Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Anthropique : Sur les routes de Bourgogne (In Situ, 2015) / Bourgogne, une terre de jazz : 1980-2010 (Le Murmure, 2015)

anthropique sur les routes de bourgogne

Ils voyagent (ici sur les routes de Bourgogne), observent, demandent, ont soif de rencontres. Ici, un éducateur, un luthier, une peintre, une restauratrice, une potière… et beaucoup d’autres. Ils écoutent, prennent des notes, des photos (quatre livrets, un par département). La rencontre ne sera pas anecdotique. Elle reviendra dans une semaine, dans dix ans, à la fin d’une vie

Et puis, ils jouent et ils réfléchissent. Et puis, ils réfléchissent et ils jouent. Et ils assemblent. Ils oublient des choses. Elles resurgiront : dans une semaine, dans dix ans, à la fin d’une vie. Donc: ils assemblent. Ils s’imprègnent : les dires de l’un et de l’autre (choisir l’un plutôt que l’autre : douce torture), la chanson, le verbe, le souvenir et improviser là où c’est terriblement difficile. Alors : The Doors, Gainsbourg, Baudelaire, Billie, l’Espagne du cœur. Et tout ceci de faire sens, de n’être plus collage mais entité, souvenir et présence. Ils (et elle), ce sont Didier Petit, Edward Perraud et Lucia Recio. Et l’on sent bien que le voyage est loin d’être achevé.



Anthropique : Sur les routes de Bourgogne (In Situ / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.  
CD : 01/ Que sonnent les tuiles de Bourgogne 02/ L’esprit du lieu 03/ The Crystal Ship 04/ La vielle mène à tout 05/ Tourneurs du Morvan 06/ Comme un boomerang 07/ La mort des amants 08/ Paragraphe 09/ La romance du chevrier 10/ Tout un film 11/ Don’t Explain 12/ Que sonnent encore les tuiles de Bourgogne 13/ Topographique  14/Zorongo
Luc Bouquet © Le son du grisli

bourgogne une terre de jazz 1980 2010

C’est ici la suite d’un premier ouvrage, Au fil du jazz : Bourgogne 1945-1980. Trente années de jazz (de toutes sortes) racontées sous l’égide du Centre régional du jazz en Bourgogne, soit trente ans de politique culturelle et de vie associative. Passés les obligations contractuelles, les longueurs régionalistes et les poncifs de rigueur (« jazz, une ouverture sur le monde »), le grisli trouvera ici une affiche (Sun Ra au Grand Théâtre de Dijon), là quelques clichés (Jeanne Lee, John Tchicai…), ailleurs des pages consacrées aux festivals Jazz à Cluny (par Didier Levallet) et Jazz à Nevers (par Jean-Michel Marchand). La démarche patrimoniale et régionaliste cache ainsi quelques surprises.

Collectif : Bourgogne, une terre de Jazz 1980-2010. A Love Supreme (Le Murmure)
Edition : 2015.
Livre (247 pages) : Bourgogne, une terre de Jazz 1980-2010
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



East-West Trio : The Shangai Session (In Situ, 2013)

east-west trio shanghai session

Dans le boitier rouge et richement garni sommeille le East-West Trio. Plus pour très longtemps. Voici le CD dans le lecteur.

Qu’y entend-t-on ? Le souffle  du blues. Pardon : de tous les blues. Des nappes anxiogènes. Des axes mouvants. Des terres d’accueil où l’on se frôle et où l’on se reconnait. Des voix libérées. Des kermesses de joie. Des astres stagnants. Des bourrasques douces. Des sensibilités modulées.

Parce qu’ils ont depuis longtemps déserté les chemins imposés, Didier Petit (violoncelle, voix), Xu Fengxia (guzheng, sanxian, voix) et Sylvain Kassap (clarinettes, chalumeau) mordent dans le rouge de la chair. Avec le sensible pour évidence. On devine que le conflit est à des années lumière de leurs desseins. Leur projet n’est que celui du partage. Celui des complicités naturelles. Celui du délestage des codes et des obligés. Ainsi, libres et affranchis, les voici prêts à saluer l’intemporel.

East-West Trio : The Shangai Session (In Situ / Orkhêstra International)
Edition : 2013.  
CD : 01/ Shangai Folk Song 02/ Carte postale 03/ On the Tradition 04/ Aiku 05/ Snake Raga 06/ Shamane 07/ Mademoiselle du Henan 08/ Aiku 09/ West 10/1+2+1 = 3 11/ Matière errante
Luc Bouquet © Le son du grisli

east-west_collective_4_280Ces 14 et 15 décembre, l'East-West Collective (East-West augmenté de Miya Masaoka et Larry Ochs) est attendu à Nantes (Pannonica) et Tours (Petit Faucheux, dans le cadre du festival Super Flux). 

