Milford Graves : en conversation avec Garrison Fewell
Cette conversation est extraite de De l'esprit dans la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Milford Graves,on trouve Joe McPhee, Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Irène Schweizer, Oliver Lake... Les (3) derniers exemplaires du livre peuvent être commandés sur le site des éditions Lenka lente.
GARRISON FEWELL : Pour rendre hommage à vos connaissances en matière d’acupuncture et d’herboristerie, j’aimerais débuter notre conversation en abordant le sujet des pouvoirs thérapeutiques de la musique. Votre récente interview dans le New York Times dit beaucoup de vos recherches sur la relation entre la musique et le cœur humain. Pouvez-vous m’en dire davantage ?
MILFORD GRAVES : Pas de problème, si je peux divaguer et improviser librement, sans inhibition et sans la peur de choquer les gens. Actuellement, j’invite pas mal de musiciens chez moi parce qu’ils ne cessent de me dire : « J’ai lu des trucs sur tes recherches mais tu fais quoi exactement ? » Je leur réponds que la meilleure façon d’en apprendre est de venir me rendre visite. Je poursuis mes recherches en prenant garde à ne faire d’ombre à personne ; je ne veux offenser personne, surtout pas ceux qui ont suivi de longues études, les compositeurs par exemple. Mes recherches m’ont amené à penser de façon totalement différente et j’ai dû prendre du recul en ce qui concerne ce que nous faisons en tant que musiciens. Nous devons faire une pause et nous poser les bonnes questions : « Qu'est-ce que la musique ? Que faisons-nous exactement ? Quelle est notre responsabilité ? » J’utilise la métaphore de la musique car la musique vient du cœur, et je pense être parvenu à rendre ceci un peu plus évident en essayant de comprendre comment le corps se comporte. Il m’est apparu que nous devons absolument repenser la façon dont nous faisons de la musique. Il faut sérieusement y songer. J’ai animé un atelier au Guelph Festival, il y a trois ou quatre ans, qu’ont fréquenté beaucoup de musiciens académiques. A l’occasion d’une soirée, un type est venu me voir et m’a dit : « Vous savez, nous faisons face à un challenge. Votre conférence nous a vraiment fait réfléchir sur la musique. » J’ai répondu : « Tant mieux ! » Certains diront : « Je vais essayer de relever ce défi » et d’autres penseront : « Non, je ne peux pas changer ma façon de faire car elle a toujours été ainsi. » Revenons un peu en arrière. En 1960, j’avais un groupe de latin jazz funk. Le groupe était composé d’un bassiste, d’un pianiste, Ray McKinley dont la sœur jouait du vibraphone avec nous. Elle avait eu un doctorat, avant même Donald Byrd et tous ces gens. Quand le bassiste est parti après une répétition, ils ont commencé à dire : « Ce type a un bon feeling mais il ne joue que les mauvaises notes ! » J’avais dix-neuf ans et je n’arrivais pas à comprendre ce qu’ils entendaient par le fait de jouer les mauvaises notes. C’était très perturbant pour moi car à l’époque je ne lisais pas la musique ; je ne jouais qu’à l’oreille. J’ai commencé à bûcher et je me suis dit : « C’est incroyable ! Il n’y a pas de règles définitives, il n’y a qu’une règle, qui est celle de jouer dedans ou dehors, jouer ou pas les ‘‘mauvaises notes’’. » Puis j’ai fait des recherches sur l’origine des notes, des gammes, etc. Et je me suis dit alors : « C’est fou, chaque personne sur Terre a un concept particulier, les gens entendent la musique comme ils le veulent, ce qui prouve que rien n’est faux ; ce n’est pas parce qu’on joue telle ou telle note qu’on est plus faux que les autres. » D’un point de vue absolu, il n’y a pas de vrai ou de faux. Je me suis mis à enregistrer les sons que produit le cœur en développant un programme à l’ordinateur. Au départ, je voulais simplement connaître les changements de tonalité du cœur. J’ai contacté un médecin qui avait écrit un article dans un magazine spécialisé sur la cardiologie à propos de la fréquence du premier et du deuxième son du cœur. Notre discussion a duré trois heures. Il m’a expliqué qu’il était en train d’amener les cardiologues à analyser les changements de tonalité du cœur mais que ceux-ci ne se sont pas montrés très intéressés, sans doute parce qu’ils n’étaient pas musiciens. Il m’a expliqué qu’il y avait une façon d’analyser ces fréquences, que cela pouvait se faire numériquement et que la seule organisation possédant le matériel capable d’analyser les sons du cœur autrement que de façon analogique était la marine américaine. Ces appareils coûtaient 40 000$. A cette époque, au début des années 1970, c’était une somme énorme. Ce fut le début de mes recherches sur les sons du cœur. J’allais souvent à la librairie Barnes and Nobles à Manhattan et, un jour, au rayon Sciences, j’ai trouvé un enregistrement du cœur réalisé par des médecins. Après avoir écouté cet enregistrement, j’ai contacté par téléphone tous les batteurs que je connaissais pour leur expliquer ma trouvaille : « C’est incroyable, mec, je viens d’écouter tous ces sons produits par le cœur, toutes ces arythmies ; elles sont la reproduction exacte de ce que fait le tambour batá dans le Santería des Yorubas. Je ne sais pas comment ils ont trouvé cela, mais ils reproduisent exactement ce que fait notre corps. »
Cette expérience fut le début de quelque chose d’important pour moi. Et aujourd’hui, j’analyse chaque fréquence trouvée dans le son du cœur. Après quoi, je stimule les neurones et le système neurologique de notre corps. Lors de mon expérience avec William Parker, il m’a dit que je faisais une connexion entre les sons du cœur et la musique. J’ai enregistré son cœur puis le lui ai fait écouter. Je vous assure que son cœur sonnait exactement comme sa façon de jouer de la contrebasse. J’ai dit à William : « Je peux faire de toi un meilleur contrebassiste ! Je peux entrer en toi et te dire exactement où tu en es et ce que tu vas faire. » J’ai redit la même chose aux musiciens cubains que j’ai rencontrés car la musique qu’ils jouent est fortement liée aux battements du cœur. Tout se passe là- dedans. J’en suis arrivé à un point où j’estime que pour vraiment toucher ou stimuler le corps humain, le corps humain non-préparé – j’entends par là celui des gens qui n’ont pas encore été affectés ou influencés par les médias, la musique du Top-Ten et qui ne pensent pas encore en termes de « meilleur » saxophoniste ou guitariste ou batteur : ce sont particulièrement les enfants, eux sont encore purs et ne savent pas à l’avance ce qu’ils sont supposés entendre –, pour entrer en profondeur dans ce corps, il faut revoir notre approche de la thérapie par la musique, ce n’est souvent pas la bonne manière de faire. Nous ne sommes pas en harmonie avec la façon dont notre corps oscille, en tout cas pas selon mes recherches. Aujourd’hui, les cardiologues travaillent sur la variabilité des battements du cœur, peut-être en avez-vous entendu parler... L’une des techniques les plus importantes de diagnostique en cardiologie est aujourd’hui de mesurer la durée entre chaque battement, et cette durée n’est pas métronomique. Si elle l’était, la durée entre les battements serait toujours la même et, pour la nature comme pour les cardiologues, ce serait là une pathologie. Je me pose donc la question : « Pourquoi utilisons-nous des métronomes ? Pourquoi comptons-nous ainsi ? » C’est ce qui m’a amené à penser que nous sommes totalement « désaccordés ». Si l’on veut faire partie de la clique, du groupe, ça ne me gêne pas qu’on aborde les choses ainsi et qu’on écoute ce qu’on a l’habitude d’écouter ; mais si l’on veut utiliser la musique comme outil de guérison, si l’on souhaite être en harmonie et bien saisir la résonance des oscillations du corps, alors il nous faut repenser notre manière d’écouter et de faire de la musique. Je pense que j’en ai dit pas mal, déjà, n’est-ce pas ?
