Festival Le bruit de la musique #4 : Saint-Silvain-sous-Toulx, 18-20 août 2016
C'est une pâture, plantée d'un chapiteau rouge et jaune, et de quelques grandes tentes ouvertes. Il y flotte un air de fête : des guirlandes cousues, composées de triangles de tissu, des ampoules colorées pour quand il fera nuit.
C'est une pâture, dans un patelin de moins de 200 habitants, dans le nord de la Creuse. Un patelin nommé Saint-Silvain-sous-Toulx. Jamais mis les pieds à Saint-Silvain avec un I, jamais mis les pieds en Creuse non plus.
C'est une pâture où nous arrivons grâce à Metamkine, distributeur de disques et livres sur la musique contemporaine. Il est présent à ce festival, l'a signalé dans sa lettre d'information, il suffit de tirer le fil pour découvrir le festival « Le Bruit de la musique », sous-titré « festival d'aventures sonore et artistiques ». Heureuse découverte !
C'est une pâture qui accueillait, du 18 au 20 août, déjà la quatrième édition. Le percussionniste Lê Quan Ninh présente tous les concerts. C'est lui, avec quelques proches, qui est à l'initiative de ce festival, aussi enthousiasmant que confidentiel.
Mise en bouche, jeudi 18, avec Marc Guillerot. Et quelle bouche ! Celle du comédien est goulument pleine de la poésie sonore, lettriste, syllabique d'un dadaïste autrichien, Raoul Hausmann, né à Vienne, cofondateur de Dada-Berlin, qui a vécu et est mort à Limoges. Proférations, cris, textes avec ou sans sens, c'est incarné et régalant. A Saint-Silvain-sous-Toulx, dans la pâture, sous le chapiteau, on célèbre les 100 ans de Dada.
L'église de Saint-Silvain est décorée de peintures patriotiques, à la gloire des poilus morts pour la patrie en 14-18. C'est devant ce fond de scène édifiant que le percussionniste Burkhard Beins et le guitariste Michael Renkel, réunis depuis 1989 au sein du duo Activity Center, ont offert une impro subtile et respirante. Une sorte de perfection dans l'écoute et la vieille complicité, dans l'invention des sons bruitistes, tout en douceur et imagination.
Je passerai sur le spectacle suivant – sons électriques de Jean-Philippe Gross et danse annoncée comme banale de Marie Cambois – qui m'a laissée froide. Mais le cadre est magique : le parc du château de La Roche, à quelques minutes à pied de la pâture.
L'ensemble Accroche-Note, basé à Strasbourg depuis 1981, bénéficie d'une carte blanche du festival. Il donnera trois concerts, un par jour, dans trois configurations différentes. Celui du jeudi soir, dans les jardins de La Spouze, en plein air, sous le volètement bienveillant de chauves-souris, fait sourire plus d'un spectateur. Le trio de clarinettes, qui réunit Armand Angster, Sylvain Kassap et Jean-Marc Foltz alterne des impros et des pièces contemporaines : Cavanna, Aperghis, et un Boulez reconfiguré à la sauce Angster. Soit du casse-gueule contemporain bourré de difficultés (et évidemment exécuté sans du tout se vautrer) et du joyeux, voire farcesque, dialogue musical de complices. Toutes les tailles de clarinettes sont au menu, de la petite à la contrebasse, dans une richesse de sonorités maîtrisées. Un festin.
Retour sous le chapiteau, pour une expérience visuelle et auditive hors du commun. Voici Hyperbang, composé de Gaëlle Rouard, Christophe Cardoen et David Chiesa. L'espace est configuré bizarrement. Les chaises font face à un écran, entouré de draperies noires. OK, il y aura une projection sur l'écran, mais où diable se trouve le musicien ? Il est question d'un cadre de piano, on ne voit rien... Le noir se fait, et un phénomène indescriptible commence. En même temps, des sons étranges, des images tout aussi invraisemblables, des lumières sur l'écran, des couleurs, des fulgurances auditives, des hachures visuelles et sonores, des flashes colorés, des déclinaisons agressives de nuances opposées, des feulements hurlements crissements grincements à pleine voix. Que faire ? Fermer les yeux ? Les oreilles ? Ou partir dans ce voyage hors du monde, hors du sens commun, des perceptions habituelles et rassurantes ? Ce trip psychédélique, une fois accepté, laisse alors voir des images, des sonorités reconnaissables, et plus seulement des couleurs ou des sons bruts. Des images comme rêvées et solarisées, des sons qui sortent d'un instrument, ce cadre de piano, caché aux regards. Cette expérience de perception est proprement hallucinante. Quand elle se termine, sous les applaudissements enthousiastes, me voilà dévorée de curiosité : mais comment font-ils ça ? Gaëlle Rouard est à l'image. Christophe Cardoen à la lumière. David Chiesa aux cordes amplifiées. Tous trois sont cachés derrière l'écran. Je me glisse. On peut voir ? On peut savoir ? Ben, pas vraiment, ils n'ont pas envie, et c'est leur droit le plus strict, de montrer, d'expliquer comment ils produisent, en direct, cette cuisine extravagante, sauvage et appétissante.
