Interview de Coppice
Si l’on peut encore facilement se repérer dans la discographie de Coppice, les références que sont Big Wad Excisions & Epoxy la nimbèrent l’année dernière d’un mystère capable de l’approfondir. Soucieux de sons libérés de toute attache instrumentale – passionnés, en conséquence, de nouvelle lutherie et d’appareils retouchés –, Noé Cuéllar et Joseph Kramer lèvent le voile sur leurs recherches sonores à l’heure où le label Quakebasket met gratuitement en ligne des remixes et interprétations d’un de leurs morceaux, Hoist Spell, sous le titre Hoist Spell Extensions…
Noé Cuellar & Joseph Kramer : Nous nous sommes rencontré en 2009, à l’école dans laquelle nous étions inscrits ; chacun de nous a écouté le travail de l’autre avant de nous rendre compte que nous avions un intérêt commun pour l’intense et calme ouvrage sonore.
De quelle école s’agissait-il ? Le School of the Art Institute of Chicago, au Sound Department.
Vous considérez-vous comme des musiciens ou comme des artistes sonores ? Cet enseignement aborde de nombreux aspects du son : cela va de son concept à sa technique, et de la musique à l’abstraction. Cette école offre la possibilité d’étudier différentes disciplines et encourage ses étudiants à les mêler. La plupart du temps, on ne fait pas de différence entre « musiciens » et « artistes sonores ». On fabrique des sons que l’on juge simplement bon, mais toujours dans le but de composer avec.
Quels ont été vos premiers instruments ? Lors de nos premières séances ensemble, il s’agissait de microphones, d’une shruti-box, et des Ghetto-Blasters modifiés dont nous nous servons encore aujourd’hui.
A quoi ont ressemblé vos premiers essais ? On peut se rendre compte des débuts de notre musique sur notre première sortie, Holes/Tract, enregistré pendant l’hiver 2009-2010 et édité par Consumer Waste en 2012. Les séances de composition et d’enregistrement étaient très contrôlées : cela se passait dans une minuscule cabine acoustique, dans l’obscurité. Dans un sens, cette musique est sortie du studio « par le vide ». On s’est concentré sur la musique qui existait déjà dans les sons intrinsèques à nos instruments plus que dans celle provoqués par des gestes expressifs. C’est ce qui explique que notre technique était à la fois concentrée et précise. Depuis, notre approche de la composition s’est quelque peu développée.
Avez-vous jamais joué d’instruments classiques ? Individuellement, nous jouons et interagissons avec beaucoup d’instruments « classiques », mais nous ne recourrons pas à ces pratiques et ne prévoyons pas d’y recourir dans Coppice. Pas pour le moment, en tout cas.
A quoi ressemblent ces instruments que vous avec inventés ? Notre instrumentarium varie beaucoup d’un projet à l’autre, mais il consiste surtout en un instrument à soufflet préparé de façon électroacoustique et d’appareils électroniques modifiés pour le traitement du signal. En fait, notre répertoire live en offre un bon exemple. Nous nous servons d’un harmonium portable à anches préparées. Il est amplifié, et aussi relié à une collection de lecteurs cassette modifiés. Cela consiste en deux Ghetto-Blasters qui ont subi plusieurs préparations destinées à créer des boucles à partir de la lecture de sons tout juste enregistrés. Notre but étant de créer sur l’instant un signal qui soit unique à chacun des appareils. Un autre de nos instruments a pour nom Apiary : il a été créé spécialement pour nous, en réaction à notre musique, par l’un de nos amis, Andrew Furse, qui en a aussi assuré la fabrication artisanale. C’est un appareil à deux soufflets, un aérophone à double réservoir d’air avec des panneaux qui contiennent des anches, des vannes et des trous de différentes tailles. L’Apiary est un instrument totalement acoustique mais il peut sonner électronique même lorsqu’il n’est pas amplifié.
... Il y a aussi le Soft Crown, que nous avons utilisé sur notre dernier enregistrement en date (Vantage/Cordoned, à paraître sous peu, ndlr) : lui utilise un filtre unique en son genre fait de matériaux divers. Il s’empare d’un signal audio et l’amplifie à travers ces matériaux dans le but de changer les caractéristiques originelles de ce signal. C’est une technique que nous avons aussi employée dans nos travaux de sculpture sonore.
Big Wad Excisions est un enregistrement d’allure plus électronique que ce que vous avez pu enregistrer avant – je pense notamment à Prune et à Epoxy, qui m’amènent à vous interroger sur votre rapport à la musique concrète. Faut-il y voir un tournant dans votre façon d’envisager votre pratique sonore ? Nous sommes ravis que tu aies remarqué ce virage amorcé avec Big Wad Excisions. Nous nous sommes intéressés depuis quelque temps à rendre un son plus électronique et digital, mais peut-être devons-nous aussi prendre en compte le fait que Big Wad Excisions est un ouvrage qui a été davantage « exécuté ». L’essentiel de ce disque est né du développement du répertoire des concerts que nous avons donnés en 2013, Hoist Spell mis à part. C’est le dernier morceau du disque, il a été composé en studio. Pour ce qui est d’Epoxy et Prune, ce sont deux compositions conçues et interprétées dans l’intention d’être fixées sur un support fixe. Epoxy vient entièrement d’une approche « musique concrète ». Prune, un peu moins, mais peut-être que ce que tu y entends est une composition-étape de notre travail. Nous nous intéressons à différentes manières de composer, et chaque projet est pour nous l’occasion d’explorer une de ces manières. C’est une coïncidence que les deux travaux que tu cites soient sortis sur cassette. Un autre exemple de ce genre d’approche peut être entendu sur The Pleasance and the Purchase, qui est une composition écrite pour les deux faces d’un quarante-cinq tours.
L’abstraction que recèlent souvent vos travaux peut évoquer celle que l’on trouve en musiques improvisées. En écoutez-vous ? Plus largement, quel genre de musique écoutez-vous ? Nous ne jouons pas de musique improvisée avec Coppice. Nous écoutons un large éventail de genres et de sons, beaucoup de sortes de chansons et d’autres formes de musique populaire, du genre qu’on ne peut pas classer. Et puis, il y a la musique de nos amis et de nos collègues, de près ou de loin : Jason Zeh, Nick Hennies, Stephen Cornford, Tiny Music, Katherine Young, Giuseppe Ielasi, Vertonen, et beaucoup d’autres.
Vous intéressez-vous au travail d’autres inventeurs ou détourneurs d’instruments (Hugh Davies, Toshimaru Nakamura, Ivan Palacky…) ? JK : Je connais beaucoup d’instruments personnalisés et les ouvrages qu’ils ont pu donner. Avant tout, je crois que je suis attiré par l’ingéniosité nécessaire au joueur qui veut faire de la musique avec quelque chose qui, au moins jusqu’à ce qu’il s’en approche, n’était pas un instrument. Cela me plaît de penser tout à coup « tiens, quelle superbe idée. J’aurais pu faire la même chose depuis longtemps, mais je n’y avais pas pensé. » J’aime aussi la problématique qui suit souvent la création d’un nouvel instrument ou, dans le cas de Nakamura, d’instrumentalisation. C’est le moment où le joueur doit découvrir des techniques nouvelles et des stratégies qui le mèneront à créer ses propres formes musicales. Les instruments personnalisés et les préparations dont nous nous servons dans Coppice sont à la fois les problèmes et les solutions qui créent le contexte de notre collaboration sonore.
NC : Je suis d’un certain point de vue intéressé par les instruments et leurs inventeurs mais les compositeurs et les techniques m’intéressent davantage que les instruments. En particulier les compositeurs qui sont aussi interprètes et dont les techniques instrumentales sont pour beaucoup dans le caractère particulier de leur musique. Il y a là quelque-chose d’une authenticité séduisante. Par exemple, la musique d’Henry Cowell ne cesse de m’inspirer. Et il n’a pas eu à inventer un nouvel instrument pour être un féroce inventeur de sons.
Vous êtes-vous déjà servi de field recordings dans votre quête de sons nouveaux ? Nous sommes plus intéressés par la création de nouveaux sons et de nouveaux univers sonores… Donc, non, par encore !
