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Le son du grisli
10 février 2021

Interview de Ghédalia Tazartès

ghédalia tazartès le son du grisli philipp schmikl

Na Poříčí 1047/26, 110 00 Nové Město à Prague. C’est là l’adresse de l’Archa Theatre où Philipp Schmickl, l’homme d’une autre revue (Theoral), a rencontré Ghédalia Tazartès (1947-2021) le 10 octobre 2012. La conversation s’est faite en français. Interview extraite du son du grisli N°5

Toutes ces nationalités qu’on t’attribue, pourquoi ? Parce que je porte le nom de mon grand-père, qui était déjà mort quand je suis né… Il est né dans l’Empire Ottoman, c’était un Salonicien… L’Empire Ottoman, c’était très vaste, donc on peut m’attribuer successivement toutes les nationalités de l’Empire Ottoman : Turc, Grec, Roumain, Tzigane… On a même été jusqu’à Égyptien, j’ai vu… Mais, en réalité, je suis né à Paris ; mon père était Français, déjà. C’est mon grand-père qui y est venu, de Salonique, en Grèce, une ville qui était presque entièrement juive, à 80%, comme Varsovie à une époque, mais avec la guerre ils ont tous disparu… Mon grand-père est venu en France pour se faire soigner, parce qu’il était malade et les meilleurs médecins, à l’époque, se trouvaient en France. Il avait les moyens de venir, alors il est venu mais il s’est ruiné, en France, complètement, ce qui fait que mon père a commencé à travailler à l’âge de 14 ans pour nourrir sa mère. Mais mon père était Français, déjà… Donc, moi, je suis vraiment Français, malgré mon nom de juif salonicien.

Est-ce que tu joues de ce « flou » ? Ah non, pas du tout. Non, non, j’aime mieux rétablir la vérité, ça me gène un peu quand on dit que je suis autre chose que Français parce que ce n’est pas vrai, je n’aime pas beaucoup le mensonge, ça ne sert à rien, ce n’est pas de mon fait. En même temps, avec Internet… Moi, je n’ai pas d‘ordinateur, c’est une question d’âge et c’est aussi parce que les machines que j’ai il faut qu’elles me servent à quelque chose, une machine est faite pour être utile, sinon… Ce n’est pas de l’art, une machine ; on peut faire de l’art avec, mais une machine ce n’est pas une œuvre d’art qu’on accroche au mur… Un ordinateur, je ne voyais pas à quoi ça pouvait me servir, donc je n’en ai pas. Du coup, je ne vais pas sur Internet, même si je suis au courant de ce qui s’y passe, parce que j’ai des amis… Et on ne peut pas corriger quelque chose que quelqu’un d’autre a mis sur Internet. Quelquefois j’aimerais corriger, quand on parle de moi, et dire « non, cette phrase-là n’est pas juste » mais on ne peut pas le faire, j’ai demandé à des amis qui savent faire et qui m’ont dit que non, ils ne pouvaient rien faire – seul celui qui a mis le commentaire est en mesure de le changer, donc, bon, voilà… Ça reste (rires).

Cette vision qu’on a de toi est la même partout dans le monde ? En France aussi ? Partout. Mais enfin je suis Français. Je suis Français en France quand je suis dans la rue et partout, mais sur Internet, non (rires).

Tu as dit qu’on dit que tu es un chaman. Oui, ou sorcier…

Ça vient d’où ? Je crois que ça vient de ma façon de chanter, ça. Ma façon de chanter est spontanée, pas réfléchie, et où effectivement je brasse peut-être ce que j’ai entendu et il y a parfois deux mesures ou trois mesures qui sont de Beethoven ou de Bach ou des Sex Pistols, je ne sais pas… Moi, j’improvise comme ça, je ne sais pas. Je retiens ce que je trouve bon, j’efface ce que je trouve moins bon et c’est tout. C’est une façon libre de chanter qui peut peut-être faire penser à des chamans par ce que je fais des voix …uuuhhhhhhh comme ça ou hhiiiiiihiii comme ça, des choses qui font penser à un chaman. Mais ce n’est pas moi qui le dis, je n’oserais pas… On me « qualifie de »…

Tu as eu des contacts avec de vrais chamans ? Non, pas du tout.

