Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

East-West Trio : The Shangai Session (In Situ, 2013)

east-west trio shanghai session

Dans le boitier rouge et richement garni sommeille le East-West Trio. Plus pour très longtemps. Voici le CD dans le lecteur.

Qu’y entend-t-on ? Le souffle  du blues. Pardon : de tous les blues. Des nappes anxiogènes. Des axes mouvants. Des terres d’accueil où l’on se frôle et où l’on se reconnait. Des voix libérées. Des kermesses de joie. Des astres stagnants. Des bourrasques douces. Des sensibilités modulées.

Parce qu’ils ont depuis longtemps déserté les chemins imposés, Didier Petit (violoncelle, voix), Xu Fengxia (guzheng, sanxian, voix) et Sylvain Kassap (clarinettes, chalumeau) mordent dans le rouge de la chair. Avec le sensible pour évidence. On devine que le conflit est à des années lumière de leurs desseins. Leur projet n’est que celui du partage. Celui des complicités naturelles. Celui du délestage des codes et des obligés. Ainsi, libres et affranchis, les voici prêts à saluer l’intemporel.

East-West Trio : The Shangai Session (In Situ / Orkhêstra International)
Edition : 2013.  
CD : 01/ Shangai Folk Song 02/ Carte postale 03/ On the Tradition 04/ Aiku 05/ Snake Raga 06/ Shamane 07/ Mademoiselle du Henan 08/ Aiku 09/ West 10/1+2+1 = 3 11/ Matière errante
Luc Bouquet © Le son du grisli

east-west_collective_4_280Ces 14 et 15 décembre, l'East-West Collective (East-West augmenté de Miya Masaoka et Larry Ochs) est attendu à Nantes (Pannonica) et Tours (Petit Faucheux, dans le cadre du festival Super Flux). 

 



13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art, 2012)

13 miniatures for albert ayler

C’est en plein cœur que l’on doit viser. Là, où précisément, se niche le sensible. En cette matinée du 13 novembre 1966, les civilisés avaient décidé de crucifier le sauvage. Le sauvage se nommait Albert Ayler. La bataille fut rude. Perdue d’avance. « Ça fait quoi, Monsieur Ayler, ces serpents qui sifflent sous votre tête ? » Albert ne répondit jamais. Quatre ans plus tard, un chapiteau chavira et Ayler ne put contenir ses pleurs. La suite est connue. La fin dans l’East River. Beaucoup d’orphelins parmi les sauvages. Les civilisés avaient déjà oublié.

Pour commémorer les quarante ans de la mort d’Ayler, on convoque dix-huit sensibles. Ils sont sensibles et le savent. Ils se nomment : Jean-Jacques Avenel, Jacqueline Caux, Jean-Luc Cappozzo, Steve Dalachinsky, Simon Goubert, Raphaël Imbert, Sylvain Kassap, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, Didier Levallet, Ramon Lopez, Joe McPhee, Evan Parker, Barre Phillips, Michel Portal, Lucia Recio, Christian Rollet, John Tchicai. Ensemble ou en solitaire, ils signent treize miniatures. On est bien obligé d’en écrire quelques mots puisque tel est notre rôle. Donc : certains battent le rappel du free ; un autre se souvient des tambours de Milford ; un autre, plus âgé, refait les 149 kilomètres séparant Saint-Paul-de-Vence de Châteauvallon ; deux amis ennoblissent le frangin disparu puisque jamais le jazz n’ennoblira les frangins (n’est-ce pas Alan Shorter, Lee Young ?) ; l’une et l’autre réitèrent le Love Cry du grand Albert ; l’une gargarise les Spirits d’Ayler. Et un dernier, sans son guitariste d’ami, fait pleurer ses Voices & Dreams. Toutes et tous habitent l’hymne aylérien. En ce soir du 2 décembre 2010, les sensibles se sont reconnus, aimés. Ce disque en apporte quelques précieuses preuves.

13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art / Les Allumés du Jazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01 to 13/ Treize miniatures for Albert Ayler
Luc Bouquet © Le son du grisli


François Tusques : Le musichien (Edizione Corsica, 1981)

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Ce texte est extrait du troisième volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.