Si je posais la question, c’est que votre travail a parfois un lien avec le bruitisme, voire le noise, et que Prune, par exemple, m’a fait penser à certains ouvrages « naturalistes » de Daniel Menche… Le bruit est un concept important dans nos compositions, il y est présent sous plusieurs formes. Il peut par exemple être porteur d’information, comme lorsque le bruit de la bande dans l’écho d’un signal peut renvoyer les auditeurs aux rapports qu’ils entretiennent avec les vieilles cassettes. Il peut aussi l’être lorsqu’un endroit est trop bruyant pour que nos préparations électroacoustiques puissent se faire entendre à cause du retentissement de bruits ou de problèmes de résonance. C’est cependant à chaque fois un même principe qui le relie à nos travaux de musique. Les résonances des anches et des tubes nées d’un souffle d’air virulent et le bruit électronique forment beaucoup des sonorités de compositions telles que Scour ou Snow. C’est pourquoi, le bruit est un élément que nous prenons en compte. Maintenant, s’agissant du genre qu’est le Noise, même si nous ne nous considérons pas comme des artistes de Noise, beaucoup de musiciens qui le pratiquent nous inspirent. Nous nommerions à nouveau Jason Zeh, parmi les musiciens avec lesquels nous avons eu le plaisir de jouer ou prévoyons de jouer bientôt, comme Jason Soliday, Mykel Boyd, Blake Edwards… Et beaucoup d’autres, trop nombreux pour être tous cités.
Votre discographie est encore peu fournie, et l'on y trouve beaucoup de cassettes. Est-ce un choix de votre part ou repondez-vous aux vœux des labels ? La plupart du temps, c’est une demande du label, mais nous prenons garde de fournir un ouvrage qui corresponde au format.
Quel que soit le format, comment envisagez-vous toute nouvelle « sortie » ? Est-ce à chaque fois un document attestant un œuvre en cours ou une proposition sonore plus spécifique ? Chaque référence est une expérience spécifique, et chaque format un objet bien à part. C’est en fait une combinaison des différentes choses dont tu parles, cela dépend du projet. On peut cependant dire que Big Wad Excisions et Vantage/Cordoned sont des CD qui ont été pensés pour l’écoute domestique et l’expérience personnelle… à tenir dans tes mains.
Pouvez-vous me parler de Vinculum Specimen Edition : est-il une façon pour vous de vous rapprocher des « codes d’un objet d’art » ? Vinculum Specimen Edition est une sortie de Coppice, qui implique deux choses : d’abord, que ce travail concerne d’abord le son ; ensuite, qu’il promet, quelle que soit sa forme, d’autres expériences spécifiques. L’idée de présenter cet ouvrage comme un objet d’art est quelque peu réductrice, même si certainement appropriée, étant donné qu’il est obligé de faire avec les contingences de la catégorisation artistique, de l’édition, de se reproductibilité, du rapport avec le public et de sa « collectibilité », du commerce artistique, etc. Il a aussi à voir avec les fabrications artisanales, le design d’instruments et bien sûr les conventions qui régissent la production de coffrets CD collectors. Le définir comme un objet d’art à la fois légitime et sape ce qu’est ce travail et ce qu’il sera réellement lorsque l’on entrera en contact avec lui. Peut-être que le mot « objet » serait plus satisfaisant pour le définir. Ce projet de Vinculum est un projet au long cours et malléable, qui a en fait commencé quand Coppice a commencé. L’intention d’identifier, de capturer et de cataloguer les « aspects du son » à fin d’étude et aussi dans le but de les utiliser a eu des répercussions sur les différentes compositions et sorties du projet. Les sons de Vinculum sont présents et renvoient à tout notre travail. Quant à la Specimen Edition, elle renferme une collection de ces sons dans leur forme originelle ainsi que des matériaux qui en sont la source. Catalogue, instrument, son, artisanat, objet. Nous invitons les lecteurs que cela intéresse à aller visiter notre site internet, Futurevessel, qui propose des extraits et en dit un peu plus long sur cette édition…
Noé Cuellar et Joseph Kramer, propos recueillis en janvier et février 2014.
Photos : Dorothée Smith & Nathan Keay
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Kentaro Takei, Kazuya Ishigami : Kentaro Takei / Kazuya Ishigami (Neus-318, 2010)
Plutôt rare, ça, un split-CD ! Mais alors quid des forces en présence ? Kentaro Takei pour les trois premières plages, enregistrées @my room entre février et mars 2010 & Kazuya Ishigami pour les trois autres plages, enregistrées entre septembre et octobre @habikino. J’oublais de préciser… la musique est électronique.
Reste électronique, pour Kentaro Takei, même si elle est teintée de musique concrète, d’expérimentation technologique (le bruit des jacks que l’on titille, le souffle du matériel) ou de field recordings. Et c’est d’ailleurs ce qui fait la force du monsieur, qui manipule une pléiade de sons avec une précision et une délicatesse qui amplifie (à bas volume) l’étrangeté de son œuvre.
La musique reste électronique aussi chez Kazuya Ishigami parce qu’à part l’utilisation de field recordings elle semble n’être qu’électronique (mais on n’est pas à l’abri d’une surprise, il se peut que des guitares aient été utilisées). Si l’on n’oserait pas qualifier l’abstraction sonore de « science-fictionnelle », elle s’inspire sans aucun doute de références de ce genre (notamment cinématographique). Et quand (sur 2ban) l’activité d’un atelier urbain rejoint la symphonie synthéto-métallique, le bonheur est total !
Kentaro Takei, Kazuya Ishigami : Kentaro Takei / Kazuya Ishigami (Neus-318)
Enregistrement : 2010. Edition : 2010.
CD : 01-03 : Kentaro Takei : Untitled I – Untitled III 04-06 : Kazuya Ishigami : 1ban – 2ban – 3ban
Pierre Cécile © Le son du grisli
Interview de Nikos Veliotis
L’archet de Nikos Veliotis en dit peut-être plus long que Veliotis lui-même : sur disques récents, il sculpte des drones en solitaire (Folklor Invalid), les emmêle sous cape de Mohammad (Som Sakrifis) ou encore se porte, avec un aplomb supérieur, au chevet du cœur fragile de Looper (ųatter). Adepte des notes longues et suspendues, Veliotis se répand ici en phrases brèves, mais instructives quand même…
... Difficile de dire quel est mon premier souvenir de musique. Peut-être l’un des sons sortis du vieux (et beau) poste de radio de l’appartement de mon grand-père… Mon grand-père avait l’habitude d’enregistrer sur un magnétophone à bandes, qu’il pouvait actionner en ma présence. Par-dessus, il récitait sa propre poésie, des choses de ce genre…
Le violoncelle a-t-il été ton premier instrument ? Non, on m’a d’abord enseigné le piano classique, mais je n’ai jamais obtenu aucun diplôme. J’ai commencé le violoncelle assez tard, à l’âge de vingt-et-un ans. J’ai choisi cet instrument parce que j’en aimais beaucoup le timbre. Au début, j’ai dû me battre pour sortir quelques sons, d’autant qu’à l’âge que j’avais j’ai dû redoubler d’efforts pour apprendre les bases de l’instrument… Mes premières expériences avec le violoncelle ont fait avec la nécessité de gagner ma vie en tant que « violoncelliste classique » et mes toutes premières expérimentations, avec un son de violoncelle tout sauf classique, lui.
Quels musiciens écoutais-tu à cette époque ? Surtout Xenakis, au début. Xenakis et de la pop.
Quand et de quelle manière as-tu découvert les musiciens qui te restent chers aujourd’hui ? Je crois que j’ai toujours gardé les oreilles ouvertes aux choses « différentes », puis ensuite à celles qui sonnent « faux ». Par « différent », je veux parler de ces choses qui sortent de la norme. Par « faux », j’entends parler de cette expression artistique qui prend en compte, implique et embrasse tout à la fois, l’ « erreur » comme une esthétique valable. Par exemple, l’usage du non-vibrato absolu chez Xenakis (que j’adore et qui a été pour moi une grande influence) est un bon exemple de « différent » et de « faux » à la fois ! Et puis dans la musique pop aussi… un chanteur « terriblement faux » est-il un chanteur chantant faux ou un créateur micro-tonal ? Tout dépend de l’écoute de chacun.
Lorsque tu enregistres Folklor Invalid, par exemple, as-tu en tête cette différenciation « différent » / « faux » ? Peux-tu à ce propos me parler de cette pièce, et de la différence que tu fais entre penser la musique seul et l’élaborer accompagné ? Cette idée « différent » / « faux » est toujours là, oui. C’est ma façon d’écouter des sons et de faire de la musique. Il y a beaucoup de choses qui pourraient facilement paraître « fausses » dans Folklor Invalid, mais je ne rentrerai pas dans les détails. Je dirais simplement qu’elle contente mon amour pour les drones autant que mon amour de la pop… Travailler seul t’octroie un contrôle absolu sur le son. Mais la musique en groupe permet aussi la surprise !
Tes premières expérimentations ont été faites en solo ? Au début, oui, je faisais ça de mon côté la plupart du temps, pas même en solo puisque je ne donnais pas encore de concert ; plus tard, j’ai rencontré Rhodri Davies et nous avons formé CRANC avec Angharad Davies, un groupe qui existe toujours et reste actif.
Comment s’est faite cette rencontre ?J’ai rencontré Rhodri et Angharad quand j’habitais Londres. Nous avions la même façon de penser la musique, ce qui est encore le cas aujourd’hui même si chacun de nous a évolué durant ces quatorze années de collaboration sous le nom de CRANC.
