Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Charles Gayle, John Edwards, Roger Turner : 26.05.15 (OTOroku, 2016)

charles gayle john edwards roger turner 26

Londres, mai 2015. Charles Gayle se présente sur la scène du Cafe OTO avec une rythmique anglaise imparable, qu’on ne présente plus : John Edwards à la contrebasse et Roger Turner à la batterie En résultera près de quatre-vingt-dix minutes de musique, déclinée sur disque en cinq morceaux et autant de mois, violemment tendue.

De récente mémoire, le saxophoniste ténor n’avait plus arpenté de tels territoires situés constamment sur la corde raide. Rugissant plus que de raison, soufflant à cor et à cri, sollicitant l’irrégularité rythmique et l’imprévisibilité, Gayle ne feint pas la saturation : au contraire, il en joue. De ce trop plein, amas de sonorités éructives flirtant volontiers avec le suraigu aylérien, coexistence ininterrompue de fluidités et d’accentuations, naît moins un sentiment de chaos indistinct que de temporalité saturée et d’impulsions vitales débordantes, comme si le temps n’était plus qu’une succession de notes déversées hic et nunc. Un chant à en perdre haleine qui finit par se matérialiser littéralement lors d’une incantation aussi viscérale que fulgurante (March).

Plus loin, la cadence tend à ralentir, un thème se dessine et les velléités bebop de Gayle, passé au piano, se font alors davantage jour quand elles ne finissent pas par ployer à nouveau, malgré tout, sous les relances et coups de butoir d'Edwards et Turner. Et lorsque la tension se relâche vraiment (May), nonobstant quelques soubresauts de bon aloi comme des rémanences, perce soudain, à travers l’apaisement sinon l’abandon ressenti, l’harmonie d’un temps enfin retrouvé.       





26 05 15

Charles Gayle, John Edwards, Roger Turner : 26.05.15
OTOroku
Enregistrement : 26 mai 2015. Edition : 2016.
Téléchargement : 01/ January 02/Febuary 03/March 04/April 05/May
Fabrice Fuentes © Le son du grisli

tambourinaDepuis quelques jours, le blog Beyond the Coda propose d'en apprendre davantage sur Roger Turner, par l'image... 



Ernesto Rodrigues, Axel Dörner, Nuno Torres, Alexander Frangenheim : Nor / WTTF 4tet : Berlin Kinesis (Creative Sources, 2015)

ernesto rodrigues axel dörner nuno torres alexander frangenheim nor

Ce disque noir est l’œuvre d’Ernesto Rodrigues, Axel Dörner, Nuno Torres et Alexander Frangenheim, enregistrés par ce-dernier le 2 mai 2014 à Berlin.

Déjà, l’archet du violoniste effleure l’alto et les souffles cherchent en trompette et saxophone des trajectoires à dessiner. Ce n’est pas l’hésitation mais l’habitude – celle de prendre son temps, qu’ont Rodrigues, Dörner et Torres – qui commande les premières minutes de l’improvisation. Et c'est Frangenheim qui, le premier, interrompt le jeu de patience et met un terme à l’attente d’un auditeur qui redoutait avoir déjà entendu Nor alors qu’il ne l’avait pas encore sorti de sa boîte.

Tournant, c’est donc Frangenheim qu’il stimule. D’un archet long ou d’un soudain accrochage, le contrebassiste oblige ses partenaires à abandonner le propos étouffé de techniques pourtant étendues. Sans le bouleverser non plus, la contrebasse rebat le jeu et transforme ses minutes de discrétion en saisissante musique d’attente : alors une longue note de trompette, la répétition d’un grincement ou l’insistance d’un aigu, donnent à l’exercice un charme opérant.

Ernesto Rodrigues, Axel Dörner, Nuno Torres, Alexander Frangenheim : Nor (Creative Sources)
Enregistrement : 2 mai 2014. Edition : 2015.
CD : 01-03/ Nor
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



wttf quartet berlin kinesis

On retrouve Frangenheim dans le WTTF Quartet qu’il compose avec Phil Wachsmann, Pat Thomas et Roger Turner. Il faudra attendre qu’une des machines du premier s’en empare pour qu’intéresse enfin le piano de Thomas – voilà un instrument de plus, le Thomasmann, que l’on doit à l’invention de Wachsmann. Quelques fois, les musiciens s’accordent le loisir d’y aller franchement ; le plus souvent, leurs gestes sont précieux, peaufinant des sons qui commandent d’autres gestes. Ici, l’association convainc ; ailleurs, elle pique.