GF : Oui, et c’est fantastique !
MG : Je dis toujours que je ne suis pas contre ce que nous avons pris l’habitude de faire. On peut se faire plaisir avec nos habitudes, mais si l’on veut vraiment faire les choses sérieusement, on peut se servir de ce que je viens d’expliquer. Les gens s’identifient à la musique populaire parce qu’ils ont été conditionnés à le faire, mais si on s’enfonce dans les microcircuits du corps alors il nous est impossible de continuer à agir de telle sorte. Les barres de mesure en musique ne sont pas statiques. Certains diront que c’est comme si nous jouions à côté du temps, hors tempo. Selon moi, tant que l’on souhaite divertir et se faire plaisir, cela marche très bien, il n’y a aucun problème. Après, quand on entre dans le fond du problème, là c’est différent.
GF : La musique n’est pas qu’un divertissement même si la société en décide souvent autrement. Je suis d’accord avec vous au sujet du pouvoir thérapeutique de la musique, et l’improvisation me semble être un des éléments-clés de ce pouvoir.
MG : C’est vrai. Nous nous sommes limités, nous avons fait en sorte de rester bien à distance du maximum que pourrait nous offrir notre potentiel. En tant que musiciens, nous avons une responsabilité dans la façon dont évolue la planète, l’univers. Je dis toujours aux musiciens que, bien qu’ils pensent jouer simplement d’un instrument et que leur responsabilité n’est que de composer, d’enregistrer, de donner des concerts, de gagner de l’argent, leur responsabilité est en fait bien plus grande. Nous sommes les intermédiaires entre la façon dont le cosmos vibre et les gens, c’est ce que nous devons leur délivrer. C’est pourquoi je dis toujours que les musiciens sont des oscillateurs. Nous sommes au-dessus du lot. Nous comprenons comment cette oscillation fonctionne, alors pourquoi nous limiter à une petite partie du spectre tonal ou rythmique ?
GF : Mon père était cardiologue et professeur à l’université Temple. Il m’amenait souvent au Franklin Institute, qui possédait un modèle de cœur géant. C’était fascinant, vous pouviez marcher dans ce cœur et entendre des battements de partout : boum boum, boum boum... Quand vous parlez de résonance et d’accord avec la façon dont le cœur oscille, cela me ramène à l’accordage du cœur, un peu comme quand vous avez deux diapasons dans une même pièce: quand vous en faîtes résonner un, l’autre, même s’il est à l’autre bout de la pièce, se met à vibrer en harmonie, par vibrations sympathiques. Comme quand, à travers le dialogue, il arrive au cœur d’une personne de se synchroniser avec celui d’une autre et de s’y accorder. Et si l’un des deux cœurs est « désaccordé », qu’il ne ressent pas le pouvoir du dialogue, le son de la voix humaine, comme compatissante, peut se charger de compenser ce déséquilibre. Grâce à la musique, vous pouvez accorder le cœur humain dans l’intention de créer quelque chose de positif au moment opportun. Votre but n’est donc pas simplement de divertir.
MG : C’est tout à fait vrai.
GF : Vous venez de parler de notre responsabilité en tant qu’interprètes de musique créative. Quel rôle jouons-nous dans la société, et comment en élever le niveau ?