Ça vient seulement des autres ? Oui, bien sûr.

Tu n’as pas cherché… Non, pas du tout. Bon, je suis mystique, il faut le reconnaître, je suis assez mystique. Je n’étais pas surpris qu’on me dise chaman, mais c’est une référence à une culture que je ne connais pas, donc ça me gène un tout petit peu parce que j’ai peur que ce soit un peu prétentieux. Moi je n’ai pas cette prétention, en tout cas. Je suis juste un chanteur.

Qu’est-ce qui te différencie d’un chaman ? L’attachement à une culture. Un chaman est dans une culture chamanique, il a ses propres… Il a ses disciples, des gens qui croient en son pouvoir, moi je n’appartiens pas à une culture précise, j’ai une culture cosmopolite ; ou, si l’on veut, occidentale. Dire qu’on est chaman quand on est né et qu’on a vécu à Paris, c’est un peu bizarre. Moi, je ne le dis pas (rires). Les chamans sont en Sibérie ou en Amérique du Sud, je ne sais pas…

ghédalia tazartès par Manfred Werner

As-tu voyagé sur les traces de ton grand-père ? Oui, quand j’étais tout jeune. Quand j’ai eu 17 ans, j’ai voulu partir de chez moi, comme beaucoup de jeunes à mon époque, après avoir lu Kerouac, je me suis dit je veux aller sur la route, et la première destination à laquelle j’ai pensé ça a été Istanbul, Constantinople… Parce que pour moi c’était une ville mythique, la capitale de l’Empire Ottoman, j’y suis allé presque à pied, j’ai mis deux mois pour y arriver. Bon j’ai fait du stop, mais j’ai surtout beaucoup beaucoup marché, c’était un beau voyage initiatique.

Tu es parti de Paris ? Non, du Sud de la France. J’ai pris le train jusqu’au Sud de la France parce que mon père m’y a envoyé là pour suivre une de ses affaires, s’il pouvait faire une affaire avec un magasin qu’il voulait peut-être reprendre. Mais c’était surtout pour m’occuper, car il avait senti que je voulais partir. Il m’a dit « Vas voir ça pour moi », alors qu’il n’avait pas du tout besoin que j’y aille en fait. C’était à côté de Marseille : j’y suis allé et je lui ai téléphoné pour lui dire que je ne reviendrai pas (rires), que j’allais plutôt continuer, vers l’Est.

Tu as longé la côte ? Non non, j’ai traversé la Yougoslavie seulement. Mais à mon époque il y avait beaucoup de gens qui allaient comme ça jusqu’en Inde. Moi, je me suis arrêté à Istanbul. C’était en 1965, je suis passé par l’Italie, la Yougoslavie, la Grève et Istanbul. J’ai rencontré pas mal de gens qui partaient pour l’Inde, j’ai parfois partagé un bout de route avec eux… Je me souviens d’un type qui allait jusqu’en Australie et qui me disait tous les soirs – parce que moi je demandais aux gens, j’avais une valise et pas un sac à dos, s’ils pouvaient m’héberger pour un soir – « You sleep on the bed, I sleep on the floor. » Il avait un sac de couchage et un pistolet dans son sac. Arrivé à Istanbul, les Turcs lui ont demandé pourquoi il était armé et lui a répondu que c’était pour se défendre. Ils lui ont dit : « Tu sais, tu es fou, parce qu’à Istanbul, ça va. Mais plus loin, à l’intérieur de la Turquie, si tu n’as pas d’arme ils vont juste te prendre ton argent et te laisser. Mais si tu as une arme, là ils vont te tuer, c’est sûr (rires). Tu ferais mieux de pas avoir d’arme, c’est très dangereux. Après quoi je l’ai perdu de vue, parce que ça ne me plaisait pas qu’il soit armé, et puis… Et puis il était drôle parce que – moi, je n’avais pas un sou, on était comme ça, des clochards célestes – lui avait de l’argent sur lui. Un jour, j’ai vu qu’il avait de l’argent sur lui, alors qu’on ne payait rien, et quand je le lui ai fait remarquer, il m’a dit : « to afford my life so I have to keep it. » Bon, maintenant, je trouverais ça presque normal, mais à l’époque ça m’a paru vraiment complètement fou (rires).

