Léandre, Dalachinsky : The Bill Has Been Paid (Dark Tree, 2013) / Léandre, Bourdellon : Evidence (Relative Pitch, 2012)
Joëlle Léandre est (bien évidemment) des Sept basses, onzième hors-série papier du son du grisli qui vient de paraître.
D’une manifestation estampillée Rogue Art, le label Dark Tree a fait un disque : The Bill Has Been Paid, enregistré le 27 mai 2012 en public par Joëlle Léandre et Steve Dalachinsky.
Improvisée, c’est ici la rencontre d’un langage et d’une poésie. Archet large et palette ouverte, Léandre développe le premier sous l’effet de son extravagance, de sa pratique enlevée et aussi des nuances de son partenaire. En vagabonde, la voici qui fond sur l’écrivain doué de parole – la chose n’est pas si courante – et même d’implication sensible : le contact est nerveux mais d’allures diverses. Ainsi les interludes contrastent-ils avec la ponctuation écrite au poing ou les nombreux transports commandés par l’archet.
En Léandre, Dalachinsky a donc trouvé – comme jadis en Joe McPhee (Pray for Me) ou Loren Connors (Thin Air) – une compagnie et un moteur qui épousent voire subliment ses penchants. Dite, voici sa poésie de prolifération et de désenchantements, enfin un touchant message adressé à ses frères d’armes ou de blues (qu’ils soient poètes, musiciens…).
Steve Dalachinsky, Joëlle Léandre
Son of the Sun (After Magic)
Steve Dalachinsky, Joëlle Léandre : The Bill Has Been Paid (Dark Tree / Orkhêstra International)
Enregistrement : 27 mai 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Vocalise (for Jeanne Lee) 02/ Interlude #1 03/ Son of The Sun (After Magic) 04/ Interlude #2 05/ Sweet & Low (Word of Light And Love / The Bill Has Been Paid) 06/ Interlude #3
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
En un autre duo – enregistré au Théâtre du Saulcy en 2011 –, Léandre élabora un autre ouvrage de langage partagé. En guise de partenaire, Jérôme Bourdellon, dont l’usage des flûtes (de la contrebasse au picolo) trahit un heureux rapport à la nature. Dévalant des structures (forêts en pente ou jardins suspendus) imaginées sur l’instant, Léandre et Bourdellon parlent d’Evidence et improvisent en bonne entente.
Joëlle Léandre, Jérôme Bourdellon : Evidence (Relative Pitch)
Enregistrement : 2 novembre 2011. Edition : 2012.
CD : 01-07/ Evidence I - Evidence VII
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Steve Dalachinsky, Joëlle Léandre : The Bill Has Been Paid (Dark Tree, 2013)
Ça sent la liberté ici. Ça sent la sueur. Ça sent ceux qui ne se ménagent pas. Ça sent les esprits. Ici, il ne peut être question que de liberté et d’évocation-hommage à celles et à ceux qui n’ont cessé de l’illustrer. En quelque sorte, la poésie de l’un (Steve Dalachinsky) n’est rien d’autre qu’une lutte acharnée. Et chez Joëlle Léandre, chaque note n’est rien d’autre que la marque d’une vraie indépendance.
Il faut donc les écouter, ne rien lâcher, ne rien perdre de la liberté qu’ils sont allé débusquer depuis si longtemps. Une liberté si familière pour nous tous. Qu’il doit être bon de découvrir ces mots, ces musiques pour la première fois. Certain(e)s tomberont donc sur ce disque. Et il y a des chances pour qu’ils ne s’en remettent pas. Adoration ou rejet : point d’autre chemin semble-t-il. Quant à nous, nous ne pourrons qu’écrire, encore et encore, que cette liberté-là est inestimable. Essentielle voire vitale.
EN ECOUTE >>> Son of the Sun (After Magic)
Steve Dalachinsky, Joëlle Léandre : The Bill Has Been Paid (Dark Tree / Orkhêstra International)
Enregistrement : 27 mai 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Vocalise (for Jeanne Lee) 02/ Interlude #1 03/ Son of the Sun (After Magic) 04/ Interlude #2 05/ Sweet & Low (Word of Light and Love/The Bill Has Been Paid) 06/ Interlude #3
Luc Bouquet © le son du grisli
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art, 2012)
C’est en plein cœur que l’on doit viser. Là, où précisément, se niche le sensible. En cette matinée du 13 novembre 1966, les civilisés avaient décidé de crucifier le sauvage. Le sauvage se nommait Albert Ayler. La bataille fut rude. Perdue d’avance. « Ça fait quoi, Monsieur Ayler, ces serpents qui sifflent sous votre tête ? » Albert ne répondit jamais. Quatre ans plus tard, un chapiteau chavira et Ayler ne put contenir ses pleurs. La suite est connue. La fin dans l’East River. Beaucoup d’orphelins parmi les sauvages. Les civilisés avaient déjà oublié.
Pour commémorer les quarante ans de la mort d’Ayler, on convoque dix-huit sensibles. Ils sont sensibles et le savent. Ils se nomment : Jean-Jacques Avenel, Jacqueline Caux, Jean-Luc Cappozzo, Steve Dalachinsky, Simon Goubert, Raphaël Imbert, Sylvain Kassap, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, Didier Levallet, Ramon Lopez, Joe McPhee, Evan Parker, Barre Phillips, Michel Portal, Lucia Recio, Christian Rollet, John Tchicai. Ensemble ou en solitaire, ils signent treize miniatures. On est bien obligé d’en écrire quelques mots puisque tel est notre rôle. Donc : certains battent le rappel du free ; un autre se souvient des tambours de Milford ; un autre, plus âgé, refait les 149 kilomètres séparant Saint-Paul-de-Vence de Châteauvallon ; deux amis ennoblissent le frangin disparu puisque jamais le jazz n’ennoblira les frangins (n’est-ce pas Alan Shorter, Lee Young ?) ; l’une et l’autre réitèrent le Love Cry du grand Albert ; l’une gargarise les Spirits d’Ayler. Et un dernier, sans son guitariste d’ami, fait pleurer ses Voices & Dreams. Toutes et tous habitent l’hymne aylérien. En ce soir du 2 décembre 2010, les sensibles se sont reconnus, aimés. Ce disque en apporte quelques précieuses preuves.
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art / Les Allumés du Jazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01 to 13/ Treize miniatures for Albert Ayler
Luc Bouquet © Le son du grisli
Steve Dalachinsky, Jacques Bisceglia : Reaching Into The Unknown (Rogue Art, 2009)
Tirant son nom d’un poème de Steve Dalachinsky, Reaching Into the Unknown est un recueil essentiel et un ouvrage à part, né du rapprochement des textes de Dalachinsky et de photographies prises depuis 1964 par Jacques Bisceglia.
Si les premiers – en anglais, parce que souffrant sans doute difficilement la traduction – font se bousculer souvenirs et extrapolations littéraires, les secondes déposent plus concrètement mais avec non moins d’élégance leurs hommages concentrés. Destinataires de ceux-là : musiciens ayant tous œuvré en faveur d’une musique créative, voire audacieuse. Après les dédicaces à Billie Holiday, Lester Young ou Coleman Hawkins, défilent alors Sunny Murray (Bisceglia au Storyville en 1968, et puis l’année dernière aussi, lorsque le batteur donnait un concert en compagnie de Louie Belogenis et Michael Bisio), William Parker, Booker Ervin, Ted Curson, Archie Shepp, Grachan Moncour III, Don Cherry, Joëlle Léandre, Charles Gayle, Irène Schweizer, Jimmy Lyons, George Lewis, Cecil Taylor, David S. Ware, Muhal Richard Abrams, Frank Wright, Evan Parker, Peter Brötzmann, Charles Mingus, Mats Gustafsson, Jackie McLean, Albert Ayler, Sam Rivers, Moondog ou encore John Coltrane – l’aura imprégnée sur le noir captivant.