WTTF Quartet : Berlin Kinesis (Creative Sources)
Enregistrement : 26 août 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ More Way 02/ Take It Back 03/ Little More Front 04/ Less Little More 05/ Slightly Front 06/ Back To More 07/ Front Less More Little 08/ That More
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Antoine Prum : Taking the Dog for a Walk (Ni Vu Ni Connu, 2015)

antoine prum taking the dog for a walk

Après avoir fait entendre tout l’amour qu’il porte à l’improvisation britannique (Just Not Cricket), Antoine Prum s’est attaché à la montrer en plus. Avec l’aide de Tony Bevan et du comédien – et grand amateur d’improvisation – Stewart Lee, le (déjà) réalisateur de Sunny’s Time Now présentait récemment Taking the Dog for a Walk.

Parti de la scène du Café Oto – haut lieu de l’improvisation actuelle –, Prum instaure un code amusé du musicien-samouraï avant de retracer l’histoire de l’activité qui l’enchante depuis les premières expériences du Little Theatre Club – venus pour l’essentiel du free jazz, les musiciens s’en détacheront au profit d’un jeu autrement collectif que les personnalités qui composent AMM et celles de John Stevens, Trevor Watts, Derek Bailey… se chargeront de diversifier.  

Après quoi (dans le documentaire et en intégralité sur un second DVD), sont recueillis les témoignages de personnages : Lol Coxhill, Eddie Prévost, Phil Minton, Roger Turner, Steve Beresford, John Butcher, Maggie Nicols… La parole libère autant de précisions qu’elle dresse de constats : sur l’éternel refus de tout répertoire et l'insatiable intérêt pour les sons nouveaux (qu’illustre ici un extrait de concert donné par AMM en compagnie de Rhodri Davies), sur le rapport de la pratique à l’entertainment (Coxhill) et au public (Karen Brockman) ou encore la nostalgie commandée par un âge d’or à l’ombre duquel s’assoupit parfois le quotidien (Bevan, John Edwards aussi : « maintenant, c’est facile »)…

Facilité que de plus jeunes improvisateurs devront contourner, voire refuser, s’ils veulent renouveler un genre qui n’en est pas un : Gail Brand, Dominic Lash, ou encore Alex Ward, que l’on retrouve sur un CD enfermé lui aussi dans la boîte jaune de Taking the Dog for a Walk. Sur celui-ci, c’est N.E.W. enregistré au Café Oto le 17 janvier 2012. N.E.W., qui donne de nouvelles teintes à l’improvisation et clame même que l’espoir est permis. Non pas celui d’un simple renouvellement ou d’une mise à jour fétiche, mais bien celui de nouvelles choses à attendre de l’improvisation britannique.  

Antoine Prum : Taking the Dog for a Walk. Conversations with British Improvisers (Ni Vu Ni Connu / Improjazz)
Edition : 2015.
2 DVD + CD : Taking the Dog for a Walk.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Patrick Crossland, Alexander Frangenheim : Ape Green / WTTF : Gateway '97 (Creative Sources, 2013)

patrck crossland alexander frangenheim ape green

Soit douze miniatures improvisées – sans doute extraites de la même suite – à la charge de Patrick Crossland et d’Alexander Frangenheim.

Soit un trombone au souffle sablé. Expert en caquetages et excès salivaires. A l’aise dans la jungle tranquille, langoureux pour de rire. Des sautes d’humeur, des petites touches cuivrées, du liant et quelques fusées perçant les cumulus.

Soit une contrebasse claquant l’archet sur l’ébène. Des ressacs et des remous. Des raclages en bonnes et dues formes.  Sur le fil ou stagnante.

Soit deux bavards naturels échappés de la volière. Libres, entrelacés et en mouvement.

Patrick Crossland, Alexander Frangenheim : Ape Green (Creative Sources / Metamkine)
Enregistrement : 2012. Edition : 2014.
CD : 01/ If So 02/ Here Hand 03/ Turns 04/ Tonitt 05/ Flags 06/ Ondert 07/ Nost Airb 08/ Giffre 09/ Gattan 10/ Measure 11/ Drape 12/ Abbern
Luc Bouquet © Le son du grisli

le son du grisli

wttf gateway 97

L’improvisation date de l’été 1997. A Londres, Alexander Frangenheim frayait avec Phil Wachsmann, Pat Thomas et Roger Turner. C’est le lyrisme du premier (au violon et électronique dérangée) qui emmène la rencontre avant que le piano de Thomas ne vitupère. Mais s’il a beau jeu, le groupe s’en contente et verse dans des schémas rebattus, déjà, en 1997.