Tu vivais de quoi ? D’aumônes, quelque part. Je demandais aux gens si je pouvais dormir chez eux. Je trouvais toujours quelqu’un, comme je n’avais pas de sac à dos, que je n’étais pas Allemand (rires), je trouvais toujours où dormir. Je n’ai jamais dormi dehors et je mangeais ce qu’ile me donnaient, j’étais invité à table le soir. Et si j’avais faim dans la journée, je m’arrêtais et je demandais une tranche de pain, on me donnait une tranche de pain noir, mais j’étais très jeune. Je ne pourrais plus le faire maintenant. Quand tu vois un jeune de 17 ans sur la route, tu lui donnes du pain…

Et tu es resté à Istanbul ? Je suis resté, oui, presque un an. A faire du change money, à vendre des chemises, à bricoler, à porter des caisses, à faire des petits boulots… Et puis après je suis rentré. Mon père m’a envoyé un billet de train pour rentrer et je suis rentré.

Tu étais déjà en contact avec la musique ou avec des musiciens ? Non, mais, c’est-à-dire que c’était mon rêve d’être musicien. Un rêve lointain, même si j’avais pris des leçons de piano, mais c’était pas vraiment mon truc il fallait beaucoup trop travailler et je rêvais de faire de la musique, comme beaucoup, mais à mon époque si t’avais pas étudié la musique tu n’en faisais pas, quoi… Mais j’ai toujours chanté mais pour moi-même, comme ça. Je ne savais pas comment être musicien, jusqu’à ce que, plus tard, quand je suis revenu, après 1968, j’ai rencontré un magnétophone et là j’ai compris en voyant un magnétophone que c’était l’instrument que je cherchais depuis longtemps. Je pouvais enregistrer une voix, après faire une autre voix par-dessus, donc ça devenait déjà de la musique et plus seulement une chanson. Je me suis dit « c’est ça l’instrument que je cherche ». Des copains d’enfance voulaient former un groupe de rock, et ils savaient que je chantais parce que, en fumant des pétards ensemble, ils m’avaient vu chanter dans le bois, défoncé et tout… Ils savaient que j’avais une voix, quoi, et m’ont proposé de devenir le chanteur de leur groupe, alors, après m’être cassé la voix sur la batterie parce que je chantais sans micro, je me suis acheté un petit micro… Mais je me suis tout de suite fâché avec eux parce qu’ils voulaient que je chante en anglais ; le bassiste, celui qui jouait le mieux, voulait diriger tout le monde et il tournait dans des boîtes de dance et me disait « il faut que tu chantes en anglais », moi je lui répondais « va te faire foutre », moi ça ne m’intéressais pas, je voulais improviser pas chanter une langue et donc on s’est fâché très vite et c’est pour ça que je me suis retrouvé avec un micro. Un micro, tout seul, et puis une copine a écouté une cassette et m’a dit que c’était dommage, que je devais me trouver un magnétophone, et là j’ai commencé à m’amuser vraiment.

Ton instrument, c’est donc la voix… Mon instrument, c’est le magnétophone, à vrai dire. 

Mais tu n’utilises rien d’autre pour faire de la musique… A partir du magnétophone, si tu veux, on n’a pas arrêté d’inventer des trucs pour moi, jusqu’au sampler… On a inventé des magnétophones de moins en moins cher et de mieux en mieux et puis le sampler, après, c’est un genre de magnétophone, en tout cas c’est comme ça que je m’en sers. Et j’avais aussi un synthétiseur, un Moog, petit à petit.. J’ai eu des choses comme ça.

