Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Festival Exhibitronic : Strasbourg, du 25 au 29 octobre 2016

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Exhibitronic, émanation de deux associations, UT et Larkipass, est organisé depuis plusieurs années et s’investit principalement, mais non exclusivement comme nous allions l’entendre, dans les musiques acousmatiques. En son sein : Open Call, un appel à des pièces sonores international, vise à donner de la visibilité et de la reconnaissance aux jeunes créateurs des arts sonores, par une diffusion internationale. Si le temps fort se situait la semaine dernière, entre le 25 et le 29 octobre, l’activité d’Exhibitronic a débuté dès la fin du mois de septembre, en proposant des « after » après certains concerts de Musica, et il faut aussi noter la carte blanche assumée pendant ce récent festival des musiques d’aujourd’hui.

Un autre événement a marqué la présence d'Exhibitronic en ce mois : le samedi 8 octobre la remise des prix Open Call 2016 à trois récipiendaires, avec la présentation de leur réalisation avec à la clé, pour chacun d’entre eux, des journées offertes dans divers studios associés (tel celui du collectif Empreintes Digitales de Montréal, Césaré de Reims, Eole de Toulouse, Musiques et Recherches de Bruxelles…). L’édition Open Call 2015 s’était, elle, conclue par la réalisation d’un LP avec neuf pièces émanant de lauréats des Etats-Unis (3), de Royaume-Uni, d’Allemagne (2), de Pologne, du Mexique et d’Australie.

La pièce de la jeune française, Estelle Schorpp, intitulée Bagdad IXe siècle et inspirée d’un plan de la ville ronde conçu par le calife Al-Mansur m’apparut la plus intéressante à la fois discursive et propre à générer des images dans l’imaginaire de l’auditeur : une entrée quelque peu linéaire, rapidement remise en cause par des sons de cloches, de gong, parsemée de sons d’oiseaux ou d’autres animaux, puis se densifiant, comme pour évoquer le brouhaha des souks… Celle du canadien Alexis Langevin-Tétrault, Dialectique I, répondait parfaitement à son intitulé par sa forme thèse / antithèse / synthèse à travers la matière sonore. Un peu trop « étude » à mon goût. Celle de l’argentin Mario Mary, Gusano  (ver de terre), avait aussi un parfum d’étude, mais son idée de base était moins technique, plus inspirée, qui faisait référence à certains aspects de la culture mexicaine (le ver peut se transformer en serpent, les champignons hallucinogènes…)

Les autres activités furent surtout la mise en place d’ateliers, dont celui animé par Jaap Blonk et Jörg Piringer, pour une restitution lors d’une des cinq soirées  publiques de la semaine dernière. La première, celle du mardi 25, était dévolue à la poésie sonore associée aux traitements numériques et diverses distorsions électroniques, avec la prestation de JJJJ. J comme les prénoms des quatre intervenants : Jaap Blonk, Jörg Piringer, Joachim Montessuis (photo), Julien Ottavi. Quatre propositions solistes successives, et une collective pour terminer étaient soumises à un public un peu restreint. Extase à tous les étages, ou rien, de Montessuis, fut sans doute la pièce la plus consensuelle, par son entrée assez linéaire, permettant au public d’immerger progressivement dans une accumulation de voix se désaccordant peu à peu. La pièce sans titre de Piringer, plus bruitiste, était parcourue de pulsations presque mécaniques, avec une accumulation de sonorités plus ou moins denses selon les passages. Julien Ottavi réalisa avec Série Voix – Ordinateur / La trilogie des fantômes la pièce la plus décapante, tout en déambulant devant la scène, usant de divers bruits de bouches, de cris passant de la miniature aux sons les plus agressifs et déchirants. La prestation de Jaap Blonk fut un triptyque : Roll Dice Roll, basé sur des extraits de textes de Mallarmé associant voix audible et sons électroniques chaotiques, First Class Nightmares ne mit en œuvre que des voix retraitées et bien sûr cauchemardesques, tandis que Cheek-a-synth travaillait surtout sur les bruits de bouches, effets de voix spatialisés mais sans traitement numérique. La prestation collective et en totale improvisation, d’aspect plutôt chaotique bien que la part de chacun des quatre musiciens était clairement identifiable, termina une soirée, jubilatoire pour les uns, crispantes pour les autres.

