Jacques Thollot : Tenga Niña (Nato, 2015)
En 1995, on en parle, on s’excite : Jacques Thollot enregistre. Depuis longtemps, le mundillo oublie Thollot (le mundillo réussit très bien à oublier ceux qu’il a adorés la veille). Thollot joue en solitaire, compose, espère. Le sac est plein de cassettes, de projets. Et l’homme de Chantenay n’oublie pas. Et il dit go ! Et Tenga Niña voit le jour. Et la secousse sismique n’est pas anodine.
On n’a jamais oublié la trompette d’appel d’Henry Lowther. On la retrouve ici intacte, inaugurant cet album puzzle. Un album où le sucré se marie avec l’amer. To Neneh by Don from Jacques, comment l’oublier ? Comment oublier les morsures de Noël Akchoté ? Comment passer sous silence les bienveillances de Claude Tchamitchian ? Comment oublier les douces violences de Tony Hymas ?
Ce disque n’est rien d’autre qu’un appel à la tendresse. A toutes les tendresses. Et peut-être même au pardon. Ce n’est pas un disque de compositeur. Ce n’est pas un disque de batteur. Peut-être est-ce un disque de chamane ? Et comment oublier l’au-delà de Marie Thollot ? Impossible. Voilà, vous venez de conclure à ma place.
Jacques Thollot : Tenga Niña (Nato / Allumés du Jazz)
Enregistrement : 1995. Edition : 1996. Réédition : 2015.
CD : 01/ Tenga Nina 02/ La maison des Cellettes 03/ To Neneh by Don from Jacques 04/ Récréation exubérante de position stationnaire 05/ Alliance secrète 06/ Trois bambins pour Art 07/ Longitude innée 08/ Un bâton a toujours deux bouts 09/ Même si j’étais mine, garde le style haut ! 10/ To Bud 11/ Fanny de deux à trois 12/ L’au-delà
Luc Bouquet © Le son du grisli
Noël Akchoté : Gesualdo. Madrigals for Five Guitars (Blue Chopsticks, 2014)
Noël Akchoté est toujours là où on ne l’attend pas (ou plus). Hier il croisait sa guitare avec celles de Derek Bailey, Fred Frith, Eugene Chadbourne, Marc Ribot, ou la confrontait à l’inspiration de Luc Ferrari, Günter Müller, etc. Aujourd’hui, il la met au service des motets de Guillaume de Machaut ou des madrigaux de Monteverdi. Parce que, une chose : l’univers d’Akchoté est baroque, presque autant que la musique qu’il interprète sur Gesualdo.
Donc fini Sonny Sharrock, c’est le répertoire de Carlo Gesualdo da Venosa (1566-1613) qu’il reprend maintenant à la six cordes, plus précisément son Quinto libro dei madrigali a cinque voci. Par le passé, les voix de l’Hilliard Ensemble s'y sont collées pour ECM ; ici, ce seront cinq guitares, tenues par Akchoté, Adam Levy, Doug Wamble, David Grubbs (seigneur et maître de Blue Chopsticks) & Julien Desprez.
Donc aussi exit les paroles, alors concentrons-nous sur ces pièces « ligne claire » pour sopranos, alto, ténor et basse. Leur douce mélancolie, courtoise et disons même presqu’urbaine, est d’une efficacité inaltérable – c’est aussi pourquoi je prescrirais leur absorption par micropilules (après tout, les téléchargements à l’unité, Akchoté s’en est fait le champion !). Si l'on respecte la posologie, les premiers effets se feront rapidement sentir.
Noël Akchoté : Gesualdo. Madrigals for Five Guitars (Blue Chopsticks)
Edition : 2014.