Et voilà, c'était le premier jour dans la pâture de Saint-Silvain-Sous-Toulx.
Vendredi 19, la mise en bouche est une mise en jambes. Tom Vierhout propose une balade à l'écoute des oiseaux, et à la découverte des plantes sauvages. S'arrêter pour tendre l'oreille au cri d'un tendre pouillot, apprendre à reconnaître le chant de la fauvette à tête noire. Bucolique. Et musical, aussi.
Pendant ce festival, on voyage dans les communes voisines, au milieu de paysages sauvages. On arrive dans des églises romanes, que la pauvreté de la Creuse a préservées des remaniements trop brutaux. Vive la pauvreté, se félicitent les amoureux de l'art roman. Nous voici à Domeyrot.
Geneviève Foccroulle est au piano. Concentrée, habitée, lumineuse. Ses doigts, qui se reflètent sur la paroi noire brillante, dansent, lent ballet inspiré qui respire la partition, qui dessine la musique dans l'espace, lui donne un corps, réel et subtil. Elle joue des pièces contemporaines, intelligemment entrelacées avec d'autres du XVe. Le dernier morceau de son récital est un Morton Feldman assez connu, Palais de Mari, sa dernière composition pour piano. La partition déroule de subtiles variations, sur un tempo qui semble immuable mais qui joue avec les appuis. Par son interprétation, à la fois profonde et légère, Geneviève Foccroulle installe une sensation de temps suspendu, un sentiment d'éternité. Un moment de grâce inouïe. Juste après le concert, elle explique, avec infiniment de simplicité et de gentillesse, comment elle approfondit sans fin son travail sur cette partition qui la fascine et dont elle ne cesse de découvrir les subtilités. Une grande dame.
Nouveau trajet, cette fois jusqu'à l'église de Toulx-Sainte-Croix, village perché.
C'est le deuxième concert d'Accroche-Note, fondé par Armand Angster et Françoise Kubler. Les voici justement en duo, clarinette et voix de soprano. Avec à nouveau ce qui est l'essence du festival : le rapprochement entre improvisations et pièces contemporaines. Cage, Manouri, Resanovic, Mâche, certaines pièces ont même été écrites pour eux. Elles sont interprétées avec une classe folle. Françoise Kubler a une aisance vocale aussi éblouissante que son sourire, et une tessiture impressionnante, souplesse moelleuse des aigus puissants jusqu'aux graves jouissifs. Du très haut niveau.
Après de tels sommets, comment atterrir ? C'est tout le génie d'une programmation aux petits oignons. Pierre Meunier, grand homme de théâtre. Il arrive, avec son profil rustique de travailleur manuel. Il a un seau de chantier, rempli de grosses pierres. Il les fait soupeser par le public. C'est lourd. Un autre seau de pierres, puis un autre. Où nous emmène-t-il, avec ses cailloux qu'il empile sur une table de camping ? Dans un voyage absurde et vertigineux au pays de la pesanteur, de l'esthétique de la chute, de la poésie du tas. On rit beaucoup, on est soufflé, le spectacle s'appelle « Au milieu du désordre ».
Pour clore cette grande journée, un solo de Will Guthrie, impeccable batteur au riche langage.
Samedi 20, retour dans l'église de Domeyrot, où est installé le piano du festival. C'est le matin, nos oreilles sont fraîches. Frédéric Blondy s'installe au piano. Ce n'est pas un piano préparé, rien n'est encore installé dans les cordes. Mais un grand bric-à-brac est prêt à être utilisé, au fil de l'impro qui va commencer. Charlotte Hug est à l'alto. Ses accessoires sont moins spectaculaires (petites pinces à linge, objets métalliques que je n'ai pas identifiés, et son archet dont les crins sont amovibles à une extrémité ce qui lui permet de faire le tour de l'alto et de faire sonner les quatre cordes en même temps). Les deux musiciens se lancent dans ce qui fut peut-être le sommet du festival (quel crève-cœur de désigner un coup de cœur au détriment de tous les autres). C'est inracontable mais on va essayer. Lui danse dans son piano, gratte, frotte, frappe, sonne. Il quitte le cadre du piano pour revenir sur les touches. Pas bavard, il joue aussi avec les silences, dans un tempo puissant d'une beauté saisissante. Elle effleure, caresse, résonne, grince, hurle son alto, chuchote à la voix, percute des lèvres, invente un chant, lance des hurlements orgasmiques, ose tout. Les deux dialoguent, écoute, respect, relance, complicité. Leur impro à quatre mains et deux âmes se termine magnifiquement, sur un sommet (bien plus enthousiasmant qu'une fin classique dans un souffle qui s'essouffle jusqu'au silence). Après tant de beauté, le monde peut s'arrêter de tourner.