MG : Je pense que la première chose à faire est de jeter un œil à toutes les cultures qui existent dans le monde. Chez nos ancêtres, la musique avait un enjeu holistique. Le musicien n’était pas seulement fait de musique. Il connaissait la philosophie, la littérature, c’était un guérisseur. Vous étiez herboriste, rebouteux, acuponcteur, guerrier. Vous aviez une situation de globalité. Par exemple, comme je le dis souvent, si on ne voit les arts martiaux que comme un concept féodal capable de faire mal, on est dans l’erreur. J’ai toujours enseigné les arts martiaux en lien avec le système immunitaire. Ainsi, je déclare : « Je vais vous apprendre une prise mais, avant cela, regardons comment est faite une cellule sanguine. Peu importe ce que vous faites en dehors, vous devez penser à ce que vous faites en dedans, ainsi vous serez en harmonie. » Quand des gens se battent, je pense toujours : « Interrogez-vous, essayez de voir qui a besoin d’un léger ajustement, ainsi vous stimulerez votre système immunitaire pour ne pas détruire la personne qui vous fait face. » J’appelle cela le massage positif ou actif, grâce auquel vous accédez à des endroits essentiels de votre corps. J’utilise beaucoup de références comme celle-là. C’est un travail de recherche que j’accomplis avec les musiciens. J’ai été inspiré par nos anciens. Eux ne voyaient pas la musique comme un divertissement mais l’utilisaient dans un but holistique, pour faire de l’être une personne complète. Si vous n’êtes plus en harmonie, tout peut se détraquer ! Nous produisons des sons, qui sont des expressions reprises de l’enfance. Les enfants s’expriment par des postures et des sons différents. Mais nous avons cela en nous, même si nous le perdons quand les autres commencent à avoir de l’influence sur nous en nous mettant dans telle boîte, en nous disant ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Ils ne veulent pas de votre esprit car ils savent qu’ils n’auront pas de contrôle là-dessus et que vous pourriez même finir par les manipuler ! L’une des premières questions que j’adresse aux musiciens est : « Vous étudiez les notes, les rythmes, les formes et tout le reste, mais étudiez-vous la physiologie ? Savez-vous comment le tympan vibre ? Quel en est le mécanisme ? Comment les cils des bronches oscillent sur les poumons ? » Selon les scientifiques, ils oscillent à 20 hertz : il s’agit donc d’un mi bémol, mec ! C’est ça, pour moi, respirer ! Alors, quand on entend les anciens parler du Mi bémol ou du Si bémol, il faut faire la relation avec tout le reste ! Ces gens ont vécu des choses difficiles et de grands changements sociaux et tout cela a été exprimé par une musique humaine. On a tous cela en nous. Et si nous devions vivre ces mêmes conditions, nous ferions la même chose qu’eux. Mon grand- père m’a appris une chose. Il faisait partie de ces vieux bluesmen africains-américains qui n’étaient jamais allés à l’école. C’est ce qui me fascine toujours à propos de la provenance de l’improvisation, surtout dans la musique africaine-américaine. J’ai compris une chose : du fait qu’ils n’ont pu aller à l’école et que tant de choses leur étaient interdites, l’improvisation est ce qui leur a permis de survivre. J’en conclus donc qu’elle est un style de vie, un vrai style de vie. On en fait des tonnes concernant l’improvisation, mais si on veut improviser il faut se confronter au monde, c’est tout. Comme Bouddha le disait. Vous savez, il a laissé tomber son statut de prince, ses richesses et il a dit : « Je veux vivre dans la pauvreté... Je veux savoir ce qui me permettra de réaliser une introspection et d’en connaître la nature. » C’est un tout. Parfois il faut dire : « Il va falloir que tu comprennes cela seul. » C’est ça, l’impro ; et si tu veux vivre, tu vas le faire. Si tu en as la volonté, si tu as l’esprit d’un guerrier, des choses dont tu ignorais jusqu’à l’existence vont surgir de toi. Au Bennington College, je rendais les étudiants complètement fous, mais alors vraiment fous ! Ils étaient parfois en colère après moi. Ils venaient en cours et me disaient : « Vous nous racontez tous ces trucs mais vous ne nous donnez jamais de travail. » Ce à quoi je répondais : « Vous voulez apprendre à improviser ? Tout ce dont je parle en classe est fait pour vous inspirer ou vous livrer une information qui vous permettra d’y arriver seul. Je n’ai pas à vous donner de devoirs en vous disant que vous échouerez si vous ne les faites pas. Si vous avez compris ce que je suis en train de vous dire, que vous l’avez ressenti au fond de vous et que vous voulez bien vous y essayer, pas juste pour m’obéir et avoir une bonne note mais pour vraiment improviser alors vous y arriverez. Il suffit simplement de m’écouter. » Pour argumenter, je me mettais à jouer en disant : « Essayez de ressentir ce que je ressens. Allez-y, faites cette expérience ! » C’est mon grand-père qui m’a enseigné ça... Comme je le répète régulièrement : « Ce type a tout fait, mais il n’est pas allé à l’école pour ça. Tout ce qu’il avait à dire était : ‘‘ Je veux vivre !’’ »
GF : Je suis professeur de musique depuis trente-sept ans et je comprends très bien ce que vous dites. Si vous voulez connaître la vraie nature de la musique, vous devez le faire seul, avec un guide approprié. Comment l’administration a t-elle réagi au fait que vous ne donniez pas de devoirs ?
MG : Vous savez, Bennington c’est Bennington ! Si j’avais enseigné dans un établissement plus « carré », j’aurais probablement eu des problèmes. (Rires)
GF : L’année dernière, j’ai étudié le cerveau humain et la façon dont nous apprenons afin de pouvoir enseigner plus efficacement. L’une des choses que j’ai apprises a été de « transformer les tests en quêtes » : il s’agit, au lieu de tester les connaissances, de se changer en chercheur de savoir en posant des questions du genre : « Quelles sont les solutions possibles à ce problème ? Je ne te donne pas la solution mais essayons ensemble d’explorer ces solutions et de les découvrir. » Il s’agit d’inspirer les étudiants à travers des exemples ; alors, quand ils poursuivent leur propre quête, ils apprennent et retiennent bien mieux que si on leur avait délivré une réponse qu’ils auraient simplement mémorisée. C’est la même chose en histoire et en musique, il ne s’agit pas de connaître une quantité de faits. Au final, comme vous le dites, si vous avez un esprit curieux et un instinct de survie, alors vous trouverez la réponse.
MG : Tout à fait. Là-dedans, il y a toute la métaphysique et toute la spiritualité, il n’y a plus qu’à l’appliquer, vraiment. Mon grand-père jouait de la guitare et de la batterie et il a construit sa maison, et moi, j’essaye de faire tout ce qu’il a fait. Je l’ai observé ; il avait son propre jardin d’herbes médicinales, il venait de Caroline du Sud, du comté du Geechee, et il est en moi, mec, vraiment en moi ! Bien sûr, quand j’étais enfant, je n’avais pas conscience de ce qu’il était : un facteur dominant, contre lequel j’ai voulu me rebeller, mais qui m’a marqué à vie parce qu’il avait cette sorte d’ascendance...
GF : En l’observant, vous avez été capable de tirer des enseignements et pas seulement parce qu’il pouvait dire : « Écoute, petit, je vais te donner une leçon. » Vous avez observé ce qu’il a fait pour survivre, vous avez appris que l’improvisation est une leçon de vie, qu’il vous faut d’abord apprendre à propos de la vie pour ensuite saisir le reste.