 


Didier Petit, Alexandre Pierrepont : Passages (Rogue Art, 2012)

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En 2011, dans les pas de Peter Kowald (entendre et voir Off the Road, sur le même label), Didier Petit a parcouru les Etats-Unis d’une côte à l’autre pour y jouer en différentes compagnies. Dans ses bagages, Alexandre Pierrepont, qui put lui conseiller quelques noms parmi ceux de Marilyn Crispell, Gerald Cleaver, Matt Bauder et Joe Morris, Jim Baker, Nicole Mitchell, Hal Rammel, Hamid Drake et Michael Zerang, François Houle, Michael Dessen, Larry Ochs et Kamau Daáoud. C’est de ce voyage et de ces rencontres qu’est né Passages.

Le livre-disque – dans le livre : des photos et un long texte de Pierrepont (où notre poète, en proie encore à l’influence de la négritude, cherche les mots pour dire les « secrets » que lui révélèrent chacune des rencontres en question) – est un journal de bord dans lequel les duos et trios enregistrés s’intègrent dans la trame redessinée du périple. Entre deux improvisations, des field recordings attrapés en gare, aéroport, ou près de l’océan… et des extraits que Pierrepont lit de son poème peinent à bien se fondre dans le souvenir musical.

Woodstock, New York, Chicago, Los Angeles : voilà pour les étapes qui conduiront Didier Petit d'un partenaire à l'autre. Entrelacs souffrant de politesse avec Crispell, expérimentations tièdes avec Parkins ou Baker, échange confortables avec Cleaver ou Mitchell, préciosités même avec Ochs ou Dessen... D'un dialogue à l'autre, voilà la science instrumentale et l'inspiration que l'on connaît à Petit dissoutes en bagatelles. Heureusement, quelques prises disent que le violoncelliste a bien fait quand même de faire le voyage : jusqu'à Houle, clarinettiste avec lequel il se montre à la fois plus réfléchi et plus sensible ; jusqu'à Bauder et Morris, qui forment avec Petit ce trio glissant avec superbe de répétitions en sonorités instables ; jusqu'à Hal Rammel, qui accorde par deux fois la voix rare des instruments qu'il invente à un archet qui trouve dans l'ombre sa profondeur. A tel point qu'il n'est peut-être pas insensé de poser la question : un nouveau départ pour Chicago et New York – Rammel, Bauder et Morris en tête et tout projet de concept-album oublié – serait-il envisageable ?

Didier Petit, Alexandre Pierrepont : Passages (Rogue Art)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Passage (with M. Crispell) 02/ La Reine Rêve Rouge (with A. Parkins) 03/ Les ciseaux de l'air et de l'eau (with G. Cleaver) 04/ L'alphabet de leur rayures (with M. Bauder & J. Morris) 05/ Sous l'arbre en pleine mer (with J. Baker) 06/ Déesse-Allégresse (with N. Mitchell) 07/ Des griffes, des racines, des pierres (with H. Rammel) 08/ Vendanges (with H. Drake & M. Zerang) 09/ Il faut descendre plus au Sud (with H. Rammel) 10/ Ecluse (with F. Houle) 11/ Le gîte et le couvert (with M. Dessen) 12/ Crâne-Sablier (with L. Ochs) 13/ Je lis sur toutes les lèvres (with K. Daaood & L. Ochs)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Jean-Jacques Birgé : Centenaire de Jean-Jacques Birgé (GRRR, 2018)

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A l'occasion de la parution aux éditions Lenka lente du troisième et dernier volume d'Agitation Fritele son du grisli publiera, deux semaines durant, des chroniques de disques signés de musiciens français interrogés ou évoqués par Philippe Robert dans son anthologie de l'underground français. Aujourd'hui, Jean-Jacques Birgé, interviewé dans le premier tome d'Agitation Frite

Jean-Jacques Birgé a 100 ans. C’est lui qui l’a décidé. D’accord, un centenaire c’est pas toujours joli mais au-dedans c’est une expérience. Dans le CD, tout est expliqué : cent ans de recherches sonores et cent ans de rencontres. Mais pas que… Car Birgé c’est aussi un ego bien calibré, qui sait se la raconter tout seul, sans qu’on le pousse. Alors, à ses invités d’anniversaire (Bernard Vitet, Didier Petit, Pascale Labbé, Yves Robert, Philippe Deschepper, Vincent Segal, Cyril Atef et bien d’autres), le centenaire demande de bien se tenir à table. 

