Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre (Les Presses du Réel, 2014) / De l'espace sonore (Tacet, 2014)

matthieu saladin esthétique de l'improvisation libre

Au printemps 2010, Matthieu Saladin soutenait, à la Sorbonne, une thèse dont le titre, « Esthétique de l’improvisation libre », cachait un sujet passionnant : la naissance de l’improvisation européenne sous l’impulsion de trois ensembles de taille : AMM, Spontaneous Music Ensemble et Musica Elettronica Viva. Si elle respecte un « cahier des charges » universitaire – emploi de la première personne s’adressant à une audience, implication de cette même personne à persuader, démontrer… –, la thèse en question est aujourd’hui un livre tout aussi passionnant que son sujet.

Dans laquelle on trouve une citation d’Eddie Prévost (l’autre penseur de l’improvisation, avec Derek Bailey, dont le livre fait aussi grand cas) qui avoue que l’intention d’AMM était, à l’origine,  « dégagée de toute théorie, s’effectuant d’elle-même à travers un processus où semblaient se mêler radicalité esthétique et tâtonnement ». Mais les choses changent, dont Saladin expose alors les grands principes. Ainsi, quand AMM s’adonne à une self-invention – nécessité que Keith Rowe met en parallèle avec la démarche des plasticiens qui ne peuvent imaginer créer « à la manière » d’un autre artiste – mue par une recherche d’individualisation dans le son et même une certaine esthétique de l’échec (there is no guarantee that the ultimate realisations can exist, AMMmusic 1966), John Stevens impose, à la tête du SME, une improvisation collective plus volontaire et MEV affranchit ses membres (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum…) des convenances « du » composer.

Si les différents enjeux et les différentes méthodes permettent aux groupes de se distinguer, ils n’en démontrent pas moins quelques intérêts communs que Saladin examine dans le détail : nouveau rapport de la libre création musicale au collectif, au règlement, à l’expérimentation, à son environnement social et politique, même, auquel elle oppose bientôt ses propres vérités. Ainsi, depuis le début des années 1970 qui circonscrit cette étude, l’improvisation libre, obligée au constant renouvellement, se trouve-t-elle assurée d’actualité.

écoute le son du grisliMatthieu Saladin
Esthétique de l'improvisation (Introduction)

Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique (Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre, 13X17 cm, 400 pages, ISBN : 978-2-84066-471-0
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



tacet 03 de l'espace sonore

Dans l’introduction qu’il signe au troisième numéro de Tacet, Matthieu Saladin, qui dirige la revue (et a coordonné son troisième numéro en collaboration avec Yvan Etienne et Bertrand Gauguet), explique que les textes d’auteurs et d’époques différents qu’on y trouve permettront au lecteur « d’arpenter l’espace sonore » « par l’étude ».

Ce sont alors, dissertant ou documentés, Alvin Lucier, Michael Asher, Seth Cluett, Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, Maryanne Amacher, Paul Panhuysen, Christian Wolff… qui, chacun à leur manière, fragmentent pour mieux le détailler un territoire qu’on prend en effet plaisir à arpenter. Afin de ne pas égarer le lecteur, Saladin a pris soin de glisser dans l’épais volume une carte étonnante, Sound Space Timeline 1877-2014, qu’il a élaborée avec Yvan Etienne et Brice Jeannin. Dépliée, celle-ci confirme que le territoire est vaste, qui va des terres de Thomas Edison à cette ancienne cuve de pétrole à la réverbération exceptionnelle récemment découverte dans les Highlands.

Tacet N°3 : De l’espace sonore / From Sound Space (HEAR / Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre / Revue, 429 pages, ISBN : 978-2-84066-717-9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Bertrand Gauguet : Shiro (Herbal International, 2014)

bertrand gauguet shiro

On ignore si les huit pièces de Shiro, travail engagé par Bertrand Gauguet en 2011 alors qu’il était en résidence à la Villa Kujoyama de Kyôto, forment un tout – c’est-à-dire : une cohérence – ou si elles sont les relevés emblématiques – mais disparates – de l’assimilation dynamique des chants d’un instrument acoustique et de ceux du même instrument amplifié.