MG : Oui. Mon oncle, lui, jouait des cuillères. Il avait une planche avec des cordes et il chantait… (Il chante à la façon des chanteurs de Delta Blues) ... ça faisait du bien d’entendre ça, tu vois ce que je veux dire ? Ça faisait tellement de bien que je me disais : « Je ne sais pas pourquoi mais ça pulse, ça met une de ces ambiances ! » C’était fait pour que tout le monde garde le moral, en fait. On ingurgite de la nourriture pour rester en vie, voilà pour la bouche. Mais on a aussi besoin des autres récepteurs, que nos tympans vibrent notamment. Tout conduit à la même chose, au final. Tout oscille à travers le corps par transmission électrique, tout est connecté. Tous ces trucs sont connectés entre eux, et il est de notre responsabilité de les entretenir. Il ne suffit pas de nourrir les gens avec des choses qui leur donnent l’impression d’être bien de façon artificielle, comme c’est le cas avec le sucre, le sel, le gras. Il faut aussi fournir aux gens des légumes, des fruits, des céréales, même si certains n’aiment pas ça. Comme je le dis toujours : « Vous savez pourquoi vous n’aimez pas ça ? Parce que votre goût n’y est pas habitué. La nourriture a tellement été transformée qu’il vous est impossible de goûter à l’ingrédient pur. » Alors, que faisons-nous ? On convoque un conseil à D.C. et on explique la vie à ces gens qui ont inventé le Top-Ten et qui nous nourrissent de gras, de sucre et de sel. On doit réunir les gens, leur montrer ce qui est bon pour nous et montrer quels sont les nutriments dont nous avons besoin. C’est de cela dont la musique manque, de ces nutriments qui vont nous faire du bien.
GF : Les gens mettent trop de sucre, de graisse et de sel dans leur musique !
MG : Mais oui, absolument, exactement. Ils aiment bien ce truc backbeat, les paroles d’amour et tout ça, ça sonne bien. Je comprends qu’on ait besoin de ça aussi mais il faut parfois mettre un peu de nutriments là-dedans, des éléments qui vous aideront à tenir le coup, qui aideront le cerveau à prendre un chemin différent et qui nous permettront d’avoir accès à notre part créative et audacieuse.
GF : Comment stimuler ces qualités créatives et augmenter la quantité de bons nutriments dans la musique et la culture ? Le sucre, le gras, le sel... le corps raffole de ces choses.
MG : Je vais vous dire un truc : je nourris chacun de mes récepteurs de base, la vue, l’ouïe, le goût, le touché, l’odeur, ainsi que l’imagination ou la clairvoyance. J’étudie les différentes sortes de nourritures qui permettent aux populations de survivre et j’essaye de stocker ces nutriments dans ma cuisine. Je n’omets rien. Je veux savoir quels sont les nutriments qui ont permis aux cultures de rester en vie si longtemps. C’est le monde entier que j’invite dans ma cuisine. J’ai commencé cela dans les années 1960. On trouve tous les genres de musique chez moi, de la musique folk du monde entier. J’ai pris l’habitude de tout écouter et de m’en servir dans mon travail au point de me dire : « Je vais maintenant essayer de faire vibrer le spectre entier de l’humanité. » Il faut pour cela aller chercher des informations dans le monde entier et essayer de saisir de quoi est faite la musique des différentes cultures. Il est fascinant de voir comment les gens abordent les changements de fréquences et de tonalité, tout cela en une octave ! Dans cette octave, vous trouverez la musique de quelqu’un. Ce que nous ne stimulons pas dans notre corps, quelqu’un d’autre peut le faire. J’aime m’occuper de la voix en premier lieu. Quelqu’un, quelque part dans ce monde, se préoccupe des changements de tonalité ou de fréquences qui oscillent en nous d’une manière qui échappe à notre système musical. C’est l’une des premières choses que je dis aux gens : il faut étudier les musiques du monde. Je ne m’intéresse pas tellement aux musiques du monde que l’on a retravaillées. Je préfère étudier la musique indigène, celle qui vient de l’intérieur de vrais gens.
GF : L’un des sons qui m’ont fasciné dès la première écoute a été celui de la musique des Pygmées de la forêt de l’Ituri. Leur voix est capable de choses qu’aucun autre instrument ne peut imiter. Ce qui se passe dans leurs chants, poly-tonalement et poly- rythmiquement parlant, est magique.
MG : C’est vrai. Ces gens sont d’une telle profondeur... Voilà, je souhaite faire vibrer mes cordes vocales. Utilisons le spectre entier de nos cordes vocales ou de nos tympans. Ça vibre davantage que de douze façons différentes ou dix-sept ou vingt, peu importe le système qu’on utilise, il y a une multitude de vibrations là-dedans. C’est pour cela qu’il faut toutes les écouter. Il y a un chant qui utilise tout cela, vous connaissez le Sōka Gakkai ?
GF : Oui, je suis membre du SGI (Sōka Gakkai International) et je récite « Nam-myo-ho-renge-kyo » chaque jour depuis trente-huit ans.
MG : Dans ce cas, je vais vous dire quelque chose. J’ai entendu la façon dont cela doit être scandé. C’était en 1977. J’étais à Kyoto, lors de mon premier voyage au Japon, où je jouais en duo avec le batteur Toshi Tsushitori. Nous étions hébergés dans un temple bouddhiste pour quatre nuits. La deuxième nuit, à quatre heures du matin, j’ai entendu ces chants et je me suis dit: ça me rappelle quelque chose. » Toshi m’a dit : « Ils scandent ‘‘Nam-myoho-renge-kyo’’. » J’ai répondu : « C’est bien ce qu’il me semblait, Toshi », mais on ne les entendait pas scander « Nam-myoho-renge-kyo », on n’enten-dait qu’une sorte de bourdonnement.
GF : Vous avez donc entendu les harmoniques ?
MG : Oui ! On entendait quelque chose comme (Milford scande « Nam-myoho-renge-kyo » dans une grande vibration)… voilà ce qu’on entendait !
GF : L’oscillation.
MG : Oui, mec ! C’est ce que dit Bouddha. Quand je suis rentré aux États-Unis, j’ai pensé à ces femmes africaines-américaines à l’église. Je n’ai jamais entendu les hommes faire cela, mais les femmes chantaient ainsi (il chante un gospel). Je me suis rendu compte que c’était la même chose ! Elles en oublient les mots, les mots permettent simplement au corps d’osciller d’une façon précise. Et je me suis dit : « C’est ça, ce ne sont pas des mots. » On prend juste ces mots pour permettre au corps d’osciller et, en les compressant, on obtient une oscillation du corps. Voilà la clé ! Voilà mon expérience ! Si je peux vous transmettre quelque chose, voilà, j’ai entendu ça !