Le jeu est tout simple : suivre l’ego-trip qui le ramène à l’enfance et le conduit vers la fin de vie. Birgé en action, quoi : qui déclenche une sorte de vieille chanson soufflée à l’accordéon, avec faussetés dans la voix canaille, pour déjà penser (à) ce que sera demain. Les revendications sur fond de rock prog, la poésie frappée-flippée par l’électroacoustique, la surenchère de synthés (dans les années 1990, vraiment ?), la douce voix de Birgitte Lyregaard pour notre époque et après c’est les paris sur l’avenir. Toutes les décennies sont là, j’ai vérifié. Celle-ci nous ravit et celle-là nous assomme. C’est que 100 ans, c’est long et qu’on passe par plein d’humeurs. Reste à souhaiter à Jean-Jacques Birgé de vivre cent ans encore, il en est bien capable. 

Jean-Jacques Birgé : Centenaire de Jean-Jacques Birgé 
GRRR 2018

COUV ET BANDEAU

 

 


Un drame musical instantané : A travail égal salaire égal (Klang Galerie, 2017)

un drame musical instantané à travail égal

A l'occasion de la parution du deuxième volume d'Agitation Frite, le son du grisli s'intéresse à de récents disques sortis par des musiciens qui s'y trouvent interrogés par Philippe Robert. Après Richard Pinhas et Romain Perrot, c'est aujourd'hui le tour de Jean-Jacques Birgé.

J’ai connu des Belges moins dramatiques. Et des Suisses moins instantanés. Il fallait que ce soit en France qu’on invente cette musique (de revendication si l’on en croit le titre), et en grands orchestres en plus. C’est (triple roulement de trompettes)… Un drame musical instantané (remastérisé avant d'être... réédité).

Le pluriel va d’ailleurs pas mal à la triplette Jean-Jacques Birgé / Bernard Vitet / Francis Gorgé. Un truc qui te remue le Quai de Seine comme d’autres font tomber des poissons de cymbales qu’ils secouent pour en sortir des notes (les rustres). Un trio qui t’adjoinise (yep) les services d’improvisateurs upper-class : la voix de Vitet passée à l’envers (pas toujours car parfois ralentie, etc., à vous de vous faire une idée) avec dessus Kent Carter, Jouk Minor ou Gérard Siracusa c’est pas (peu) rien. Ça colle et ça pique comme à la radio (on entend Johnny ou Sardou, des cordes, des pics du Tour de France… tout ça en direct des années 80) mais après l’amusement primal je dois bien avouer que la pièce-montée m’a montée à la tête… 

La suite est pas mal (en fait : bien mieux même). J’ai l’impression d’y entendre un grand (oui vraiment grand) orchestre qui tourne autour du Let’s Get Lost de Chet Baker. C’est assez surprenant au début, on tend l’oreille, on s’inquiète pour le standard et bong… le standard cacophonise. Mais bellement (et non pas « bêêêêlement » comme tous les autres orchestres du Conservatoire). Après ça je retombe sur mes pattes de mouton à oreilles : La preuve par le grand huit ne me fait pas grand-chose. Je lis sur le CD que Didier Petit joue du cello et que Lasse Marhaug joue du marimba. Et en fait non, c’est Jacques Marugg qui joue du vibraphone. Diantre, on n’est pas à une surprise près. Birgé / Gorgé / Vitet a encore réussi son coup.

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Un drame musical instantané : A travail égal salaire égal
Klang Galerie, 2017
Enregistrement : 1981-1982. Edition : 2017
Pierre Cécile © Le son du grisli

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Gaël Mevel : Images et personnages (Leo, 2010)

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Le dernier album du pianiste Gaël Mevel, en quintet et pour le label Leo Records, se compose de deux longues suites d’une vingtaine de minutes chacune. Jamais, la musique jouée par Mevel et ses compagnons (Jean-Jacques Avenel à la contrebasse, Didier Petit au violoncelle, Jacques Di Donato à la clarinette et Thierry Waziniak aux percussions) ne se départira des climats sereins, méditatifs et concentrés développés dès les premières minutes.