S’il est affaire de balance, Shiro basculerait au moment de Sabi, cinquième plage d’intonations saturant qu’un ampli de guitare crache en machine bruitiste. De part et d’autre, c’est en diplomate ou en créateur méditatif (« Je travaille quotidiennement et, en un sens, cela peut s’approcher d’une forme de méditation », confiait Gauguet en 2011) que le saxophoniste consigne un exercice butchérien. Souffles introvertis, lignes sinueuses mesurées souvent à l’aune de feedbacks ou notes endurantes mais réservées, fuient alors les impasses de l’exercice improvisé (si ce n’est sur Yūgen qui, à force de trop approcher l’impasse, s’y oubliera) au son de polyphonies vaporeuses.

Bertrand Gauguet : Shiro (Herbal International / Metamkine)
Enregistrement : 19 juillet 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Le temps de sable fin chante dans mes bras 02/ Shiro 03/ Yūgen 04/ Bloc noir 05/ Sabi 06/ Jo-ha-kyū 07/ Kuro 08/ Anitya
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Insub Meta Orchestra : Archive #2 (Insubordinations, 2012) / Bertrand Gauguet : The Torn Map (Ear Training, 2013)

insub meta orchestra archive#2

Il fallait prendre la menace au sérieux. L’Insub Meta Orchestra, riche combo d’une quarantaine de personnalités fortes (Bertrand Gauguet, Cyril Bondi, Dorothea Schürch, Gérald Zbinden, Jacques Demierre, Marie Schwab, Patricia Bosshard, Vinz Vonlanthen…) réitère les douceurs assassines de son premier enregistrement.

Si les conductions semblent avoir été abandonnées ici au profit d’une improvisation essentiellement collective, l’IMO ne déroge pas à son entêtement : tendre une ligne claire, la mener à terme dans un premier temps puis lui dégager quelques étroits diverticules par la suite. C’est ainsi que le drone de Line 1 irriguera un insistant crescendo mais échouera à nourrir la même intensité dans son decrescendo final. Line 2 distille son lot de grincements et de tuyauteries contrariées. La ligne est là, qui guide l’improvisation. Elle ne sort jamais de sa route mais module ses éclats : crissements ici, sourde résonnance ailleurs avant de s’interroger sur la pertinence de quelques éphémères fissures entrevues ça et là. Et faire ainsi de l’IMO l’une des plus « questionnantes » et des plus excitantes expériences collectives de notre temps.

EN ECOUTE >>> Line 1 >>> Line 2

Insub Meta Orchestra : Archive #2 (Insubordinations)
Téléchargement libre : 2012. Edition : 2012.
CD / DL : 01/ Line 1 02/ Line 2
Luc Bouquet © Le son du grisli

bertrand gauguet the torn map

Ce n’est pas au saxophone mais aux electronics qu’on entend Bertrand Gauguet sur The Torn Map. A l’écoute de la plus longue pièce (vingt-deux minutes), on ne peut s’empêcher de faire le lien avec l’araignée et la phalène de la pochette. A l’abri des regards, Gauguet les branche à ses machines et enregistre ses bestioles mutantes tisser leur toile électronique. Après Tofukuji (superbe morceau d’ambient), les bestioles sont de retour : elles s’entrechoquent et même tapent contre nos enceintes (Poltergeist) avant de rendre l’âme, que Gauguet accompagne en musique : passionnant d’un bout à l’autre.