Pas facile de passer ensuite. Hélène Mourot, dans un solo de hautbois, avait pour mission de monter que cet instrument, considéré comme ingrat, a sa place dans la musique contemporaine. Elle a, disons, effleuré le sujet.
Troisième concert d'Accroche-Note, avec quatre musiciens cette fois. Les deux fondateurs, Armand Angster et Françoise Kubler, plus Cécile Steffanus au piano et Christophe Beau au violoncelle. Un programme contemporain de duos, entièrement écrit : Ligeti, Xenakis, Berg, Fedele, Harvey (avec quand même un impro à quatre pour le plaisir à la fin). De très haut vol, comme toutes les cartes blanches de cet ensemble au cours du festival.
Enfin, voici Rie Nakajima, qui avait installé dans le parc du château de petites machines produisant des sons par contact électrique, au gré du vent. Elle a clôt le festival au cours d'une performance, activant et modifiant d'autres petites machines bricolés, qui font résonner des objets métalliques, de la vaisselle, une poubelle. Le bruitisme modeste. Charmant, d'autant plus que le public a pris la liberté de circuler au milieu des objets sonores, les écoutant comme des chants d'oiseaux.
Anne Kiesel © Le son du grisli
Morton Feldman, Erik Satie, John Cage : Rothko Chapel (ECM, 2015)
Comme Tempo, c'est à Houston – mais à la Shepherd School of Music – qu’a été enregistré ce répertoire Feldman / Satie / Cage sous la direction de Robert Simpson. Parce qu’il est possible à leurs atmosphères de s’accorder, dix pièces composent là un programme qui impressionne, d’autant que les relectures peuvent parfois surprendre.
Voici ainsi Rothko Chapel abandonnant ses flottements pour une allure plus volontaire, que dirigent et modèlent les savantes percussions de Steven Schick sous l’archet de Kim Kashkashian ; certes plus entendu, le piano de Sarah Rothenberg récite ses Gnossienne, mais il peut aussi alterner subtilement avec les voix du Houston Chamber Choir qui servent Cage avec une passion épatante (sur Four₂, ear for EAR (Antiphonies) et Five). Voilà longtemps qu’ECM n’avait pas publié un disque, en somme, si cohérent.
Morton Feldman, John Cage, Erik Satie : Rothko Chapel
ECM / Universal
Enregistrement : 22-23 mai 2012 & 1-2 février 2013
CD : 01/ rothko Chapel 02/ Gnossienne No. 4 03/ Four₂ 04/ Ogive No. 1 05/ ear for EAR (Antiphonies) 06/ Ogive No. 2 07/ Gnossienne No. 1 08/ Five 09/ Gnossienne No. 3 10/ In a Landscape
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Cage, Morton Feldman : Radio Happenings (Allia, 2015)
Il est des préfaces qui valent toutes les introductions, chroniques... Celle que Christian Wolff a écrite pour ces retranscriptions de conversations entre John Cage et Morton Feldman (Radio WBAI, New York, 1966-1967) est de celles-là – et, puisqu’elle est courte, il faudra aller la lire.
A John Cage, Morton Feldman fait remarquer : « On dirait que les seules fois où nous avons la chance de nous parler, c’est à la radio ». A Feldman, Cage avoue : « C’est une forme de plaisir de converser en fait sur n’importe quel sujet. » Et les sujets de ces Radios Happenings ne manquent pas : de souvenirs en anecdotes et d’explications en impressions, les deux compositeurs badinent dans le même temps qu’ils dévoilent un pan de leur imaginaire. Dans leurs conversations se glissent alors les silhouettes d’autres grands compositeurs (Satie, Varèse, Stockhausen…), d’écrivains (Mallarmé, Whitman...) ou de peintres (De Kooning, Guston…), perce un aveu (ce difficile rapport de Feldman au « parasite sonore », qui l’oppose à l’idée de Cage selon laquelle tous les bruits peuvent s’entendre) ou quelque regret même (de ne pas voir les étudiants en musique aussi curieux que ceux en arts, par exemple, pour Cage). Ce sont là deux intelligences – en résumé : l’humour de Feldman et le rire de Cage – qui se stimulent et s’accordent.