CD / DL : Gesualdo. Madrigals for Five Guitars
Pierre Cécile © Le son du grisli
Jean-Marc Montera : What’s Up? Femmes poètes de la Beat Generation (Signature, 2013)
What’s Up, le projet que Jean-Marc Montera (qui joua by the past on s’en souvient avec Moore et/ou Ranaldo) a monté en hommage aux « femmes poètes de la Beat Generation » vaut bien une légère infidélité (textuelle je précise) à Leah Singer ! Voilà ce qu’a dû conclure Lee Ranaldo (aussi fasciné que ses partenaires de SY par la Beat Generation) qui est avec Jean-François Pauvros, Noël Akchoté et Montera himself des quatre guitaristes du projet…
Anne Waldman, ruth weiss, Janine Pommy Vega, Hettie Jones, sont les quatre poétesses choisies, retranscrites et traduites dans un livret, et « lues » (ou récitées, jouées, surjouées, rendues…) par Sophie Gontier sur des improvisations des guitaristes et de Fanny Pacoud (violon), d’Ernie Brooks (l’ancien acolyte d’Arthur Russell à la basse électrique sur le CD2) et d’Ahmad Compaore (batterie). Un post-No Wave à la Branca ? Un rock de chambre illuminé ? Une ambient poétique ? Les trois, mon géRanal ! Dissipées les premières inquiétudes (hommage à la gente f., clins d’œil aux poétesses battantes, ode aux femmes beatues…), et si la lecture prend parfois trop de place, la musique est là, qui impressionne durement !
Jean-Marc Montera : What’s Up? Femmes poètes de la Beat Generation (Signature)
Edition : 2013.
2 CD : CD1 : 01/ Drum Song 02/ Word 03/ Women in Black 04/ The Lie 05/ 2009 06/ Teddy Bears 07/ 1967 08/ Number Song 1 – CD2 : 01/ Jazz 02/ Anna Marie 03/ House Bound 04/ Two Hearts 05/ Living on Hair 06/ Train Song 07/ Sunrise Blue 08/ Number Song 2
Pierre Cécile © Le son du grisli
Richard Pinhas : Desolation Row (Cuneiform, 2013)
La musique de Richard Pinhas est un monstre à la gueule béante dans laquelle on saute de bon cœur parce qu’on sait qu'une fois passée la gorge on est sûr de tomber sur des trucs de toutes les couleurs, des guitares qui saturent et des rythmes en pamoison qui profitent de la première qualité qu’a Pinhas : celle d’oser !
Oser par exemple combiner le fuzz et le chorus sur des rythmes de mini synthés, réverbérer les solos pour faire croire qu’il a enregistré au (zabriskie) point le plus enfoui de la Death Valley, résumer toute l’histoire du New Age dans un bouillon sonore apocalyptique ou exploser celle du psychédélisme dans un arpège d’un goût... douteux. Avec les pédales grégaires, les electronics et les beats usurpés des invités Lasse Marhaug, Oren Ambarchi, Noël Akchoté, Duncan Nilsson, Eric Borelva et Etienne Jaumet, le guitariste laboure une terre de contrastes dont South nous offre un beau panorama (le plus intéressant des six que contient Desolation Row, alors qu'il est (justement parce qu'il est ?) le plus monotone).
A force d'être chamboulé, maltraité, arrive le moment où on se rebiffe. Et voilà que le monstre à gueule béante nous recrache à terre. Encore sonné et tout gluant, on se met à sourire, pas peu fier de l’expérience mais pas mécontent non plus d’en être ressorti. Bizarre ?!?
EN ECOUTE >>> Circle
Richard Pinhas : Desolation Row (Cuneiform / Orkhêstra International)
Edition : 2013.
CD : 01/ North 02/ Square 03/ South 04/ Moog 05/ Circle 06/ Drone 1
Pierre Cécile © Le son du grisli
Sonny Sharrock : Monckey-Pockie-Boo (BYG, 1970)
Ce texte est extrait du deuxième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Les clichés d’époque du guitariste Sonny Sharrock le montrent souvent les pieds empêtrés dans les câbles, comme inconscient de ce qui se passe autour de lui, la tête absorbée par un tourbillon de sons qu’il faisait passer en force et au feeling. Ce que confirme un peu, à sa manière, la photo de Jacques Bisceglia à l’intérieur de Monkey-Pockie-Boo, où cet Afro-américain taillé comme un colosse empoigne son instrument à bras-le-corps – et à l’image d’un style : hors normes et non intellectualisé.