GF : C’est très enrichissant. Je voyage beaucoup et, dans le passé, j’ai habité chez des gens pendant mes tournées. Chaque matin, je scandais, et, la plupart du temps, mes amis n’avaient jamais entendu cela. Au petit-déjeuner, ils me demandaient : « Qu’est-ce que c’était que ce son? On avait l’impression que c’était un synthétiseur ! » Ou encore : « J’ai entendu des voix, on aurait dit que les tuyaux du mur chantaient. » Si vous le faites correctement, un son spécial se produit, une vibration, comme une syntonie.
MG : Je vois, j’entends clairement ce son, je l’entends bien quand il est compressé. Je suis content de l’avoir entendu. Toshi m’a dit que c’était la véritable façon de faire. Moi je n’en sais rien, alors je le crois, aussi parce que je l’ai entendu. A quatre heures du matin… Je l’ai entendu, et c’était très différent.
GF : A quatre heures du matin, il s’agit du « Ushitori Gongyo » qui renforce l’esprit et le corps quand il est à son plus faible. La plupart des gens passe dans l’autre monde aux alentours de ces heures-là. Ma mère, par exemple, a effectué cette transition à trois heures du matin. Mais revenons-en à l’éducation... Quel rôle l’improvisation peut-elle avoir dans l’éducation de la jeunesse ? Selon moi, on devrait l’informer des différentes formes d’art…
MG : L’une des choses qui devraient être faites dans ce pays est d’enseigner l’improvisation aux enfants. Il est primordial que les jeunes sachent improviser. Et ce, du fait de son concept singulier en comparaison à la technologie et aux machines. Je dis aux jeunes qu’ils sont en danger car ils ne savent rien faire sans les machines ou les appareils. Arrivera un moment où nous aurons des problèmes avec ça et, vous savez, la nature en montre déjà les signes, mais les gens n’y font pas attention. Des tornades aux tremblements de terre en passant par les inondations, la nature balaye tout. Les gens retournent au degré zéro, à l’ère primitive. Maintenant, je pose la question : « Qu’allez-vous faire ? » Si vous ne savez pas improviser, vous allez véritablement avoir un gros problème. Ils commencent à improviser maintenant, ils apprennent cela aujourd’hui. Toutes ces tempêtes, mon Dieu, tous ces gens qui perdent leurs familles, leurs amis, leurs maisons, sans électricité, attendant des rationnements de nourriture. Quel bazar. Cela fait un certain temps que j’en parle : comment allez-vous faire avec le manque de nourriture ? Ils construisent toutes ces maisons dans des villes où il n’y a pas d’espaces verts. Il faudrait faire comme jadis, apprendre par exemple à distinguer les plantes comestibles... On ne peut plus s’en remettre à la société aujourd’hui… Quand je me promène dans le coin (Queens, New York), je me dis : « Regarde-moi ça, ça se mange, on peut manger ce truc... » Mais les gens ne savent plus cela aujourd’hui.
GF : Ce que je vous entends dire à propos des désastres naturels et de l’improvisation me rappelle une chose que nous n’avons pas encore abordée, la vie et l’environnement. La nature et l’être humain ne font qu’un et pourtant nous traitons la vie et l’environnement de façon séparée. Ces désastres naturels sont pourtant en relation directe avec la vie humaine. Vous pouvez être la victime d’un désastre dont vous n’êtes pas directement responsable mais si nous voulons changer les choses il va falloir respecter un rythme différent. L’improvisation, la prise de conscience spirituelle et la sagesse en accord avec les changements, sont primordiaux.
MG : C’est très vrai. Et les changements doivent arriver rapidement ! Nous devons apprendre en urgence à effectuer des changements car les choses vont vite. La nature est profonde et nous fait des signes. Tous les signes ont été donnés, il nous faut maintenant retourner à l’improvisation. Nous devons réagir, et répondre sur l’instant.
GF : Comme l’improvisateur, qui n’a pas le temps de réfléchir et de se dire : « Que vais- je faire maintenant ? »
MG : Exactement. Et ce qu’il y a de génial dans l’enseignement de la musique improvisée, qui permet d’organiser son esprit, c’est que c’est une chose naturelle, qu’on n’a pas besoin d’y penser. Ça vous anime ; la musique vous anime. C’est une super façon d’apprendre à improviser à l’esprit.
GF : L’improvisation développe nos capacités dans beaucoup de domaines. Et je pense qu’il y a différents niveaux d’improvisation. Il y a celui où on s’installe et on joue, on ne dit pas ce qu’on va jouer, et on engage une conversation, un dialogue musical. On peut appeler cela de l’improvisation libre, ou du free play, mais il y a quelque chose de plus profond dans ce qu’il se passe alors à ce moment-là ; ce qui, en ce qui me concerne, m’a rendu plus fort, surtout depuis qu’on m’a diagnostiqué un cancer en décembre...
MG : J’allais vous en parler, mais j’attendais la fin de cette conversation.
GF : On est plus ou moins à la fin, en fait. Ce que vous avez dit sera fort pour celui qui le lira et qui prendra le temps de penser à la relation qu’il y a entre l’improvisation, la nature, le son, les vibrations et le cœur humain. Vous avez fait état d’observations très éloquentes ici. Une dernière chose, vous avez joué dans le New York Art Quartet dont Mohawk est l’un de mes disques préférés. Pouvez-vous me parler de cette époque ?
MG : Eh bien, je pourrais dire que l’Art Quartet d’origine, avec Lewis Worrell, était pour moi le meilleur. Je crois que les gens disaient que c’était l’un des meilleurs quartettes de l’époque, avec cette façon unique qu’avaient ses musiciens d’être en relation les uns avec les autres. La musique parle d’elle-même, je pense.
GF : C’est cette relation entre vous qui a su mettre en valeur les aspects les plus importants de cette musique.