D’abord, c’est au bandonéon que Gaël Mevel dépose délicatement un lambeau de mélodie, quelques notés tirées d’un ailleurs imaginé entre la comptine enfantine et une rengaine folklorique sans âge. Alors, les instruments, chacun à leur rythme (cette musique est la conjonction de respirations qui se cherchent et se rejoignent !), apprivoiseront ce bout de mélodie, le feront leur en lui dessinant de nouveaux contours qui s’entrelaceront tout au long de la première plage. Ce motif mélodique sera réintroduit dans la discussion régulièrement, tel un témoin de ce passage de relais musical, par Gaël Mevel, discret chef d’orchestre qui propose et recentre les débats plutôt qu’il les dirige. Il semble sans cesse rappeler ses compagnons à lui pour mieux leur souffler de s’enfuir à nouveau.

Sur ce disque, la musique est faite de flux et reflux, d’échappées belles et de retours en terra cognita, de boucles et de courbes. Les notes distillées avec économie, la riche interaction entre les timbres et les instruments, lui confèrent chaleur et étrangeté. Les musiciens, tous complices de longue date de Gaël Mevel, balaient de la main toute virtuosité et tout bavardage inutiles. Leur démarche pourrait être celle de la « route ouverte » décrite par D.H. Lawrence lorsqu’il décrivait la poésie de Walt Whitman : « La grande maison de l’âme est la route ouverte. (…) Pas par la méditation. Pas par le jeûne. Pas en explorant paradis après paradis, intérieurement, comme les grands mystiques. Pas par l’exaltation. Pas par l’extase. Par aucun de ces moyens l’âme ne se réalise. Seulement en prenant la route ouverte. »

Le langage commun, l’esperanto du quintet, c’est le silence. Gaël Mevel nous le confirme dans les notes de pochette : « Je remercie ces musiciens d’exception, inventifs et généreux qui partagent avec moi cet espace d’écoute si particulière où, en silence, tout est possible. » A notre tour de les remercier.

Gaël Mevel Quintet : Images et personnages (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01-02/ Images et personnages
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Interview de Didier Petit

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Violoncelliste précieux et créateur du label In Situ, Didier Petit vient de faire paraître Don't Explain, solo remarquable au point de s'être beaucoup fait remarquer. Seul encore, il jouera ce soir (vendredi 21 mai) à Paris à l'Atelier du plateau.

Dans les notes de pochette de Don't Explain, tu revendiques à propos de ta musique et de ton inspiration la  « porosité » qui semble t’habiter. Pourrais-tu évoquer cette porosité ? Je dis effectivement que « nous » sommes poreux et cela malgré nous ou en accord avec nous. Il me semble que s’il y a une « évolution » dans les dernières décennies, elle se situe précisément là. Il n'est pas nouveau de dire que nous sommes entourés par une quantité  d'informations très importantes voire beaucoup plus importantes qu'il y a quelques dizaines d'années. Que l'on s'en aperçoive ou pas, ces  informations très diverses nous traversent. Dans le domaine plus  particulier de la musique, nous baignons dans des sons de tous ordres, organisés ou pas (certains appelleront  cela « pollution sonore ») et dans la  majorité des cas nous ne les choisissons pas. Il est tout à fait  intéressant, et par moment jubilatoire, d'être attentif à cette  multiplicité sonore et d'en faire sa sauce. Par ailleurs, nous sommes en liaison directement et indirectement avec toutes les cultures du  Monde ! Le mouvement entamé il y a un petit peu plus d'un siècle avec la première exposition universelle s'est accéléré et avec les nouveaux outils de communication il est pratiquement impossible d'exclure cette rapidité de notre vie. Nous pouvons par contre faire le choix de l'inclure dans une vision plus large et dans un temps plus long. C'est  cela pour moi être poreux, ce n'est pas être contre ce mouvement  irréversible, c'est être tout contre ! C'est accepter d'être traversé  par ces mouvements et ces sons puis ensuite choisir un chemin qui nous appartient et de le proposer aux autres. A mon sens, l'avantage  de cette situation c'est qu'il n'y a plus un cadre unique, une  contrainte unique, une vision unique et que nous acceptons définitivement et joyeusement la complexité du monde. Bien sûr, il peut exister quelque nostalgie à croire en l'unicité, à la solution  unique, à penser le monde autour d'une ou deux idéologies mais nous  savons tout des dangers de cette expérience. Don't Explain, c'est une  proposition sensible et multiple parmi des millions d'autres et en  relation avec tout ce qui entoure. C'est une mise en forme de tout ce dans quoi je baigne.