Phil Wachsmann, Roger Turner, Pat Thomas, Alexander Frangenheim : Gateway ’97 (Creative Sources / Metamkine)
Enregistrement : 23 juillet 1997. Edition : 2013.
CD : 01-08/ Gateway ’97
Guillaume Belhomme © le son du grisli


Roger Turner, Otomo Yoshihide : The Last Train (Fataka, 2015)

roger turner otomo yoshihide the last train

S’ils avaient déjà improvisé ensemble (Screen), Otomo Yoshihide et Roger Turner n’étaient plus que deux – même si enregistrés par Taku Unami – ce 17 février 2013 au Hara Museum de Tokyo.

Après avoir dompté et même enfoui un premier feedback, le guitariste informe son partenaire qu’il prendra son parti : ce sont deux percussionnistes qui, l’un à l’aiguille, l’autre au poing, se cherchent entre deux silences, et finissent par se trouver : l’accord n’étant pas d’impatience mais d’attente (The Wait) intelligemment transformée. Silence encore au moment de faire signe, les coups sont maintenant donnés et deux pratiques (désormais dissociées) s’affrontent. Le métal tinte et tonne bientôt sur les cordes qui crissent : quelques minutes seulement, avant que les relents de guitare fassent leur œuvre d’une batterie en morceaux.

Dans la collection de guitaristes que s’est constituée Turner (Bailey, Russell, Akchoté, Munthe), Otomo Yoshihide est un spécimen rare – du genre de ceux que l’on connaît, certes, mais dont on attend à chaque fois beaucoup de la mue prochaine. La capture est à sa hauteur.

Roger Turner, Otomo Yoshihide : The Last Train (Fataka)
Enregistrement : 17 février 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ The Wait 02/ The Sign 03/ Crack 04/ Run
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips : Montreuil (Jazzwerkstatt, 2012) / 6ix : Almost Even Further (Leo, 2012)

urs leimgruber jacques demierre barre phillips montreuil

Ensemble, Urs Leimgruber, Jacques Demierre et Barre Phillips, ont enregistré quelques références incontournables de leurs discographies respectives. Enregistré le 15 décembre 2010 aux Instants Chavirés, Montreuil est de celles-là. Remarquable, d’autant qu’il s’agissait de succéder à un imposant Albeit – paru en 2009 sur le même label.

Quatre temps. Et la mesure, d’abord. Suite d’accrochages d’éléments épars qui finissent par former une composition de fraction et d’ordre inversé. Au point que voici le piano tirant sur le clavecin et le soprano fait machine à bourdons. Une esthétique du démembrement dont les fuites et brisures sont rattrapées au vol par l’archet de Phillips. Sur le filet de voix de celui-ci, Northrope peint un ciel lourd aux éclaircies retentissantes sous lequel va le délire d’un piano-harpe : derrière lui, ce sont des frappes multipliées et des bruissements amassés jusqu’à ce qu’ils forment un épais rideau derrière lequel tout disparaîtra.

Après quoi, Leimgruber, Demierre et Phillips, entament une marche et puis une danse : le soprano cherchant l’équilibre avant de se plaire à cabrioler ; le piano et la contrebasse allant de frappes toujours décisives en incartades aptes à déstabiliser l’improvisation, « simplement » par jeu. Au ténor, Leimgruber passe enfin : le trio déboîte une nouvelle fois, du chant qu’il entame s’échappent les derniers éclats sonores, fantastiques excédents d’une imagination en partage.

Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips : Montreuil (Jazzwerkstatt / Amazon)
Enregistrement : 15 décembre 2010. Edition : 2012.
01/ Further Nearness 02/ Northrope 03/ Welchfingar 04/ Mantrappe
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

6ix almost even further

Faire résonance de tout. Sans violence, libérer les sons enfouis. Animer le si fin qu’il en devient insupportable de beauté. Laisser scintiller tout son. Ne jamais stopper sa course. Maintenir la tension. Faire du silence un complice. Racler, encore plus profonde, la résonance. Maîtriser le geste et son rebond. Faire de l’improvisation un éveil. Laisser la crispation au vestiaire. Se délester, entièrement et totalement. Soigner la blessure. Faire oubli des dogmes. Imprimer l’oasis dans le songe. Toujours, solliciter l’inouï. Toutes choses, inestimables et inépuisables, glanées et saisies par les six (Jacques Demierre, Okkyung Lee, Thomas Lehn, Urs Leimgruber, Dorothea Schürch, Roger Turner) de 6ix.