MG : D’abord, il faut, pour que ça fonctionne, avoir un groupe dans lequel les membres sont humainement liés. Dans celui-ci, les relations humaines étaient bonnes. Dans d’autres groupes avec lesquels j’ai joué, cette relation n’existait pas. Quand je me suis mis à traîner avec John Tchicai, chez Roswell Rudd, je me suis senti à l’aise. Ce n’était pas le cas dans d’autres groupes. Il faut d’abord s’aimer, la musique est secondaire. La relation humaine doit être bonne. Nous n’étions pas ensemble pour un simple concert, ce n’était pas notre truc. Et je me suis senti bien accueilli. A cause de moi, J.C. Moses, dont j’ai pris la place, a perdu son job... Il ne m’appréciait plus beaucoup après ça. L’une de mes histoires préférées concernant cette anecdote s’est produite lors d’un de ces concerts qu’Amiri Baraka avait montés. J’y jouais et J.C. est arrivé saoul, puant l’alcool, et s’est assis par terre, devant ma batterie. Il faisait des grimaces et des grands signes avec ses mains sous-entendant : « Ce type ne sait pas jouer », les gens riaient et ça continuait. Je le regardais par terre et me disais : « Ce mec est fou ! Je sais ce que je vais faire. » Je me suis mis à jouer très fort de ma grosse caisse, j’ai joué tellement fort qu’il en a décollé du sol. Il s’est mis à sursauter et tout le monde a ri. Il a commencé par dire des trucs « Blah blah blah… » Et je l’ai fait déguerpir. C’était drôle. J’aurais aimé qu’il existe une vidéo de ce moment. (Rires)
GF : Voilà une puissante vibration !
MG : C’est ça... Je me suis dit : « Mec, je vais me foutre de toi. Tu veux que je le fasse, alors tiens, prends ça ! »
GF : Musicalement parlant, à quoi travaillez-vous en ce moment ?
MG : Je m’intéresse davantage à l’improvisation qu’à la composition. J’aime composer, bien sûr : « Écoute la musique de ton for-intérieur ! », comme disaient les anciens. Mais pour moi, la musique c’est l’improvisation, c’est une conversation. Je n’imposerais à personne ce qu’il doit dire à la fin d’une phrase, alors, de quel droit inscrire des notes sur un papier et obliger quelqu’un à jouer de telle ou telle manière ? La musique, c’est une conversation, et c’est ainsi que je la joue. Nous avons besoin de davantage de conversations, et que les gens nous aident à faire bouger les choses. Sois qui tu es et dis- toi que tu peux contribuer de manière positive et les choses se passeront bien. C’est ça être un bon musicien. Je sous-entends que nous devons être plus que de simples musiciens. Nous devons être des docteurs et des guérisseurs. Or, on s’éloigne de cela. Les musiciens d’aujourd’hui ne font que jouer de la musique, mec. Nous devons revenir à ces arts guérisseurs. Entraîne-toi, fais tes exercices à la maison et sois un bon musicien sur scène, sois prêt quand tu montes sur scène.
GF : Je comprends tout à fait. Il est primordial de ne pas oublier la dimension spirituelle qui s’exprime par la musique. Nous sommes la musique que nous jouons. Vous n’êtes pas le seul à penser ainsi, Milford. Horace Silver a composé un morceau qui s’intitule That Healin’ Feelin. Alors, que se passe-t-il après ?
MG : Nous devons être impliqués dans la guérison. Nous devons travailler sur la maladie. La pire des maladies qu’on puisse avoir est le racisme, ce sont les préjugés. On ne peut pas nier une culture pour la seule raison qu’on ignore tout d’elle. Pour que les choses changent, il faut dépasser l’émotionnel et imaginer ce qu’il nous est possible de faire pour qu’elles s’améliorent. Il faut balayer les questions d’identité, qui nous sommes, d’où nous venons... Arrêter de se demander : « Qui suis-je ? » Tu es quelqu’un, alors c’est bon, laisse tomber ! Nous sommes tous, et avant tout, des êtres humains, des frères et des sœurs. Ôte ta peau et vois : nous sommes pareils. La seule chose que le diable ait faite c’est nous donner des apparences différentes ! Je vais vous donner un exemple. Les blancs viennent suivre mes cours de batterie parce qu’ils me disent qu’ils n’ont pas le rythme. C’est ce qu’ils me disent. Je réponds : « Nous avons tous le rythme, vos cœurs battent, n’est-ce pas ? Si on ne vous a pas appris à écouter votre âme, vous êtes un produit de la révolution industrielle et vous jouez comme une machine. » La révolution industrielle nous a apporté toutes ces machines, la société, les gens se sont reposés sur ces machines pensant qu’elles seraient la solution à leurs problèmes. Mais il est là le problème. La musique vient du coeur. Les tambours bâta sont basés sur les battements du cœur.
GF : Les tambours bâta viennent d’Afrique mais on les trouve aussi dans la musique cubaine du fait que des esclaves Yorubas ont été envoyés sur l’île. Certains disent que c’est du vaudou ou de la magie noire, mais c’est avant tout un rituel qui permet de communiquer avec les esprits. Elle procure une énergie guérisseuse, il ne s’agit pas là de cette magie noire qu’on a inventée pour faire vivre le folklore.
MG : Ce qui compte, c’est la batterie, le beat et l’énergie qu’il en ressort. En 1977, j’ai été invité à jouer dans un festival au Niger et l’United States Secret Service a suivi l’évènement de près. Il y avait d’autres musiciens là-bas, Sun Ra était là avec son Arkestra. Les Africains ont eu une réaction surprenante à la musique de Sun Ra. Quand le groupe a joué l’arrangement de Fletcher Henderson, ça allait encore, mais quand Sun Ra a joué son truc, ils n’ont pas du tout compris ce qu’il faisait. Nous n’étions pas à New York où ce genre de truc était cool, là on jouait devant des Africains qui s’y connaissaient en matière de musique. Je pense qu’ils se sont dits que les musiciens ne prenaient pas au sérieux la musique et ils ont vidé les lieux. J’ai joué avec Ahmed Abdullah et Hugh Glover. Jack Jackson, qui était le percussionniste de Sun Ra, avait une grosse batterie et jouait avec des baguettes spéciales – il a d’ailleurs aussi joué avec nous à l’occasion de ce festival. Notre rythme fonctionnait bien et tout le monde était dedans. C’était le Niger, on ne pose pas des pupitres à terre, on ne joue pas comme on le fait à Hollywood. J’ai connu un certain succès à ce festival et j’ai entendu dire qu’à la fin ils ont tiré un grand poster de moi...
Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2016)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photographies de Milford Graves : NAdy Newcombe & Luciano Rossetti.
