Tony Malaby : Somos Agua (Clean Feed, 2014)
Agrippant le cri, l’enrobant d’une substance rauque et enrouée, le ténor de Tony Malaby plonge, comme à son habitude, dans une franche périphérie microtonale. De disque en disque, les convictions s’affichent. De concert en concert, les doutes se taisent. Mais il reste toujours – au ténor surtout – ces passages en roue libre et où se postent des lyrismes balbutiants : circonstances délicates dans lesquelles les accompagnateurs du saxophoniste jouent un rôle crucial de relance et de soutien.
Ici, ce sont William Parker et Nasheet Waits – le premier au jeu espacé, le second au drumming serré – qui se chargent de remettre Malaby dans le cercle. Cercle brûlant où se tordent les convulsions d’un ténor acéré et d’un soprano aux fortes senteurs de hautbois. Ainsi, d’une ligne que l’on imaginait claire et évolutive, l’instable pointe son nez. Et c’est, précisément, ce que l’on aime chez Malaby : sa facilité à enjamber les nombreux nids-de-poule passant à sa portée.
Tony Malaby’s Tamarindo : Somos Agua (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Mule Skinner 02/ Loretto 03/ Matik-Matik 04/ Can’t Find You 05/ Bitter Dream 06/ Little Head 07/ Somos Aqua
Luc Bouquet © Le son du grisli
Peter Brötzmann : Long Story Short (Trost, 2013)
Cinq disques en coffret reviennent sur l’Unlimited Festival de Wels, qui s’est tenu du 3 au 6 novembre 2011. Quatre journées dont le curateur était Peter Brötzmann, qui put choisir de jouer (en formations régulières, parfois augmentées) ou de garder le silence.
Respectant la programmation, les plages des disques délivrent les unes après les autres des extraits de concerts parlants – non pas de l’évolution du jeu de Brötzmann, mais de son endurance et de sa capacité à provoquer encore. Sonore rompant l’attente le long d’un axe brisé dévoile sans attendre l’intérêt que trouve Brötzmann dans le trio : brillant en Full Blast (avec Marino Pliakas et Michael Wertmueller), il se montre néanmoins différemment inspiré avec Masahiko Satoh (piano) et Takeo Moriyama (batterie), Michiyo Yagi (koto) et Tamaya Honda (batterie), Eric Revis (basse) et Nasheet Waits (batterie), Jason Adasiewicz (vibraphone) et Sabu Toyozumi (batterie) – rencontre qui dit le mieux que, même de Brötzmann, un souffle peut être vain.
A quatre, le saxophoniste trouve un équilibre plus sûr : avec Bill Laswell, Maâllem Mokhtar Gania et Hamid Drake sous humeur exotique ; en Hairy Bones ensuite (avec Paal Nillsen-Love, Massimo Pupillo et Toshinori Kondo) en éternel jeune-homme ravi d’en découdre. En bande plus solide encore – Chicago Tentet augmenté de John Tchicai ou de Michiyo Yagi –, Brötzmann conduit une plage faite autant de réflexions collégiales que de free frontal puis une autre que se disputent des ombres imposantes à l’occasion d’un engageant Concert for Fukushima.
Lorsqu’il garde le silence, Brötzmann écoute : la lente dérive des cordes de Michiyo Yagi, Okkyung Lee et Xu Fengxia ; Maâllem Mokhtar Gania donner, au gambri, le la au quartette qu’il forme avec Joe McPhee, Fred Lonberg-Holm et Michael Zerang ; le DKV Trio faire œuvre d’entêtement en compagnie de Mats Gustafsson, Pupillo et Nilssen-Love ; Gustafsson, encore, subir avec intelligence de riposte les assauts électroniques de dieb13 et Martin Siewert ; McPhee, encore, croiser le souffle avec Mars Williams et Jeb Bishop ; Keiji Haino ou le Caspar Brötzmann Massaker faire œuvres noires de plaisir solitaire et d’incantations électriques. La rétrospective n’aurait pu être plus complète ni son éclectisme plus révélateur des vues musicales qui animent aujourd’hui Peter Brötzmann.
Peter Brötzmann... : Long Story Short (Trost)
enregistrement : 3-6 novembre 2011. Edition : 2013.
