Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Joan Rothfuss : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman (The MIT Press, 2014)

joan rothfuss charlotte moorman

C’est un curieux parcours musical que celui de Charlotte Moorman (1933-1991). D’un des surnoms qu’on lui donna, Joan Rothfuss a fait le titre d’un livre : Topless Cellist. En préambule de l’épaisse biographie, l’auteur avoue que si son sujet est Moorman, on y trouvera aussi un peu d’elle-même ; et puis, que si rien de Moorman ne lui échappe, la Moorman dont elle fait le portrait sur plus de quatre-cent pages ne devra pas forcément être prise pour la « véritable » Moorman.

C’est donc avec élégance que Rothfuss entame son affaire chronologique, qui nous en apprend sur ce qu’on ne pensait n’être que la simple femme-instrument de Nam June Paik. Or… A partir de 10 ans : musique classique obligatoire ; à l’âge de 25 : de musique classique, plus jamais. Au classique, opposer l’original ou l’excentrique : Charlotte Moorman amènera la musique expérimentale (« the newest and most exciting music of our time ») à un public qui est loin de l’être.

Introduite à le « new music » par Kenji Kobayashi, amatrice de Stockhausen, Brown, Cage…, Moorman oublie d’être musicienne pour organiser des « événements » qui connaîtront un certain succès : c’est, en 1961, Works by Yoko Ono ; ensuite, ce seront Cage, Brown, Lucier, Feldman, Corner, Goldstein… qu’elle permettra de faire entendre. Stockhausen jouant les entremetteurs, Moorman et Nam June Paik se rencontrent en 1964 : l’artiste rêve alors pour son « action music » d’une strip-teaseuse sonore. Après Alison Knowles, Moorman s’y colle – lorsqu’elle joua Giuseppe Chiari, un journaliste ne parla-t-il pas de « violoncelle de Lady Chatterley » ?

En marge de Fluxus, Charlotte Moorman – que George Maciunas tenait pour rivale – et Nam Jun Paik composent un personnage ambigu, faisant fi d’anciennes conventions pour mieux en instaurer de nouvelles. Le 12 novembre 1969, la voici interprétant John Cage à la télévision (Mike Douglas Show). Si le compositeur ne saluera pas la performance, il profitera un peu de la publicité qu’elle lui fait. C’est là toute l’ambiguïté de la position de Moorman : actrice et promotrice, vulgarisatrice et vigie, guignol et expérimentatrice : quand certains l’accusent de kitsch, d’autres parlent d’avant-garde. L’histoire est toujours la même, et toujours passionnante : les nouveaux dogmes s’opposent aux anciens, les expérimentateurs « dissidents » courent après les cachets (même publics), les novateurs qui se ressemblent se tirent dans les pattes… Et, à la fin, tout est détaillé en biographies.



Joan Rothfuss : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman (The MIT Press)
Edition : 2014.
Livre (anglais) : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World (Wolke, 2014)

peter brötmann we thought we could change the world conversations with gérard rouy

Il y a du When We Were Kings – poigne, panache et nostalgie – dans ce recueil de conversations qui datent du tournage de Soldier of the Road. A Gérard Rouy, Brötzmann répond donc et raconte tout. Au journaliste (et ami, précise le musicien dans sa postface), ensuite, de rassembler les fragments qui formeront We Thought We Could Change the World.

Alors, les conversations – que Rouy augmente d’autres témoignages, de nombreux musiciens – n’en font plus qu’une, qui suit une pente naturelle balisée par quelques chapitres : premières années (apprentissage du saxophone ténor en autodidacte, influences de Nam June Paik, Don Cherry et Steve Lacy), grandes collaborations (Peter Kowald, Misha Mengelberg, Evan Parker, Derek Bailey, Carla Bley, Fred Van Hove, Sven-Ake Johansson et Han Bennink, puis Paal Nilssen-Love, Mats Gustafsson et Ken Vandermark), expériences diverses (FMP, Moers, trio Brötzmann / Van Hove / Bennink), arts plastiques (Brötzmann, comme en musique, inquiet ici de « trouver des formes qui vont ensemble »), famille et politique culturelle.

Toujours plus près du personnage, Rouy consigne le regard que celui-ci porte sur son propre parcours (« Ce que nous faisons aujourd’hui est toujours assez dans la tradition jazz de jouer du saxophone. ») et l’engage même à parler de son sentiment sur la mort. En supplément, quelques preuves d’une existence qui en impose : photographies de travaux plastiques datant des années 1970 à 2000 et discographie à laquelle la lecture de We Thought We Could Change the World n’aura pas cessé, ne cessera pas, de nous renvoyer.  