Bertrand Gauguet : The Torn Map (Ear Training / Metamkine)
Enregistrement : 2009-2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Level 5 + 02/ Tofukuji 03/ 8X8 04/ The Torn Map 05/ Poltergeist 06/ First Floor 07/ There’s a Riot Goin’ On
Pierre Cécile © Le son du grisli


Pascal Battus, Bertrand Gauguet, Eric La Casa : Chantier 1 (Another Timbre, 2012)

battus gauguet la casa chantier 1

Jeunes, nous aimions traîner aux abords du grand chantier. Avec la nuit, les bruits l’avaient fui, le silence et ses mystères avaient repris leurs droits. Des années à profiter de l’excavation, à tourner autour des poteaux de béton et à se méfier des câbles, à se faufiler sous le ciel en ouvertures qui donnaient d’une future pièce à un futur couloir, d’un futur couloir à un escalier de trois ou quatre marches seulement... Aujourd’hui l’immeuble de notre aire de jeu dépasse nos maisons d’enfance de huit étages.

Voilà le souvenir qui m’est revenu en voyant la pochette de ce CD de Pascal Battus (surfaces rotatives, objets trouvés), Bertrand Gauguet (saxophones et effets) et Eric La Casa (micros et enregistrements). Voilà le souvenir qui m’est revenu en lisant que les deux premières pièces du CD ont été improvisées en studio par des musiciens qui se souvenaient avoir joué ensemble sur un chantier : c’est l’expérience du 13 septembre 2011 que l’on peut entendre sur les plages 3 à 7.

Un autre jeu sur ce chantier du quatorzième arrondissement de Paris. L’improvisation avec ses imprévus puisque les musiciens cheminent dans le labyrinthe et rencontrent des ouvriers qui y travaillent. A l’un d’eux, un membre du trio avoue : ils sont venu faire « de la musique avec tous les sons. » L’occasion pour les musiciens de se mesurer à un lieu de travail au quotidien, des sons qui lui appartiennent et des manies qui le font tourner. J’entends donc à mon tour que l’on tape, que l’on frotte, que l’on ajuste, que l’on perce : comme souvent chez La Casa, on est venu chercher ce qu’un enregistrement in situ peut nous révéler aussi bien que nous cacher, ce qu’il induit, ce qu’il soupçonne. Il y a aussi la conversation des ouvriers qui couvre soudain le saxophone de Gauguet ou les objets de Battus : de qui le chantier est d’abord l’espace ?

En studio, Battus remet en marche les moteurs, Gauguet revient sur les crissements, La Casa s’engouffre encore dans le risque. Les murs ont changé de place parce que la réinvention est poétique, tout sauf concrète. D'ailleurs, ces sons résonnent bien dans ma maison d’enfance, plus sombre elle aussi aujourd'hui qu’avant.

Pascal Battus, Bertrand Gauguet, Eric La Casa : Chantier 1 (Another Timbre)
Enregistrement : 13 septembre 2010 & 28 avril 2011. Edition : 2012.
CD : 01-07/ Chantier 1
Héctor Cabrero © Le son du grisli


Xavier Charles, Bertrand Gauguet : Spectre (Akousis, 2020)

gauguet charles spectre akousis

On dirait le même exercice de maintien : un jeu de duettistes – ici Xavier Charles à la clarinette et Bertrand Gauguet au saxophone alto – qui feint la fusion sur une note en partage avant de donner à chacun la parole au gré de nuances qui, par quel mystère renouvelé, nourrissent l’enjeu commun.

C’est ici la première référence du label Akousis : un Spectre à six faces (trois Phonomnèse et un Point fantôme « naturels » enregistrés à Reims en 2017 et deux Etendue amplifiées au Havre en 2015) qui d’abord progresse sur un fil sur lequel, pourtant, les deux instruments ne cessent de se croiser, se cherchent voire.

Rien qui n’empêche la clarinette de se mettre à chanter sur deux notes qu’entame aussi bientôt l’alto. Ce seront ensuite des souffles égarés en instruments qui n’en seront pas moins capables d’exprimer deux intérêts – celui de Gauguet (le terme « expérimental » (…) balaie un éventail de pratiques et d’esthétiques qui parfois se côtoient, parfois se croisent), celui de Charles (… le plaisir de la matière sonore, mais aussi l'écoute faite de centaines de façons d'écouter... Inventer de nouvelles façons d'écouter) – servant une même envie.