Frank Lowe : OUT LOUD (Triple Point, 2014)
Quarante ans après leur enregistrement, ce sont là des bandes dans lesquelles Frank Lowe aurait aimé puiser pour composer son second album personnel (Logical Extensions). Or, après Black Beings, ce sera Fresh qui, au son de compositions personnelles et de reprises de Thelonious Monk, fera la deuxième référence de sa discographie. Enregistrées en 1974 en studio (Survival Studio) et en concert (Studio Rivbea), ces séances de « rattrapage » sont aujourd’hui publiées par l’exigeant label Triple Point.
Dans un grand cahier rouge (Inside OUT LOUD), Ed Hazell – qui signa jadis les notes de quelques documents de choix : The Jimmy Lyons Box Set, Centering ou Muntu Recordings – explique qu’OUT LOUD présente tout ce que le « nouveau quartette » de Lowe, pensé pour l’enregistrement de son Logical Extensions, a pu enregistrer. Après quoi, l’écrivain retrace le parcours du saxophoniste : naissance à Memphis, arrivée à New York, collaboration avec Sun Ra, Alice Coltrane, Rashied Ali, Don Cherry…, enregistrement de Black Beings et formation du quartette à entendre sur ce double-vinyle : Lowe associé à Joseph Bowie, William Parker et Steve Reid – sur la quatrième face, le quartette est augmenté du trompettiste Ahmed Abdullah –, soit : trois partenaires que l’on retrouve à ses côtés sur Black Beings, The Fresh ou The Flam.
Loin de la retenue de Fresh, Lowe en appelle ici à un nouvel « Act of Freedom » au son de phrases rentrées – parfois, il semble en lutte contre sa propre identité sonore – et de franches exclamations. Afin de les exalter encore, la paire rythmique presse souvent le saxophoniste quand Bowie multiplie les interjections parallèles (Listen). Mais le jeu du quartette n’est pas que de tensions et de frictions, puisqu’il lui arrive souvent de servir un expressionnisme minimalisme qui flotte entre les combinaisons réduites de l’Art Ensemble et l’Inside Story de Prince Lasha.
Au Rivbea, les micros se rapprochent – l’œil de l’auditeur aussi, puisqu’un code permet à l’acquéreur de la référence Triple Point de visionner le film de ce passage chez Bea et Sam Rivers. Sortis de l’interprétation des trois temps de l’ « Act of Freedom » composé pour Logical Extensions, les musiciens lâchent la bride d’une inspiration plus fervente encore : l’archet de Parker ose la répétition, et la répétition intensifie son jeu ; la batterie de Reid multiplie rebonds et soubresauts qui agissent sur les souffleurs comme autant d’électrochocs ; le saxophone (ténor, soprano, et aussi sifflets, harmonica…) et le trombone n’en finissent plus d’entrer en collision. Et puis, puisqu’on ne se refait pas – animateur des concerts donnés en lofts new-yorkais, Lowe n’aimait pas tant le free jazz que la musique de Coltrane et la tradition d’où elle avait jailli –, c’est avec des airs de formation Nouvelle-Orléans que le quartette tire sa révérence. Voilà donc, entre Black Beings et Fresh, le trait d’union qu’il faudra aller chercher.
Frank Lowe Quartet
OUT LOUD (extrait)
Frank Lowe : OUT LOUD (Triple Point)
Enregistrés : 1er mai 1974 (A/B) / (sans doute) printemps / été 1974. Edition : 2014.
2 LP : A1/ Untitled 1 A2 Vivid Description – B1/ Listen B2/ Untitled 2 B3/ Logical Extensions – C1/ Whew! – D1/ Untitled 3 D2/ Closing Announcement
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo, 2014)
En 1992, il ne reste à Sun Ra que quelques mois à vivre. L’Arkestra pose son vaisseau à Ulm et Herman Poole Blunt ressemble étrangement à l’homme-lion, cette statuette en ivoire de mammouth vieille de 40 000 ans, exhumée précisément près de la ville d’Ulm. L’Arkestra d’aujourd’hui est cabossé. Il ne possède plus les transes d’antan. John Gilmore n’est pas du voyage, Marshall Allen convulse sans conviction, Sun Ra vagabonde en chorus laborieux.
Mais cet Arkestra ne s’avoue pas vaincu. Le trompette d’Ahmed Abdullah joue haut et serré, le trombone de Tyrone Hill est flamboyant au possible, la guitare de Bruce Edwards dévisse à vitesse hyprasonique, Buster Smith demeure un sacré batteur (Love in Outer Space). Et quand, dans le deuxième CD, la machine s’emballe et retrouve le joyeux bordel des origines, quand le chant devient danse et bastringue foutraque, quand le vieux DX7 du maître pose quelques accords déraisonnables, l’on retrouve quelques-unes des essentielles vertus de l’Arkestra. Faut-il vous en faire l’énumération ?
Sun Ra Arkestra : Live in Ulm 1992 (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1992. Edition : 2014.
2 CD : CD1 : 01/ Ankhnaton 02/ The Mayan Temples 03/ El Is a Sound of Joy 04/ Fate in a Pleasant Mood 05/ Hocus Pocus 06/ Love in Outer Space 07/ Nameless One N° 2 08/ Prelude to a Kiss 09/ Theme of the Stargazers – CD2 : 01/ Unidentified 02/ Lights on a Satellite 03/ The Shadow World 04/ Space Is the Place 05/ They’ll Come Back 06/ Destination Unknown 07/ Calling Planet Earth 08/ The Forest of No Return
Luc Bouquet © Le son du grisli
The Group : Live (NoBusiness, 2012)
Les années 1980 virent la disparition des lofts qui, à New York, permettaient aux musiciens de free jazz d’exprimer leurs idées musicales. L’accession au pouvoir de Ronald Reagan coïncida avec la suprématie de Wynton Marsalis : ainsi la décennie serait marquée du double sceau de l’individualisme et de la réaction.
Aussi certains musiciens américains, héritiers de générations de jazzmen qui n’eurent de cesse de bousculer les formes établies, surent incarner une autre vision du jazz, et peut-être, de l’Amérique. Les années 1980 virent donc s’épanouir de nouvelles fleurs sauvages, en la qualité de groupes coopératifs qui comptaient bien abolir la notion de leader et s’inscrire dans le grand continuum de la musique africaine américaine (se souvenir pour mieux s’affranchir). Ainsi naquirent Old and New Dreams (Dewey Redman, Don Cherry, Charlie Haden et Ed Blackwell), Song X (Ornette Coleman et Pat Metheny), The Leaders (Lester Bowie, Chico Freeman, Arthur Blythe, Kirk Lightsey, Cecil McBee et Don Moye) ou encore The World Saxophone Quartet (David Murray, Oliver Lake, Julius Hemphill et Hamiet Bluiett). Ainsi naquit The Group.