6ix : Almost Even Further (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Almost Even Further 02/ As Now 03/ Faintly White 04/ Gorse Blossom
Luc Bouquet © Le son du grisli


Konk Pack : Doing the Splash (Megaphone / Knock’Em Dead, 2013)

konck pack doing the splash

Doing the Splash est l’histoire d’une aimantation : retrouvés en surface, des éléments de synthétiseur analogique (Thomas Lehn), de lap steel guitar (Tim Hogkinson) et de batterie (Roger Turner). Le premier aurait attiré les deux autres dans une chute volontaire – improvisation enregistrée au Café Oto le 18 décembre 2012.

Après les gentillesses d’usage (discrétion voire sensibilité en ouverture), les rivalités s’expriment sur les rumeurs de dispositifs miniatures et les bruits divers d’un grinçant atelier. Quand les camouflages n’empêchent plus qu'on reconnaisse les instruments (la guitare, première de toutes), alors vient pour eux le moment de tonner. La bataille à suivre en dit, au son, aussi long sur les ressources individuelles de chacun des membres de Konk Pack que de la santé de leur association (longtemps éditée sous étiquette GROB).  

Konk Pack : Doing the Splash (Megaphone / Knock’Em Dead / Orkhêstra International)
Enregistrement : 18 décembre 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Magic Ear Self Zoom 02/ Wall Of Red Thoughts
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Witold Oleszak, Roger Turner : Over the Title (Freeform Association, 2012)

witold oleszak roger turner over the title

Pour ce racle-métaux qu’est Roger Turner, les bibelots sont précieux. Les frottant, pressant, entrechoquant, ils s’animent de frénésie et de fièvre. Jamais pris au dépourvu, intuitif et inventif, le percussionniste aime le choc sourd ici, les cassantes déflagrations ailleurs. A chaque improvisation, un bibelot s’éclaire : cymbales frémissantes, caisse claire mitraillette, tambours frémissants. On connaît cela, on ne s’en étonne pas, on en redemande.

Pour cet archéologue du piano qu’est Witold Oleszak, le trésor n’est pas le but recherché. Libérant toutes les résonances contenues dans les cordes du piano, il intimide le rythme, lui offre des chocs sans trêve. Et, au fil des minutes, aiguise ses angles, racle et résonne, découvre la juste vibration.  Et ces deux-là de se trouver naturellement. Naturellement et intensément.

Witold Oleszak, Roger Turner : Over the Title (Freeform Association)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Under 02/ Above 03/ Next To 04/ Below 05/ Near 06/ But How?
Luc Bouquet © Le son du grisli


Daunik Lazro, Jean-François Pauvros, Roger Turner : Curare (NoBusiness, 2011)

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Sur le papier – et pour peu qu'on ait écouté, ces dernières décennies, les travaux respectifs de Daunik Lazro, Jean-François Pauvros et Roger Turner – pareil attelage est diablement prometteur... Et l'auditeur déjà se met à désirer, échafauder, si ce n'est planifier ses scénarios : énergie rock et décharges soniques... C'est aller trop vite, car sur scène puis au disque (vinyle ou compact), c'est mieux encore, et au-delà du power trio fantasmé – pas plus de Lazro en sax macho, que de Pauvros en musculeux du manche, ou de Turner cogneur.

Ainsi à l'automne 2008, devant le public des Instants Chavirés, découpe-t-on des mobiles de tôle [Morsure, White Dirt], cherchant avec une patience tendue agencements et émergences (mais point encore les derniers outrages – Pauvros s'y connaît) : de la limaille, des copeaux, une mise en forme des plaques par chaudronnerie expérimentale, jusqu'au chant des métaux, à force de ferrailler.

A Besançon, fin juin 2010 [En Nage, The Eye], l'affaire prend un tour plus direct et presque poisseux. À larges traînées de fraiseuse baryton, tandis que de part et d'autre on s'active au pied-de-biche, une fois les lames du plancher soulevées, on dégage, on pousse et fait monter une pâte à échardes qui se met à circuler, lyrique et bien bandée.