L’Intercommunal était une association de 1901 ayant pour objet la création musicale à partir de la culture des différentes communautés vivant en France. L’Intercommunal fut aussi un bulletin d’information relatant l’histoire d’une formation que son « leader » François Tusques définissait ainsi : « Quand il fut crée aux alentours de 1971, l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra était composé uniquement de musiciens professionnels venant du jazz. C’était l’époque où Paris était devenu la seconde patrie d’un grand nombre de jazzmen new-yorkais essayant plus ou moins de fuir l’enfer de « Babylone » comme les Black Panthers appelaient les Etats-Unis. Il est certain que nous avons tous été fortement influencés par le free jazz de révolte que jouaient ces musiciens. Quand l’orchestre a été fondé, il y avait toutefois le désir de faire une musique plus proche du public des travailleurs en France. Prise de conscience qu’il avait existé dans nos villes une musique populaire et qu’il existait toujours une musique populaire dans nos campagnes, et même que dans certains endroits comme la Bretagne (des musiciens traditionnels bretons se joignent souvent à nous) ou le Pays Basque, cette musique était non seulement vivante, mais aussi en pleine évolution. Cela nous conduisit à remettre en question la plupart des fondements-mêmes de la musique que nous jouions : partir de l’écoute des musiques populaires qui avaient une fonction sociale chez nous. » 

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François Tusques s’est illustré en public aux côtés de Don Cherry en 1965. La même année il réalisait Free Jazz, référence claire à l’album du même nom signé Ornette Coleman. François Jeanneau, Michel Portal, Bernard Vitet, Beb Guérin et Charles Saudrais étaient de l’aventure et produisirent une musique sans soliste, à l’image de celle du film New York Eye And Ear Control de Michael Snow, où l’on entend entre autres Albert Ayler. Deux ans après, François Tusques enregistrait Le Nouveau jazz, avec Barney Wilen, et cette fois Cecil Taylor planait sur la séance comme une ombre tutélaire bienveillante. 

Dans les années soixante-dix, et a fortiori dans les années quatre-vingt, les orchestres de François Tusques, quel qu’en soit le personnel, se présenteront comme des « ateliers de jazz populaire » en quête d’origines. Un collectif s’enquière à chaque fois d’une vérité populaire fondamentale, loin des chapelles, des écoles, et avec une joie de jouer née du bonheur des rencontres. Les sixties loin derrière, sur Le musichien (deux extraits de concerts datant de 1981 et 1982), c’est le corps tout autant que l’esprit qui est célébré. Et l’on y sent l’Afrique gronder au son de mélodies simples. 

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Le morceau-tire se présente comme un conte afro-catalan dont la beauté s’avère aussi saisissante que celle jaillissant du « Karma » de Pharoah Sanders, avec Carlos Andreu dans le rôle de Leon Thomas : « Peu de temps il a fallu au musicien venu d’Afrique pour comprendre qu’il n’était qu’un musichien, mais si vous l’écoutez bien vous entendrez la forêt, la savane, le lion, l’éléphant et les quatre éléments fondamentaux : la terre qui bouge, l’eau qui coule, l’air qui vibre, et le feu qui crépite. » Adolf Winkler (Ramadolf) s'y entend pour ce qui est d'imiter l'élélphant au trombone. Yebga Likoba s’envole au soprano, tandis que François Tusques, Jean-Jacques Avenel et Kilikus semblent revenir aux sources de toute musique de danse festive. L’on songera au meilleur de Magma, quand Klaus Blasquiz et Christian Vander savent – à travers leurs chants – se souvenir de John Coltrane. En face B la fête continue, et « Les Amis d’Afrique » prolonge le travail entrepris à la fin des seventies dans Après la marée noire (Le Chant du monde). 

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Sur la pochette d’un autre disque simplement intitulé L’Intercommunal, François Tusques parle plus en détails des musiques populaires jouant chez nous une fonction sociale : « Ce fut la découverte des musiques orientales et africaines interprétées par les travailleurs africains et maghrébins résidant dans notre pays. Musiques qui jouaient un rôle important dans les manifestations contre la circulaire Fontanet et dans les foyers d’immigrés. » Plus loin est fait allusion à Carlos Andreu et à son « chant populaire improvisé ». En lui François Tusques avait trouvé son griot. 

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Jazz à part 2011

jazz à part 2011

D’une émission radiophonique hebdomadaire – diffusée tous les vendredis par la station HDR, 99.1 sur la bande FM locale – est né l’an dernier, à Rouen, un festival de jazz. Ainsi, une émission de radio et un festival partagent désormais un même nom, Jazz à Part, et une même devise : Free Music for Free People.

En 2010, le festival a programmé le trio Jean-Luc Cappozzo / Jérôme Bourdellon / Nicolas Lelièvre, le contrebassiste Claude Tchamitchian ou encore le guitariste Raymond Boni et le batteur Makoto Sato emmenant le Mamabaray Quartet. Encourageante, l’expérience commanda une suite : la deuxième édition vient d’avoir lieu, le cœur eut lieu le week-end dernier (21 et 22 mai). Plus tôt dans la semaine, un cinéma a diffusé en guise d’appetizers les films The Connection (Jackie McLean et Freddie Redd dans les rôles principaux) et Billy Bang’s Redemption Song tandis que la Galerie du Pôle Image a laissé au duo Ecco Fatto (Emmanuel Lalande et Jean-Paul Buisson) le soin d’improviser sur cadres de pianos.