Reste maintenant à regretter quelques lourdeurs dans la traduction et une mise en page qui peut fatiguer l’œil tant elle abuse des illustrations : nombreux portraits d’artistes reproduits là peut-être pour remplir l’espace laissé vacant par des notes quasi inexistantes – elles, auraient pu expliquer pourtant, même brièvement comme c’est le cas pour Lukas Foss, qui était Teitaro Suzuki ou pourquoi Feldman traite à l’époque de ces entretiens son ancien ami Philip Guston de « peintre conventionnel », ou aussi donner le nom de cette pièce écrite pour « quelques violoncelles, environ seize » évoquée par Cage. Et puis, sous la reproduction de la pochette d’un disque, c’est souvent une approximation – rien que pour For Christian Wolff : les labels Hat Hut et hat ART ont été confondus quand l’année de la composition de la pièce passe pour celle de la publication du disque… Plus loin, c’est le label Mode qui n’est pas cité sous la pochette de String Quartet N°1 ou la réédition sur CD de The Piano Music of Henry Cowell que l’on date de… 1963 ; plus loin encore, c’est toute annotation qui a été jugée inutile sous la couverture du Piano and String Quartet par Vicki Ray et l'Eclipse Quartet paru chez Bridge… Ce sont là des détails mais on sait (d’autant qu’il y en a d’autres) que le diable s'y cache : qu’importe, pour goûter aux brillantes conversations de John Cage et de Morton Feldman, on acceptera d'en passer par là.
John Cage, Morton Feldman : Radio Happenings (Allia)
Edition : 2015.
Livre (français) : Radio Happenings. Traduction de Jérôme Orsoni.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route #17
A la veille de la reprise pour le trio ldp de la tournée Listening (Lucerne, puis Londres), Barre Phillips évoque ici le souci de santé qui le tiendra quelque temps éloigné de la scène. Comme nous tous, Jacques Demierre et Urs Leimgruber attendent déjà son retour…
7 août 2015
La Garde, France
Deep inside us there are so many states of being that we work toward bringing to the light as we go through our lives.
Black Bat – Roaming in the evening, plunging in the early morning.
And KABOOM – He found an opening in me –
"This is part of you too" he whispered into my inside ear.
Dance Dance Mother-fucker. Maybe you'll find it. I did.
With a little help from my friends. Cutting way down to beyond zero. The psycho-physical-knowing space that is nothing. Full of emptiness. All can happen and we will see it clearly because there is nothing else. With a little help from my friends. And there he was, B.B. locked in his cage, crying to get out and devour everything – But no!
Clarity beat out darkness. And today Black Bat is reduced to a Crab Shell. Just in time to fall away.
Hallelujah! With a little help from my friends.
B.Ph.
Die extensive Frühlings-Tournee ist vorbei. Das lange Stück des Trios, ohne Anfang und ohne Ende hat wieder einmal eine lange Pause. Alles ist jetzt anders als vorher. In der Stille, in der Abwesenheit der physischen Präsenz spielt in mir das Trio weiter. Es gibt kaum einen Moment wo ich nicht mit dem Klang des Trios verbunden bin. Ob beim Spazieren in der Natur, im Strassenverkehr oder am Instrument, es spielt. Ich nehme wahr, ich höre und ich lasse mich darauf ein. Ich beobachte bewusst die Empfindungen in meinem Körper mit Gleichmut. Ob helldunkel, nasstrocken oder heisskalt ich lasse mich darauf ein. Auf das wie es ist. Das Hier und Jetzt ist nicht die Realität. Dennoch geniesse ich diesen Moment.
Die freie Improvisation ist eine andere Form von Komposition. Ich spiele mit meinem Instrument Lufttöne. Ich reibe und schleife an musikalischem Material. Auf einmal spiele ich einen langen, unaufhörlichen Ton. Ich spiele ihn weiter und weiter, ohne Anfang und ohne Ende. Ich fühle mich als Vogel und fliege davon. Erst jetzt merke ich, dass ich geträumt habe und erwache aus meinem tiefen Schlaf.
U.L.
Malgré le silence des instruments, la musique du trio se poursuit et continue de retentir dans l'interstice estival délimitant le Spring Tour du Fall Tour. Espace restreint mais essentiel entre-jeu, où d'intenses expériences ne cessent de nous relier. De ma cuisine, où j'écris la pièce dont le trio fera la création en novembre prochain avec l'orchestre symphonique de la Tonhalle de Zürich, la retraite silencieuse et méditative de Urs dans le Jura suisse m'ouvre par rebond un espace intérieur où je découvre des configurations sonores insoupçonnées. Assis à ma table, j'imagine cette autre table sur laquelle Barre combat Black Bat, et je ressens l'énergie profonde contenue dans ces quelques mots: with a little help from my friends. Le trio ldp est à la fois un lieu de pratique et une présence au monde de chacun des deux autres. En liberté, et much love, aussi.