Un disque formidable.

EN ECOUTE >>> White Dirt >>> En nage

Daunik Lazro, Jean-François Pauvros, Roger Turner : Curare (NoBusiness)
Enregistrement : 2008-2010. Edition : 2011.
CD / LP : 01/ Morsure 02/ White Dirt 03/ En Nage 04/ The Eye
Guillaume Tarche © Le son du grisli


Interview de Daunik Lazro

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Si l'on ne présente plus l'essentiel Daunik Lazro, on se réjouit de pouvoir s'entretenir avec lui à l'occasion de la sortie de trois remarquables disques, en cascade : Some Other Zongs (solo, Ayler Records), Pourtant les cimes des arbres (trio avec Benjamin Duboc & Didier Lasserre, Dark Tree Records), Curare (trio avec Jean-François Pauvros & Roger Turner, NoBusiness Records)...

Le film (Horizon vertical) que Christine Baudillon t'a récemment consacré s'appuie sur quantité de situations de scène, mais il te montre également beaucoup « aux champs », au contact des saisons et de la nature, dans une sorte de retraite, ou de retrait. Tu sembles néanmoins particulièrement actif, comme en témoigne la salve des trois disques publiés cet automne et les concerts les accompagnant... Comment s'articulent ces deux aspects de ton existence aujourd'hui, concrètement et artistiquement ? Assez peu de concerts mais quelques disques, cela convient à mon organisme fatigué. La route, les voyages, les tournées, le relationnel qui va avec, merci bien, je ne pourrais plus. Des regrets ? À peine. En revanche, vivre à l’écart de la mégapole m’a permis de mesurer l’enjeu de chaque concert et de penser (à) la musique un peu différemment.

Les trois disques que j'évoquais forment un intéressant portrait de toi-même – sous trois angles, pourrait-on dire (le solo, le trio délicat, le trio ferrailleur). Quelle urgence leur publication revêtait-elle pour toi ? En quoi témoignent-ils de tes préoccupations esthétiques actuelles ? Ce n’est pas moi qui décide de sortir un disque, mais le producteur qui a suscité ou accepté le projet. La maquette du solo sur Ayler Records, Stéphane Berland l’a immédiatement mise en œuvre. Le trio sur Dark Tree a été voulu par Bertrand Gastaut, on l’avait enregistré en août 2010. Et le trio Curare a trouvé preneur chez NoBusiness Records, après avoir patienté un temps. D’autres musiques auraient pu se faire disquer, il y a eu des projets avortés, la contingence joue son rôle, mais je suis content de ces trois nouveautés. Un beau triptyque.

Dans quelles circonstances se sont formés ces deux nouveaux trios (avec Benjamin Duboc & Didier Lasserre ; avec Jean-François Pauvros & Roger Turner) ? Il faudrait demander à Bertrand Gastaut le pourquoi de son désir d’un trio Lazro / Duboc / Lasserre, mais je crois que c’est une bonne idée, au bon moment. Quant au trio Curare, on avait plus ou moins loupé deux concerts il y a… 20 ans ( ?), et réécoutant Messieurs Pauvros et Turner, j’ai eu envie de vérifier si ce trio avait pris de la graine. C’est chose faite.

Selon Steve Lacy, se produire (beaucoup, ou trop) en solo, c'est courir le risque de « l'incestueux »... Qu'en penser ? Ah, intéressant ! Si j’avais à jouer en solo quatre jours de suite, ça m’inquiéterait. Comment se renouveler, physiquement et musicalement ? Ressasser les mêmes tournures ennuie tout le monde, moi le premier. Mais inventer du tout beau tout neuf, chaque jour, n’est pas à ma portée. J’ai besoin que la vie s’écoule, que mon désir musical soit revivifié (Ornette Coleman : Beauty Is a Rare Thing). Besoin de me ressourcer À L’ÉCOUTE des musiques d’autrui, surtout.