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La soirée Dadarama du lendemain, dédiée au centenaire de la naissance de DADA (et qui se tenait à l’Aubette dans une salle voisine de celles qui avaient été décorées entre 1926 et 1928 par Théo Van Doesburg, Hans Arp et Sophie Taueber-Arp), donnait champ libre (chant libre ?) aux stagiaires de Jaap Blonk et Jörg Piringer : douze propositions ont été soumises à un public plus nombreux que la veille (mais surtout estudiantin). Avec un travail sur la voix assez hétéroclite : voix seule sur un poème anglais transcrit phonétiquement, voix accompagnée par des instruments de musiques « conventionnels » (la guitare surtout avec divers effets), la voix intégrée dans un travail acousmatiques, parfois proche d'It’s gonna rain de Reich (DJVH de Rigal), offrant des pièces tantôt ludiques (Sans Titre de Bryan Luce), empreintes de psalmodies tibétaines ou plus bruitistes... Une diversité qui emprunta aussi une traduction audiovisuelle et deux performances, dont Copié/Collé qui avait une connotation dadaïste. 

Jeudi soir, devant une audience plutôt clairsemée (où sont passés les étudiants de la veille ?!), ce fut une double plongée dans l’univers de Phill Niblock. Visuelle à travers un film vidéo, extrait de sa série Movement of People Working, présentant les travailleurs marins (pêcherie et aquaculture). Sonore (et surtout plus intense) à travers cinq de ses compositions, dans lesquelles il met en œuvre ses textures sonores denses générées par l’accumulation de couches issues, pour chacune d’un instrument. La première Hurdy Hurry, jouée en direct par Yvan Etienne à la vielle à roue, et qui date de 1999, fut suivie par quatre pièces enregistrées plus récentes (et inédites) usant successivement  de la viole d’amour (servie par Elisabeth Smalt), du saxophone ténor (Neil Leonard), de la cornemuse (David Watson), et de la voix associée à la guitare lap steel (Lore Lixenberg et Guy de Bièvre). Reste une double interrogation : la musique convient-elle à ces images de travailleurs, la musique ne suggère-t-elle pas d’autres images ?

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Le lendemain soir, ce fut la 1ère soirée avec l’acousmonium Motus, dans la même salle que la veille. Acousmonium mis en œuvre par Jonathan Prager, Olivier Lamarche (partenaires réguliers du festival Futura de Crest) et Yérri-Gaspar Hummel, directeur d’Exhibitronic. Au programme figuraient une quinzaine d’œuvres, dont les trois œuvres distinguées d’Open Call (voir plus haut) avec, bien sûr, une meilleure mise en espace de leur diffusion. Parmi les autres la palme semble revenir à Petite symphonie intuitive pour un paysage de printemps de Luc Ferrari, je dirais bien évidemment, encore que Creux-du-Van, de Sophie Delafontaine pourrait la lui disputer avec sa belle évocation de ce cirque rocheux du Jura (pièce qui pourrait être complémentaire du dernier CD d’eRikm Doubse Hystery consacré justement à l’arc jurassien). La pièce de Pete Stollery évoquant Three Cities nordiques (Aberdeen, Bergen, St. Petersburg) s’inscrivait dans la continuité des propositions de Ferrari, Delafontaine et Estelle Schorpp, la mise en sons de paysages plus ou moins oniriques. Ivo Malec fut flamboyant avec  ses Luminétudes, quoique difficile à suivre avec ses silences, ses contrastes. Emilie Mousset, avec ses Passagers, proposa une pièce intéressante et riche avec ses matériaux sonores récupérés même s’il y manquait, à mon goût, un peu d’empathie pour s’y laisser plonger totalement. On notera aussi Hentaï de Denis Defour, inspiré par l’accident nucléaire de Fukushima, très évocatrice. Les autres propositions me parurent plus anecdotiques du point de vue de la création sonore. Il est vrai qu’un accent y a aussi été mis sur l’aspect vidéo, d’où l’on retiendra plus particulièrement les images de torses et de corps humains de David Coste sur la musique de Pierre Jodlowski (Respire).