Subtilement mélangées, les épreuves de Reims (délicates, voire prudentes) et celles du Havre (non moins sensibles mais grondantes) rendent justice aux façons qu’ont les deux musiciens d’interroger, ensemble ou séparément, et l’expérimentation et la matière sonore. Quant aux « nouvelles façons d’écouter », ne pourraient-elles pas mener à de nouvelles façons d’entendre ? En attendant, on parlera là de six paysages pour ne pas avoir à trouver les mots de sons et de sonorités qui se rencontrent, interfèrent, et accouchent enfin d’espaces inédits auxquels l’auditeur devra bien faire une place : en tête, ventre, et cœur même.

Xavier Charles, Bertrand Gauguet : Spectre
Akousis Records

Enregistrement : 2015-2017. Edition : 2020.
CD : 01/ Phonomnèse 1 02/ Etendue 1 03/ Point fantôme 04/ Phonmnèse 2 05/ Etendue 2 06/ Phonomnèse 3
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

Il ne reste (déjà) plus que 30 exemplaires du cinquième son du grisli sur papier. A commander sur le site des éditions Lenka lente...

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Rodrigues, Guerreiro, Wolfarth, Gauguet : All About Mimi / Early Reflections (Creative Sources, 2013 / 2014)

ernesto rodrigues ricardo guerreiro christian wolfarth all about mimi

Si le tandem que forment Ernesto Rodrigues (alto, par ailleurs aux commandes du label) et Ricardo Guerreiro (ordinateur) apparaît dans nombre de disques Creative Sources, intégré à de vastes ensembles ou dans des formations moyennes, il est moins fréquent de pouvoir l'écouter en trio, recevant un invité choisi (comme cela se pratiquait, mutatis mutandis, dans les jazz clubs mettant leur « section » locale à disposition du « soliste » voyageur). Dans cette configuration, les superbes Late Summer et Shimosaki de septembre 2012 avec Radu Malfatti avaient de quoi allécher...

En octobre, la même année, Christian Wolfarth (aux seules cymbales) fit lui aussi le voyage de Lisbonne et c'est en studio qu'il s'attela au travail collectif de filage du son : cordes et métaux, frottés arco – du râpeux au fluide soyeux – se couchent et s'imposent, en paysages obstinés (à la manière de ceux dont Nicolas Bouvier a pu dire qu'ils « convainquent absolument à force de répéter la même chose »). A leur surface, Rodrigues ou Guerreiro s'enhardissent à venir déposer de rares accrocs, quelques étincelles, jusqu'à remettre brièvement en cause l'esthétique du strict continuum qui sied tant à Wolfarth. Peut-être cette poétique de basse tension, si l'on ose dire (alors que le chant gagne une belle ampleur au fil de la progression des six pièces), ne recèle-t-elle guère de surprises mais j'y trouve pour ma part une dimension narcotique, qui rend assurément sensible le moindre rehaut ainsi fait relief, articulation ou même clôture...

Ernesto Rodrigues, Ricardo Guerreiro, Christian Wolfarth : All About Mimi (Creative Sources)
Enregistrement : 12 octobre 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ All about Mimi I 02/ All about Mimi II 03/ All about Mimi III 04/ All about Mimi IV 05/ All about Mimi V 06/ All about Mimi VI
Guillaume Tarche © Le son du grisli



ernesto rodrigues ricardo guerreiro bertrant gauguet early reflections

... À l'été 2013, en compagnie du saxophoniste alto Bertrand Gauguet, c'est une nouvelle variation sur les modes d'habiter l'espace (et d'y ménager... des espaces) qui s'invente : moins autarcique, plus ouverte vers l'extérieur et aux « silences », mais sans drame néanmoins, elle joue subtilement des plans, tenant compte de l'environnement (du studio en wood et du lieu de concert en stone) que viennent modeler et modifier chuintements, fuites ou exhalations. Dans leur fine plasticité, et parfois leur nudité, ces gestes impeccablement pensés et posés témoignent d'une acuité d'écoute qui finit par gagner l'auditeur ; les jeux de clapets et de tuyères, les perçantes ondes perchées, les brouillards de fréquences, font délicatement vibrer et osciller les horizons.

