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Le son du grisli
30 juin 2009

Interview de Dave Rempis

itwrempisli

Brillant successeur du saxophoniste Mars Williams au sein du Vandermark 5, Dave Rempis n’a cessé d’y enrichir sa pratique instrumentale au point de profiter aujourd’hui comme jamais de sa complicité avec Ken Vandermark. Beaucoup occupé auprès de ce-dernier, il s'adonne sinon à d'autres expériences : auprès du pianiste Paul Giallorenzo – qui sort ces jours-ci Get In to Get Out – ou encore de Franck Rosaly, en duo avec lequel il vient d'enregistrer un disque à sortir en octobre sur 482 Music (extrait à entendre sur le deuxième volume de 1ignes), lorsqu'il n'emmène pas son Percussion Quartet  – dernière référence en date, l'indispensable Disappointment Of Parsley.
 
… C’est l’Eglise orthodoxe grecque qui m’a d’abord amené à la musique. Du côté de mon père, ma famille a quitté la Grèce après la Seconde Guerre Mondiale, tout en gardant ses habitudes religieuses. Jusqu’à ce que j’entre au lycée, je me rendais chaque semaine à l’église. La musique tient une place très importante dans la liturgie, qui est attachée à la tradition du cantor – généralement un vieil homme à la voix nasillarde et pénétrante, qui entonne des chants assez monotones avant le début de l’office. Le prêtre chante aussi la plupart du temps, sur le schéma d’un dialogue entre lui, les fidèles et le chœur. Même si cela fait des années que je ne suis pas allé à l’église, je pourrai encore chanter ces chansons de mémoire… J’ai aussi le souvenir de mon grand frère jouant d’une clarinette qui appartenait à un ami de la famille qui jouait de cet instrument lors de mariages grecs. Il devait avoir quatre ou cinq ans à l’époque et il reste quelques photos assez drôles de lui courant autour de la maison avec l’instrument. Quelques années plus tard, il a commencé à apprendre à jouer de la clarinette, ce qui m’a donné envie de me mettre au saxophone.

Le saxophone est ton premier instrument ? J’ai d’abord joué de la flûte en cours de musique à l’âge de sept ans, j’ai trouvé ça fascinant… A cette époque, mon frère avait déjà débuté ses cours de clarinette mais moi, pour je ne sais quelle raison, c’était le saxophone qui m’attirait. Je ne sais pas trop pourquoi, mis à part que l’instrument brillait et que Zoot, le saxophoniste, était un de mes personnages préférés du Muppets Show. J’ai donc raconté à mes copains que je voulais jouer du saxophone, alors que ma mère, qui pensait que ce serait trop lourd pour moi, aurait préféré que je prenne des cours de flûte. Heureusement, ça ne s’est jamais fait, même si je me dis avec le recul qu’il aurait été bien de commencer par la flûte, un instrument qui nécessite un incroyable contrôle du souffle. Le saxophone m’appelait : mes parents m’en ont loué un, je me souviens encore de l'air un peu inquiet avec lequel j’ouvrais l’étui et d’inspectais l’instrument avant chaque leçon…