Combien de temps es-tu resté à Londres et quelles autres relations y as-tu nouées ? J’ai vécu deux années là-bas. Ça a été un plaisir d’apprendre à connaître le cercle expérimental de Londres et je crois y avoir en effet noué quelques relations. En dehors de Rhodri et de Mark Wastell, qui s’occupait (et s’occupe encore) du label Confront, j’ai aussi rencontré John Bisset, qui organisait à l’époque les concerts « 2:13 ». Plus tard, j’ai organisé sous le même nom une série de concerts et un petit festival à Athènes.
Parlant de « cercle expérimental », as-tu l’impression de faire partie d’une « scène » d’improvisateurs, qu’ils soient dits « libres » ou « réductionnistes »… ? Je ne crois pas appartenir à aucune scène. Je vis à Athènes, en Grèce, donc assez éloigné de tout… Maintenant, connaissant ces « étiquettes », je ne pense pas non plus que ma musique réponde aux idiomes de l’improvisation libre ou de ce que l’on appelle le réductionnisme. C’est en tout cas ce que je ressens…
Tu as cependant parlé plus tôt d’une « façon de penser la musique » que tu peux partager avec d’autres. Comment la décrirais-tu ? Disons qu’elle a à voir avec le choix d’un matériau sonore et avec la manière dont on traite ce matériau sur l’instant. Cette idée peut paraître simpliste mais elle peut être étendue à de nombreux domaines, comme celui du « goût » ou encore celui de la politique…
Les collaborations que compte ta discographie (prenons, pour exemples, tes enregistrements avec David Grubbs, Klaus Filip ou Dan Warburton) ont donné des résultats assez divers. Existerait-il, malgré tout, un point commun à ces disques ? Le point commun des collaborations que tu cites serait inévitablement « moi ». Ma touche sonore, telle qu’elle est. Après, l’interaction fait le reste et mène en effet à différents résultats.
Prenons un exemple… Lorsque tu rejoins Fred Vand Hove dans le FIN Trio… J’ai rencontré Fred à un concert à Athènes, ensuite nous nous sommes revus à Anvers où je jouais avec CRANC, qui était plus ou moins ma seule autre collaboration à l’époque.
As-tu écouté beaucoup d’improvisation libre, disons, « historique », et cela a-t-il influencé ton travail ? Pas vraiment, je suis désolé d’avoir à avouer que je suis bien ignorant en la matière. C’est sans doute une influence mais pas une des principales. Certains des éléments de cette époque me touchent tout de même, notamment l’énergie à fort comme à bas volume.
On retrouve, à fort et à bas volume, cette énergie dans Looper, que tu composes avec Martin Küchen et Ingar Zach. Quelle est l’histoire de cette formation et quelle est la raison d’être des vidéos que tu réalises pour elle ? Ont-elles une influence sur la musique ou la musique une influence sur elles ? C’est toujours la même histoire : on visite des villes, on joue, on joue ensemble et puis on décide de former un groupe stable. Pour ce qui est des vidéos, je les envisage indépendamment du son. Pour moi, son et images sont deux flots (quasiment parallèles) d’informations qui doivent interagir dans l’esprit du spectateur.
Ecoutes-tu les autres projets de Martin et d’Ingar ? Ressens-tu, lorsque tu joues, et comme dans CRANC peut-être, une communion spéciale, si ce n’est rare ?Il va sans dire que nous écoutons tous les trois les différents projets de chacun. C’est une façon de maintenir les liens qui nous unissent. Et il va sans dire aussi que pour jouer avec d’autres il est nécessaire de ressentir cette communion spéciale, tout simplement parce que je fais de la musique en hédoniste avant tout. C’est pourquoi, ça doit être agréable à chaque fois !
A ce propos, la crise économique qui touche la Grèce a-t-elle un impact sur ton travail ? Beaucoup disent ce genre de crise « inspirante »… Je dois préciser que je n’ai pas attendu la crise pour être inspiré… Mais il est vrai que cette crise a déclenché un surplus d’activité artistique et bien que cela soit évidemment positif, c’est aussi assez décevant. Ainsi, lorsque la crise aura passée, toute cette activité cessera-t-elle sous prétexte que la vie sera plus facile ? En tant que musicien expérimental, je ne cesse de vivre dans la crise.
Un grand ouvrage « de crise » est celui qui a pour nom Cello Powder. Comment as-tu pensé ce projet ? Il y a deux versants à Cello Powder… Le premier est l’enregistrement : la palette sonore du violoncelle a été divisée en une centaine de quart de tons. Chacun de ces quarts de tons a été enregistré pendant une heure, pendant laquelle son volume et son timbre changeait (du doux au très fort et du ton d’origine au bruit, et retour en arrière). Le résultat représente une centaine d’heure de drones mixée sur une seule plage que j’ai appelé « The Complete Works for Cello » et qui a été tiré à une centaine d’exemplaires sur CD. Le second versant de Cello Powder a été sa performance : le violoncelle que j'ai utilisé pour l’enregistrement a été détruit (changé en poudre) en public, le 21 mars 2009 à l’INSTAL Festival de Glasgow. Pour ce faire, j’ai utilisé divers outils et appareils domestiques (hache, scie, déchiqueteuse, blender…) près d’enceintes qui jouaient l’enregistrement de « The Complete Works for Cello ». J’ai rempli quelques bocaux de cette poudre, que j’ai numérotés et vendus.
Sur Folklore Invalid, tu joues aussi de drones, jusqu’à les mener à composer une pièce qui peut suggérer le noise ou le metal. Es-tu d’accord avec ça ? S’ils existent, quels sont tes liens avec le noise ? Oui, je suis d’accord. Il y a bien des éléments du metal, c’est vrai. Quant au noise, j’en écoute mais pas autant que j’écoute de metal…
On retrouve ce « côté sombre », pour le dire simplement, chez Mohammad, qui sort ces jours-ci Som Sakrifis. Peux-tu me parler de cette association et de son état d’esprit ? Je n’ai pas grand-chose à dire de Mohammad. Notre histoire, à ILIOS, Coti et moi, remonte à une vingtaine d’années, et elle a toujours été motivée par notre désir commun de travailler ensemble, ce qui a longtemps été difficile pour des raisons pratiques (nous n’habitions pas la même ville). Quand nous nous sommes enfin retrouvés à Athènes tous ensemble, nous avons enfin pu démarrer notre projet. C’était en 2009 ou 2010. Je ne sais pas si nous avons un « état d’esprit » arrêté. Ensemble, nous ne faisons que continuer d’explorer…
Enfin, à ceux qui ne connaîtraient pas ton travail, quels disques recommanderais-tu ? Aucune idée… Je recommanderais tout !
Nikos Veliotis, propos recueillis en décembre 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Dedalus : Brétigny-sur-Orge, CAC, 14 décembre 2013
Partition économique : d'un côté les armes sonores de masse, dont « la musique » ; de l'autre des actions restreintes, efficaces et ciblées. Le silence aussi peut-il chercher noise ? « Le problème n'est plus de faire que les gens s'expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquels ils auraient enfin quelque chose à dire », dit Deleuze. Un Centre d'Art Contemporain d'Ile-de-France, en l'espèce le CAC de Brétigny-sur-Orge, peut-il en tenir lieu ? Réponse par Matthieu Saladin, sous la forme d'une exposition, There's A Riot Goin' On (ce qui pourrait se traduire par « l'insurrection qui vient », mais reste avant tout le titre d’une piste de 0’00’’, « révolte dégagée de tout manifeste » selon Saladin, gravée sur l'album éponyme de Sly Stone paru en 1971), et de pièces comme : Sounds Of Silence, anthologies de plages silencieuses issues de classiques rock, jazz ou contemporain ; G-20, transposition sonore des cours boursiers mondiaux ; Sonneries Publiques (des phrases semblables aux commentaires qu'écrivait Satie sur ses partitions, disponibles en téléchargement pour que votre portable les diffusent à chaque appel). Ou donc, Economic Score.
D'Economic Score nous dirons que le principe de composition, la transposition d'une économie culturelle en partition (la hauteur des notes étant déterminées par les dépenses ; leur durée par les produits ; les nuances, seul paramètre aléatoire, étant quant à elles relatives à l'attention du public), ne nous préparaient pas spontanément à faire l'expérience du sublime. Et pourtant : après un heureux incident (la répétition d'une troupe de danse dans les locaux jouxtant le CAC) ayant contraint à inverser l'ordre du programme, l'ensemble Dedalus joua d'abord quelques pages du « répertoire » (Four6 de Cage, suivie d'extraits d'Exercises de Wolff, et de Treatise, de Cardew) ; puis la pièce Economic Score put se déployer librement plus d'une heure durant.