C'est dans cette présence èldépienne que s'est progressivement révélée No Alarming Interstice, composition pour le trio et le Tonhalle Orchester Zürich commandée par les Tage Für Neue Musik. Une interrogation initiale a tracé la piste à suivre: comment rendre possible la rencontre entre un orchestre symphonique dédié à l’interprétation de compositions écrites et un trio de musiciens dont la pratique est de composer en improvisant ? Autrement dit, comment faire coexister dans un présent musical des expériences du son qui rassemblent des approches aussi différentes que celle de l’écriture, de l’indétermination et de l’improvisation ?
Ces questions fondatrices de No Alarming Interstice m’ont amené à réexaminer certains commentaires de Morton Feldman sur son propre travail compositionnel graphique. Il y décrit sa principale déconvenue: le défaut qu’ont ses pièces graphiques à contribuer à la libération des interprètes, alors que ce qu’il cherchait avant tout, c’était de permettre aux sons eux-mêmes d’être libres. L’objectif du compositeur américain étant de libérer les sons, non de laisser les musicien.cienne.s les occulter par un usage inapproprié de leur expression égocentrée. Il ajoute à son commentaire qu’il n’a jamais songé à la composition graphique comme un art de l’improvisation, mais davantage comme une aventure sonore totalement abstraite.
Pourtant, même si Morton Feldman semble dire que le résultat d’une mauvaise interprétation de son écriture graphique peut produire de l’improvisation - ce qui reste à questionner - le problème n’est pas celui de l’improvisation en tant que telle, laquelle est une pratique en soi et non un effet collatéral, mais plutôt celui de la confusion qui existe, au moment de l’interprétation, entre la responsabilité que demande une écriture indéterminée et la liberté, souvent mal comprise, d’agir selon ses envies en relativisant le texte graphico-musical. On retrouve d’ailleurs cette même confusion dans le cadre de la pratique improvisatrice expérimentale, où le rôle du texte musical est joué là par le contexte acoustique et sonore. Je verrais ainsi l’indétermination et l’improvisation plutôt comme des lieux autonomes, des entités spécifiques, avec leur propres stratégies graphico-musicales et sonores, textuelles et contextuelles.
Le point de vue, ou le point d’écoute, adopté dans No Alarming Interstice est celui où les trois approches mentionnées, indétermination, improvisation et écriture, sont abordées d’une manière non-hiérarchique, chacune entretenant et développant instant après instant un rapport particulier avec un texte qui lui est propre: musical, graphique, acoustique.
Ce qui m’a paru tout à la fois extrêmement intéressant et particulièrement stimulant, c’est le paradoxe entre la réflexion de Feldman en forme de constat d’échec sur une écriture musicale graphique qui manquerait sa cible en offrant une certaine forme de liberté improvisatrice et le fait que le compositeur américain soit devenu aujourd’hui l’un des compositeurs dont la scène de l’improvisation expérimentale se revendique le plus.
Le temps a passé, depuis plus de soixante ans, l’écoute a changé, et même si Feldman pointait négativement, à mon sens, l’improvisation, il y a eu appropriation de l’écoute feldmanienne par les musicien.cienne.s d’improvisation. Mais c’est moins l’ironie de l’histoire que les réflexions et les expériences sur l’espace et l’environnement sonores, où la position du sujet improvisant est moins égocentrée que dans la période annonçant le free-jazz, qui ont profondément modifié la pratique improvisatrice et raproché celle-ci de la position esthétique et de l’attitude compositionnelle du compositeur américain, où l’attention à la fois instinctive et extrême qu’il portait au son, à l’enchaînement temporel basé sur l’écoute de patterns sonores, a fait écho aux enjeux esthétiques et musicaux des improvisateur.trice.s. D’une certaine manière, avec les moyens et les préoccupations d’aujourd’hui, l’improvisation expérimentale poursuit au sein de l’instant la tradition de ce que Morton Feldman visait à travers son écriture graphique et indéterminée, à savoir une certaine forme de libération des sons.
C'est associée à la musique improvisée que le trio développe depuis une quinzaine d’années et fondée sur Marginal Intersection, une pièce pour grand orchestre écrite par Morton Feldman en 1951, que No Alarming Interstice rend un hommage anagrammatique au compositeur américain et convoque indétermination, écriture et improvisation, pour une expérience élargie de l'écoute du son dans l’instant.
J.D.