Tu montres, et différemment dans chacun de ces récents enregistrements, tout ton attachement au son en tant que tel, matière que le corps du musicien façonne... bien loin des « artistes du sonore » ou des « physiciens et conceptuels »... Le sage Hampâté Bâ : « Être trop sérieux n’est pas très sérieux ». C’est ce que j’aurais envie de dire à Radu Malfatti, quand j’écoute ses travaux récents de compositeur. Et des impros de bruit ambiant avec quatre beaux sons de trombone à l’heure ne me font pas pâmer. Il est bon, ou légitime, sans doute, qu’il y ait des intellos musiciens, voire théoriciens. Ne serait-ce que pour évacuer la sur-inflation marchande des corps séducteurs et spectaculaires. Tous les musiciens n’ont pas à être des James Brown, heureusement que de la pensée, de l’abstraction, ont (re)conquis droit de cité. L’univers musical ne se réduit pas au FIGURATIF qui « raconte des histoires / peint des paysages ». Mais priver la musique de toute vie organique, de sa chair, relève pour moi de la posture ou de la perversion intellectuelle. Et pue la bourgeoisie blanche. Quant aux godelureaux atteints de boutonnite, qui considèrent les instrumentistes comme des attardés et croient détenir les clefs du musical nouveau, ce sont juste d’ignorants connards. Au-delà du syndrome Malfatti, l’arrivée de la lutherie électro a chamboulé le paysage, en déstabilisant le virtuosisme instrumental : les athlètes du manche de guitare,  les bodybuildés du saxophone s’en sont trouvés ringardisés, et tant mieux. Micros, machines, systèmes de captation et de diffusion sont autant des outils musicaux que piano ou violon. Autre bonne nouvelle : beaucoup d’improvisateurs qui comptent aujourd’hui sont à la fois instrumentistes et « physiciens » du son, récepteurs, émetteurs et transformateurs, hommes de terrain et de labo, musiciens complets.

Finalement, que dit la musique ? Parle-t-elle d'autre chose que d'elle-même ? De même que la littérature est un vaste intertexte de livres s’écrivant les uns à la suite des autres (rares sont les auteurs qui ne sont pas aussi et d’abord lecteurs, au moins des chefs-d’œuvre passés), la musique est presque toujours « méta » : Trane a écouté Bird lequel a d’abord imité Lester. Toute musique est « cagienne » en ce qu’elle se nourrit des musiques d’avant, d’autour et d’autrui. En même temps, la musique ne dit rien mais est BRUISSANTE de l’état du monde, inévitablement. Fables of Faubus épingle un salaud mais tout Mingus évoque l’Amérikkke de l’apartheid. (À chaque auditeur de faire avec ce qu’il entend.)

A la sortie du film de Baudillon, en début d'année, j'ai été frappé que si peu de journalistes ne tentent (épargnons celui qui s'y est grossièrement essayé dans Jazz Magazine) de mettre en rapport tes propos sur drogue, astrologie et musique... A mon sens, ces trois pratiques (ou modes d'appréhension du monde) ont trait au Temps et aux façons de s'y soustraire, de l'envisager selon d'autres échelles, d'échapper à sa gravitation... Que Jazzmag ait expédié, pour ne pas dire exécuté le DVD, m’a attristé. Que de grands pros (qui suivent mon travail depuis trente ans et souvent l’ont apprécié) n’aient pas jugé bon d’accuser RECEPTION, révèle que ce film ne leur a pas montré ce qu’ils auraient aimé y voir.  En attente d’un documentaire circonstancié, ils n’ont pas « vu » le film ou ont résisté au malaise qu’il instaure. Christine Baudillon ne s’appelle pas (encore) Tarkovski ou Rivette, soit. La musique, par essence art du Temps. Elle donne à ressentir son écoulement, elle peut aussi le perturber, le dilater, le figer, le dissoudre, voire le multiplier ; conduire à la transe, à l’extase… Comme sont aptes à le faire certaines substances, haschisch et hallucinogènes en tête. Relation passionnante qu’on trouve incarnée dans le chamanisme et dont moult auteurs ont traité, à commencer par Baudelaire, Huxley, Michaux, Castaneda. L’astrologie, elle, même fréquentée de loin, permet d'approcher une connaissance de soi qui se déploie au cours de la vie, processus dynamique comme peut l'être une psychanalyse. Surtout, elle amène à considérer les cycles planétaires dans leur interdépendance, donc une pluralité de temps (de tempi, de rythmes, d’allures, de trajectoires…), chacun différents mais qui fonctionnent « ensemble », coexistent dans le temps cosmique. Pas mal pour penser le temps musical en sa complexité.

Daunik Lazro, propos recueillis en novembre et décembre 2011.
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Photographies : @ Yann Dintcheff @ Christine Baudillon



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