Le public du jour étant initié des intentions de la partition, est-ce que l'intensité de son attention eut pour corollaire l'extrême ténuité des attaques ? Ou bien au contraire les quatre membres de l’ensemble (Amélie Berson, flûte ; Cyprien Busolini, alto ; Eric Chalan, contrebasse ; Didier Aschour, guitare) ont-ils pu mettre leur science du dosage, de la rareté et de la densité, éprouvée notamment par la fréquentation des scores de Wandelweiser, au service du projet de Saladin ? Il y a là un entre-deux à explorer, les différentes version d'Economic Score pouvant varier à l'extrême selon les contextes – ce qui n'est certes pas nouveau depuis 4'33", mais dans le cas d'Economic Score, sans doute beaucoup plus excitant à suivre.
Dedalus, Matthieu Saladin : There’s A Riot Goin’On, Brétigny-sur-Orge, CAC, 14 décembre 2016.
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Aki Onda : Paris, Centre Pompidou, 13 décembre 2013
Comme Chris Marker, l'arpenteur de cicatrices temporelles auquel il était invité à rendre hommage, Aki Onda est un magicien. Ou un médecin : un homme dont le savoir est une chose, les pouvoirs qu'on lui prête une autre. Troubadour-chamane, Aki Onda pose et déballe sa trousse pleine de transistors, vieux walkmans, mixettes et pédales d'effets dans des lieux généralement très ouverts et passants. Là, s'accomplit un rituel immuable ; la magie – la « machination » – opère. L'homme déambule, son petit ampli à la main, crachant l'instant radio. « Tout juste un peu de bruit ... rien que de la musique ... rien que des mots, des mots », comme dit la chanson.
Mais il fait froid dans le monde, et de l'autre côté, sur la table d'opérations, des cassettes tournent. Elles racontent calmement la stupeur héritée de séismes en tous genres. Le son circule, en sa condition déchirée ; ou bien s'éteint. On est au niveau -1 du Centre-Pompidou, dans une espèce de fosse qui prend des allures de crypte lorsque, derrière la silhouette nonchalante d'Onda, apparaissent soudain, comme des gigognes, les visages projetés de Catherine Belkhoja (dans L'Héritage de la Chouette) et celui, hiératique et marqué, de Xenakis. L'oubli que cache un tel instant, saturé de mémoires, nous est alors aussi perceptible que nous savons son contenu inaccessible.
Aki Onda : Travel Notes for C.M., Paris, Centre Pompidou, 13 décembre 2013.
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Assemblée : Nantes, Pannonica, 22 novembre 2013
Sur la scène du Pannonica, le 22 novembre, de gauche à droite : Ab Baars (saxophone ténor, clarinette, shakuhachi), Ingrid Laubrock (saxophone ténor), Luc Ex (basse acoustique) et Hamid Drake (batterie) – les quatre faisant Assemblée. L’entrée en matière est engageante, les saxophones nerveux répondent à la commande de partitions qui semblent malgré tout focaliser beaucoup de leur attention.
S’il goûte la compagnie d’improvisateurs (Phil Minton, Tom Cora et Michael Vatcher en Roof, Phil Minton, Veryan Weston et Michael Vatcher en 4Wall, Tony Buck et Ingrid Laubrock en Sol6…), on sait l’intérêt qu’Ex porte à la chose écrite, pour ne pas dire à la « rengaine » – meilleur exemple donné avec panache sur Which Side Are You On de 4Walls. Voilà qui explique les pupitres auxquels Baars et Laubrock sont accrochés : si Drake, en funambule, bat la mesure avec détachement voire (trop de) facilité, les souffleurs devront suivre un programme qui, « rapidement », s’engourdit.
C’est que l’intention d’Assemblée – compositions augmentées d’improvisations comptées, qui peuvent rappeler au son le « jazz de chambre » des petits comités emmenés par Ken Vandermark – étouffe sous un drôle de parti pris : celui d’une retenue (ou d’une agitation toute… apathique ?) dont on ne soupçonnait même pas Ex capable. Ne trouvant son compte en retenue, Assemblée rend alors quelques ébauches de chants amorphes : relevés ici par une intervention de Baars ou une autre de Laubrock (brillante en solo et qu’Ex aurait pu accompagner au son de feedbacks renouvelés s’il n’avait pas choisi plutôt d’y renoncer à peine le premier souffle d’ampli entendu), là par un soupçon de blues étrangement revigorant ; anéanti ailleurs par une impression d’Afrique, solo voix/batterie simpliste si ce n’est caricaturale ou clin d’œil à l’Ethiopie sur une structure voulue « efficace » mais finalement paresseuse.
Est-ce d’avoir manqué de marge de manœuvre ? Les musiciens d’Assemblée, évidemment tous remarquables, n’auront su changer les tensions qui normalement les inspirent et les angles droits des partitions en pièces de musique généreuses. Peu de partage, en conséquence.
Assemblée, Nantes, Pannonica, 22 novembre 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joel Futterman, Alvin Fielder, Ike Levin : Traveling Through Now (Charles Lester, 2008)
Joel Futterman, Alvin Fielder et Ike Levin se jettent dans la bataille d’un free jazz enflammé. Ils ne sont pas les premiers. Ni les derniers. Que faire de ce trop plein de rage et de foudre, de ces souffles embrasés et de ces muscles tendus ? Quoi faire pour éviter l’étiquette du free revival ? S’en moquer, par exemple, surfer au plus près du grand mascaret, écouter son instinct de débauche.
Ce que font ici à la perfection un pianiste aux coudes robustes, un saxophoniste ou clarinettiste à la gouaille glissante et un batteur à l’écoute précieuse. Tous hurlent dans les flammes, tous font du lyrisme une souricière sans issue, tous se lient. Puis se défont. Perdent le fil. Voici venu le temps des espaces réparateurs. Voici venu le temps des respirations. Ici, l’ombre d’un standard, là un zeste de romantisme très vite remis en question. Ils repartent et réparent le chaos. Ils moulinent un blues et s’en défont. Bref, vivent la musique sans le souci du qu’en-écrira-t-on. Bonne nouvelle, n’est-ce pas ?
The Joel Futterman, Alvin Fielder, Ike Levin Trio : Traveling Through Now (Charles Lester Music)
Enregistrement : 2007. Edition : 2008.
CD : 01/ Primal Center 02/ Illumination 03/ Ascendence 04/ Life’s Whisper 05/ Dance of Discovery 06/ Moment Dweller 07/ Outertopeia 08/ Connexions 09/ Triple Question 10/ Freescapes
Luc Bouquet © Le son du grisli
The Necks : Montreuil, Instants Chavirés, 12 novembre 2013
Sur l'ardoise affichant le menu du soir à l'entrée des Instants – plat unique : le trio australien The Necks, réunissant Tony Buck (batterie), Chris Abrahams (piano) et Lloyd Swanton (contrebasse) –, on affiche « complet ». J'aurai donc l'une des dernières places, debout. Je ne m'imaginais pas d'ailleurs (pourquoi, je ne saurais le dire) qu'un concert d'un groupe qui s'appelle The Necks pouvait s'écouter autrement que... debout. Un peu comme un concert de The Ex, en somme. En quoi je me trompais, The Necks n'étant pas vraiment un groupe punk (ni même, selon la nomenclature en vigueur, « avant-punk »). Que Tony Buck ait figuré l'an dernier parmi les invités aux festivités célébrant les trente-trois années d'exercice du combo néerlandais m'aura attiré – par erreur, pour ainsi dire. Erreur qui s'est avérée, comme souvent les erreurs, grosse de découvertes.
Toutes les chaises étant occupées, il ne reste plus qu'une marche et quelques demi-mètres carrés au sol pour s'installer et écouter ce « groupe culte » dont je ne connais rien. De la dense assistance présente, au milieu de laquelle un membre de Hubbub côtoie les disquaires du Souffle Continu, et le patron de Dark Tree, de nombreux jeunes gens venus un numéro de Wire sous le bras, je dois bien être le seul, en effet, à ne pas être initié. Mes petites observations faites, la musique commence. Et pour un candide, c'est encore plus déroutant. Non pas, de prime abord, du fait du caractère de la musique. Mais d'entendre une ritournelle à la Michael Nyman, sur un piano non préparé, bref quelque chose d'à peu près conventionnel en ces lieux et devant une assistance a priori peu encline à ces façons, quel comble !
Fausse piste, bien sûr : un quart d'heure après – et l'opération marchera pendant les deux heures du concert –, l'anodine leçon de piano se dilate dans des proportions hallucinatoires, habitant des motifs mélodico-rythmiques ultra-brefs, répétitifs et graduellement déphasés. Cela rappelle évidemment quelque chose : la musique de The Necks, comme celle du Steve Reich de Music for 18 musicians, exerce un pouvoir de fascination proportionnellement égal à la visibilité concrète de ses processus, de son fonctionnement. Les traits sont visibles, les signaux évidents, la progression linéaire, et ce peut-être d'autant plus que le contexte est improvisé. Pourtant, on se retrouve périodiquement à nager dans des vagues et des creux sonores d'une invraisemblable densité, sans savoir comment on en est arrivés là, tournant autour d'un centre en perpétuel élargissement. De loin en loin on aperçoit les trois gars sur la scène qui, sobrement, sans un geste déplacé, parviennent ainsi à tout déplacer.