Photo : Barre Phillips
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Gianni Lenoci / Lenio Liatsou : For Bunita Marcus (Amirani / GOD, 2014) / Alistair Noble : Composing Ambiguity (Ashgate, 2013)
L’étrange affaire de For Bunita Marcus est que chacune de ses lectures – sa récitation est impossible – révèle davantage de son interprète que de la musique même de Morton Feldman. Les interprètes du jour : Gianni Lenoci et Lenio Liatsou, pianiste (anagramme ?) dont c’est là le premier disque…
Avec Lenoci, c’est une progression sans détours, un peu pressée dans ses débuts, toujours nerveuse ensuite. L’écho qui soutient le piano arrondit un peu les angles mais ne peut gommer toute la tension communiquée, par exemple, à une touche pourtant à peine effleurée. Quand les graves font surface, la dramaturgie gagne l’interprétation : alors, ce n’est plus le profil de Bunita Marcus dont on se souvient avec élégance, mais une partition impérieuse étrangement mise en lumière.
Avec Liatsou, c’est une partition avec laquelle on prend plus de libertés, certes, mais une autre sécheresse jouant l’indolence. Dans ce paquet de notes qui, tout à coup, chute, on retiendra les dernières à qui l’extinction va comme un gant. Flottant davantage que la précédente, cette lecture renverse le propos de Feldman, en troisième face : sont-ce maintenant des grilles d’accords et même une mélodie en désintégration ? La dramaturgie pour Lenoci, la désobéissance pour Liatsou ? L’étrange affaire de For Bunita Marcus est que chacune de ses lectures révèle davantage de son interprète que de la musique même de Morton Feldman.
Gianni Lenoci : For Bunita Marcus (Amirani)
Edition : 2014.
CD : 01/ For Bunita Marcus
Lenio Liatsou : For Bunita Marcus (GOD)
Edition : 2014.
2 LP : For Bunita Marcus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Après Catherine Hirata (Analyzing the music of Morton Feldman), c’est Alistair Noble qui s’attache à expliquer la musique de Morton Feldman. Ses analyses sont précises, voire maniaques, qui se cantonnent à quelques compositions datant du début des années 1950 (Intermissions, Piano Piece 1952, Intermission 6, Primitive Designs) mais mettent au jour une méthode de travail unique au chevet d’expériences différentes. Si le compositeur ne laisse « presque rien » au hasard, le musicologue argumente avec force pour mieux expliquer cette musique que Christian Wolff disait « ésotérique. » Qui assure d'ailleurs à Feldman un certain avenir : ainsi Noble note-t-il qu’entre 1960 et 1992, seuls seize disques de Morton Feldman ont été commercialisés. Combien aujourd’hui ?
Alistair Noble : Composing Ambiguity: The Early Music of Morton Feldman (Ashgate)
Edition : 2013.
Livre (anglais), 215 pages, ISBN 978-1-4094-5164-8.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Morton Feldman, Hildegard Kleeb : For Bunita Marcus (Hat Hut, 2009)
Pour y avoir consacré un petit livre, impossible de tenter une autre chronique de l'indispensable For Bunita Marcus, version de la pianiste Hildegard Kleeb, aujourd'hui réédité par Hat Hut. Alors, placer ici l'un des cinquante chapitres, le trentième, pris au hasard, pour réaffirmer l'importance de la composition et celle de cette interprétation.
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Dépassant l'entendement – celui qualifié d'humain quand le terme « commun » serait plus adéquat –, For Bunita Marcus plonge l'auditeur dans un état qu'il ne tient donc qu'à lui de faire changer. Du sentiment étrange éprouvé par celui que l'on force momentanément à refuser la vitesse, faire un prétexte valable au refus de plus grandes contraintes. Morton Feldman avance « j'aime ce genre de musique qui ne pousse pas » et transcrit sur le papier ses mouvements légers de mélodies balbutiantes. Pondéré, le discours du compositeur se veut une « métaphore de l'extinction des valeurs de ce monde » allant au son des notes et de leurs résonances, appelées, les unes comme les autres, à disparaître. Par la force des choses. La revendication, pour cela, peut paraître minuscule, et voici qu'on la soupçonne de verser dans la mélancolie – Saturne, encore. La stagnation existe bien malgré les déplacements, la fatalité encore à prouver n'empêchant pas les sursauts individuels et contrariants. Au final, si tout s'évanouit, une forme aura quand même été amorcée, qui change de la ligne droite. La musique indéterminée que Feldman a longtemps servie en guise de premier indice. Modifier un peu le cours des choses simplement pour interdire la répétition à un temps que l'on dit cyclique. De celui-ci, For Bunita Marcus fait à chaque fois sa chose, le défait pour mieux y revenir. Même si soixante-et-onze minutes ne défont pas une vie. En tout cas, jamais tout à fait. Extrait de Morton Feldman / For Bunita Marcus, Editions Le Mot et le Reste, 2008.