Tu as plus tard étudié l’ethnomusicologie et la musique africaine au point d’aller passer un an au Ghana. Quel a été l’influence de ce voyage sur le développement de ta pratique musicale ? Etudier là-bas a été très important pour moi, à la fois parce que cela m’a permis d’approfondir mes connaissances musicales mais aussi parce que j’y ai trouvé une inspiration qui m’a aidé à poursuivre mon travail au saxophone. Deux ans plus tôt, j’avais abandonné mon école de musique pour les bancs de la Northwestern University, aux environs de Chicago, où je travaillais à un mémoire en anthropologie. L’école de musique a été pour moi une expérience très frustrante, je n’éprouvais aucun intérêt pour ce qu’on m’y enseignait – le saxophone classique – et ne supportais pas un enseignement qui demandait à tous les saxophonistes de sonner de la même façon… A l’époque, quitter cette école signifiait tout bonnement en finir avec la musique – c’est d’ailleurs comme ça que mes professeurs me l’ont présenté : jouer comme eux était la seule possibilité envisageable – et cette décision a été importante, puisque je pratiquais l’instrument depuis l’âge de huit ans. Bien sûr, j’ai encore joué un peu par la suite, mais pas de façon régulière, pas aussi fréquemment qui j’y avais été habitué… Lorsque je me suis rendu au Ghana, je pensais que mon intérêt pour la musique était purement intellectuel et que je n’avais aucune crédibilité en tant que musicien puisque je n’avais aucun diplôme en poche. Et, justement, d’un point de vue intellectuel, j’ai été enthousiasmé par ce que j’ai trouvé là-bas. Bien que la structure éducative était plutôt floue, elle m’a permis de me rendre compte de ce que je cherchais vraiment, et les ressources musicales de l’université de Legon étaient étonnantes. Le National Dance Ensemble répétait là chaque jour et le Centre International de Musique et de Danse Africaines y avait ses locaux. Cette institution a été fondée par le Professeur J.K. Nketia, qui est le père de la musicologie africaine, la première personne d’origine africaine à avoir écris à propos de musique tout en étant profondément ancré dans cette culture. A l’époque, ça a été une révolution importante dans le domaine, puisque tous les travaux avaient jusque-là été signés par des colons embourbés dans leurs théories fumeuses à propos des peuples primitifs, etc. Des citations de Nketia, celle-ci est sans doute ma préférée : « Il est temps d’arrêter de se demander pourquoi l’Africain fait de la musique, pour enfin se demander comment ». Cette révolution a permis à cette musique, et par extension à toute forme de musique indigène, de se mettre au niveau de la musique occidentale en terme de façons de l’enseigner. Si j’allais peu en cours de musique, je n’ai perdu ni mon temps ni mon énergie : la part la plus importante de mes études, je les dirigeais moi-même, et consistait pour beaucoup en des matinées passées à la bibliothèque du Centre International de Musique et de Danse Africaines, à lire tous les ouvrages fondamentaux dans le domaine de l’ethnomusicologie. Bien sûr, la bibliothèque ne faisait qu’une quinzaine de mètres carrés, mais chacun des livres qu’elle contenait traitait d’ethnomusicologie, et beaucoup d’entre eux portaient des inscriptions personnelles de leur auteur, le Professeur Nketia en personne. Quant à mes après-midis, je les passais à regarder les répétitions du National Dance Ensemble ou à étudier les percussions manuelles ou le gyil, une sorte de xylophone. J’avais aussi beaucoup de temps pour apprendre le saxophone. C’est d’ailleurs là, à force de jouer avec des musiciens, que j’ai ressenti le besoin de me remettre à l’instrument. Je fascinais les gens parce qu’il y avait peu de saxophonistes à cet endroit. Eux se fichaient que je ne puisse pas jouer le répertoire classique au saxophone, jouer  des sixtes à 152 au métronome ou couvrir les changements d’accords de Giant Steps. Parfois, j’avais un peu de mal à m’entraîner puisque je travaillais dans le studio de danse, qui ressemblait à une grange et se situait à deux pas du principal arrêt de bus de l’université. Tu pouvais m’entendre à cinq cent mètres à la ronde, et les gens se réunissaient près des grandes fenêtres pour voir à quoi ressemblait ce type qui les dérangeait. Et puis, ils ont été séduits, tout comme les musiciens qui m’ont ensuite invité à jouer avec eux parce que je faisais figure de curiosité. C’est la combinaison de l’intérêt que ces gens me portaient et de l’exemple qu’ils me donnaient de personnes poursuivant leurs propres buts musicaux qui m’a décidé à jouer de nouveau. Si l’économie du Ghana est souvent montrée en exemple par les organisations occidentales qui ont ouvert le pays aux investisseurs étrangers par le biais de programmes d’ajustement structurel, elle n’est pas fleurissante. Lorsque j’étais là-bas, entre 1995 et 1996, le salaire mensuel moyen était de 40 dollars. Les professeurs d’université étaient payés l’équivalent de 2000 dollars par an, et beaucoup des musiciens que je connaissais, qui traînaient autour de l’université afin de trouver des étudiants à qui enseigner, gagnaient moins d’un dollar par jour. Pour eux, poursuivre une « carrière » dans la musique était une décision radicale, comme dans la plupart des sociétés, mais cela leur demandait aussi de prendre un risque personnel pour leur bien-être et celui de leurs familles. Et ils s’y adonnaient avec un rare sérieux… L’idée de l’ « artiste » ou de l’ « écrivain » assis dans des cafés à pontifier ne faisait pas partie de leur culture. Les gens travaillaient à leur art. Le National Dance Ensemble répétait dans la cour de l’école de musique chaque après-midi, en plein soleil, avec une discipline intransigeante. Alors que j’avais renoncé à la chose que j’aimais véritablement faire, tout cela a été pour moi une source d’inspiration. Alors, de retour du Ghana, j’ai pris la responsabilité de prendre soin de mon accomplissement en tant que musicien : j’ai commencé à m’entraîner trois à quatre heures par jour, j’ai monté des groupes, accepté les invitations de toutes sortes de musiciens, et essayais de m’en sortir. C’est sans doute la plus grande leçon de musique que j’ai jamais prise.