The Necks : Montreuil, Instants Chavirés, 12 novembre 2013.
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Interview de Romain Perrot (Vomir, Roro Perrot)
Depuis sa publication, cette interview a été publiée dans un livre : Agitation Frite de Philippe Robert >>> éditions Lenka lente.
Vomir, projet français, a fini par devenir un incontournable du Harsh Noise Wall, véritable mur du son bruitiste réduit au strict essentiel que Romain Perrot, son créateur, a défini dans un Manifeste reproduit ci-dessous. Aux côtés de Vomir : Werewolf Jerusalemen et The Rita constituent deux des piliers de cette scène extrême dont la rigueur n’est pas sans rappeler la Trilogie de la Mort d’Eliane Radigue. Sous le pseudo de Roro Perrot, c’est d’une autre histoire dont il s’agit, complémentaire néanmoins, celle d’une no wave folk proche des expérimentations sonores de Jean Dubuffet. Et si vous désirez vous faire une idée après avoir lu cet entretien alors qu’auparavant vous ne connaissiez rien de ce qu’on nomme HNW ou « folk à chier » (dénomination provisoire ?), voici deux pistes d’écoute : Vomir, Les Escaliers de la cave et Roro Perrot, Musique vaurienne, tous deux sur le label de leur auteur, Décimation Sociale.
Tu n'as probablement pas commencé par écouter du noise... C'est quoi les premiers disques que tu achètes ? Du rock ? Oui…En fait les Pink Floyd et Beatles qui manquaient à la collection de mes parents. Et ceci vers 10-11ans je pense. A la maison, on écoutait alors beaucoup de musique sixties, le Top 50 des 45-tours, et quelques classiques genre Diana Ross et Fleetwood Mac. C'est vraiment le Floyd, qui, le premier, me plongea complètement dans une écoute attentive… sans compter que leurs disques passaient en boucle. J'étais aussi à fond dans Prince. Lors d'un voyage en Angleterre vers 12-13 ans, c'est la découverte du rap et du metal. A partir de là j'achète pas mal de disques, et je prends une grosse claque avec le catalogue SST.
Quels sont les groupes du label SST qui retiennent alors ton attention ? Et pourquoi ? Une certaine idée de l'énergie, de l'engagement peut-être ? Black Flag en premier, parce que c'était le plus facile à trouver... J'allais chez deux petits disquaires de quartier à ce moment-là car je ne connaissais pas encore les officines spécialisées. Il y avait aussi Champs Disques qui était super... Je lisais beaucoup de comics que je trouvais chez Album, rue Dante à Paris : les vendeurs n'écoutaient que du punk, j'ai découvert plein de trucs là-bas. Après Black Flag, ç'a a été les Minutemen, puis Sonic Youth. Je n'ai découvert d'autres trucs que beaucoup plus tard. J'adorais le son de ces disques, et, entre Pink Floyd, Black Flag et Run-D.M.C., j'avais trouvé un bon mix. Je ne sais pas si je parlerais d'engagement ou d'énergie à propos des disques SST, plutôt de sincérité je dirais, également de manière d'envisager un album globalement, d'attention portée aux pochettes.
Tu veux dire que l'idée d'album-concept t'interpelle déjà ? Meddle, Raising Hell et Damaged, quelque part, même combat ? Oui, exactement. En fait l'idée d’album-concept m’explose à la gueule dès huit / neuf ans, quand je découvre The Wall. Depuis, quand j’écoute un disque, j’ai beaucoup de mal à n’en écouter qu’un extrait ou sélectionner le single. Je crois qu’un album est un tout, c’est ce que j'ai retrouvé ensuite dans la musique indé, puis, bien sûr, expérimentale...
Tu parlais de Sonic Youth. Est-ce que chez eux, la notion d'expérimentation, les accordages spécifiques, la quasi préparation des guitares attaquées de manière singulière, héritage du piano préparé de Cage, comme de Glenn Branca, ça te parle, ou bien est-ce seulement leur côté indé qui te séduit à l'époque ? Ah, mais c’est principalement ça, qui, petit à petit, me fait passer de Suicidal Tendencies, les productions Dischord, etc., à des choses beaucoup plus bruitistes. Quand le Virgin ouvre en 1988 sur les Champs-Elysées, c’est un magasin de disque incroyable avec des vendeurs ultra-pointus : en fait c’est là que je vais découvrir énormément de choses... car je ne connaîtrais Bimbo Tower, U-Bahn, les Instants Chavirés, etc., que bien plus tard ! Vers 1995 en fait… Quand je découvre Throbbing Gristle, l'axe John Zorn / Painkiller / Naked City, l’indus, ça me parle tout de suite. C’est aussi au Virgin que je trouve mes premiers Merzbow ; et puis surtout Keiji Haino, en import ultra-cher : c’est après l'avoir écouté que j’achète une guitare et un ampli, quelques jours après ! Sonic Youth, oui, par leurs accordages, leurs attaques, leurs improvisations noise, m’ont permis de découvrir en fait beaucoup de choses…Et, entre Pink Floyd (première époque) et Sonic Youth, il n’y a pas beaucoup de différences : j’exagère à peine, en tous cas, l'un s'inscrit dans la continuité de l'autre…
Avec Throbbing Gristle entre autres, pour ce qui est de l'indus, comme sur Metal Machine Music de Lou Reed, guitares et amplis sont utilisés comme des générateurs de sons-bruits. Toi, avec ta guitare et ton ampli acquis peu de temps après la découverte de Keiji Haino, tu fais quoi ? Quelque chose d'assez proche du rock, même bruitiste, dans la tradition d'un Dead C par exemple ? Ou bien déjà tu barres ailleurs ? Dès que j’ai une guitare et un ampli, je ne fais que du harsh noise, du free noise... enfin tu vois le genre... Je n’ai jamais pris de cours, jamais appris à accorder la guitare, jamais appris le moindre accord. De toute façon, j’ai une oreille musicale particulièrement défaillante et aucun talent pour les instruments de musique. Keiji Haino a représenté la libération pour moi. Avec ma guitare et mon ampli, je ne fais donc rien de rock, uniquement un max de boucan. Dans l’instrument et le bruit, je découvre vraiment le lâcher prise. Car quand j’ai écouté Merzbow ou Keiji Haino pour la première fois, c’est vraiment dans les tripes que je l’ai ressenti : ça m’a bougé profondément.
Est-ce que tu as écouté du folk ou de la musique minimale à l’époque : des choses à la guitare acoustique par exemple, ou bien encore Eliane Radigue ? Des écoutes parallèles en quelque sorte, et d'un genre différent, même si elles nous ramènent aussi à l'immersion que tu découvres, en fin de compte, avec Pink Floyd... Non non, à l’époque je ne connais rien à tout cela. C’est quand je découvre l’émission Songs of Praise sur Aligre FM que ma culture musicale « commence » et s’intensifie. Je vais assister à l’émission en direct tous les lundis soirs, parfois en tenue militaire car je fais mon service au Cinéma des Armées, fort d’Ivry. La gueule qu’ils faisaient, ah ah ah ! Et quand Franq ouvre Bimbo Tower en 1996, je suis client tout de suite… J’ai fini par faire partie de l’émission de Franq entre 1999 et 2005. L’émission, les zines, U-Bahn, Rough Trade et Bimbo Tower, je découvre beaucoup beaucoup de choses : minimalisme, drone, musique improvisée, et du harsh noise, du harsh noise, du harsh noise…
Service militaire au Cinéma des Armées ? Tu as une formation audiovisuelle particulière ?Oui, j’ai fait une école de cinéma après une année calamiteuse en droit à Assas : entre les fachos et les rouges, l'ambiance était atroce. Donc, après Cinéma des Armées, j’ai bossé dans l’audiovisuel et le cinéma pas mal de temps (en tant qu'assistant réalisateur) avant de monter une boîte de prod'. Mais je n’étais vraiment pas à ma place dans ce monde-là, donc je l’ai quitté...
Pour en revenir au noise, Masami Akita confie que s'il lui consacre sa vie, c'est qu'en matière de musique, il ne se serait pas vu faire quoique ce soit d'autre. Il n'a aucune prédisposition à écrire des mélodies, dit-il. Je présume que tu te retrouves dans ces propos. Oui, à fond. J’ai rencontré Masami Akita dans le cadre d'une interview pour l'émission Songs of Praise justement. Je lui avais posé une question qui l’avait interloqué : son bruit représentait-il au final un chant d’amour ? Sa réponse a été : oui ! Lui comme moi, nous ne pouvons nous exprimer autrement.