Tu as souvent travaillé seul. J’ai toujours travaillé seul. J’ai fait des concerts solo et après je me suis dit qu’il fallait que je vive de la musique, j’ai alors travaillé pour la danse, j’ai eu la chance qu’on me propose de travailler pour la danse. Et j’ai vécu en travaillant pour la danse, j’ai donc arrêté les concerts et puis j’en ai eu marre de la danse parce qu’il fallait toujours inventer l’argument, il n’y avait rien de concret, c’était toujours improvisé alors que je voulais vraiment travailler sur quelque chose qui existe, une pièce. Et donc j’ai travaillé pour le théâtre, et tout ça m’a pris presque trente ans. Je faisais de temps en temps un disque mais pas de concerts, je travaillais pour la danse, le théâtre, très peu pour le cinéma, et surtout des courts-métrages. Et puis, avec la retraite, quand j’en ai eu marre du théâtre aussi, au bout de quinze ans, deux copains, des jeunes, sont venus me voir et m’ont proposé « tu veux pas jouer avec nous, on a un concert en Angleterre, ce serait bien si tu venais… » et j’ai dit oui alors on a commencé à jouer tous les trois avec Reines d’Angleterre. Après j’ai fait un solo… Mais y’a pas tellement longtemps que j’ai repris les concerts, il y a quoi ? deux / trois ans que j’ai repris les concerts.

Et qu’est-ce que ça t’apporte ? C’est très amusant, c’est une liberté. C’est la liberté. J’ai l’impression qu’enfin musicalement je suis libre, tandis qu’au théâtre on est à moitié libre. Il y a un metteur en scène. Et puis, au théâtre, j’ai du beaucoup écraser la voix. La voix, c’est celle des acteurs. Comme je connais la voix, je faisais des musiques qui soutiennent les acteurs. Je disais toujours : « Au théâtre, la musique doit être sous les pieds des acteurs et pas sur leur tête. » Je savais bien faire ça, ce qui fait que j’ai beaucoup travaillé au théâtre parce que je savais bien relever les acteurs. Mais c’est très ingrat, parce que les gens avaient des émotions que leur procurait peut-être la musique pour moitié et l’acteur pour moitié et ils attribuaient toute l’émotion à l’acteur. Je trouvais ça très bien, mais au bout de quinze ans, je me suis senti un peu frustré (rires).

images

Je me demande souvent pourquoi les gens font de l’art. Et à quoi ça sert… Je crois que ça ne sert à rien, ça c’est sûr. L’art est, par essence, inutile, mais indispensable, selon moi. Je te répondrais par une pirouette : je crois que quelqu’un fait de l’art parce qu’il ne sait pas faire autre chose (rires).

Et c’est tout ? Pas tout à fait. En ce qui me concerne, il y a une certaine célébration, presque religieuse. C’est une manière de célébrer, si ce n’est dieu, du moins la vie.

Pour revenir au chaman, il y a peut-être des relations… La musique peut me libérer de pensées, un peu comme la lecture de Dracula. Je crois que sans la musique je serai devenu un voyou, un bon à rien.

Tu dirais que la musique t’a sauvé la vie ? Mais c’est sûr. J’ai un ami peintre que je vois souvent le matin au marché aux puces et je le croise là parce que c’est marrant d’acheter des objets ou ses habits pour rien du tout. Moi je suis habillé pour rien, j’ai une veste qui vaut très cher en magasin et que j’ai acheté 15 euros, tu vois… Donc ça m’amuse d’y aller. Et je le vois, lui, il exactement la même histoire que moi mais avec la peinture. Il m’a dit, lui-même, que sans la peinture il serait devenu un voyou. Lui un voyou, moi un bon à rien parce que je n’aurais même pas pu être un voyou je crois. Je suis trop trouillard.

« Voyou », c’est un terme qui me rappelle Georges Brassens. « Je suis un voyou ». Oui, mais il l’entendait de manière un peu grivoise… Un voyou, c’est celui qui aime bien les femmes aussi.

Tu connais bien les chansons de Brassens ? Oui, je les connais.

Et tu en penses quoi ? Moi, j’adore Brassens mais j’aime pas les gens qui aiment Brassens (rires). C’est généralement des vieux cons qui aiment Brassens. En dehors du fait que maintenant tout le monde aime Brassens. Non mais c’est vrai, c’est magnifique, c’est très beau, c’est un poète.

Moi je l’adore, comme Gainsbourg. C’est avec eux que j’ai commencé à apprendre le Français. Avec Brassens, tu apprends une belle langue en plus.