Au cœur du festival, maintenant. Samedi 21 mai, en fin d’après-midi, Daunik Lazro donna un solo au saxophone baryton à l’Aître Saint-Maclou, ancien cimetière aux colombages ornés de crânes, d’os croisés et d’utiles instruments d’enfouissement. Pour Lazro, pas de Memento Mori cependant, plutôt un rappel recueilli administré à l’auditeur averti comme au passant : « Souviens-toi que tu peux entendre ». Interprétant, le saxophoniste rend hommage à John Coltrane et Albert Ayler. Une question, alors : combien sont-ils, les musiciens capables de mêler leur voix à celle de deux figures pareilles ? Le compte-rendu ne rendra pas de comptes, ne donnera pas d’estimation numéraire et encore moins de noms, mais soulignera que Daunik Lazro est de ceux-là, et des plus justes encore. Improvisant, le saxophoniste déploie par couches successives un témoignage d’exception fait autant de graves tonnants que de souffles blancs, de notes endurantes que de vibrations porteuses, et ce jusqu’au fading derrière lequel l’auditeur comprendra que l’instant est déjà passé, qui contenait un lot d’impressions aussi intenses qu’insaisissables.

Un peu plus tard, sur les quais de Seine, deux duos d’improvisateurs ont accordé l’un après l’autre leurs humeurs vagabondes : Hélène Breschand et Sylvain Kassap, d’un côté, Akosh S. et Gildas Etevenard, de l’autre. A la harpe, à la voix et aux machines, Breschand dessinait une musique de chambre à ogives que Kassap, aux clarinettes, aux flûtes et aux machines lui aussi, envisageait dans le même temps en coloriste. La connivence mit sur pied un théâtre enchanteur : mystère aux croyances discordantes et emmêlées, au langage en conséquence halluciné. Plus terrestre, l’échange d’Akosh S. (saxophone, clarinettes, flûtes, percussions) et Gildas Etevenard (batterie et gardon – instrument à cordes hongrois encaissant aussi bien frappes que pincements) ne fut pas moins efficient. Partenaires réguliers illustrant notamment les chorégraphies de Josef Nadj, les deux hommes composèrent de subtils paysages de rocailles, tentés de se fondre en des cieux béants. Contemplatif et concentré, le duo vagabonda en plaines, décidant ici ou là de tailler un relief à la hache : comme au temps de l’Unit, les belles incartades du ténor sont la marque de son invention abrupte.

D’autres reliefs encore, dimanche 22, au même endroit – le 106, pour être précis. En après-midi, Carlos Zingaro et le batteur Nicolas Lelièvre, familiers, se retrouvaient sur scène en présence de Joëlle Léandre. Deux archets d’exception : celui de la contrebassiste, exubérant, passionné, et même apaisé par moments ; celui du violoniste, volubile, sensible, voire surfin. Toutes cordes combinées avec élégance, que Lelièvre accompagna avec aplomb, cursif et agile, à l’affût pour changer toute intention en frappe opportune. Ensuite vint le temps d’une autre batterie (celle de Makoto Sato) et d’une autre contrebasse imposante (celle d’Alan Silva, qui interviendra aussi au synthétiseur), entre lesquelles se glisseront trompette, bugle et flûtes (ceux d’Itaru Oki). Sur synthétiseur, Silva expérimente en enfant détaché de toutes conventions, dans la joie ou le tumulte, invective ; à la contrebasse, il accompagne et ordonne, profite de l’harmonie de ses partenaires – Sato caressant peaux et cadres, mesurant ses coups comme d’autres réfléchissent en traçant des points d’interrogation, et Oki inventant dans le sillage de Don Cherry des mélodies sublimées par sa profonde exécution. Généreuse est la conclusion de ces quelques jours d’une improvisation en partage. Les promesses ont largement été tenues, jusqu’au respect de cette citation d’Eric Dolphy, phrase-étendard prononcée en guise d’introduction au solo de Lazro à l’Aître Saint-Maclou : « À peine écoutez-vous de la musique que c’est déjà fini, qu’elle est déjà partie, elle est dans l’air. Pas moyen de remettre la main dessus. » D’ailleurs, la redite elle-même ne saurait être consolante : le seul recours reste l’improvisation à suivre, l’instant d’après à inventer dans les limites du possible et de l’irraisonnable. Dès l’année prochaine, Jazz à part devrait y travailler.

Guillaume Belhomme © Mouvement / Le son du grisli



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