Morton Feldman, Hildegard Kleeb : For Bunita Marcus (Hat Hut / Harmonia Mundi)
Réédition : 2009.
CD : 01/ For Bunita Marcus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Gianni Lenoci, Kent Carter, Bill Elgart : Plaything (NoBusiness, 2014) / Gianni Lenoci : For Bunita Marcus (Amirani, 2014)
La rencontre date d’octobre 2012, qui réunit Gianni Lenoci, Kent Carter et Bill Elgart, sur un répertoire fait pour l’essentiel de compositions du pianiste – le contrebassiste signant quand même le morceau-titre et le batteur la conclusion qu’est Drift.
Après Steve Potts (Kids Steps), c’est donc auprès d’un autre partenaire de Lacy que Lenoci est venu chercher l’inspiration – l’unisson vigoureux de Plaything ne prouve-t-il pas que l’entente est possible ? Splinter, d’ailleurs, le redira, sur lequel le piano entame une marche plus difficile, porteuse de notes rentrées qu’excitent les allées et venues d’un fantastique archet-scie. Archet et cordes seront d’ailleurs les instruments dont naîtront les trouvailles – grincements et chants parallèles sur Leeway – qui relativisent la maigreur des autres thèmes tout comme la préciosité (touches légères ou frappes sèches) de leur exécution.
Gianni Lenoci, Kent Carter, Bill Elgart : Plaything (NoBusiness)
Enregistrement : octobre 2012. Edition : 2014.
LP / Téléchargement : A1/ Plaything A2/ Splinter A3/ Contusion A4/ Spider Diagram – B1/ Leeway B2/ Kretek B3/ Drift
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Chaque nouvelle exécution de For Bunita Marcus en dit davantage sur son interprète que sur son compositeur, Morton Feldman. Alors, pour Lenoci ? Sur un écho léger, son profil appraît : musicien pressé, et nerveux. Derrière les accélérations qu’il commande et les relâchements auxquelles l’oblige l’œuvre, on trouve davantage de mise en scène et moins de distance poétique. A l’auditeur – troisième pièce du puzzle For Bunita Marcus – de dire maintenant si cette version plus « théâtrale » lui convient.
Gianni Lenoci : For Bunita Marcus (Amirani)
Enregistrement : 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ For Bunita Marcus
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Tilbury, Chang, Drouin... : Variable Formations (Another Timbre, 2013) / Tilbury : Triadic Memories (Atopos, 2008)
Au Café Oto le 16 février 2013, Johnny Chang et Jamie Drouin invitèrent John Tilbury, Angharad Davies, Phil Durrant et Lee Patterson à composer au gré de formations changeantes : solo du pianiste, duo Chang / Drouin, trio Davies / Durrant / Patterson, enfin, sextette à entendre sur ce disque.
En faisant écho à la musique jouée plus tôt (celle d'Eva-Maria Houben, par exemple, pour le trio), les musiciens improvisèrent ensemble : le piano, sur deux notes, attire à lui l'archet du violon et une ligne électronique tremblante ; un lot de cordes lasses accentue les appréhensions, et même les angoisses, d'un clavier sur l'éternel retour ; une délicatesse partagée soigne les reliefs d'une pièce de musique électroacoustique où les évocations et les références enrichissent une électroacoustique de belle déconvenue.
John Tilbury, Johnny Chang, Jamie Drouin, Phil Durrant, Lee Patterson, Angharad Davies : Variable Formations (Another Timbre)
Enregistrement : 16 février 2013. Edition : 2013.
CD : 01/ Variable Formations
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
En concert à Londres, le 6 octobre 2008, Triadic Memories par John Tilbury. Cette note aigue, encore, non pensée mais révélée par Morton Feldman, qui à sa traîne en commande deux ou trois autres, plus graves qu’elle mais qu’elle fait tourner au rythme d’un balancement perpétuel. Dont les effets sont imprévisibles. Plus loin, Tilbury interprète Notti Stellate a Vagli, hommage à Feldman signé Howard Skempton. Les notes sont liées davantage mais la délicatesse est de rigueur encore. Tout est une autre fois affaire de notes défaites et suspendues.
John Tilbury : Triadic Memories / Notti Stellate A Vagli (Atopos)
Edition : 2008.
2 CD : CD1 : 01/ Triadic Memories Part 1 – CD2 : 01/ Triadic Memories Part 2 02/ Notti Stellate A Vagli
Guillaume Belhomm © Le son du grisli
Ce dimanche 1er juin à 14 heures, John Tilbury sera de concert avec Isabelle Duthoit, Anne-James Chaton et Frantz Hautzinger, à Vandoeuvre, dans le cadre du festival Musique Action.