Qu’est-ce que tu faisais à l’âge de 30 ans ? Je travaillais pour la danse, beaucoup. J’étais beaucoup avec une compagnie de danse, avec d’autres aussi, mais avec une, principale. Dans les années 1980…

C’était à Paris ? Oui, surtout, en France. En France, tout se passe un peu à Paris, même si un peu moins maintenant. Mais il faut quand même passer par Paris. C’est la capitale, la France est très centralisée. J’aurais bien aimé, moi, vivre à la campagne ou plus près de la nature, mais j’avais pas le choix en fait, pour travailler il fallait être à Paris. C’était déjà pas facile de vivre avec la musique marginale que je fais, alors si en plus j’avais été à la campagne, c’était foutu pour moi… Maintenant, c’est un peu différent, il y a Internet, c’est plus facile. Mais, dans les années 80, un musicien qui ne vivait pas à Paris avait beaucoup de mal à vivre. Déjà même à Paris.

Avec la danse, tu « soutenais » les danseurs aussi ? C’était un peu différent parce que je pouvais utiliser plus la voix. J’ai pu être sur scène aussi avec les danseurs parce que je venais comme chanteur. Là je pouvais chanter parce que les danseurs ne parlent pas. Là, je pouvais chanter. De ce point de vue j’étais plus libre. Mais j’ai eu marre aussi de cette liberté parce que j’ai travaillé avec des chorégraphes qui disaient aux danseurs : « allez-y, dansez, quoi… » Et après une journée de répétition, eux disaient « Alors, on te propose des choses, mais dis-nous au moins ‘’ça ça va’’ ou ‘’ça ça va pas’’… » et on leur répondait : « mmh… Comment vous le sentez-vous ? » Et pour la musique c’était encore pire. C’était complètement fabriquer un spectacle qu’un autre va signer, quoi… Donc au bout d’un moment j’en ai eu assez. J’étais bien content de faire du théâtre et après j’en ai eu assez de faire du théâtre, voilà, c’est ma vie…

Tu as habité toujours le même quartier, à Paris ? Oui, parce que j’ai eu de la chance… Je suis arrivé chez une copine et après elle est partie et je suis resté dans la place et j’ai eu la place d’avoir un endroit à Paris. Vers Bastille. C’est très bien, vraiment très bien. C’est un quartier qui était très populaire quand je suis arrivé et maintenant c’est devenu très chic. Mais moi j’ai pas bougé. Mais l’endroit où je suis ne valait pas cher et maintenant vaut très cher mais comme je ne l’ai pas vendu et que je n’ai pas d’autre endroit, pour moi c’est pareil. Mais le quartier a beaucoup changé. En 1981, quand l’opéra a été construit, par Mitterrand, cet horrible opéra, là, très moche, ça a changé complètement le quartier.

Tu as voyagé en Israël aussi. Ils m’ont invité pour faire deux concerts une première fois, dont un solo. J’avais pas envie d’y aller, je n’y étais jamais allé avant, mais il y a eu un contact très émouvant. Là, j’ai rencontré des gens très touchants. Il y a eu un très bon contact, avec un public qui comprenait immédiatement ce que je faisais, c’était formidable, ça m’a beaucoup surpris, beaucoup touché. Ils m’ont invité ensuite à Tel Aviv. J’y suis donc allé deux fois.

Tu as pu voyager dans le pays ? Oui, je suis allé à Jérusalem, à Tel Aviv et à la Mer Morte.

Qui t’y a invité ? C’est un type formidable, Ilan Volkov, un chef d’orchestre classique, ça c’est très particulier à Israël… mais je crois qu’il est unique au monde. Il a une collection de disques absolument extraordinaire, il a tout. Il a tous mes disques mais je crois qu’il a les disques de tout le monde je crois. Pour un chef d’orchestre classique, s’intéresser au free jazz, à la musique expérimentale, à tout ce qui se fait en musique, c’est exceptionnel… En France, ça n’existe pas. Mais je ne sais pas où ça existe… Ce type vit en Israël, à Tel Aviv, et c’est lui qui m’a invité, les deux fois.