5 CD : CD1 : Sonore / Chicago Tentet with John Tchicai / Michiyo Yagi, Okkyung Lee, Xu Fengxia / Peter Brötmann, Masahiko Satoh, Takeo Moriyama – CD2 : Joe McPhee, Maâllem Mokhtar Gania, Fred Lonberg-Holm, Michael Zerang / Peter Brötzmann, Michiyo Yagi, Tamaya Honda / Peter Brötzmann, Jason Adasiewicz, Sabu Toyozumi / dieb13, Mats Gustafsson, Martin Siewert – CD3 : Keiji Haino / Peter Brötzmann, Bill Laswell, Maâllem Mokhtar Gania, Hamid Drake – CD4 : Jeb Bishop, Joe McPhee, Mars Williams, Jason Adasiewicz, Kent Kessler, Tamaya Honda / Hairy Bones / Masahiko Satoh / Chicago Tentet with Michiyo Yagi – CD5 : Peter Brötzmann, Eric Revis, Nasheet Waits / DKV Trio with Mats Gustafsson, Massimo Pupillo, Paal Nilssen-Love / Full Blast / Caspar Brötzmann Massaker
Guillaume Belhomme © le son du grisli
Improvisation Expéditives : Cactus Truck, Michel Côté, Igor Lumpert, Michael Vlatkovitch...
Igor Lumpert : Innertextures Live (Clean Feed, 2012)
De ce jazz sans tension(s) et sans émoi(s), on ne raffole pas. Parce que trop précautionneux, parce que refusant la périphérie et parce que plafonnant en des motifs monotones, l’oreille s’évade. Reconnaissons néanmoins au saxophoniste ténor slovène Igor Lumpert une délicatesse non feinte et une sensibilité idéale quand s’invite la ballade (Sea Whispers, This Is for Billie Holiday). Sans brusquerie, contrebassiste (Christhopher Tordini) et batteur (Nasheet Waits) assistent le saxophoniste dans sa quête de douce prudence. Mais sans danger, où est le salut ?
Vlatkovich Tryyo : Pershing Woman (pfMENTUM, 2012)
Un batteur virevoltant (Damon Short), un violoncelliste languide (Jonathan Golove), un tromboniste volubile (Michael Vlatkovich), un bop qui n’en est pas, des thèmes passe-partout, des failles dans la mise en place, des dialogues croisés, des sautes d’humeur, une énergie débordée, des tricotages audacieux, une difficile facilité… et une prise de son si médiocre (comprenne qui pourra !) que l’on a du mal à aller jusqu’au terme du CD. C’était donc le Vlatkovich Tryyo.
Peter Rom, Andreas Schaerer, Martin Eberle : Please Don’t Feed the Model (Unit, 2011)
Curieuses matières proposées par le trompettiste Martin Eberle, le guitariste Peter Rom et le vocaliste Andreas Schaerer : matières maniables et à la limite de la roublardise même si parfois entêtantes. Matières se répétant, invitant à faire se rencontrer Afrique et Brésil, human beatbox timide et arpèges lascifs. Dans cet océan de normalité, écartelée entre sirupeux et danger, la trompette de Martin Eberle émerge, libre et fusionnante. Presque mauvaise élève d’une musique frôlant plus d’une fois la ligne rouge.
Cactus Truck : Brand New for China! (Public Eyesore, 2012)
De cette sauvagerie extrême venue d’Amsterdam (John Dikeman : saxophones, Jasper Stadhouders : guitare et basse électriques, Onno Govaert : batterie), on notera la colère exaucée, le déchaînement continu, l’étranglement convulsif, le paroxysme jamais abandonné, un chaos qui jamais ne se civilise, une basse enrhumée, un essorage de la matière, des bruits sans fin… et aucune trace d’essoufflement. Belle performance, messieurs !
Maïkotron Unit : Effugit (Rant, 2012)
Du maïkotron, instrument à vent de la famille des bois, crée en 1982 par Michel Côté, on découvre ici quelques-uns des rauques effets. Entre hautbois enrhumé et clarinette basse grippée, on sait que cet assemblage hybride de trompettes, cornets, saxophones, clarinettes et trombone, courant sur cinq octaves et possédant des vertus microtonales peut s’ouvrir à de nombreux possibles. Possibles partiellement oubliés par Michel Côté, Michel Lambert et Pierre Côté dont la suave et très inspirée improvisation (longues introspection, espaces ouverts) éclaire plus les clarinettes, flûtes et saxophones des deux souffleurs que les troubles inflexions de cet étonnant maïkotron.
