Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Philip Catherine
A l’occasion de la parution, dans quelques semaines, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Je rencontre Philip Catherine en 1983 dans un stage de guitare à Nice (Roland Dyens, Michel Haumont, Philippe Petit, Mickey Baker, Joël Favreau), sa manière d'être (un peu Tintin d'Hergé), son accent belge, mais avant tout son jeu, tout de suite je suis embarqué, je veux jouer comme ça, comme lui, tout faire comme lui, mais je n'ai que 13 ans, ça peut se comprendre.
Depuis très tôt je me pose cette question inquiétante : à quoi bon vouloir devenir guitare de jazz ici, alors que cette musique est américaine fondamentalement ? Y a-t-il même la moindre chance d'arriver à quoi que ce soit de crédible, d'audible, en vivant à Paris ? Philip lui joue avec Larry Coryell, Chet Baker, enregistre avec Dexter Gordon, Charles Mingus, est connu aux Etats-Unis, c'est donc possible mais seulement pour l'excellence, les tous meilleurs. Son jeu lyrique, virtuose ses compositions mélancoliques mais actives, tout me touche, me soigne, presque. Je revivrai quelque chose d'assez similaire avec Fred Frith plus tard, son monde m'habite, je veux y participer.
Philip est totalement ouvert à l'époque, me reçoit, m'encourage, me parle, donc j'existe. Et puis il joue maintenant avec Chet, au départ je suis tellement accaparé par son jeu de guitare, que j'écoute à peine Chet, rapidement je vais entrer dans ce monde aussi, les suivre partout, les écouter tout le temps. Jusqu'à la sortie du trio Catherine-Escoudé-Lockwood, en 1983, une sorte d'apogée de la modernité contemporaine en guitares et jazz pour moi, j'en suis totalement fou, Philip m'a donné les partitions, je travaille dur dans l'espoir (on peut rêver), de peut-être un jour pouvoir en remplacer un (s'il venait à être empêché, le temps d'un seul concert, juste si jamais, ce serait un rêve).
Aujourd'hui toujours, je réécoute Philip, son lien avec René Thomas (qu'il connaissait bien, rencontrait souvent, a même débuté en le remplaçant chez Jack Sels, Jacques Pelzer ou Lou Bennett), est évident, c'est l'Europe vraiment Philip pour moi. Celle sans complexe, tout en couleurs, harmonie et jeu. J'adore. Noël Akchoté
Chet Baker je le découvre dans le film de Bruce Weber Let’s Get Lost en 1988, l’année de sa mort, noir et blanc contrasté qui accentuait encore cette belle gueule d’acteur du trompettiste. Longs plans rapprochés sur ce James Dean du jazz aux joues creusées, aux dents abimées par toutes les substances avalées, intra-veineuses infiltrées jusqu’au cœur et à l’âme. J’écoutais Billie Holiday à la même époque, cette voix pareillement écorchée, qui chantait « Strange Fruits », tournant comme Chet dans le crépuscule froid des idoles. Jimmy Rowles écrivait à son propos « qu’elle ne chantait pas vraiment, elle communiquait un feeling, elle était une âme », Chet jouait-il de la trompette ou sa vie ?
En tout cas nul autre comme lui dessine un mood aussi enveloppant autour de nous, nous invite à habiter un long travelling sur un fantasme d’Amérique. La trompette est chez lui une respiration, un souffle pour repousser au loin les sombres nuages, être là sur la scène, se savoir encore vivant. L’air sortant du pavillon semble vaguement comme endormi, dans des vapeurs léthargiques, jusqu’à ce que son guitariste, ici Philippe Catherine, le tire par la manche, descendant en courant des lignes de notes satinées, brillantes, suites d’accords jazz qui s’enchaînent, reviennent à la façon de leitmotivs obsédants. La trompette glisse ses phrasés mélancoliques sur les grilles d’accords tourbillonnants, vifs. Il n’y a pas de pause, de silence dans leurs jeux, comme si le temps allait venir à manquer, à se dissoudre dans le bavardage du public, que c’était l’ultime chance de jouer, non pas un thème, mais bien soi, son être avec ses ratages et ses joies. Jean-Louis Rassinfosse à la contrebasse, arrière-plan, le swing c’est lui. C’est presque un duo si on reste dans l’écoute sur le devant de la scène, tant le trompettiste et le guitariste sont animés, brillants, fluides, enlacés dans le son, tirant l’autre à soi, à faire corps. Quelques notes cuivrées belles comme la nuit. Michel Henritzi