LDP 2015 : Carnet de route #16
Si le ldp Trio n’a pu assurer le concert prévu à L’AMR de Genève le 23 mai 2015, Jacques Demierre y a joué, en duo avec le percussionniste Julian Sartorius. Il raconte ci-dessous les raisons de cet empêchement, et se souvient d'un conseil de Threadgill : Stop playing but don't stop the music.
23 mai, Genève, Suisse
AMR
Des raisons médicales nous ont fait annuler le concert en trio à l'AMR de Genève, mais la musique, celle qui nous réunit depuis une quinzaine d'années, ne s'est pas pour autant arrêtée. Elle continue, se poursuit de la fin du Spring Tour au Fall Tour, début octobre, et retentira au-delà. Stop playing but don't stop the music, disait Henry Threadgill, dirigeant alors une version européenne de l'Instant Composer Pool hollandais, où je partageais le piano avec Misha Mengelberg, lequel me laissait jouer toutes les parties écrites et passait pendant mes solos son menton par-dessus mon épaule pour observer le mouvement de mes doigts improvisant sur les touches. Le concert terminé, à peine sorti de scène, il poursuivait backstage, alors que le public l'applaudissait encore, une partie d'échec entamée quelques concerts auparavant avec Han Bennink. Stop playing but don't stop listening dit le trio ldp depuis sa création. Listening comme statement, comme titre de tournée, comme action de jeu. Car on n'écoute pas quelque chose, on écoute. On est dans l'action, on produit de l'écouté. C'est précisément pour questionner cette production aurale que j'ai proposé au batteur Julian Sartorius, en remplacement du trio, de jouer un duo mélangeant les outils piano et batterie pour un travail sur la masse sonore, tel celui du vent sur la surface de l'eau. Le titre de ce projet, Nouvelles Vagues, est moins un clin d'oeil au mouvement cinématographique de la fin des années 1950, qu'une manière de proposer un point d'écoute autre que celui imposé par le Mainstream, le courant principal, pour rester dans la métaphore maritime. Le Mainstream suggère une écoute qui ne fait pas de vague. C'est en tous les cas ce que j'ai compris quand l'AMR m'a informé que, comme leur piano à queue Steinway & Sons est réservé, je cite, "aux concerts plus "classiques" (sic) dans le jeu", je devrai utiliser le Yamaha, S6, 5614778. Si jouer sur l'ancien piano de concert du lieu ne constituait en l'occurrence aucun problème, j'ai lentement réalisé que cette restriction instrumentale dissimulait surtout une restriction de l'écoute et de sa liberté essentielle. Troublant d'entendre ça dans un lieu né du free jazz et de sa détermination à voir et à écouter le monde différemment. Laisser à l'écoute sa pleine liberté, c'est effectivement prendre le risque de mettre le réel à l'épreuve de l'écouté. Ironie du sort, c'est en jouant pourtant exclusivement et "classiquement" sur les touches du Yamaha S6 qu'une corde grave s'est subitement rompue en cours de concert. Cette confirmation malicieuse des craintes de l'organisateur montre avant tout que la force de l'écoute, davantage qu'un mode de jeu nécessairement non-conventionnel, est souvent à la source d'une tension, d'ailleurs fortement expressive, entre la facture instrumentale et le matériau sonore. Si un processus de répétitions rapides des touches graves de l'instrument peut par exemple donner lieu à des sonorités surprenantes jaillissant des cordes ainsi frappées par les marteaux, il peut aussi entrainer, aidé par l'accumulation des fréquences de résonance, un effet de fatigue du métal qui, suivant le degré de fatigue de la corde elle-même, conduit parfois à la rupture. Ce qui n'est pas bien grave en soi, il faut le dire, mais qui symboliquement représente le risque à prendre pour que le processus d'écoute ait une chance de s'étendre à l'infini. Inversement, si l'on refuse ce risque, on comprend aisément combien la liberté utopique d'écouter s'en trouve restreinte. C'est l'écoute du pianiste qui devrait façonner et transformer le piano et non le piano qui façonne et maintient le pianiste dans un prêt-à-écouter. Si, dans un autre domaine, mais comme en résonance à travers les siècles, le philosophe chinois Confucius disait que "les rituels de deuil sont là pour fatiguer la douleur", à nous aujourd'hui de continuer sans relâche à fatiguer les cordes de nos instruments, à jouer la transformation de leurs sons, à remettre du mouvement, de la vie dans le carcan instrumental.
J.D.
Photo : Jacques Demierre
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