Ernesto Rodrigues, Ricardo Guerreiro, Bertrand Gauguet : Early Reflections (Creative Sources)
Enregistrement : 14 juillet 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Wood (studio) 02/ Stone (concert)
Guillaume Tarche © Le son du grisli


Altenburger, Blondy, Gauguet : Vers l'île paresseuse (Creative Sources, 2011)

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La référence à l'île baudelairienne (au moins échappe-t-on à celle dont Houellebecq avait en-visagé « la possibilité », dans l'océan du temps ; mais on loupe aussi l'archipel que Rabelais inventa dans le Quart Livre) vers laquelle ce magnifique trio de chambre dit faire voile, pour amusante qu'elle soit, ne dit heureusement rien de la délicate musique ici disposée en cinq mouvements – dont les intitulés sont regrettablement imagés et bien peu poétiques – mais on voudra bien concéder que la métaphore insulaire puisse convenir à la découverte, sur l'horizon, de quelque littoral sonore surgissant... Bref.

Enregistré début 2009, le groupe captive dès les premières minutes : intensité de l'écoute mutuelle et évidence du son collectif débouchent sur une sérénité active que le trio a le bon goût de ne pas transformer en solennité austère. Les moyens sonores mis en œuvre, cantonnés mais habilement renouvelés, se combinent, se transforment (et dans les durées et dans les dynamiques), sans craindre les éclats. C'est un équilibre vraiment magique qu'ont trouvé là Martine Altenburger (rare au disque – on se souvient du grand Grésigne –, la violoncelliste de l'ensemble]h[iatus brille), Frédéric Blondy (qui avoue ici ce que les pochettes des disques de Hubbub cachent chastement : il joue du piano ! et somptueusement) et Bertrand Gauguet (saxophones alto & soprano) ! En attendant de voir le trio sillonner les scènes, on se réjouira du très beau sillage qu'il laisse sur cet enregistrement.

Martine Altenburger, Frédéric Blondy, Bertrand Gauguet : Vers l’île paresseuse (Creative Sources / Metamkine)
Enregistrement : 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ La montagne ne porte pas les nuages 02/ Dans les plis du vent 03/ Vers l'île pares-seuse 04/ Hypnotisé sur une arête 05/ Enclave nocturne et transitoire
Guillaume Tarche © Le son du grisli


Interview de Bertrand Gauguet

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Auprès de Thomas Lehn et Franz Hautzinger (Close Up) ou en membre de X_Brane, Bertrand Gauguet a récemment attesté du développement de l’usage personnel qu’il fait des saxophones alto et soprano. Deux nouveaux disques viennent aujourd’hui augmenter les pièces du dossier – Spiral Inputs, enregistré avec Sophie Agnel et Andrea Neumann et Vers l'île paresseuse enregistré avec Martine Altenburger et Frédéric Blondy

…Mon premier souvenir de musique date de l'école maternelle. Un trio était venu faire la promotion de la nouvelle école de musique qui ouvrait. Il y avait là un contrebassiste, un timbalier et un trompettiste qui allait devenir mon professeur quelques années plus tard. Je crois même me rappeler de la sensation merveilleuse qui était d'entendre de la musique autrement qu'à la radio.

Ton premier instrument a donc été la trompette ? Vers huit ans, j'ai souhaité apprendre la musique et plus particulièrement la trompette, oui. Cet instrument me fascinait… Mais après huit ans d'apprentissage, j'ai dû me résoudre à pratiquer un instrument moins exigeant physiquement. J’ai donc commencé le saxophone.