Derrière ce patronyme humble, débusquer cependant cinq pointures, en d’autres circonstances à la tête de leurs propres formations., et rappeler leurs parcours légendaires : Andrew Cyrille avait battu pour Coleman Hawkins et Cecil Taylor ; Marion Brown soufflé auprès de John Coltrane et Archie Shepp ; on entendit le violon de Billy Bang et la trompette d'Ahmed Abdullah au sein de l’orchestre de Sun Ra ; la contrebasse de Sirone avait accompagné Pharoah Sanders et Charles Gayle. The Group tourna pendant deux années dans la région de New York, en 1986 et 1987, et c’est leur cinquième concert qui est ici documenté. Cette unique trace discographique du quintet est exceptionnelle. Tout d’abord parce que ce soir-là, le 13 septembre 1986 au Jazz Center of New York, le groupe était augmenté d’un second contrebassiste, Fred Hopkins. Ensuite, pour le répertoire interprété. En plus de leur propre matériau (on peut entendre ici une composition de Bang et une de Brown), The Group commença d’embrasser plus large et proposa trois relectures passionnantes de thèmes de Charles Mingus, Butch Morris et Miriam Makeba.
Aux côtés de la rythmique, les trois instruments sont donc le saxophone alto, la trompette et le violon., soit : tles rois instruments pratiqués par Ornette Coleman. Et s’il fallait chercher une influence, ou plus exactement une parenté, dans la musique jouée par The Group, c’est vers celui-ci qu’il faudrait se tourner. Comme chez le musicien texan, on entend sur ce disque l’amour des mélodies autour desquelles tourner agilement et gaiement, de soudains accès de mélancolie bientôt balayés, l’importance de la pulsation et le dynamitage tranquille des formes. Cette musique incroyablement vivante, la joie communicative de six musiciens au sommet de leur art et les notes de pochettes éclairantes d'Ahmed Abdullah, suscitent une très forte émotion.
EN ECOUTE >>> Joann's Green Satin Dress >>> Goodbye Pork Pie Hat
The Group : Live (NoBusiness)
Enregistrement : 13 septembre 1986. Edition : 2012.
LP : A1/ Joann’s Green Satin Dress A2/ Goodbye Pork Pie Hat – B1/ Amanpondo
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Au même disque de The Group, Pierre Lemarchand a aussi consacré une émission de radio : son écoute peut être faite en streaming sur le site de Jazz à part.
Arthur Blythe (RIP) : The Grip (India Navigation, 1977)
Ce texte est extrait du troisième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
A l’occasion de leur réédition, The Grip et Metamorphosis, références de la discographie d’Arthur Blythe enregistrées en concert le 26 février 1977, furent couplées sur un CD dont l’un des titres interroge : « My Sun Ra », lit-on ainsi sur le carré miniature quand le trente-trois tours affichait, lui, « My Son Ra ». La différence est de poids.
Si Arthur Blythe a fréquenté l’Arkestra, ce n’est pas celui du musicien d’outre-espace mais celui d’un autre pianiste : Horace Tapscott. Dans The Musical and Social Journey of Horace Tapscott, celui-ci révèle de quelle manière il rencontra l’altiste de San Diego, alors homme du blues connu sous le nom de Black Arthur, pour l’intégrer bientôt à son Pan Afrikan Peoples Arkestra. Là, Blythe servit souvent les vues de Tapscott avec la même ardeur et la même foi que Lawrence ‘’Butch’’ Morris, David Murray ou encore Wilber Morris. Comme eux aussi, il quittera Tapscott et la Côte Ouest pour New York. Là, il se fera entendre dans les formations de Chico Hamilton et Gil Evans, Lester Bowie et McCoy Tyner, et profitera d’un passage au Brook pour enregistrer pour la première fois en meneur – c’est là le disque qui nous intéresse – à l’âge de 37 ans.
Des choses apprises par Blythe auprès de Tapscott, The Grip retient un goût pour les associations instrumentales peu répandues et – en conséquence – une réflexion sur les arrangements. Auprès du saxophoniste, on trouve ainsi Ahmed Abdullah (trompette), Bob Stewart (tuba), Abdul Wadud (violoncelle), Steve Reid (batterie) et Muhamad Abdullah (percussions), allant au rythme de formes musicales étranges : concentration braxtonienne exigée par le thème de « The Grip » (évanouie lorsque l’heure sonne de la récréation), unisson de l’alto et du tuba sur un thème de Walter Lowe (« Spirits in the Fields »), orientalisme attendu de « Lower Nile », chant de fragilités partagées (« Sunrise Service ») ou pièce d’une fanfare d’avant-garde dont chacun des membres aura l’occasion de se faire entendre comme jamais auparavant (« As of Yet »). Là, le saxophoniste fait de Stewart le souteneur renvoyant aux groupes itinérants de la Nouvelle-Orléans : le tubiste le remerciera de sa fidélité : on le retrouvera longtemps auprès de Blythe, en concerts comme sur disques (Bush Baby, Lenox Avenue Breakdown, Night Song, Spirits in the Fields, Focus, Exhale).
Lorsque The Grip se termine, le mystère n’est pas dévoilé : sur « My Son Ra », le souffle de Blythe fait encore œuvre de délicatesses et ne peut laisser présager de l’avenir du saxophoniste : ce contrat avec Columbia a-t-il imposé ce clinquant à sa sonorité, commandé cette fusion piteuse ou conseillé ce retour à la tradition, essai que d’autres que lui sauront mieux (en fait, plus efficacement) transformer ? Son histoire s’est faite ensuite au son d’associations plus prometteuses qu’inventives : Together Again en 1988 avec Horace Tapscott, John Carter et Bobby Bradford ; retrouvailles avec Lester Bowie dans The Leaders (en présence de Famoudou Don Moye et Chico Freeman) ; remplacement de Julius Hemphill dans le World Saxophone Quartet en 1990 ; concerts donnés deux ans plus tard en compagnie de Sam Rivers, Nathan Davis et Chico Freeman... Si l’épreuve est plus ou moins convaincante, on y discerne toujours l’empreinte d’un alto singulier qui aura pu le meilleur à l’aube de la quarantaine.