch, qui vit Cardew passer d’une pratique (composition contemporaine) à une autre (improvisation libre). D’Autumn 60 à The Great Learning, le trio arrange des notes brèves en bouquets indéterminés, les augmentant de silences nombreux. Se pliant avec invention au jeu de la relecture in(dé)finie, Davies, Tilbury et Duch, manient l’aléatoire et l’intransigeant pour signer enfin des danses délicieuses sur musique amnésique : soit, de l’oubli chorégraphié.
Soldercup : Soldercup (Fourier Transform, 2010)
Sous le nom de Soldercup, Rhodri Davies et Louisa Hendrikien Martin font oeuvre d’un abstrait chic. Sur le vinyle du même nom, sont ainsi convoqués craquements, chuintements, sifflements, parasites et larsens, et actionnées d’énigmatiques autant qu’irrésistibles boîtes à musique. Sur la seconde face, la formule diffère un peu : cordes détendues subtilement agencées dont le battement d’un coeur animal éloignera le chant.
Various Artists : Brave New Wales (Fourier Transform, 2010)
Sur le même label, une compilation célèbre en trois disques un paquet d’Ecossais agissant en tous domaines expérimentaux (improvisation, electronica, rock, noise, poésie sonore…). En duo avec Angharad Davies, Rhodri Davies se fait là une place au son de Live at St. Giles In The Fields, enregistré à Londres en 2005. L’électricité environne le duo qui délimite ici des zones d’attente inquiète dans lesquelles developper dix minutes d’abstraction miniature.
Annette Krebs, Rhodri Davies : Kravis Rhonn Project (Another Timbre, 2009)
Trois mouvements d’une poésie sonore constructiviste font Kravis Rhonn Project, que le harpiste enregistra en 2008 à Berlin auprès d’Annette Krebs (guitare, objets, tapes). Là, des voix enregistrées se mesurent sur piste d’obstacles (bourdon, larsens, signal radio…) tandis que les instruments à cordes se font discrets jusque dans leurs répétitions. Au terme de la rencontre, les voix sont emportées par une mécanique tournant sur un air de manège que se disputent charme et mystère.
Rhodri Davies, David Toop, Lee Patterson : Wunderkammern (Another Timbre, 2010)
Quelques jours encore, et le même label proposera Wunderkammern, enregistrement né de la rencontre de Davies, Lee Patterson et David Toop. On sait le goût de ce-dernier pour la musique de gamelan et l'ambient et c'est par là que va voir le trio : cordes défaites et larsens, bourdons multiples et chantant, interventions multiples presque tout autant d'instruments fondus – seule une flûte de bois peinera à convaincre. Les berceuses sont ici faites d'oscillations et l'abstraction est d'extraction rare.
Michael Francis Duch : Edges (+3dB, 2010)
Le contrebassiste Michael Francis Duch inaugure avec Edges une série d’enregistrements intitulée « Music for One » sur le label +3dB. Pour donner un aperçu de la largeur et de la hauteur de sa palette, il s’est servi dans le répertoire de Christian Wolff, Earle Brown, Cornelius Cardew, Morton Feldman et Howard Skempton.
Ce n’est d’ailleurs pas tant à un exercice d’interprète que se livre Duch qu’à un jeu d’évocations de grands fantômes qui le hantent encore. Sur Edges, il pèse de tout son poids sur l’archet pour qu’apparaisse sur la partition le visage en bas-reliefs de Christian Wolff. Pareil pour Brown ou Feldman : leurs silhouettes sont dessinées dans la lenteur et dans la nuance.
Pour faire mentir le chroniqueur ou l’empêcher de mettre au jour un système, Duch s’est gardé Octet ’61 de Cardew : c’est une obsession qui tourne au drame lorsque les notes s’abattent sur le compositeur comme sur l’interprète, l’hommage est un mille-feuilles de sons démoniaques. Ce n’est même plus seulement un hommage, c’est un chant d’amour que Duch consacre à ses modèles. Et c’est un chant d’espoir qu’il offer à ses auditeurs.
Michael Francis Duch : Edges (+3dB)
Edition : 2010.
CD : 01/ Christian Wolff : Edges 02/ Earle Brown : December 1952 03/ Cornelius Cardew : Octet ’61 04/ Morton Feldman : Projection I 05/ Howard Skempton : For Strings
Héctor Cabrero © Le son du grisli