A quoi ont ressemblé tes premières expériences musicales ? Elles ont sans doute eu lieu au sein d'une Harmonie municipale dans laquelle j'ai joué assez peu de temps… C'était l'adolescence et alors le rock m'attirait. J'ai commencé à participer à des groupes avec des copains de l'école de musique. J'y délaissais mon instrument à vent pour les machines et le chant. Et puis mes goûts ont très vite évolué vers les musiques expérimentales, électro et industrielles des années 1980. L'exploration sonore devenait un vrai centre d'intérêt…

Quel était le genre de « rock » que tu écoutais alors ? Il y en avait beaucoup, mais on peut dire que cela allait de Joy Division à Tuxedo Moon en passant par Einstürzende Neubauten, Diamanda Galas ou Throbbing Gristle. C’est par ces musiques que je suis arrivé progressivement à écouter des compositeurs comme John Cage ou Karlheinz Stockhausen.

Penses-tu que certains de ces groupes de rock t’ont amené à te soucier du « son » ? Oui, c’est certain.

Comment es-tu ensuite venu à l'improvisation ? Un jour, j'ai décidé d'apprendre sérieusement à jouer du jazz, et donc à improviser. J'ai commencé par prendre des leçons, écouter encore plus de musique ; me rendre aux bœufs du jeudi soir puis commencer à jouer dans de petites formations et même dans un Big Band universitaire. Tout ceci se passait alors que je continuais encore à jouer du « rock expérimental » et à être très curieux des expériences et des esthétiques sonores qui s'y rattachaient. Peu après, lors d'une rencontre décisive, j'ai pu comprendre qu'il était possible de relier ces deux approches, qu'il y avait déjà une scène existante qui explorait la recherche sonore et l'improvisation. Et comme la porte était ouverte, je suis entré...

Quels ont été les musiciens de jazz qui t’ont intéressé au genre ? Parmi ceux qui m’ont le plus touché il y a Charlie Parker, Cannonball Aderley, Lee Konitz, Yusef Lateef, John Coltrane, Miles Davies, Sonny Rollins, Steve Lacy, Archie Shepp, Don Cherry, Ornette Coleman, Albert Ayler et Jimmy Lyons. Quant aux modèles, c’est-à-dire ceux avec lesquels j’ai passé du temps à imiter par exemple les chorus, c’était Charlie Parker, Cannonball Aderley, John Coltrane, Sonny Rollins et Steve Lacy. J’ai d’ailleurs pris quelques leçons avec Steve Lacy

Te sens-tu en lien avec d'autres musiciens pour parler de l' « esthétique » que tu cherches à développer ? Oui, heureusement, il y a des personnalités et des approches dont je me sens proche. En général, c'est ce qui motive à faire naître un projet.

C’est donc le cas de Sophie Agnel et Andrea Neumann avec qui tu as enregistré récemment. Qu’est-ce qui te rapproche de ces deux musiciennes ? Les façons de se placer dans le temps, dans le son, de creuser, d’écouter. D’avoir une approche parfois très brute. Ce qui nous rapproche, mais aussi ce qui nous sépare…

Comment décrirais-tu cette « esthétique » ou sinon tes « recherches » si tu avais à les définir ? Ces recherches s’appuient d’abord sur la maîtrise de techniques instrumentales étendues, c’est-à-dire sur l’expérimentation de matériaux qui ne sont habituellement pas utilisés dans l’histoire de l’instrument. Ces matériaux offrent de nombreuses possibilités pour exploiter d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres comportements et d’autres qualités sonores, musicales et non-musicales. Ils conduisent à une autre pensée de la musique et en bousculent les codes esthétiques dominants.
D’un autre côté, il y a l’importance accordée au processus de l’écoute et à celui de l’improvisation. Il s’agit-là pour moi d’une approche essentielle qui interroge autant le cognitif que l’artistique : comment l’écoute fonctionne-t-elle ? Pourquoi l’oreille se focalise sur tels types d’événements et pas sur d’autres ? Comment je transforme ce que j’écoute en décision de jeu ? Quelles sont mes interactions avec mes partenaires de jeu ? Quelle tension s’instaure dès lors que je joue sans lire de partition ? Quelle représentation je me fais de l’espace acoustique dans lequel je me situe ?
J’ai pu constater que tout cela était très flexible et j’aime assez l’idée que l’improvisation est le plus souvent apte à produire des formes d’instabilité et d’insécurité en lien avec l’organicité du monde.