Je comprends : «On ne jouit que dans un brouhaha éternel » écrivait Kierkegaard. Ou bien encore Nietzsche : « Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. » Ce qui est agressif pour les uns est musical pour d’autres et vice-versa dit Masami Akita. Pour lui le bruit relève d’une expérience pré-linguistique. Il dit aussi que c’est certainement l’un des langages les plus profondément ancrés dans l’inconscient. J’imagine que tu es d’accord avec ça ? Oui oui ! Comme je te le disais, quand j’ai écouté Keiji Haino, cela a été une véritable épiphanie pour moi... C'est vraiment un truc qui m’a remué, sans passer par la case conscience / analyse...
Je crois savoir que tu apprécies beaucoup le travail de The Haters, lui-même fondé sur l'idée d'entropie : à savoir que ce qui motive The Haters, c'est l'idée de destruction, mais pas en signe de protestation comme on peut le croire quand on ne connaît pas vraiment ce qui se rattache au noise, mais juste pour l'énergie qui se dégage de toute destruction. Plusieurs points me semblent essentiels chez The Haters, et j'ai l'impression d'y retrouver ton approche au sein de Vomir. D'abord, en situation de « concert », chez eux, l'idée de ne pas distraire l'attention est très forte, comme si un «concert-performance », à la Prurient par exemple, diluait la concentration de l'auditeur par un aspect visuel finalement anecdotique. The Haters me paraît s'inscrire contre ça. Et toi aussi, avec cette idée également très forte de jouer la tête dans un sac plastique et d'inviter le public à en faire de même : tu peux en dire plus, sur cette immersion / claustration ? Oui, The Haters est une référence ultra-importante dans ma construction. Et tu as tout à fait raison de parler de «contre-performance ». La façon même de faire de The Haters, cette contre-performance/anti-art, cette ATTENTE dans la destruction, un geste et puis plus rien, cela a incarné une attitude très influente. Selon moi l’immersion dans le son vient d’une espèce de mélange entre le minimalisme/drone américain et le son harsh noise qui résonne tant en moi. Cette immersion, avant tout, elle me fait du bien, je suis heureux dedans. C’est un son qui me détend, m’apaise, m’interpelle. Quand on m’a demandé de faire des live de Vomir, je voulais trouver un moyen de capter le public dans le son, de finalement le ramener dans un vrai concert de bruit. Rappelle-toi 2006/2007 : une nouvelle vague harsh noise américaine s’est développée, avec de super disques, mais aussi un côté festif et macho. Les vidéos et les photos de concert montraient un public de gros machos lourdos, bière en main, poing levé, genre « C’est la fête, yeah ! » On aurait dit des ambiances de concerts de punk-ska-emo-pop... Et ça m’a beaucoup insupporté, je dois le dire, mais je n’étais pas le seul… Non pas qu’un concert de noise doive s’écouter respectueusement, en silence. Non pas que l’on ne puisse pas crier ou s’exprimer ou baiser pendant un concert. Mais juste que cette attitude festive s’est entichée d’un certain sentiment consistant à croire que le harsh noise puisse être une nouvelle mode, et que celle-ci puisse offrir de devenir une star. Heureusement, très vite, nombre des nouveaux groupes ont cessé d’exister, tandis que la plupart des autres sont partis dans les musiques électroniques en pensant y faire plus de business. Bref, je voulais me démarquer de ceci. Trouver quelque chose de différent, proposer une nouvelle approche. Surtout que dans un concert de harsh noise, tout se ressemble un peu, chacun derrière son matos, et puis voilà… Petit à petit, tout s’est mis en place. Les sacs poubelles, pas chers, facile à distribuer, leur rapport à la consommation, leur second degré par rapport au nom Vomir. Le fait de diffuser le son, de ne pas avoir de matériel, de rester absolument statique. Et ainsi, de manifester pour une claustration dans le son. De vraiment écouter du bruit. De s’y plonger. D’y trouver quelque chose. De par son statisme, d’y créer ses propres sons, et également finir par l’oublier. S’égarer en soi, dans ses pensées.
Personnellement, j’envisage la musique dite noise comme psychédélique. Elle m’ouvre des portes, elle entretient un rapport privilégié avec les états de conscience modifiés, sans que ce soit forcément lié aux drogues d’ailleurs. Elle a clairement un rapport très dense à l’écoute et à l’immersion. Elle m’apaise moi aussi. Pendant des lustres, j’en ai écouté, tard le soir, au lit, à un volume assez bas comme je l’aurais fait avec de l’ambient, avant de m’endormir. Ceci fonctionne très bien, et encore mieux avec le Harsh Noise Wall, en raison d’une certaine linéarité vraisemblablement. On associe souvent le noise à une musique militante, critique à l’égard de la société du spectacle, tout ce discours situationniste qu’on greffe dessus. C’est pas faux, mais ce n’est pas que ça. On a aussi parlé de souffrance, d’esthétique de la souffrance…Sauf que je ne souffre pas quand j’écoute du noise, et quel qu’il soit, car le noise, qui plus est, c’est varié. Ce discours me paraît plus adapté à l’indus qu’au noise, en ce qui concerne l’engagement politique. Pour l’esthétique de la souffrance, je me demande si les pochettes elles-mêmes n’ont pas induit une certaine perception univoque finalement, et un brin déviante. Le bondage associé au noise, je le vois comme du dripping, à la Pollock, c’est-à-dire des cordes nouées selon des codes précis renvoyant à des couches de sons superposées avec la même précision, la même invention. Tu partages cette manière d’appréhender le noise ? On se comprend à 100 %. J’adore également écouter du HN à bas volume. Pour ma part, je ne sais pas si on associe tellement le noise avec un côté militant. C’est vrai que le noise a été politisé, principalement par les groupes anglais. Mais le noise US, ou le japanoise, pas tant que ça finalement. Ensuite, n’importe quelle iconographie, n’importe quel thème peut se greffer sur le noise... C’est aussi une de ses caractéristiques et une de ses richesses... En ce qui concerne la souffrance, plein de gens, en effet, se sont foutus le doigt dans l’œil en associant noise et souffrance. Je n’ai JAMAIS connu quelqu’un qui écoutait du noise histoire de souffrir... C’est vraiment une idée de gens complètement extérieurs à la scène. Concernant le bondage, je pense qu’il y a eu, au départ, une incompréhension de la part des occidentaux, qui le voyait avec un regard SM banal, genre domination totale, sans jamais comprendre que, dans le bordage, ou le BDSM, la soumission est toujours volontaire et ainsi jamais subie. Quant à ta métaphore des nœuds, des superpositions, elle est très belle. C’est cela. Entremêler des sons. Ensuite, dans mon travail, si la précision vient dans la globalité du son, je laisse quand même beaucoup d’indétermination (au niveau de l’électricité par exemple, au sein des effets ou de la mixette). Je suis moins précis que quelqu’un comme Tourette ou The Rita, pour lesquels la précision, justement, est inhérente à leur approche.
Quand tu joues dans le cadre d'un festival consacré au noise, vas-tu aux concerts des autres. Est-ce que tu ne matures pas mieux ton travail, à ce stade, en restant hermétique à ceux qui jouent aussi du noise, en live tout du moins ? Et puis, entre nous, est-ce que le noise ne se satisfait pas aussi bien d'une écoute domestique dont tu peux contrôler les conditions de diffusion, dont le volume notamment ? Je suis assez casanier depuis quelques années, depuis que je vis à Montpellier en fait, mais j’ai vu énormément de concerts quand j’étais à Paris. Quand je vais dans un festival, je suis le plus présent possible pendant les autres sets, même si je préfère me tenir un peu en retrait, pour être le plus à l’aise possible... Oui, je suis un partisan acharné de l’écoute domestique.... Je suis un peu addict aux disques, sans être collectionneur. Je n’arrive vraiment pas à passer à la musique numérique.
Tu veux dire que tu achètes volontiers des CD et des vinyles au lieu de télécharger ? Préfères-tu le vinyle au CD d’ailleurs ? Yep. Je ne télécharge rien, à part des choses trop difficiles à trouver (genre bootleg de Fushitsusha 1978). J’achète volontiers des CD, des vinyles aussi, bien sûr. Personnellement j’aime beaucoup le format CD. J’ai arrêté les échanges cassettes, CD-R, car je ne peux empiler éternellement. Mon grand plaisir est d’avoir toujours un nouveau disque à mettre sur la stéréo, de découvrir un nouvel album, qu’il soit ancien ou récent.