Que s’est-il passé entre ton retour aux Etats-Unis et ta rencontre avec Ken Vandermark, qui t’a donné quelques leçons… Quand je suis rentré du Ghana, à l’été 1996, je suis retourné à Evanston, aux environs de Chicago, pour finir mes études. L’année suivante, en plus de m’entraîner à l’instrument, j’ai joué dans tout contexte possible et imaginable. J’avais un quartette régulier avec un trombone, une contrebasse et une batterie, qui jouait aussi bien du free jazz que de la musique minimaliste. Ca a été une grande expérience, qui m’a permis d’explorer une large variété d’idées. J’ai aussi joué dans un sextette de jazz et dans un groupe hippie-funk qui tournait pas mal dans les environs de Chicago. Si sa musique était un peu folle, j’ai eu la chance de jouer en clubs pour la première fois avec cette formation, et j’ai vraiment apprécié la manière dont tout ça marchait. A l’automne qui a suivi l’obtention de mon diplôme, en 1997, je continuais de m’entraîner aussi souvent que possible. J’ai mis un pied sur la scène jazz de Chicago en me produisant au Bop Shop, un club ouvert entre 1988 et 1997. J’y ai rencontré plusieurs musiciens, dont Tim Daisy, avec qui je travaille encore régulièrement. J’allais souvent au Velvet Lounge : d’abord pour y voir jouer DKV, le trio composé de Ken Vandermark, Kent Kessler et Hamid Drake, à l’époque où Fred Anderson rejoignait le groupe à l’occasion de ses concerts mensuels. Après l’une de ses prestations, j’ai demandé à Ken s’il accepterait de me donner des leçons. La première a été plutôt drôle… Je crois qu’il avait l’habitude de travailler avec des étudiants qui nécessitaient de conseils techniques de base or, moi, cela faisait quinze ans que je jouais du saxophone, j’étais passé par une école avant d’avoir décidé de tout quitter, et je ne recherchais absolument pas à en apprendre sur la technique, comme il a pu s’en rendre compte en m’entendant jouer. Donc, ce sur quoi nous avons finalement travaillé ont été les idées d’Anthony Braxton à propos des « langages » et des catégories de sons propres à tout instrument et à toute technique, ce à quoi Ken commençait alors tout juste à réfléchir.  C’était une approche très analytique, très typique de Ken, de celles qui t’obligent à évaluer et puis développer certaines de tes capacités d’improvisateur. Pour ma deuxième leçon, j’ai joué pour lui la vingtaine de « langages » que j’avais identifié en tant qu'éléments de mon vocabulaire. Après quoi, Ken me dit un truc du genre « Ok, petit, je ne sais pas quoi te dire d’autre. Tu te débrouilles tout seul ». Je continue à adorer ça, parce que c’était une façon sans artifice de dire « écoute, on essaye tous de se dépatouiller avec ça, alors cherche de ton côté. » J’avais de la technique, et s’il m’a donné des clefs pour développer quelques idées en tant qu’improvisateur, c’est moi qui ai pris ensuite la décision de continuer à le faire. Ken ne pourrait pas, je pense, se voir offrir de poste à l’université, parce qu’il n’a pas ce défaut de dispenser des tonnes d’idioties sur la façon de devenir un improvisateur. Il m’a dit qu’il n’avait pas grand-chose de plus à m’apporter et que j’avais à me mettre tout simplement au travail, comme tout autre improvisateur, pour établir mon approche personnelle de la musique, et ça a été une autre grande leçon. C’est d’ailleurs la dernière leçon privée qu’il m’a donnée…