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La seconde soirée de l’acousmonium Motus, et dernière soirée d’Exhibitronic, offrit des pièces assez récentes, voire en création, telle Fort, fin, sec… de François Dumeaux, en général plus longues que la veille (entre  quinez et vingt-et-une minutes), en dehors d’une courte séquence d’Aphex Twin très récréative et emphatique (Jynweythek Ylow) et de celle de Javier Alvarez, Temazcal (eau brûlante), une des premières pièces électroacoustiques associant un instrument acoustique (1984), ici les maracas joués par François Papirer des Percussions de Strasbourg, autour de motifs rythmiques tirés de la musique latino-américaine. Si Paramnesia d’Aki Pasoulas, et Anthropos de Livia Giovaninetti suscitent une certaine perplexité entre leur présentation théorique (la paramnésie pour la première, l’être humain sous ses diverses formes pour la seconde) et le rendu sonore au-delà de la perception qu’en a chaque auditeur, ce-dernier ne pouvait être que séduit (voire rassuré, car il retrouvait ses marques) par la polyrythmie proposée avec Fort, fin, sec… réalisée à partir de l’enregistrement des pas de danseurs d’une bourrée. Un peu discrète par son faible signal sonore, mais délicate et apaisante, Syneson de Philippe Lepeut reprenait quelques moments emblématiques d’une installation sonore réalisée il y a trois ans dans un quartier de Strasbourg, inscrivant la pièce dans un registre proche de l’esthétique de Ferrari, tandis qu’Elisabeth Anderson, avec Solar Winds… & beyond, offrit une sorte de musique des sphères enivrante. Datant du milieu des années 2000, Glasharfe de Ludger Brümmer et 0.95652173913 de Benjamin Thigpen étaient denses, impressionnants : les sonorités chatoyantes de la première (qui pouvaient rappeler l’ice harp dans les œuvres Terje Isungset) faisaient oublier le côté « étude » de la pièce, et, sans adopter la forme d’un récit, la seconde véhicula un cheminement chaotique vers le cataclysme annoncé.

Reste le problème de l’audience : alors que la soirée Exhibitronic intégrée au festival Musica au début du mois d’octobre fut suivie par un public assez large (il est vrai que Musica est installé fortement dans la cité depuis sa création en 1983 et a son public !), ces cinq soirées n’eurent que peu d’échos, et ne surent guère mobiliser. Problème de communication ?

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Pierre Durr, texte et photos © le son du grisli



Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre (Les Presses du Réel, 2014) / De l'espace sonore (Tacet, 2014)

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Au printemps 2010, Matthieu Saladin soutenait, à la Sorbonne, une thèse dont le titre, « Esthétique de l’improvisation libre », cachait un sujet passionnant : la naissance de l’improvisation européenne sous l’impulsion de trois ensembles de taille : AMM, Spontaneous Music Ensemble et Musica Elettronica Viva. Si elle respecte un « cahier des charges » universitaire – emploi de la première personne s’adressant à une audience, implication de cette même personne à persuader, démontrer… –, la thèse en question est aujourd’hui un livre tout aussi passionnant que son sujet.