Sous le nom de Vomir, tu as dû participer à une centaine de disques, ou à peine moins, si l’on compte les anthologies, les collaborations (avec Marc Hurtado notamment) et les splits ou assimilables (avec Rotted Brain, Paranoid Time, Ecoute la Merde, Oubliette, Werewolf Jerusalem, Government Alpha, Torturing Nurse). Pourquoi tant de disques ? Cela ressort-il d’une économie parallèle qu’on pourrait qualifier de « gangrénante » par rapport au mainstream et au Système en général ? Les musiciens de free jazz, Steve Lacy ou Archie Shepp par exemple, à une époque, enregistraient énormément de disques, pour des raisons économiques, des disques qui se ressemblaient souvent, mêmes morceaux, line-up différents ou à peine, des disques enregistrés en Italie, puis en Europe du nord, aux Etats-Unis. C’était une manière comme une autre d’occuper le territoire dans leur domaine (la concurrence a toujours été grande), de toujours être présent, ceci aussi afin de négocier des concerts dans des festivals, et accessoirement de gagner de l’argent car il y en avait peu à gagner finalement, en vendant des disques en tous cas (les concerts, c’est autre chose). Y aurait-il des collectionneurs de noise qui chercheraient à tout avoir ou presque comme il y en a en matière de free jazz ? On peut imaginer que pour un Merzbow ce soit le cas, au vu du soin apporté à ses productions, d’ailleurs assorties d’une renommée conséquente. N’y aurait-il pas ici aussi un rapport au fétichisme, à la collectionnite, ou bien est-ce seulement, pour toi, une manière d’être présent ? Ou tout bêtement de sortir des disques par plaisir, comme de ne refuser aucune collaboration ? Oui, c’est vrai, ça commence à faire beaucoup de sorties. Toutefois je ne refuse aucune proposition car je me trouve chanceux d’avoir tant d’invitations à collaborer et à sortir de mes murs. Et je le fais avec plaisir. La plupart de ces sorties sont très limitées, et touchent donc un public souvent différent, car juste proche du label en question... Quant à mes sorties plus « pro » à tirages plus importants, elles servent à me faire connaitre, chroniquer, etc. Je pourrais en fait approuver chaque point que tu soulèves. Il y a cependant des fanatiques de Vomir ! Certains se font même tatouer ! Oui, il faut occuper le territoire, et surtout, en faisant cela, montrer son attachement. La notion de durée dans ce milieu est extrêmement importante. Nombre de projets, de groupes, disparaissent très vite. Montrer que l’on est toujours présent, actif, est important. En revanche, je ne gagne rien sur les disques. Je reçois des copies-artistes et je les vends aux concerts. Le fétichisme des disques est bien présent ! Ce que j'aime dans le HNW, c'est son aspect monolithique, c'est vraiment ça, une sorte de stase crépitante, voire « muddy », marécageuse presque. Son aspect primitif, lo-fi, comme si c'était le blues du noise, comme si celui-ci cessait de s'agiter en tous sens, ce contre quoi je n'ai rien, d'ailleurs. Aujourd'hui le HNW paraît être à la pointe de quelque chose, qui touche tout à la fois au bruitisme et au minimalisme, comme ce fut le cas il y a relativement peu de temps avec le réductionnisme face à l'expressionnisme « bruyant » de certaines musiques basées sur l'improvisation totale.
Tu connais l'interview de Lou Reed, à l'aéroport de Sydney, en 1974 je crois ? Où, cheveux ras et peroxydés, dissimulé derrière ses carreaux de tox', il ne cesse de répondre « NON" à la majeure partie des questions. «Tu te drogues ? » « NON » « I'm high on life ». Le HNW a tout de cette sorte de trip. Lou Reed prolonge le « No Fun » des Stooges à sa manière, il annonce clairement le « No Future » des Sex Pistols. Metal Machine Music, c'est encore bien plus subtil : « No Synthesizers / No Arp / No Instruments? / No Panning / No Phasing / No ». La vague néo-zélandaise des années 2000, c'est Le Jazz Non selon Nick Cain. Et toi, c'est le manifeste de ton label Décimation Sociale, c'est : « No Act / No Play / No Point / No Result / No Strategy / No Compromise / No Social Lubricant. » On ne peut pas ne pas songer à Phill Niblock, et à son « No Harmony, No Melody, No Rhythm, No Bullshit ». Ou bien à ce qu'il dit de sa musique : « Cette musique est simplement ce que je cherche à dire. Elle n'est pas censée mener ailleurs. Elle est ce qu'elle est et rien de plus. Cette musique n'a rien d'autre à offrir, elle n'a pas de développement, elle ne devient pas autre chose. » Cela pourrait être ton manifeste, là-aussi, une véritable déclaration d'intention du HNW. L’interview de Lou Reed dont tu parles est capitale. Et j’ai découvert Lou Reed (solo) par Metal Machine Music. Pour moi, ce disque, l’intention du disque, la sortie du disque, la pochette, les notes, tout est exemplaire. C’est une œuvre majeure et inatteignable. Et si tu me places dans la continuité de Le Jazz Non et de Phill Niblock, alors je suis heureux. Cette dernière citation de Niblock est extraordinaire, et je ne la connaissais pas. J’avais écrit et publié ceci il y a quelques années, un Manifeste du Mur Bruitiste :
L’individu n’a plus d’autre alternative que de refuser en masse la vie contemporaine promue et prônée. Le comportement juste se trouve dans le bruit et le repli, dans un refus de capitulation à la manipulation, à la socialisation, au divertissement.
Le Mur Bruitiste ne promet pas de redonner un sens et des valeurs à l’existence vécue. Le bruit opaque, morne et continu permet une réduction phénoménologique totale, un moyen contre l’interpénétration existentielle : désengagé dans l’apaisement bestial pur et inaltéré.
Le Mur Bruitiste est pro anomie, l’anomie volontaire. Il remet en question l’institution de toute relation, annihile tout ce qui survient dans un repos menaçant.
Le Mur Bruitiste est une récusation sociale. Il récuse toute notion de groupe, communauté, organisation et admet l’alternative de la claustration postmoderne hikokomori. Le refus est dans le repli car tout acte – qu’il soit considéré futuriste, dada, situ, anarchiste ou straight edge – est devenu inapte. L’actionnisme du délabrement ne peut faire face à la récupération factice, à la prostitution, de notre civilisation dérivative.
Observer l’extérieur abject ne doit être qu’un dernier rappel du non-sens humain avant l’épochè contestataire. Toute chose et tout être deviennent sans signification.
Le Mur Bruitiste est la perte de conscience du temps pour vivre en abîme et se laisser couler dans l’instant.
Le Mur Bruitiste est la perte de conscience physique.
Le Mur Bruitiste est la pratique ininterrompue du bruit mental.
Le Mur Bruitiste est la pureté militante dans la non-représentation.
Vigilants des derniers soubresauts, adoptons une nouvelle posture dans le repli– ni soumission, ni fuite, ni fléchissement – afin de pouvoir affirmer « je n’ai jamais été là» dans le désert créé par l’effacement de notre environnement. Perdre tout espoir est la liberté.
Dans l’isolement du mur bruitiste, le néant cellulaire, devenir son ombre - impassible meurtrier de soi - et ainsi devenir l’ombre de l’homme, inconnaissable, impersonnel.
Dans le Mur Bruitiste, aggraver son être, se tenir ignoré et ignorant de tout ; le repli exige l’élaboration d’une indétermination pure qui se forge dans l’oubli des éléments contraignants émotionnels et intellectuels.
Le Mur Bruitiste, obscurité d’un calvaire spirituel, est la non-opposition entre l’être et le néant, une berceuse sans fin.
Le Mur Bruitiste répand ses vertus occultes par les vrombissements et les bourdonnements de ses formules hermétiques, il désagrège et appelle à la désintégration irrévocable.
Le bruitisme passe par le manifeste, si l'on en croit Luigi Russolo, « L'Art des bruits », et ce Manifeste du Mur Bruitiste donc, ou d'autres encore. Mais n'existerait-il pas, toutefois, malgré ce refus dans le repli que prône le mur bruitiste, une communauté centrée sur le HNW, avec ses signes de reconnaissance, une communauté avec son histoire et ses filiations, initiée par Sam McKinley et The Rita, une communauté avec ses excommunications même. Une communauté en forme de mouvement ?Le repli que prône le mur bruitiste est vraiment un concept que j’ai développé pour moi mais qui ne s’applique pas à l’ensemble du HNW. Certains l’ont repris et me considèrent comme un modèle, mais, heureusement, ce n’est pas le cas pour l’ensemble. Avant The Rita, le boulot de Richard Ramirez / Werewolf Jerusalem ou Damion Romero / Speculum Fight est super important. Ensuite, c’est vrai que le travail de The Rita, de son label Militant Walls, est le vrai déclencheur de la niche HNW, puisque c’est lui qui le premier appose ces trois lettres. Je faisais mes CD-R à 5 exemplaires pour le Bimbo quand j’ai découvert son travail et celui de The Cherry Point (Phil Blankership) sur le label Troniks. Ce fut pour moi un choc de voir que nous avions sensiblement la même approche du harsh noise, mais que eux sortaient du CD pro à 500 exemplaires alors que je ne faisais que du CD-R à 5 ! Donc j’ai immédiatement contacté Sam en lui envoyant mon boulot. Le fait qu’ils aient produit le premier split CD-R avec Paranoid Time a été le déclencheur qui m’a permis de me faire connaitre. Bien sûr, la communauté HNW, au début, a été décriée comme très élitiste, avec son forum fermé, ses règles etc. Mais Sam n’est en rien dans cette histoire-là. C’est un allemand, Ron / Cannibal Ritual, qui a instauré cette communauté fermée sur le net, et qui a ainsi déclenché énormément de réactions sur le forum le plus important de l’époque : iheartnoise (du label Troniks). Mais tout ça s’est vite tassé. Aujourd’hui je ne pense pas que l’on puisse parler de communauté. Il n’y a pas d’invitations ou d’excommunications. Désormais le genre est connu, reconnu et comporte ses sous-niches : l'Ambient Noise Wall, par exemple !