Et comment s’est faite ton entrée dans le Vandermark 5 ? A peu près un mois après cette leçon, Ken m’a laissé un message téléphonique sur lequel il disait vouloir m’entendre pour une audition organisée pour le remplacement de Mars Williams dans le groupe. Je ne pouvais absolument pas y croire. La musique à laquelle il travaillait m’inspirait énormément, et l’idée de faire partie de cette scène avait quelque chose d’irrésistible pour moi. La première fois que j’ai entendu Ken, c’était en 1995 au Lunar Cabaret, dans un groupe qui s’appelait Steam et dans lequel on trouvait Kent Kessler, Jim Baker et Tim Mulvenna. Je ne savais pas, à ce moment-là, que des musiciens jouaient encore de ce genre de musique, inspirée par Dolphy, Ornette, Coltrane, etc. Tout ce que j’avais trouvé jusque-là à entendre, en école de musique ou dans des clubs bien moins confidentiels, était beaucoup plus traditionnel. Entendre ces musiciens influencés par des travaux qui n’avaient rien avoir avec la tradition, comme Out to Lunch, par exemple, a été une véritable découverte. Le concert suivant auquel j’ai assisté était aussi organisé au Lunar : Witches and Devils, un groupe qu’emmenait Mars Williams, totalement dévoué au répertoire d’Albert Ayler. Même si j’ai adoré Ken, j’ai encore été plus soufflé par le son de Mars, énorme et vociférant. Tu imagines donc que lorsque Ken m’a demandé de remplacer Mars, j’étais plus que motivé mais aussi totalement effrayé. Pour l’audition, il m’a donné deux de ses compositions, et d’autres de Dolphy, Ornette et Ayler. Je me suis rendu chez lui et on a joué avec Kent Kessler et Tim Mulvenna. L’ambiance était plutôt décontractée, informelle, et si j’étais nerveux au possible, les gars étaient plutôt bon esprit. Tout de suite après la séance, Ken m’a invité à faire partie du groupe, et il m’a renvoyé chez moi avec les partitions d’une vingtaine de titres sur lesquels ils étaient en train de travailler. J’ai donc appris toutes ces compositions, qui étaient plutôt difficiles, et lorsque je me suis rendu à la première répétition, j’étais capable de les jouer plutôt correctement. Je pense que les musiciens du groupe ont été rassurés de voir ça. Ce qui était plus difficile pour moi, c’était l’improvisation. Le groupe faisait alterner tellement de styles dont je n’avais pas l’habitude – free jazz éruptif, musique bruitiste, ballade, swing –, tout ça dans un esprit très rock… Je n’avais jusque-là jamais déposé de solo sur une improvisation qui changeait sans arrêt d’allure pour, sans faire de pause, rejoindre les autres instruments à vent à mi-chemin d’une ligne mélodique développée sur trois octaves. C’était un sérieux challenge et pendant un an et demi, j’ai eu une de ces peurs à chacun des concerts que nous avons donnés, surtout que le niveau des autres musiciens était tellement élevé. Ils étaient à des années lumières devant moi en tant qu’improvisateurs, mais ils ont été patients et m’ont soutenu dans mon développement personnel, ce qui est à mon avis l’un des avantages que l’on trouve à travailler dans une ville comme Chicago. Il y a une évidence sur laquelle tout le monde s’accorde, qui veut qu’il est du devoir de tout musicien de travailler aussi avec de plus jeunes et de les aider dans leur propre développement.

