Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > John Abercrombie et John Scofield
A l’occasion de la parution, au printemps prochain, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Ces deux sont en gros la dernière étape de la guitare jazz moderne, celle qui boucle le chapitre commencé par Charlie Christian (un peu avant, mais très peu), après un demi-siècle. Des choses ont changé mais pas tant non plus, leur technique de médiator est un peu plus nuancée, plus souple grâce à l'évolution des guitares électriques (moins besoin depuis de jouer avec autant de force dans la main droite), leurs phrases sont plus liées que staccato, le choix de notes est autre (plus d'altérations que de tensions, plus de choix de notes de couleur, que de notes simplement bleues). Mais au fond beaucoup de choses sont restées assez identiques, et c'est le cadre, le contexte, qui lui a passé de mode (mode après mode d'ailleurs).
Si l'on se penche sur le matériau qu'utilise Miles Davis, on verra que des débuts à la fin, il est quasiment strictement identique. Sur les blues lents (sa marque de fabrique), Miles s'appuie systématiquement sur les mêmes notes piliers, ce qui change totalement c'est le groupe, le son des groupes, derrière lui. Evoluer c'est retranscrire, toujours, au risque de se répéter (rien de plus facile). Il y a une aisance folle chez John Abercrombie et John Scofield, qui est liée à de sérieux problèmes au départ, pour arriver justement à l'être. Ça n'aura pas été si simple, surtout pas évident, de développer de tels discours sur l'instrument, ils ont dû se cogner, se retrouver dans des impasses, pour trouver leur voie, puis en jouir.
C'est un aspect (la fabrique), qui me parle beaucoup, comment on en arrive là, quelles erreurs, souffrances, sentiments d'impuissance, découragements. Je crois que quelque part (hormis les comètes, mais quasiment inhumaines, hors de portée pour le commun des mortels, que sont Hendrix, Django ou Christian) tous les guitaristes qui se trouvent ont d'abord ressenti un poids énorme, celui de ne jamais y arriver. I Second That. Il y a un Scofield avant le Scofield sorti de Miles (Star People, Decoy, 1983-84), et qui lui cherche toujours, comment y arriver (Dancing On The Tables, NHOP, 1979), comment délier, rendre ses phrases plus naturelles, ramener toutes ses influences, son langage propre. Au bout de cette longue histoire de guitares et de jazz, il y aura Bill Frisell (l'ultime à mon sens à avoir été à la fois dans la tradition, et ayant pu s'en échapper, faute d'actualité réelle de cette musique), et qui face à cette fin évidente, ouvre les portes de sa propre histoire à toutes les autres musiques de guitare (Country, Rock, Folk). Noël Akchoté
Reprise de Miles Davis que s’approprient Scofield et Abercrombie, en arrière-plan toute l’Histoire de la guitare jazz, comme si les fantômes des pionniers étaient là avec eux, à hanter le corps de leur guitare, à s’infiltrer dans leurs doigts, les mains, tenir le tempo tourbillonnant de « Solar ». Musique irradiée. On entend que la technique de jeu a progressé depuis les Juke Joints et les clubs de la 52ème rue à New-York, gagné en vitesse et en acrobatie, le son est moderne, brillant, souple, l’enregistrement date de 82.
Duo de deux types amoureux de cette langue jazz qui tourne derviches, ne cesse de rebondir d’une guitare à l’autre, de reprendre là où l’autre s’arrête, de suivre la rue pavée d’accords avec l’autre et prendre la tangente, une perpendiculaire, avant de se rejoindre et poursuivre, filer ensemble. Il y a une certaine ivresse, tout au moins je le suppose, à laisser toutes ces notes couler de vos doigts, de la source d’une simple gamme en faire jaillir un fleuve d’un bleu pur, logorrhée intarissable dans ces temps de sécheresse humaine.
Deux potes réunis sur scène pour jouer, jouer ensemble, se raconter des histoires de guitaristes, de ponts, de tablatures, de soli, de cordes et de bois. Echanger les rôles, les chorus, juste jouer comme deux gosses dans le dépouillement qu’offre le pur plaisir de sentir, entendre, les esgourdes grandes ouvertes, laissez advenir, monter en soi la note, qu’elle éclate comme une bulle de savon percutée par une autre note. C’est juste beau. Michel Henritzi