Quels sont, parmi les groupes français actuels, ceux que tu écoutes aujourd'hui ? Mesa Of The Lost Women ? Opéra Mort ? Vers lesquels vas-tu, en matière de noise notamment ? Ecoute la Merde ? Je me sens proche d’Ecoute La Merde / UPR, Greg Angstrom / Anarchofreaksproductions, Mesa Of The Lost Women, bien sûr ! J’aime le label Potlatch… Et puis Tourette, Penthotal, Popol Gluant... Opéra Mort, yes, Sébastien Borgo (Ogrob, L’autopsie a révélé que la mort était due à l’autopsie)... Enfin tu vois le genre...
Sous ton nom, ou presque, Roro Perrot pour Romain Perrot, tu produis une musique différente, instrumentale, à base de guitares, acoustique ou électrique. Une musique difficile à étiqueter si l'on doit la ranger auprès de quelque chose qui lui préexisterait. Une sorte de croisement entre les déconstructions auxquelles s'est livré une vie durant Derek Bailey, et un outsiderisme total qui te rapprocherait de cet Art des fous qu'a défendu Jean Dubuffet, mais aussi la boutique Bimbo Tower. « Derek Bailey meets André Robillard », ou quelque chose comme ça. Un prolongement des expériences sonores de Jean Dubuffet et Asger Jorn. Une no wave folk. Avec Vomir, tu as conceptualisé ton propre mur ; quid de Roro Perrot et de son anti-folk ?... si ce mot n'était déjà pris par des musiciens qui n'ont d'ailleurs rien d'anti... Ce n’est pas vraiment de l’anti-folk, je ne suis pas anti quoi que ce soit, mais du « folk à chier », comme ça je ne mens pas sur la marchandise ! C’est vrai que l’art brut, l’absence de talent « reconnu », de geste artistique appliqué, m’intéresse beaucoup, et principalement dans la musique. Derek Bailey m’a d’ailleurs beaucoup apporté lorsqu’il écrit clairement que la technique n’est pas importante. Je suis absolument nul en musique. Je n’ai ni oreille musicale, ni aptitude, je l’ai déjà dit. Et néanmoins, la musique, pour moi, est essentielle. Alors je me suis dit « rien à foutre », car je sentais qu’il fallait pourtant que quelque chose sorte de moi de façon brute, sans me cacher derrière des pédales d’effet comme je le faisais auparavant... Et j’y suis allé, et ça me fait beaucoup de bien de le faire. J’éructe. Et ça me permet également d’avoir un projet plus libre, sans manifeste et règle auto-imposée. Les deux cohabitent au sein de moi et j’arrive ainsi à bien m’exprimer à travers ces sons.
Du folk à chier, tu en fais aussi en duo avec Yves Botz, tous les deux à la guitare acoustique je crois. Vous vous présentez grosso modo ainsi : « Instinct, urgence, humour, bruit. Les quatre mains de ces deux idiots magnifiques font tout ça. » L'humour, c'est quelque chose d'important chez Roro Perrot ? Parce que Musique vaurienne, pour tout dire, ça prend plus aux tripes que ça ne fait rigoler ! Sauf si on trouve ça à chier… Quelle est la réception des concerts d'ailleurs ? J'ai tellement de chance qu’Yves ait eu envie de collaborer avec moi ! C’est un mythe pour moi. Nous avions fait une première session ensemble en Aveyron, et c’était super. Immédiat, sain, clair, solide. Je lui avais envoyé mon boulot aka Roro et ça lui avait plus. Alors maintenant, je ne sais pas si Yves adhère totalement à ce terme, folk à chier, mais ça ne le gêne pas. Lors de notre concert le 16 novembre aux Instants Chavirés, l’affiche nommait notre duo en tant que « folk à chier ». Et c’était O.-K. avec Yves... Yves apporte beaucoup plus que lorsque je fais mon truc seul. Sa force, sa présence, apportent une énergie, une dynamique différente... Pour te répondre quant à l’humour, je ne le fais pas avec ça en tête. En fait je le fais très sérieusement, très premier degré. Mais par la suite, oui, je comprends l’humour et le second degré qui peuvent en sortir, même si ce n’est pas le but initial... Les réactions pendant les concerts sont mitigés je dirais. Même si samedi dernier, avec Yves, nous avons remporté l’adhésion du public. Est-ce justement parce que nous nous affichions en tant que folk à chier ? Ou parce que nous avons fait un concert plutôt rock ? Pour le solo, en revanche, très peu de personnes aiment / comprennent ce que je fais... Et c’est pour cela que j’essaye aussi d’enchaîner les sorties. Pour que l’on comprenne que c’est un projet aussi important pour moi que sous le nom de Vomir. Que je ne le fais pas pour m’amuser. Mais aka Roro, je peux me permettre plus d’excentricité. J’ai un 45-tours sous le coude, un duo avec une copine qui chante comme une casserole... Spécial pour le Top 50 !
Dans ton manifeste, tu parles d'épochè contestataire. On peut imaginer que tu prends les choses comme elles te viennent, que tu ne hiérarchises pas, qu'il n'est plus question de « valeur » – le premier degré dont tu parles justement. Vomir viserait-il à la paix intérieure par l'ataraxie ? La paix intérieure par le bruit qui procure l’ataraxie, alors ? L’épochè est un concept fondamental pour moi. Je l’ai appris car j’ai étudié l’hypnose ericksonienne et la sophrologie. J’ai été thérapeute avec un cabinet à Montpellier que j’ai fermé (aujourd’hui je suis bosse pour une agence d’architecture). Donc, l’épochè, qui vient entre autres d’Husserl, est un travail sur moi que j’ai vraiment apprécié, et que j’ai à la fois reconnu et interprété par le mur de bruit. Pas trop de paix intérieure quand même, comme tu peux le constater en écoutant mes disques : disons un équilibre, et c’est déjà pas mal.
Noise et sophrologie pourraient-ils faire bon ménage, même un ménage paradoxal ? NON NON NON. Ce serait la dégringolade dans le new age. La sophrologie a cette vision globale très humaniste… Mais ma vision de paix intérieure n’est pas forcément humaniste… La déviance inhérente au noise est suprême.
Romain Perrot, propos recueillis en octobre et novembre 2013.
Philippe Robert © Merzbo-Derek / Le son du grisli
Die Enttäuschung : Vier Halbe (Intakt, 2012)
Rompus au jazz et à l’improvisation « étendue » – exercices de style revus à la lumière de références hautes, citations et clins d’œil, brèves pièces décalquées – Die Enttäuschung poursuivait en 2012 son œuvre iconoclaste.
Vier Albe, donc : sur lequel Rudi Mahall, Axel Dörner, Jan Roder et Uli Jennessen, donnaient non dans le revival mais dans l’old school revigorant. Car le swing des pièces originales du groupe est souvent bancal (Die Übergebundenen, Jitterbug Five…), multipliant accidents et anicroches que l’auditeur voudra bien rattacher à la queue de l'impétueuse comète. A son passage, ce sont des airs de danses minuscules, de marches licencieuses, d’expérimentations amusées ou d’embouteillages heureux, que celle-ci distribue : toutes preuves données en vingt-et-une plages d’exception.
Die Enttäuschung : Vier Halbe (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2012. Edition : 2012.
01/ Die Übergebundenen 02/ Verzählt 03/ Aqua Satin Flame 04/ Das Jan vom Stück 05/ Falsches Publikum 06/ Vermöbelt 07/ Jitterbug Five 08/ Gekannt (A. Dörner) 09/ Trompete für Fortgeschrittene 10/ Wie Axel 11/ Eine Halbe 12/ Hereich 13/ Hello My Loneliness 14/ Vier Halbe 15/ Children's Blues 16/ Möbelrücken 17/ The Easy Going 18/ Verkannt 19/ Trompete für Anfänger 20/ Trompete für Profis 21/ Schlagzeug für Anfänger
Guillaume Belhomme © Le son du grisli