Alors Don’t Explain serait à la croisée de ces chemins : l’intime et le multiple ? La solitude et la diversité du monde ? Parlons de ce disque et du soin avec lequel il a été réalisé (les photos, les textes, la beauté de l’objet…) : on pressent qu’il occupe une place très particulière dans ton œuvre. Es-ce exact ? Pourquoi est-il si important ? Il est tout à fait troublant de lire quelqu'un qui résume parfaitement en deux phrases ce que l'on a tenté longuement d'expliquer. Mais c'est bien ce que je pense et je vis et qui je crois s'exprime assez bien dans la musique de Don't Explain. En tous les cas c'est ce qui apparait dans les retours que j'ai de cet album et que je n'explique pas ! Une place très particulière : oui et non ! Je dirais que les choses avec le temps se précisent doucement et Don't Explain est bien dans la continuité de ce qui m'anime depuis 25 ans, qui est très banale et que je résume par : Dans la vie, nous n'existons pas sans les autres ! Pour en revenir au disque qui est un objet que j'aime car il est aussi à la croisée des chemins (dixit la collection « In situ »). Un disque n'existe pas en lui même, il existe par tous les gens qui le pensent, le fabriquent, le discutent, le diffusent et l'écoutent. D'une certaine manière le disque est une « communauté ». Je ne vais pas parler ici de toute la nébuleuse qui a fait exister celui-ci mais particulièrement de ceux qui ont été très présents, car on ne dira jamais assez qu'un album ce n'est pas que le projet d'un ou de musiciens ! Dans Don't Explain, chacun est venu enrichir ce bel objet par son écoute, par le regard et par l'attention qu'il portait dessus. Théo Jarrier (allez vite à la boutique Souffle Continu) qui a trimbalé son humeur dans le studio et en dehors et qui a cette qualité énorme de parler très peu et d'avoir une présence très forte. Jean Rochard qui a une écoute très juste et sait la transmettre caché derrière la console d'enregistrement. Steve Wiese, l'énorme ingénieur du son attentionné et humble par excellence assisté de Miles Hanson à l'oreille aiguisée. Jean-Yves Cousseau, celui qui ressent parfaitement l'humeur de la musique pour lui trouver son écrin visuel, Francis Marmande fougueux écrivain qui sait faire parler les sons, Delia Morris mélomane avertie qui sait traduire la pensée des autres et Gilles Fruchaux, l'éditeur qui n'a pas froid aux oreilles et qui sait rester à l'écoute ... Et bien sur toute la présence de ceux qui ont soutenu ce projet et qui se résume à une centaine de personne. Et pourquoi donc est-ce si important ? Pour ce qui est de la musique, je ne suis évidement pas en train de construire un œuvre, je laisse cela aux gens sérieux. Je tente de rester attentif à ce qui m'entoure, appréhender ce que j'ai, la capacité d'intégrer et donc ne pas déléguer à outrance ! La musique est pour moi basée sur de la pratique et de l'échange. Si elle est trop hiérarchisée, elle n'a plus de sens. Toute la difficulté quand on vit dans son époque (musicalement) c'est d'avoir un point de vue sur celle-ci mais surtout pas uniquement vu du haut. Etre les pieds bien dedans !

Don’t Explain, parce qu’il est un disque solo peut être, semble aussi être une déclaration d’amour au violoncelle. Tu y joues d’un violoncelle dans tous ses états (« gratté, chanté, frotté, piqué… » précises-tu dans les notes de pochette). Peux-tu évoquer ta rencontre et ton rapport à cet instrument que l’on rencontre plutôt rarement dans le jazz et les musiques improvisées ? Sur cette question, il faut que je trouve ce fameux esprit de synthèse qui vous est cher car ayant débuté le violoncelle à 7 ans, cela fait quand même 40 ans que je me trimbale cette histoire qui est évidement joyeusement complexe ! Je crois que le terme qui définit le mieux pour moi le rapport à mon instrument et également celui que j'ai à la musique est le mot « désacralisation ». Toute la musique occidentale savante repose sur le sacré et l'élévation de l'esprit ou si on préfère, la séparation du corps et de l'esprit. Dit rapidement, cela signifie qu'on a le choix entre le corps d'un côté avec la musique de danse, la pop, le rock et tout le bordel qui va avec, d'une part et la musique classique, contemporaine, jazz (pas à ses débuts), musiques expérimentales et tout le bordel qui va avec, d'autre part. Je me suis donc attaché à ce qui réunit le tout, c'est à dire « tout le bordel qui va avec ! » De toutes les façons, cette séparation entre le corps et l'esprit ne m'a jamais humainement convenu, ni dans ma vie et encore moins dans ma pratique ! Par ailleurs,  le fait que je joue du violoncelle est assez anecdotique vu que ce n'est pas moi qui l'ai choisi ! (à 7 ans un enfant ne choisit pas, il est directement influencé). En bref, quand vers 19 ans j'ai quitté le champ du classique car sociologiquement cela ne correspondait à rien dans la façon dont je vivais le monde (je ne le disais évidement pas comme cela à l'époque), il a fallu désapprendre complètement ce que l'on m'avait enseigné. C'est la pratique de ce désapprentissage qui m'a amené à redécouvrir cet instrument, voire à le découvrir complètement. Et progressivement j'en ai tiré les sons qui forment la matière sonore de mon jeu ! Je suis aujourd'hui plus serein sur un parcours qui fut assez chaotique mais en même temps assez riche en rebondissements et mon violoncelle sur lequel je joue depuis 30 ans a plutôt bien tenu le coup au vu de tout ce qu'il a subi ! Cela étant, je pourrais facilement dire que si mes parents avaient choisi la trompette, j'aurais probablement fait la même chose, idem pour la harpe, etc. C'est bien le processus qui compte, pas l'instrument et cela même si aujourd'hui ce corps à corps avec mon violoncelle remplit mon existence.

Ainsi, l'important n'est ni l'instrument, ni le répertoire, ni la composition... Ce qui importe c'est le moment présent, et l'autre. La vie donc ! Même si tu sembles vouloir farouchement t'affranchir de toute tradition, y a-t-il des musiciens ou des musiques qui ont compté pour toi et qui t'ont tracé la voie? Peut-on parler d'influences, de références, de déclics ? Bien sur qu'il y a des musiciens et des musiques qui ont fait des déclics. On est absolument influencé en permanence, soit de manière dynamique et/ou de manière trompeuse. Il m'est extrêmement difficile de citer tout ce qui a induit un parcours. Je peux parler du claveciniste Scott Ross quand j'avais 5 ans qui faisait tourner les crêpes de sa main gauche pendant qu'il travaillait sur le clavier de la main droite, je peux parler de Michel Portal que j'ai entendu jouer Mozart un soir et improviser avec Bernard Lubat le lendemain. J'avais 12 ans. Je peux parler d'une chanson que j'écoutais en boucle, Alfonsina Y el Mar, quand j'en avais 8. Je ne savais pas alors qui était cette Mercedes Sosa. Je l'ai redécouvert 35 ans après. Je peux parler de la perturbation intense en allant écouter les concerts du Sun Ra Arkestra et la sensation de la masse sonore en mouvement qui me soulevait du sol quand je jouais dans le Celestrial Communication Orchestra d'Alan Silva. D'un concert avec Marilyn Crispell où j'étais bien trop jeune pour comprendre de quoi il était question. De la rencontre particulière avec Georges Russell qui m'écoutant jouer de la batterie me disait : « Tu devrais arrêter le violoncelle, tu ferais un très bon batteur ». De Sunny Murray me cassant la gueule parce que je ne suis qu'un petit blanc à la con qui ne pouvait pas s'occuper que de lui et de sa batterie (j'avais 21 ans). De 16 ans d'aventure musicale intense avec Denis Colin et Pablo Cueco, de ma rencontre avec Jean Rochard à discuter toute la nuit de musique dans la voiture qui nous amenait aux rencontres photographiques d'Arles. De la rencontre avec Théo Jarrier alors qu'il faisait sa revue Peace Warrior et qui est devenu l'oreille artistique de la collection In situ. De l'écoute, derrière une porte, de Cecil Taylor travaillant son piano quand j'avais 19 ans. D'une joute mémorable avec Iva Bittova à Luz Saint Sauveur, de ma rencontre inattendue à Moscou avec Leon Theremin, le célèbre inventeur méconnu. De la leçon de chant de Cathy Berberian à laquelle j'ai assisté à 10 ans. De mes escapades aux Etats-Unis et en Chine à rencontrer des musiciens qui se bataillent dans leur pays pour exister, de mes années à chanter des chants grégoriens et latins à la cathédrale de Reims ; j'avais 13 ans et plus. D'une journée agréable passée avec Noël Akchoté avant un concert à Radio France chez Anne Montaron. C'était il y a à peine un an .... Et je pourrais en mettre des dizaines de pages car je n'ai parlé que de ce qui gravite dans et autour de la musique. Et sans parler de ce qui va m'arriver ... On l'aura compris, je m'intéresse au fragile équilibre de la relation. Ma pratique musicale est principalement basée sur le désir d'appréhender mon environnement et de ne pas m'élever ni sublimer quoi que ce soit, plutôt désacraliser. J'aime qu'une rencontre me pousse à comprendre ce que je ne connais pas. Chaque son, chaque phrase, chaque rythme, chaque couleur musicale a du sens à partir du moment où elle parle autant au corps, c'est à dire à la relation, qu'à l'esprit. A partir du moment où elle trouve sa place dans mon environnement sonore. Je suis de ce fait dans une progression très lente et du coup j'appréhende ce que je fais et je suis heureux avec ce que je suis. Je l'applique le plus possible dans ma vie quotidienne également. Je pourrais aller plus vite mais cela nécessiterait de déléguer certains aspect de mon existence mais je ne le désire pas et je pense que c'est en contradiction avec ce que nécessite la musique, c'est à dire du temps. J'aime vivre au milieu des autres, pas au-dessus ! Je ne vois pas l'utilité de la compétition, ni de la concurrence qui amène à ce que tout le monde fasse la même chose et donc ne favorise que celui qui va le faire mieux pour moins cher. J'aime ce qui est rare chez chacun d'entre nous ! Bref je suis totalement has been !

Depuis le début de notre conversation, ton attachement pour une musique comme langage universel, comme source de vérité et d'humanité m'impressionne. On sent que tu souhaites tourner le dos à la société du spectacle et du divertissement et que la musique doit être pour toi aussi diverse, aussi foisonnante, que les rencontres qui la provoquent. Je souhaiterais te demander ce que t’inspire cette phrase de Milford Graves : « La musique doit se conduire dans l'instant même. La vie se fait à chaque instant, nouvelle et fraîche : il doit en être de même pour la musique. » Humanité, instant, fraîcheur, vie, attachement, diversité, foisonnement, rencontre, tout cela existe dans la vie comme dans la musique et je fais aisément miens tous ces mots. Je suis un indécrottable optimiste et j'aime les gens malgré moi. Je me questionne par contre souvent sur les mots vérité et universalité car ces mots sont très puissants. L'universalité en musique est quelque chose de compliqué car il n'est pas juste de penser que toutes les musiques peuvent communiquer entre elles et que la musique serait un langage universel. Elles se mélangent parfois, se côtoient souvent, se superposent encore plus souvent mais il n'est pas si aisé d'entrer dans le cœur d'une musique dont la culture nous échappe. C'est un peu comme aujourd'hui où tout le monde, moi y compris, voyage partout dans le monde en avion mais ne rencontre pas souvent la diversité du pays qu'il visite, voire pas du tout. C'est comme si y être allé était le plus important. Il y a bien sûr une façon d'être qui en étant ouverte facilite et peut permettre de toucher un territoire musical nouveau, mais là aussi, ce n'est pas toujours donné. Bref, si il y a une universalité, elle débute de toutes façons par notre attitude à aller vers ... et pour la suite, comme dirait un ami très cher : « on bricole, on bricole ! » Par ailleurs, y a-t-il une vérité en musique ? Je n'en sais rien et je dirais que l'humilité est probablement plus importante que la vérité. Je trouve que notre époque est tout à fait formidable car les propositions musicales sont foisonnantes et nous admettons plus justement que le monde est très complexe. Nous savons qu'il n'existe plus « une vérité » qui va sauver le monde et si cela se confirme, c'est une très bonne nouvelle. Les musiques aujourd'hui n'étant plus automatiquement liées à une idéologie dominante, on peut les écouter simplement pour ce qu'elles sont, c'est à dire pour la résonance qu'elles ont dans notre histoire personnelle. Par des mouvements profonds que l'on ne comprend pas forcément mais qui nous parle. Par exemple, les échos que j'ai eu de Don't Explain vont dans ce sens. Beaucoup y ont trouvé quelque chose qui m'échappe avec une très grande diversité de sentiments. Vive la multiplicité !

Je ne voudrais pas finir cette discussion sans parler des projets qui ne doivent pas manquer de t'animer... Quels sont-ils ? Il y a beaucoup de projets sur le feu mais en ce qui concerne l'avenir immédiat, je repars en Chine à la fin du mois  pour une nouvelle tournée avec le EAST-WEST Collective qui cette année sera en trio avec Xu Fengxia au Guzheng et Sylvain Kassap aux clarinettes. Cette tournée sera suivit d'une résidence à Tang Mo, un petit village au pied de la Montagne Jaune, berceau du Confucianisme. Je serai alors avec l'artiste Delphine Ziegler, la chorégraphe Aurore Gruel et toujours Xu Fengxia. Par ailleurs, sur la saison 2010-2011, j'ai le désir de jouer Don't Explain partout où cela est possible et je repartirai faire ma petite promenade annuelle aux Etats-Unis où je prends beaucoup de plaisir à rencontrer toujours de nouvelles personnes.

Didier Petit, propos recueillis en mai 2010.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Photos : Maarit Kyt / Inconnu.


Didier Petit : Don't Explain (3 faces) (Buda, 2009)

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Voici les trois nouvelles faces pour violoncelle seul de Didier Petit. Les trois précédentes avaient été enregistrées il y a huit ans déjà (souvenez-vous de la déchirante interprétation de Summertime). Six faces comme un lointain écho (mais peut-être pas si lointain que ça) aux six suites pour violoncelle seul de JS Bach. Mais nulle trace d’allemande, de gigue ou de sarabande ici. Seulement une tendre Calamity Jane, une enfantine Petite Juliette. Et puis, aussi et surtout, le chuchotement de Don’t Explain. Son âme à nouveau dévoilée.

Enregistrés dans la froidure hivernale de Minneapolis en février dernier, ces trois faces nous disent beaucoup de choses de Didier Petit et de son violoncelle à corde(s) sensible(s). Elles nous disent quelques essentielles choses sur l’entêtement, le dépouillement. Il y a une voix, des mélodies, une surface, des espaces, un acte musical fou, de la douceur donnée et jamais reprise. Il y a le délestement du temps, l’insécurité de l’instant, le danger des destinations. Il y a les voyages, les personnes aimées, la mémoire et les futurs à venir. D’autres suites, d’autres faces ? Contentons-nous de celles-ci, si profondément poignantes, si profondément humaines.

Didier Petit : Don't Explain (3 faces) (Buda Musique / Amazon)
Enregistrement : 2009. Edition : 2009
CD : 01/ Coupes et découpes 02/ Elision 03/ Interlude rituel 04/ Almost 05/ Soleil bleu 06/ La tour de Babel 07/ Au-dedans du sang 08/ East-West 09/ Interlude rituel 10/ Calamity Jane 11/ Alfonsina y el mar 12/ Soleil rouge 13/ Road Song 14/ Interlude rituel 15/ Ritournecelle 16/ Petite Juliette 17/ Don’t Explain
Luc Bouquet © Le son du grisli

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La Tour de Babel, extrait de Don't Explain, est à retrouver sur le troisième sampler du son du grisli.


Alan Silva: Take Some Risks (In Situ - 1990)

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Contrebassiste averti auprès de Cecil taylor, Albert Ayler ou Frank Wright, Alan Silva est plus encore ce multi instrumentiste rassembleur qui dirigea, dès 1969, le Celestrial Communication Orchestra - ensemble musical idéal dont les membres rivalisaient de charisme sans paraître y toucher (Anthony Braxton, Grachan Moncour III, Malachi Favors, Dave Burrell, Leroy Jenkins, etc.). L’époque des grandes heures du free révolue, Silva pourra revenir aux formations réduites.

Comme ce 23 novembre 1986, à la Galerie parisienne Maximilien Guiol. Introduisant en compagnie du batteur Roger Turner une progression longue et multiforme, Silva trace des parallèles mélodiques avec chacun de ses partenaires - Didier Petit au violoncelle, Bruno Girard au violon, puis Misha Lobko aux clarinettes – avant d’engager le quintette à se laisser plus amplement aller.

Alors, les musiciens traînent le long d’une route non balisée, donnant ici dans la répétition, là dans la cacophonie expiatoire, dérivant entre free jazz, musiques contemporaine et nouvelles. En improvisateurs chevronnés, Silva et Turner mènent à propos un concert qui, sans en prendre les airs, a tout de la délicatesse.

Présente encore davantage sur la deuxième piste, celle-ci, qui accommode savamment les percussions extatiques et les rebonds auxquels s’adonnent les graves de la clarinette basse et de la contrebasse. Le temps d’une fulgurance, concentrée et abrupte. Conclusion distinguée et façon comme une autre de sceller l’évolution gérée ingénieusement.

CD: 01/ 01 02/ 02

Alan Silva - Take Some Risks - 1990 - In Situ. Distribution Orkhêstra International.



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