Dans laquelle on trouve une citation d’Eddie Prévost (l’autre penseur de l’improvisation, avec Derek Bailey, dont le livre fait aussi grand cas) qui avoue que l’intention d’AMM était, à l’origine,  « dégagée de toute théorie, s’effectuant d’elle-même à travers un processus où semblaient se mêler radicalité esthétique et tâtonnement ». Mais les choses changent, dont Saladin expose alors les grands principes. Ainsi, quand AMM s’adonne à une self-invention – nécessité que Keith Rowe met en parallèle avec la démarche des plasticiens qui ne peuvent imaginer créer « à la manière » d’un autre artiste – mue par une recherche d’individualisation dans le son et même une certaine esthétique de l’échec (there is no guarantee that the ultimate realisations can exist, AMMmusic 1966), John Stevens impose, à la tête du SME, une improvisation collective plus volontaire et MEV affranchit ses membres (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum…) des convenances « du » composer.

Si les différents enjeux et les différentes méthodes permettent aux groupes de se distinguer, ils n’en démontrent pas moins quelques intérêts communs que Saladin examine dans le détail : nouveau rapport de la libre création musicale au collectif, au règlement, à l’expérimentation, à son environnement social et politique, même, auquel elle oppose bientôt ses propres vérités. Ainsi, depuis le début des années 1970 qui circonscrit cette étude, l’improvisation libre, obligée au constant renouvellement, se trouve-t-elle assurée d’actualité.

écoute le son du grisliMatthieu Saladin
Esthétique de l'improvisation (Introduction)

Matthieu Saladin : Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique (Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre, 13X17 cm, 400 pages, ISBN : 978-2-84066-471-0
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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Dans l’introduction qu’il signe au troisième numéro de Tacet, Matthieu Saladin, qui dirige la revue (et a coordonné son troisième numéro en collaboration avec Yvan Etienne et Bertrand Gauguet), explique que les textes d’auteurs et d’époques différents qu’on y trouve permettront au lecteur « d’arpenter l’espace sonore » « par l’étude ».

Ce sont alors, dissertant ou documentés, Alvin Lucier, Michael Asher, Seth Cluett, Eric La Casa et Jean-Luc Guionnet, Maryanne Amacher, Paul Panhuysen, Christian Wolff… qui, chacun à leur manière, fragmentent pour mieux le détailler un territoire qu’on prend en effet plaisir à arpenter. Afin de ne pas égarer le lecteur, Saladin a pris soin de glisser dans l’épais volume une carte étonnante, Sound Space Timeline 1877-2014, qu’il a élaborée avec Yvan Etienne et Brice Jeannin. Dépliée, celle-ci confirme que le territoire est vaste, qui va des terres de Thomas Edison à cette ancienne cuve de pétrole à la réverbération exceptionnelle récemment découverte dans les Highlands.

Tacet N°3 : De l’espace sonore / From Sound Space (HEAR / Les Presses du Réel)
Edition : 2014.
Livre / Revue, 429 pages, ISBN : 978-2-84066-717-9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Yvan Etienne : Feu (Aposiopèse, 2014)

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Avec Yvan Etienne, c’est des field recordings et le retour du Serge (que j’évoquais ici il y a quelque temps). Cependant, si la pochette du CD (un belépais digisleeve) ne m’avait pas prévenu, j’aurais eu du mal à trouver de quel instrument l’Etienne se sert sur la première de ses trois pistes.

Car il fait des cercles sur son cahier de brouillon sonore avec des stylos non pas quatre couleurs mais quatre teintes de gris. Et tout à coups le Serge arrive dans la marge, trace une ligne rouge que tous les sons captés (vent ? électrique ? tendres insectes de la nuit !) suivront contraints et forcés. Crescendo le modulaire va et finit par donner dans le drone et (surtout) encoder les field recordings pour leur donner une voix. Les choses s’expriment donc chez Yvan Etienne, comme elles le font souvent dans l’écurie Aposiopèse.



Yvan Etienne : Feu (Aposiopèse / Metamkine)
Edition : 2014.
CD / Téléchargement : 01/ Une Nuit 02/ De la charge 03/ La lueur
Pierre Cécile © Le son du grisli



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