Morton Feldman : Music for Piano and Strings, vol. 2 (Matchless, 2012)
Comme son prédécesseur dans la série – qui réunissait For John Cage (1982) et Piano & String Quartet (1985) –, le second volume de Music for Piano and Strings estampillé Matchless Recordings rapproche deux œuvres de Morton Feldman : Patterns in a Chromatic Field (1981) et Piano, Violin, Viola, Cello (1987). Comme son prédécesseur, le disque (DVD) consigne des interprétations de John Tilbury et du Smith Quartet (Ian Humphries, violon ici absent, Darragh Morgan, violon, Nic Pendlebury, alto, Deirdre Cooper, violoncelle) données à l’Huddersfield Festival of Contemporary Music en 2006.
Patterns in a Chromatic Field. Tilbury et Cooper noyant leurs obsessions sur une trame en déroute ; allant répétitifs, butant, éclatants, de cellules isolées en conversations courtes ; l’archet en délitement sur un accord qui résonne, un piano reprenant à son compte une note que le violoncelle avait à peine effleurée, duo balançant enfin pour prendre de la hauteur et repérer l’endroit par lequel échapper à l’éternel retour des choses et des envies ; la hantise de la note à suivre imposant une esthétique de changement, certes toujours insatisfaite – la nouveauté est une répétition comme une autre ? –, mais captivante.
Piano, Violin, Viola, Cello. Piano augmenté de trois cordes (Cooper encore, Pendlebury, Morgan) – ce que, depuis 1987, la partition commande. L’air détaché de Tilbury semble là suivre la cadence de partenaires-porteurs ; à force de décalages, le flottement gagne l’entière composition, la baigne dans une brume derrière laquelle violon, alto et violoncelle, de plus en plus distants déjà, finiront par disparaître. Alors, une autre fois, un disque « de » Morton Feldman passe, dont les dernières notes emportent du compositeur la délicatesse et le mystère, le rire et l'épouvante.
Morton Feldman, The Smith Quartet with John Tilbury : Music for Piano and Strings, Volume 2 (Matchless Recordings)
Enregistrement : 2006. Edition : 2012.
DVD : 01/ Patterns in a Chromatic Field 02/ Piano, Violin, Viola, Cello
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite, 2012)
« Conférences et écrits de John Cage », voici ce que renferme Silence – à l'origine publié en 1961, ici traduit (de brillante manière) par Vincent Barras pour les éditions Contrechamps et Héros-Limite. Plus qu'une pensée, un traité, un diktat..., c'est là un précis d’écoute que clarifie un savoir-faire hors du commun – Nouvelle musique : nouvelle écoute, écrit le compositeur dans le texte « Musique expérimentale ».
Vingt années d'articles et de conférences, et aussi d'expériences, de tentatives de dire voire d'expliquer ce qui peut s'écouter et se jouer même – ainsi Cage précise-t-il qu'il a pu employer pour ces fragments de théorie des moyens de composition analogues à mes moyens de composition dans le champ de la musique, comme mettre en usage un féroce « souci de la poésie » ou faire appel au Zen ou au hasard. Comme pour ses œuvres musicales, le compositeur ne cache rien de ses procédés.
Tout comme son statut de novateur ne l’oblige en rien à revêtir l’habit d’iconoclaste fiévreux : si la fièvre monte en Silence, c’est d’ingénuité, de trouvailles et d’humour – les unes à l’autre scellés parfois, comme dans « Indétermination », dont la police d’écriture est d’une petite taille choisie pour ajouter au caractère intentionnellement pontifiant de la conférence. Ainsi Cage converse-t-il avec Erik Satie, dont il reprend l’idée de « musique d’ameublement (…) qui fera partie des bruits ambiants, qui en tiendra compte », parsème-t-il son propos de références nombreuses (Maître Eckhart ou maîtres Zen, Morton Feldman, …) et d’anecdotes légères (collage de bandes avec Earle Brown, visite d’un parc en compagnie d’enfants avec Merce Cunningham…).
Parfois, les articles ont valeur d’explication (Imaginary Landscapes IV, Music of Changes) ; d’autres fois, comme dans « Communication », ils posent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses ; toujours, Cage conserve une distance qui profite à l’art qu’il a de la parole. C'est pourqoi au terme de sa lecture – qu’il prendra soin de fractionner –, le lecteur pourra dire avec John Cage : Nos oreilles sont maintenant en excellente condition.
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite / Metamkine)
Edition : 2012.
Livre : Silence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli