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Le son du grisli
jazz
29 janvier 2023

Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Jim Hall

henritzi

A l’occasion de la parution, au printemps prochain, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robertle son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique... 

son du akchoté henritzi jim hall

Jim Hall est l'exact contemporain de Derek Bailey (tous les deux nés en 1930). Ils ont certains points communs, dans le jeu plus que le parcours, Derek a toujours voulu jouer un duo avec lui, ce qui ne s'est jamais réalisé, à mon grand regret.

Dès le départ (Chico Hamilton, Art Farmer, John Lewis, Paul Desmond), il joue différemment, comme rien de déjà entendu avant lui. Un son chaud et sourd plein de médiums, une attaque de chat, en finesse, un placement au-dessus des lignes, une intelligence et une économie de jeu unique. Puis arrivent les deux duos avec Bill Evans (Undercurrent, 1962, Intermodulation, 1966) et là jamais aucun guitariste n'a pu insérer des harmonies pareilles à la guitare, face à un pianiste.

Chez Jim Hall il y a toujours de l'imprévisible, il me surprend sur n'importe quel enregistrement, n'est absolument jamais là où les autres iraient s'installer, il ne s'installe jamais, toujours sur la brèche, donc dans l'improvisation totale et absolue. Lorsque je découvre l'existence de la musique improvisée, je ne comprends pas exactement de quoi il s'agit (plus tard pareil avec la musique dite concrète), en quoi Charlie Parker, Louis Armstrong, Chet Baker n'improviseraient pas, ou moins ?

C'est ce qu'on comprend mal chez Derek Bailey, il ne joue pas n'importe quoi du tout, il improvise totalement, ça n'a rien à voir. C'est à dire qu'il déroule de manière libre (ou laisse se dérouler) un geste, mais dans un cadre extrêmement précis, lui, à savoir la poursuite de séries de clusters superposés, jusqu'à l'impasse ou que quoi que ce soit d'autre l'en empêche. Jim Hall aussi, mais dans un autre cadre, et sans passer par des clusters uniquement (pourtant il en use largement aussi). Noël Akchoté

J'ai ce souvenir à Tokyo de descendre les marches qui conduisaient dans la petite salle cosy du Dug, un jazz-kissa de Shinjuku, en bordure de Kabuki-cho, le quartier noctambule. Un long bar au centre d'une pièce aux murs de briques, lumières tamisées comme pour fondre au noir les portraits de jazzmen encadrés sur les murs, la plupart afro-américains, Miles Davis imprimé sur les boîtes d'allumettes. Le patron est assis à une table avec des amis, célèbre photographe de la scène jazz, Hozumi Nakadaira. La plupart des consommateurs parlant à voix basse, penchés sur leur tasse de café, ou un verre de whisky. Le jazz est ici comme un papier peint, donnant la couleur du lieu, le mood.

J'étais assis, seul, à une petite table, un bouquin de Philippe Forrest ouvert, regardant les scènes ordinaires de couples, de femmes ou hommes solitaires, dans ce café, un peu comme au cinéma, les voix se mélangeant à une bande-son superbe, celle d'un guitariste de jazz. Echangeant entre eux des mots que je ne comprenais pas, dès lors comme de la musique pour moi. Une des serveuses montra la pochette du disque qui tournait à un des clients, un habitué il me semblait, je pus lire le nom imprimé sur un carton bariolé, celui de

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Je ne crois pas avoir entendu son nom avant, ou tout au moins sa musique, mais elle me semblait avoir été créée pour ce lieu en sous-sol, enfumé, où s'adossaient quelques fantômes de l'époque Showa. On fume encore au Japon dans les restaurants et les cafés. La guitare électrique avait un son clair et brut, mais souple, les notes tombaient comme une douce pluie sur l'asphalte d'une rue perdue dans le passé. Sa musique évoquait le passé, une douce mélancolie se mélangeant à l'alcool s'évaporant des verres entre les lèvres des clients, cigarettes se consumant avec leurs pensées, les miennes. Je ne sais pas quel titre Jim Hall nous jouait là, un truc qui sonnait comme Circles, fait d'arpèges cycliques, dérapant parfois comme un souvenir auquel on se raccroche, leitmotiv creusant dans le temps ; l'horloge, elle, tournait sans nous attendre. J'y suis resté de longues heures à rêver cette musique.

La batterie jouait derrière comme un tamis qui passe les notes de Jim Hall dans les grilles d'une blue note, s'accouplant au piano de Dom Thompson, voulant emporter la guitare hors, sortir et rejoindre la rue. Les deux instruments comme sur deux tempos différents, comme deux amis peuvent l'être dans une conversation. Le titre dit l'essentiel de cette musique, que c'est une ritournelle jazz qui tourne comme nos pensées face à la vie, la disparition, l'oubli.  Michel Henritzi

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