Mais être un jeune musicien dans une ville telle que Chicago, n’est-ce pas aussi difficile au regard des grands noms qui y ont servi le jazz avant toi ? Comment y affirme-t-on son identité ? Pendant longtemps, je me suis battu avec cette question. Demander à jouer un rôle auprès d’un tel héritage n’est pas facile, parce que la quantité et la qualité de la musique sortie de cette ville, celle de Louis Armstrong, de Gene Ammons, de Sun Ra, celle des membres de l’AACM puis des nombreux musiciens qui ont émergé dans les années 1990, en impose… En fait, j’ai fini par répondre à cette question sans rien demander d’autre que de jouer… Je suis un musicien, voilà tout. Les gens peuvent voir en moi ce qu’ils veulent. Ceci dit, je pense aussi que l’histoire de Chicago est un grand avantage pour qui veut en apprendre sur l’art et développer le sien propre. Nous pouvons nous rendre régulièrement à des concerts d’excellente qualité, comprendre l’histoire qui se cache derrière et nous rendre compte que qui tient à se faire passer pour musicien de « jazz » a plutôt intérêt à travailler du mieux possible pour cela. Il ne s’agit pas forcément d’être exceptionnel, mais déjà de travailler en visant haut. Ensuite, si le public entend une progression dans ta musique, il te respectera. Ce serait différent dans une ville sans musiciens plus âgés pour te rappeler sans cesse à quel degré eux avaient l’habitude d’opérer. Tu pourrais t’en sortir de n’importe quelle sorte, passer simplement d’un concert à l’autre, ce que font certains. Mais à Chicago, les gens n’ont ni le temps ni la patience d’écouter tout et n’importe quoi, donc t’as plutôt intérêt à leur en démontrer, et à chaque fois encore… Il y a des musiciens de toutes générations à entendre ici, de Fred Anderson et Von Freeman, à Ari Brown, Jodie Christian, Roberty Shy, Jim Baker, Hamid Drake, Mars Williams, Kent Kessler, Ernest Dawkins, Michael Zerang, Ken Vandermark, Nicole Mitchell, etc. Il n’y a pas d’échappatoire, tu t’en rends compte à chaque fois que tu vois jouer une de ces personnes. Et je ne te parle pas des fois où tu te rends au Velvet Lounge et que tu tombes sur une photo de Fred Anderson avec Dexter Gordon, Eddie Harris et Johnny Griffin, accoudés au bar. Ici, la musique, c’est du sérieux ; presque partout t’es rappelé ce qu’on attend de toi si tu veux être étiqueté musicien de « jazz ». Mais bon, même si tout ça met la barre un peu plus haute, ça te motive aussi...

Peux-tu me parler de la façon dont tu envisages tes projets personnels ? La plupart du temps, j’essaye simplement d’élaborer chacun de mes groupes en fonction de la bonne entente et des intérêts des musiciens qui y prennent place. Je crois que chacun d’entre eux a été formé dans le simple but de voir ce que pourrait donner la combinaison de tel musicien avec tel autre, à partir du moment où chacun d’entre nous apprécie le jeu de l’autre. Généralement, après le premier essai, ces groupes se sont maintenus parce que les combinaisons de musiciens donnaient justement l’impression de sonner comme un groupe. En ce qui concerne le choix de jouer des compositions ou non, l’identité de celui qui signe telle ou telle composition, tout cela vient d’un consensus qui sert notre intérêt de voir évoluer les choses de manière intéressante. Pour ne parler que de ces trois groupes : le Rempis Percussion Quartet est une formation dans laquelle nous improvisons librement de longs développements ; Triage était plutôt un groupe qui tentait de travailler sur un matériau, auquel il soumettait son improvisation ; quant à The Engines, c’est davantage une grande collaboration, un groupe pour lequel tout le monde écrit des compositions, et le vrai challenge est sans doute de trouver un moyen de bâtir un véritable son de groupe sur des idées compositionnelles assez éloignées les unes des autres.