Tu as conscience de tout cela pendant que tu joues ou est-ce que tu réfléchis à cela à postériori ? J’évite de penser quand je joue, j’essaie plutôt de faire le vide… C’est donc plutôt à postériori que j’essaie d’analyser certaines récurrences.

Le terme « réductionnisme » te conviendrait-il pour parler de ta pratique musicale ? En préférerais-tu une autre (abstraction, improvisation libre…) ? Le terme « réductionnisme », dont l’origine provient des sciences et de la philosophie, a beaucoup été utilisé pour décrire l’esthétique de la scène berlinoise des années 2000. Pour ma part, même si je suis très intéressé par tout ce que cette scène a produit et produit encore, je ne me sens pas du tout proche de ce mot. Je m’y sens même à l’opposé, plus intéressé par la complexité que par ce qui tendrait à la simplification.
Alors pour répondre à ta question, je dois dire que le terme « expérimental » me convient assez bien. Je le trouve suffisamment ouvert et non-dogmatique. Il balaie un éventail de pratiques et d’esthétiques qui parfois se côtoient, parfois se croisent.

Sans forcément parler de famille, quels sont les musiciens avec lesquels tu te sens des affinités ? Il y a bien sûr les musiciens avec lesquels je mène déjà des projets depuis quelques années. Je peux te dire aussi quels sont ceux que j’écoute avec beaucoup d’attention : Michel Doneda, John Butcher, Lucio Capece, Franz Hautzinger, Axel Dörner, Robin Hayward, Greg Kelley, Barre Phillips, Lê Quan Ninh, Thomas Lehn, Rhodri Davies, Hervé Birolini, Otomo Yoshihide, Sachiko M, Toshimaru Nakamura, Kevin Drumm ou encore Peter Rehberg

As-tu des projets en collaboration avec quelques-uns de ces musiciens ? Oui, et il y a déjà des projets qui existent ou des rencontres qui ont déjà eu lieu. D’ailleurs, j’aimerais te parler de celui qui m’occupe en ce moment. C’est un projet avec Pascal Battus et Eric La Casa. Nous travaillons sur la notion du « chantier », du site et du non-site. Nous avons passé une journée sur un grand chantier en situation de jeu avec l’environnement. Éric enregistrait mais de façon très subjective, de sorte à produire des images sonores ayant des focales différentes. Pascal et moi cherchions à nous immiscer dans l’espace sonore très chargé de ce type de contexte. Puis nous avons enregistré plus tard dans un studio avec un son très sec. L’idée était de jouer en ayant en mémoire l’espace acoustique du chantier. Pour le montage, nous avons cherché à confronter ces deux espaces. C’est aussi un projet qui va s’installer sur du long terme car nous aimerions expérimenter d’autres sites…

Est-ce la première fois que tu réagis face à ce genre d’environnement et penses-tu que ce genre de confrontation puisse t’inspirer d’une autre manière à l’avenir ? Ce n’est pas la première fois que je travaille avec des espaces sonores caractéristiques, mais c’est sans doute la première fois qu’il y a cette méthodologie d’exploration. Même si nous en sommes seulement au début, j’ai trouvé que certaines empreintes acoustiques liées au chantier pouvaient resurgir de la mémoire pendant l’enregistrement en studio, et donc agir sur le processus. C’était comme rejouer avec le lieu mais de façon abstraite. C’est une recherche ouverte, nous verrons bien là où elle nous mène…

Comment envisages-tu la pratique en solitaire ? T’intéresse-t-elle en tant que moyen d’expression ? Oui beaucoup, même si j’ai assez peu joué solo (Etwa, mon premier enregistrement est pourtant un solo). Je travaille quotidiennement et, en un sens, cela peut s’approcher d’une forme de méditation. Il y a quelque chose qui m’intéresse vraiment dans cette voie…

Autant que le rapprochement de ta pratique musicale avec d’autres disciplines « artistiques »… L’idée de l’interdisciplinarité est très importante dans mon approche. Dès le début, alors que j’étais encore basé à Rennes, j’organisais avec Benoît Travers, un ami plasticien performeur, des sessions d’improvisation dans son atelier avec des artistes du mouvement, du son et des arts plastiques. C’était très libre et très simple, on expérimentait puis on finissait par parler de tout ça autour d’une bonne table. Que ce soit avec la danse ou bien avec le cinéma ou la vidéo, ces rencontres permettent toujours de se décentrer, de rencontrer des problématiques qu’on ne se pose habituellement pas. Ce qui est très nourrissant !

Bertrand Gauguet, propos recueillis en juin 2011.
Photo © Halousmen.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre, 2011)

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N’en déplaise à la coquille de couverture, n’est pas Sprials qui veut. Quatre Spiral le prouvent, dans lesquelles se sont engouffrées Sophie Agnel (piano), Andrea Neumann (cadre de piano et électronique) et Bertrand Gauguet (saxophones alto et soprano).

Dans un espace sonore préparé par Benjamin Maumus, le trio fait preuve de patience dans son projet musical : avant l’élévation, et donc l’allumage précipité à force d’allers et venues sur cadre et sous écho, il y a des graves et des crépitements. En vol, les expressions doivent encore faire avec autant ou presque de discrétions, sur le qui-vive pour éviter les fautes intentionnelles ou ne pas révéler de vérités trop évidentes.

Ensuite alors, les insistances : une note à la gauche du clavier qu’Agnel se prend à harceler, des souffles en saxophones qui suivent des trajectoires brèves ou qui vocifèrent pour être sectionnés menus, une rumeur-acouphène qui, malgré sa discrétion, tient bon devant les pratiques tumultueuses ou les insinuations perçantes. A la fin, la tension dramatique retrouve même le chemin du rythme. 

EN ECOUTE >>> Spiral Inputs (extrait)

Sophie Agnel, Bertrand Gauguet, Andrea Neumann : Spiral Inputs (Another Timbre / Metamkine)
Enregistrement : 2008-2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Spiral #1 02/ Spiral #2 03/ Spiral #3 04/ Spiral #4
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


X_Brane : Penche un peu vers l’angle (Amor Fati, 2010)

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On ne sait véritablement ce qui « Penche un peu vers l’angle » de l’association de Bertrand Gauguet (saxophones alto et soprano), Jean-Sébastien Mariage (guitare électrique) et Mathias Pontevia (« batterie horizontale »), ou des trois pièces qu’elle improvise. Ainsi, on pourrait d’abord imaginer ou l’une ou les autres coincée(s) en bout de course dans l’angle suspromis, et diminuée(s) d’autant.

Or, il était nécessaire de prendre en compte la nature de cet angle là : rentrant. Ainsi, il libère voire refoule tout élément qui l’approche : souffles sectionnés et râles au moyen desquels Gauguet compose des chants appréciables, flirts avec harmoniques ou menues mécaniques pensés par Mariage, appels sur tom basse ou cymbale sifflante de Pontevia. A l’horizon, des lignes approchantes et puis voisines dont la transformation suffit au tableau. Soumis aux perturbations qu’il a lui-même invoquées, le trio décide d’une traversée du miroir le temps d’une belle et grave conclusion. Ainsi, il a suffi à Gauguet, Mariage et Pontevia, de se pencher ensemble pour ramasser Tazuki, Tsuri et Hishi, arrangés ensuite avec pertinence.

X_Brane : Penche un peu vers l’angle (Amor Fati / Allumés du jazz)
Enregistrement : 2008. Edition : 2010.
CD : 01/ Tazuki 02/ Tsuri 03/ Hishi
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Bertrand Gauguet se produira ce vendredi soir en concert aux Instants chavirés aux côtés d'Olivier Benoît et Lê Quan Ninh.



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