Peter Brötzmann : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy (Wolke)
Edition : 2014.
Livre : We Thought We Could Change the World. Conversations with Gérard Rouy. 191 pages.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


La Monte Young : Conférence 1960 (Eolienne, 2012) / Charles Dreyfus Pechkoff : Fluxus (Les Presses du réel, 2012)

la monte young conférence 1960

Ce petit « livre-manifeste » que rééditent les Éditions Éoliennes revient sur la classe que tint, à l’été 1960, La Monte Young au Dancers Workshop de la chorégraphe Anna Halprin. L’occasion, de permettre au musicien estampillé Fluxus d’adresser ensuite une « Lettre à un jeune compositeur » dont il conseille la lecture… hasardeuse.

C’est que le livre en question est fait de courts chapitres (de sentences, voire) dont la succession sur le papier souffre très bien qu’on l’ignore. Conventionnelle ou aléatoire, la lecture jonglera de toute façon avec des morceaux de poésie, des anecdotes (qui peuvent mettre en scène Richard Brautigan, Terry Riley, Terry Jennings, Dennis Johnson, Tony Conrad), des évocations furtives  (John Cage, Christian Wolff), des conseils (vertus de la contradiction, goût pour le « nouveau » plutôt que pour le « bon », bienveillance pour le son qu’il faut appeler puis laisser venir à soi), des perles d’ironie et de distance...

Et puis, évidemment, quelques mots sur les travaux auxquels La Monte Young travaillait à l'époque : Compositions 1960  – l’art de faire un feu dans l’intention de l’écouter (Composition 1960 #2) ou de laisser un papillon décider de la durée d’une composition dont il sera en outre le seul interprète (Composition 1960 #5). L’ensemble de cette conférence retranscrite, de chercher par tous les moyens à contrer une indéniable habitude : Le problème avec la musique du passé dans la plupart des cas est que l’homme a voulu faire aux sons ce qu’il voulait qu’ils fissent.

La Monte Young : Conférence 1960 (Eoliennes)
Réédition : 2012.
Livre : Conference 1960 (traduction de Marc Dachy)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

charles dreyfus fluxus

Pour avoir voulu consacrer son travail universitaire à l’intervention du public dans la fabrication d’œuvres artistiques, Charles Dreyfus Pechkoff a jadis fait la découverte de Fluxus avant d’en devenir, de fil en aiguille, un « membre actif ». C’est cette histoire qu’il raconte, style cursif et précision d’archiviste, dans Fluxus – L’Avant-garde en mouvement. La thèse est augmentée de souvenirs « à vif » et d’entretiens (dont un inédit de George Maciunas). Indispensable – autant que la lecture de Fluxus et la musique d'Olivier Lussac et du Tout Fluxus mis en ligne par Ben – pour qui s’intéresse à la constellation d’individus qui la composent (La Monte Young, George Brecht, Nam June Paik, Yoko Ono, Dick Higgins, Henry Flynt, Daniel Spoerri…).

Charles Dreyfus Pechkoff : Fluxus – L’Avant-garde en mouvement (Les Presses du Réel)
Edition : 2012.
Livre : Fluxus – L’Avant-garde en mouvement
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


John Cage : Freeman Etudes (Mode, 2012) / Sounds Like Silence (Gruenrekorder, 2012)

john cage irvine arditti freeman etudes

Les Freeman Etudes de John Cage (2 CD, Books One and Two & Books Three and Four, que le label Mode rééditait il y a quelques mois) sont incontournables dans l’impressionnante discographie d’Irvine Arditti, leader depuis 1974 de l’Arditti Quartet qui a en conséquence interprété tout ce qui bouge de contemporain (entre autres Stockhausen, Berio, Ligeti, Scelsi, Dusapin, Aperghis… et Cage avec les Complete String Quartets parus chez le même éditeur).

Pour certaines composées spécialement pour le violoniste, ces trente-deux études font grand cas de son savoir-faire et plus : de sa virtuosité. Cage y place des points, trace des lignes, et élabore en un superbe crescendo – peu à peu, la dynamique décline et l’on passe d’une frénésie quasi surréaliste à une microtonalité altérée – une folie instrumentale à ressorts. Une œuvre-rupture de ban dans le corpus de John Cage que l’orfèvre Arditti embellit (les dorures des pochettes ne s’y trompent pas).