Ton approche est encore différente lorsque tu joues au sein du Vandermark 5 ?  En fait, je dirais que mon approche varie un peu selon les contextes. L’idée sous-jacente de créer quelque chose d’original est toujours là, mais chaque groupe a sa manière à lui de travailler, qui tient au style de musique défendu mais aussi aux individualités qui les composent. Le Rempis Percussion Quartet se consacre à une improvisation libre dont le but serait de créer ce qui pourrait être apparenté à des compositions édifiées ex-nihilo. On serait presque tentés de mettre le public à l’épreuve en lui demandant s’il saura retrouver telle ou telle pièce sur le cd. Avec le Vandermark 5, ou d’autres groupes qui partent de compositions comme Triage ou The Engines, il s’agit de faire davantage attention au détail et de trouver un moyen de naviguer avec inspiration sur des structures préexistantes. Avec Ken, je pense que nous signons un travail artisanal très soigné, les versions que nous donnons de standards sont changeantes, tandis que les solos et les parties écrites s’épousent assez naturellement, un peu à la manière, peut-être, avec laquelle travaillait l’orchestre de Duke Ellington. Avec d’autres groupes attachés à la composition, il peut arriver l’opposé.  Par exemple, est-il possible de libérer les improvisations des compositions et d’éliminer ce qui pourrait être décrit comme une relation à l’œuvre bourrée de contraintes ? Ou bien : de combien de manières différentes peux-tu interpréter le matériau écrit afin qu’il respecte toute improvisation développée au cours de son exécution ? L’idée de favoriser un élément plutôt que l’autre (la composition plutôt que l’improvisation, ou vice versa) est un des points déterminants des questions que nous nous posons en tant qu’improvisateurs : il y a un large éventail de possibilités qui s’offre à nous, et je pense que chacun des groupes avec lesquels je travaille démontre sa propre façon d’interroger ces possibilités.

Depuis l’enregistrement de tes premiers disques, ta sonorité a quelque peu changé, s’est faite plus imposante. As-tu conscience de ça ? Je dois bien avouer que je suis plus en confiance avec mon instrument mais aussi en tant qu’improvisateur, aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années. Mais pour moi, cette évolution est constante, et il m’est difficile de m’apercevoir de ses développements sur le long terme, de noter chacun de ses changements au quotidien. Il est peut-être plus simple pour quelqu’un qui m’écoute une fois par an de se rendre compte des étapes de mon évolution de musicien. Parfois, je me demande si ce développement n’aurait pas plutôt à voir avec une dégénérescence continuelle, mais c’est peut-être une manière un peu trop philosophique de voir les choses.

Et en ce qui concerne ta pratique de compositeur, les choses ont-elles évoluées ? Avec l’âge, ressens-tu le besoin de composer davantage ? Je suis toujours intéressé en premier lieu par la composition, et les groupes avec lesquels je travaille, aussi bien en tant que leader qu’en tant que membre, semblent davantage intéressés par l’improvisation libre, des groupes qui donnent l’impression de conférer plus d’importance à l’improvisation qu’à la composition. En fait, j’aimerais écrire davantage que je le fais aujourd’hui, mais le temps m’en empêche. Le côté « business » qui consiste en l’organisation de tournées, la production et la promotion des disques, qui te permet de gagner ta vie, a tendance à empiéter sur ton travail de créateur. Ceci étant, depuis que je m’intéresse aux possibilités de l’improvisation libre, cela me gêne moins qu’auparavant. Je ne ressens vraiment pas le besoin de laisser derrière moi d’innombrables œuvres écrites.

Pour évincer ce besoin pourtant commun de vouloir « laisser une trace », as-tu dû trouver à ta musique un autre objectif à atteindre ?  Je n’ai pas trop dans mes habitudes d’analyser tout ça… Les choses que je fais dans ma vie, notamment lorsqu’elles concernent la musique, se font au feeling. On pourrait dire que mon objectif est de sortir de scène en me sentant bien, en ayant l’impression d’avoir bien joué et de partager cette impression avec les autres musiciens. Je crois que ça a souvent à voir avec cette impression d’avoir poussé notre musique à un endroit où nous n’étions jamais encore allés.

Comment envisages-tu ton avenir en tant que musicien ? Qui sait ? J’espère seulement continuer à en apprendre sur la musique et jouer encore dans vingt ou quarante ans. Si je pouvais avoir la longévité de Fred Anderson, de Joe McPhee ou de Peter Brötzmann, et ne jamais cesser d’évoluer en tant que musicien, j’en serais extrêmement reconnaissant.

Dave Rempis, propos recueillis en mai 2009
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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