Son confrère Noël Akchoté, qui lui a rendu hommage dans le cadre d’un bel album sorti par Winter & Winter : « Je me souviens d’un concert de Sharrock à Paris, vers la fin des années 1980. Sa bouche était pleine de médiators de toutes les couleurs, dans sa main chacun ne durait pas plus d’une minute. Ils se fendaient en mille morceaux, explosaient littéralement sous la pression et volaient de partout, sans cesse remplacés par des neufs qu’il sortait de sa bouche. Dans ses mains la guitare semblait à tout moment pouvoir être réduite en un tas de bois, de ferraille et de cendres. Ce n’était pas Jimi Hendrix, il s’agissait vraiment d’autre chose : jamais aucune méthode n’avait parlé de ça. » Et pour cause : Sharrock était un pionnier du genre, sans Dieu ni maître (au point de friser l’arrogance dans les rares entretiens accordés à ses débuts) et, indéniablement, le premier guitariste free de l’histoire du jazz.
Mouvementée, sa carrière fut criblée d’absences suivies de retours inespérés, mais aussi de désirs contrariés. Elle commença par le saxophone, abandonné pour des raisons de santé au profit de la guitare. En 1965, à New York, il joua brièvement avec Ric Colbeck, Frank Wright, Sunny Murray, avant d’enregistrer avec Pharoah Sanders le superbe Tauhid, où son style singulier (que l’on pourrait apparenter au dripping de Jackson Pollock), produisit l’effet d’une bombe dont la déflagration traversa surtout les suivants Black Woman et Monkey-Pockie-Boo, réalisés dans la foulée, avec son épouse d’alors, Linda Sharrock, dont les vocalises convulsives évoquent Yoko Ono en plus sensuelle, voire Patty Waters dans sa relecture sidérale de « Black Is The Color Of My True Love’s Hair » de John Jacob Niles.
Pour l’épauler sur Monkey-Pockie-Boo, une rythmique de feu : Beb Guérin, bassiste inspiré de beaucoup des sessions BYG (dont l’immense William Parker a reconnu la talent) ; et Jacques Thollot, batteur (et compositeur du mythique Quand le son devient aigu jeter la girafe à la mer), probablement sous LSD (ce qu’il m’a confié alors qu’il avait été programmé en solo à Marseille, au festival Nuits d’Hiver, il y a quelques années).
Noël Akchoté, encore : « Personne n’avait jamais osé se libérer à ce point de toute contrainte. Tout en lui semblait prêt à transgresser, exploser, brûler. Au diable les conventions : Sonny traversait le manche de haut en bas, mais aussi au-dessus, en dessous, sur les côtés, tout autour, sans complexes ni complaisance. » En 1994, Sonny Sharrock succombe à une crise cardiaque, laissant orpheline la scène downtown new-yorkaise et les Elliott Sharp & Co. qu’il a plus qu’influencés.
Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Taku Sugimoto
A l’occasion de la parution, début mai, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Ma rencontre avec Taku (et j'entends par là presque plus comme auditeur, qu'en tant que musicien, guitariste), est très liée à ce disque en solo, Opposite, en 1998 (l'année suivante, il m'invite à le rejoindre sur une tournée en France, nous jouerons trois, quatre concerts). C'est un moment bien particulier de l'évolution de ces musiques, celui où après des décennies de free jazz, musiques expérimentales en tous genres, où tout est vite, fort, suractif, chacun cherche à en sortir.
Chez Taku cela va bien au delà d'un tournant, je pense que ce jeu était en lui avant, peut être que cette période va le lui permettre de manière plus évidente, juste. Ce que j'ai adoré dans cet enregistrement, c'est la balance presque égale, entre silence, guitare et jeu (encore). Comme si l'un appelait l'autre, je veux dire que ces phrases minimalistes, le sont dans un cadre véritablement improvisé, c'est d'une très grande cohérence, j'ai un peu regretté ensuite une sorte de rejet de l'instrument, qui incarne si bien cette approche pourtant.