Cette liste, loin d’être complète, déposée ici pour révéler l’étourdissant transport déjà promis par l'épaisseur du livre : expériences différentes, lecture multiple, et une question partout : « How can I express these sounds with letters ? » Au lieu d'une réponse, des textes et des photos qui sont autant de développements d’expériences musicales singulières : sans bande-son aucune, à la fois documents et sur-créations.
Steve Dalachinsky, Jacques Bisceglia : Reaching Into The Unknown (Rogue Art)
Edition : 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Steve Dalachinsky, Matthew Shipp: Logos and Language : a Post-Jazz Metaphorical Dialogue (Rogue Art - 2008)
Sous un arbre, l'écrivain Steve Dalachinsky et le pianiste Matthew Shipp entament une conversation qui fera l'essentiel du livre – publié en anglais – Logos and Language. En introduction, Yuko Otomo s'y demande pourquoi, dans un monde comme le notre, certains se mettent à l'art. En guise de réponse, Shipp avance plus loin les grandes lignes d'une métaphysique personnelle qui éclaire peu sa pratique musicale et enfile les uns après les autres des morceaux d'un obscurantisme rampant sous couvert de rapport à l'existence qu'il faut bien tenter d'expliquer. Ici ou là, quelques noms quand même (Coltrane, Bach et Scriabine) pour toute musique.
Pour servir une pensée moins tiède, le verbe haut et parfois direct de Shipp devra attendre un autre dialogue, qui mêlera, toujours avec Dalachinsky, des souvenirs de son histoire personnelle et la figure de Jean Genet, investira un peu le champs sociologique. Cette fois, le pianiste parvient à cerner plus sensiblement – mais en le contournant quand même – son rapport à la pratique artistique, qu'il conçoit sans soumettre au concept la moindre échelle de valeurs : puisqu'elles sont langages et qu'il serait malvenu d'élaborer un classement qualitatif des langages, alors : toutes créations musicales se valent.
Et puis, les photos de Lorna Lentini, quelques preuves de la poésie de Dalachinsky – mots jetés sur l'instant au son de concerts auxquels il assiste (Shipp en duo avec William Parker, Matt Maneri, ou encore œuvrant en accompagnateur inspiré auprès de Charles Gayle) – et de celle, plus concernée, de Shipp lui-même. Qui clôt le portrait fait d'images éclatées, fidèle sans doute, d'un homme qui, en musique comme en théories, fait toute confiance à son intuition pour apaiser les effets de ses préoccupations.
Steve Dalachinsky, Matthew Shipp - Logos and Language : a Post-Jazz Metaphorical Dialogue - 2008 - Rogue Art.
Steve Dalachinsky: The Final Nite (Ugly Duckling Press - 2006)
Dans The Final Nite, le poète new-yorkais Steve Dalachinsky nous livre une approche expérimentale de son art, qui consiste à suivre depuis 1987 chacune des prestations du saxophoniste Charles Gayle stylo en main. Dans l’ordre chronologique de leur composition, les textes sont présentés ici sans avoir subi ni réécriture ni sélection.
Dans sa préface au recueil, le contrebassiste William Parker – et partenaire régulier de Gayle – souligne l’intimité dévoilée par la lecture de ces poèmes, qu’il compare à des haïkus spontanés au contact desquels chaque lecteur vivra sa propre expérience. C’est que les mots de Dalachinsky brassent large, refusant la compromission qui tendrait à leur imposer une utilité monocorde pour revêtir plutôt quelques aspects changeants : observations semi objectives et réactions partiales, commentaires éclairés ou tentations abstractionnistes. En préambule à chacun des textes, la date et l’endroit du concert, ainsi que le nom des musiciens accompagnant Gayle à cette occasion (William Parker, donc, mais aussi Hamid Drake ou Milford Graves). Témoin chanceux de rencontres singulières, Dalachinsky se veut autant créateur qu’archiviste, et livre avec The Final Nite un document d’essence inédite : apprenant peu car consacré davantage à contenir des fulgurances animées et parfois exaltées par la superbe d’un mentor choisi.
Steven Dalachinsky, The Final Nite & Other Poems: Complete Notes from a Charles Gayle Notebook, Ugly Duckling Press, 2006.