Qu’est-ce que Tel Aviv a de différent avec l’Europe ? Bah, Tel Aviv c’est une ville d’Europe… Je crois. Jérusalem, c’est très particulier, c’est très tendu là-bas. Chacun est isolé, je crois. Mais en petites communautés, vraiment, c’est particulier. J’aurais beaucoup de mal à en parler parce que c’est tellement compliqué que personne, même ceux qui y vivent je crois, n’y comprend rien, donc moi encore moins, tu vois. Mais Tel Aviv c’est une ville tout à fait occidentale, moderne et assez agréable à vivre. Enfin, la vie est dure à vivre partout, mais… C’est un pays comme un autre, Israël, au fond…

Ça a été important d’y aller ? Non, c’était comme aller n’importe où ailleurs. Mais une fois là-bas, j’ai compris que c’était très très émouvant pour moi. A Jérusalem, c’est plus difficile, comme je te le disais, c’est des petites communautés, assez fermées, c’était agréable mais ça aurait pu être n’importe où, sauf que c’était à Jérusalem, en plein air… Mais à Tel Aviv, il y avait un public de peut-être 100 / 150 personnes… Généralement, les gens sont contents, mais là, j’ai rarement autant senti que les gens comprenaient ce que je faisais. Il y a des gens qui sont venus me voir après et qui m’ont dit « ah, quand tu as dit en Hébreu qu’on est au calme là et qu’on passe un bon moment », c’était vraiment très beau avec la musique. J’ai répondu, « mais j’ai rien dit en Hébreu, je ne parle pas un mot d’Hébreu », ils m’ont dit : « écoute, on l’a entendu ! » Moi je chante dans une langue inventée et plusieurs ont entendu des phrases en Hébreu que je n’ai bien sûr jamais prononcées. Il y a eu une espèce d’enthousiasme, de complicité, que j’ai rarement ressenti aussi fort ailleurs. C’est fort à Berlin ou à Londres, mais c’est vraiment très fort à Tel Aviv. Alors que, bon, si je joue à Paris, la moitié va adorer et l’autre moitié va pas aimer du tout. Là, il y avait une adhésion complète.

Et ça vient de quoi, selon toi ? Je n’ai aucune… Du judaïsme (rires), tout simplement. D’une histoire qu’on peut avoir en commun. Tu sais, mon père est un rescapé d’Auschwitz, ce qui je pense m’a beaucoup marqué. Et même si ce n’est pas explicite, c’est implicite dans ce que je fais et, en Israël, les gens l’ont tout de suite senti, je crois.

Et ton père t’a parlé d’Auschwitz ? Difficilement. Comme tous les rescapés… Vers la fin de sa vie il en parlait. Mais quand j’étais petit il ne voulait pas du tout en parler. Mais je le sentais, c’était un type qui avait été cassé, c’est clair. Ouais…

Est-ce que tu veux en parler plus de ce qu’il t’a raconté ? C’est de l’ordre de l’inimaginable et de l’indicible. Je n’ai rien de nouveau à apporter là-dessus, si ce n’est ce qu’on dit : qu’on ne peut pas raconter. Je pense qu’un bonheur immense n’a pas de mots, et qu’un malheur tel, on a beaucoup de mal à l’imaginer. Même mon père qui l’a vécu disait « c’est inimaginable ». D’ailleurs les gens ne l’imaginaient pas, c’est comme ça que ça a pu se faire, dans le secret. Je crois d’ailleurs que le secret fait partie du génocide, pas seulement de celui-là, de tous les génocides. On a besoin de secret pour commettre un génocide… Les nazis ne disaient pas « on va gazer tous les Juifs, les mettre dans des trains et, là-bas, les coller dans des fours crématoires… » Ils ne disaient pas ça du tout, bien sûr…

Tu dis qu’il était « cassé ». Physiquement, déjà. Pas seulement mentalement mais physiquement. Mon père a toujours eu très mal, il avait beaucoup de problèmes de santé, beaucoup. Son poids normal c’était 80 kilos, quand il est revenu des camps il en pesait 25. Il a été battu tous les jours, tous les ours on lui cassait la gueule. On ne peut pas revenir de là indemne. Et il a vu mourir tout le monde autour de lui. Il s’en est sorti sans doute parce qu’il avait une force physique et mentale mais aussi et surtout parce qu’il a eu beaucoup de chances.

Interview de Ghédalia Tazartès par Philipp Schmikl
Theoral / Le son du grisli © 2012

Image of En herbe de Lucien Jean & Lee Ranaldo

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