J'ai eu l'impression qu'il revenait à la guitare ces derniers temps, j'ai toujours gardé en tête l'idée d'enregistrer un duo, en 1999 il jouait déjà ainsi, mais moi j'étais en rupture totale, avec ces solos Joseph, où je n'arrivais plus à poser même la main gauche sur le manche, ne jouant que des résonances, des boucles organiques, laissant la guitare jouer par elle-même. Noël Akchoté
Je découvre aussi Taku à travers cet album, Opposite, la même année que toi, disque qui me semblait tenir en équilibre entre primitive blues et musique pour shamisen ou biwa, au fond travaillé inconsciemment par l'Histoire du Japon moderne, entre ses traditions immémoriales et l'américanisation brutale de l'après-guerre. Effectivement ce qui était le plus évident à son écoute c'était la place que prenait le silence, non pas comme un espace vide entre deux sons mais comme un lien entre eux, un silence dynamique qui ouvrait sur un rêve bruissant.
J'organise en 1999 la première tournée en Europe de Taku, 13 dates, je l'accompagne sur quelques-unes d'entre elles, et sa musique me bouleverse. Sa beauté fragile et aussi sa façon d'amener l'improvisation sur autre chose qu'une simple inspiration momentanée, mais pour la première fois il me semblait que l'écoute se déplaçait au centre du processus créatif, que Taku invitait l'auditeur à improviser imaginativement avec lui, qu'il ouvrait sur nous. Taku n'a jamais été dans le rejet de l'instrument, bien au contraire, il a toujours choisi la guitare pour ce qu'elle est : un corps en bois tendu de cordes, sa résonance particulière même dans ses compositions les plus arides comme sur « Principia Sugimatica » par exemple.
Il est dans cette fascination pour cette seule note vibrante, la manière où elle se déploie sur l'instrument et meurt dans l'espace qui l'entoure. Il y a la guitare, sa propre musique qui échappe à son propriétaire, encore qu'il l'a choisi précisément pour son « son » unique, et le guitariste qui en joue. Taku a ce rapport à l'instrument qui serait très cagien, où la musique doit exister en dehors du seul musicien. Je serais curieux de ce duo entre lui et toi, sur quelle page blanche vous pourriez vous retrouver, où le jeu ne serait pas une discussion entre deux amis mais un espace où les sons s'agrégeraient pour résonner dans votre ombre. Michel Henritzi
AMP : s/t (El Sound, 2011)
AMP pour Akchoté / Montera / Pauvros. AMP qui donna un concert au Point du jour, un centre d’art installé à Cherbourg dans un bâtiment d’Eric Lapierre. On peut trouver ce concert d’AMP sous forme de LP (blanc ou noir) édité par El Sound, ou, de durée plus courte cependant, sous forme de CD (argent) accompagné d’un livre de photos du bâtiment, édités par Le point du jour.
Mais revenons à la musique. Le 29 août 2009, les trois guitaristes trituraient leurs médiators sur un mélange de folk et de blues improvisé. Avant que les ondes électriques ne changent tout et fassent tout vaciller. Les guitares partent en vrilles (je veux parler de vraies vrilles) et élèvent un mur de sons précontraints. Le deuxième acte de la performance, deux fois plus court (c'est-à-dire neuf minutes et demi), commence aussi calmement. Un arpège et encore un peu de folk. Mais des sifflements montent, une guitare vrombit, Akchoté, Montera et Pauvros crachent tout ce qu’il leur reste, et le reste est dense. Ils se font éruptifs et grandioses. Malgré tout, la construction de Lapierre semble avoir tenu.
AMP : s/t (El Sound / Souffle Continu)
Enregistrement : 29 août 2009. Edition : 2011.
LP : A/ B/
Pierre Cécile © Le son du grisli
Jean-François Pauvros donnera, le 31 mai en compagnie de Charles Pennequin, un concert au Générateur, Gentilly. Deux places sont offertes aux lecteurs du son du grisli : la participation à ce petit concours impliquant d’adresser ses coordonnées ici.