John Cage, Irvine Arditti : Freeman Etudes (Mode)
Réédition : 2012.
2CD : CD1 : 01-08/ Book One 09-16/ Book Two – CD2 : 01-08/ Book Three 09-16/ Book Four
Héctor Cabrero © Le son du grisli

sounds like silence

Sounds Like Silence est un hommage à la composition silencieuse de Cage, 4’33’’, rendu par des noms comme Nam June Paik, Brandon LaBelle, Ulrich Krieger, Einstürzende Neubauten, Jacob Kirkegaard, Lasse-Marc Riek, Stephen Vitiello ou People Like Us. Sur les lèvres des artistes & musiciens (de documents en captations) on peut lire que si le silence n’existe pas, rien ne vaut pourtant le silence. A méditer ?

Sounds Like Silence (Gruenrekorder)
Edition : 2012.
CD : Sounds Like Silence
Héctor Cabrero © Le son du grisli


John Cage : Variations V (Mode, 2013)

john cage variations v

Quarante-huitième publication de la série, estampillée Mode, The Complete John Cage Edition, Variations V – dont c’est la première édition commerciale – consigne deux versions de la pièce du même nom : l'une, avec images, illustrée en 1965 à Hambourg par la Merce Cunningham Dance Company ; l'autre, sans images, enregistrée l'année suivante à Paris. A chaque fois, Cage est associé à David Tudor et Gordon Mumma.

Hallucinante, la version filmée associe une composition d'un concret tapageur et des visions de Stan VanDerBeek et Nam June Paik. Sous une pluie de sons hétéroclites – électronique bruitiste jouée sur l’instant pour instruments de création (magnétophones, antennes et cellules photo-électriques) –, les danseurs se déplacent, évitant les éléments d’un décor lui aussi en mouvement. Sur quelques câbles électriques, les corps en surimpression rivalisent de turbulence avec la musique et le jeu des lumières. En 1966 à Paris, Cage, Tudor et Mumma, précisent leurs gestes, les ralentissent, décidant d’un repli dans les graves. C’est donc une autre Variations V, comme rendu en négatif, mais qui captive à son tour.

John Cage : Variations V (Mode / Metamkine)
Enregistrement : 1965-1966. Edition : 2013.
DVD : Variations V
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel, 2010)

olivier lussac fluxus et la musique

L’une des images les plus illustres nées de l’agitation des membres de Fluxus est cette photographie de Charlotte Moorman jouant d’un violoncelle à triple écran pour le bien de TV Cello de Nam June Paik. Si l’image est belle, on peut regretter que lui manque sa sonorité propre parmi les milliers d’autres possiblement estampillées Fluxus auxquelles Olivier Lussac consacre un bel ouvrage.

Jadis, Larousse édita Le siècle rebelle, dictionnaire dans lequel Jean-Paul Fargier écrivait : « Fluxus ne renverse pas les valeurs, il les égalise : le bruit d’une mouche est aussi beau qu’une symphonie de Beethoven. » Aujourd’hui, Lussac renchérit dans Fluxus et la musique : « Ce n'est pas une musique raisonnable, réfléchie et digne d'intérêt ». Si l’élégant détachement de la formule trahit la cohérence avec laquelle l’auteur a changé son intérêt pour un art anti-conventions en sérieux objet d’étude, la voici bientôt contredite à la simple évocation de ces compositeurs (Richard Maxfield, Jackson Mac Low, Dick Higgins, George Brecht, tous élèves de John Cage à la New York School) dont l’iconoclastie épousa l’instinct de révolte de George Maciunas – le fondateur de Fluxus composera pour sa part une « Carpenter Piece » obligeant son interprète à clouer chacune des touches d’un piano.

Ensuite, ce sont La Monte Young ou Terry Jennings qui viendront à Maciunas avant que celui-ci gagne l’Europe (avant le Floh fut donc le Flux de Cologne) où il scellera d’autres accords : avec Nam June Paik, artiste total qui entre en Fluxus au son de son Hommage à John Cage, et puis Karlheinz Stockhausen, David Tudor, Cornelius Cardew… Grand connaisseur de diptères, Lussac épingle tous spécimens pour expliquer de quoi retournait ce Fluxus musical et définir enfin ce qu’il aura réussi à retourner (codes, partitions, musiciens même).

Olivier Lussac : Fluxus et la musique (Les Presses du Réel)
Edition : 2010.
Livre : Fluxus et la musique
Guillaume Belhomme



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