Sam Shalabi, Alexandre St-Onge, Michel F. Côté : Jane and the Magic Bananas (& Records, 2012)
Précepte cher à Glenn Branca, le petit jeu consistant à passer d’un apparent chaos à une transe évolutive, se retrouve plusieurs fois appliqué ici. Nous dirons donc que la guitare électrique de Sam Shalabi, la guitare basse d’Alexandre St-Onge et la batterie amplifiée de Michel F. Côté œuvrent dans l’hypnotique et le dérèglement. Sachant s’échapper de la masse pour mieux faire bloc, nos trois sidérurgistes donnent aux sévices soniques quelques vives médailles : pièces courtes et déplumées, travaillant sur les micro-intervalles, souvent déphasées et grouillantes, elles prennent source dans la dissonance même. En ce sens, habitant un profond aven, impriment la douleur dans la chair d’une musique sauvage à souhait.
Rob Brown : Unknown Skies (Rogue Art, 2011)
D’un duo serré entre alto et tambours et se comprimant jusqu’à l’étreinte (Bounce Back) en passant par ce jazz qu’on improvise et maltraite sans restriction (Temerity), nous retiendrons de Rob Brown (saxophone alto), Craig Taborn (piano) et Nasheet Waits (batterie), une science exacte du mouvement.
Si les deux premières plages pâtissent en fin de parcours d’un retour aux thèmes initiaux, se doit d’être mise en évidence la fluidité des compositions du saxophoniste. Rien ici pour évoquer un possible catalogage de formes préméditées mais, au contraire, l’évolution logique de ces mêmes formes en un processus naturel, invisiblement rigoureux. Ainsi les libres spirales d’alto, les clusters du pianiste, les inquiétudes ouvertes de certains thèmes, les divers solos et duos, les surgissements et diverses transformations imprévues (le blues anxieux d’Unknow Skies soudain transfiguré en lente procession) ne cassent jamais la belle marche de cette musique. Car ces trois-là élargissent le cercle sans réserve et avec un maximum d’authenticité. Et ce, toujours.
Rob Brown Trio : Unknown Skies (Rogue Art)
Enregistrement : 2010. Edition : 2011
CD : 01/ A Fine Line 02/ Unknown Skies 03/ Bounce Back 04/ The Upshot 05/ Temerity
Luc Bouquet © Le son du grisli
Tony Malaby : Tamarindo Live (Clean Feed, 2010)
Au Tamarindo d’origine, ajouter le trompettiste Wadada Leo Smith pour obtenir Tamarindo Live. Transformation datée du 5 juin 2010.
On sait l’instabilité avec laquelle l’inspiration meut Malaby, qui change fort selon ses partenaires. Aux côtés de Smith, Parker et Waits, la faute de goût serait malvenue : sonorité empruntée aux années 1960, le saxophoniste passe alors de ténor en soprano avec un charisme de forcené. Lorsque le développement musical se fait plus incertain, il trouve refuge dans les propositions de Smith, linéaires lorsqu’elles ne sont pas martiales, et toujours audacieuses autant que délicates.
Le contact rapproché jusque-là en attente, Malaby et Smith profitent de la conclusion pour jouer de paraphrase et de question-réponse, se cherchant sur structure rythmique surélevée et puis s’y accordant au son de notes longues. Tamarindo Live a passé. La discographie de Malaby y gagne une référence ; celle de Smith une évidente preuve de vaillance.
Tony Malaby’s Tamarindo : Tamarindo Live (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 5 juin 2010. Edition : 2010.
CD : 01/ Buoyant Boy 02/ Death Rattle 03/ Hibiscus 04/ Jack the Hat with Coda
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12, 2009)
C’est par une vieille chanson cajun que commence ce disque. La voix d’Odile Falcon, qui interprète La reine de la salle, semble être un préliminaire, narrer une préhistoire, sur laquelle vient se greffer la contrebasse de John Hébert qui réenchante la mélodie. Très vite, les saxophones de Tony Malaby et Michaël Attias entrent dans la danse, et lorgnent du côté d'Albert Ayler. Rappelons nous, Ayler lui aussi aimait convoquer les folklores, les spirituals bien sûr mais aussi la Marseillaise… Car, pour Hébert aujourd’hui comme pour Ayler hier, le propos n’est pas de célébrer avec nostalgie une période dorée mais de démontrer que le jazz n’est jamais aussi moderne que quand il plonge à pleines mains dans le patrimoine populaire.
John Hébert est né à la Nouvelle Orléans et y retournera dans ce disque à l’occasion de la ballade Cajun Christmas, magnifiée par le flûtiste Adam Kolker. L’inspiration, nous dit Hébert, lui vient souvent à l’occasion de voyages… En témoignent Acrid Landscape et Ciao Monkey imaginés en Italie, et l'oriental Fez. L’usage que fait Satoshi Takeishi (décidément un musicien précieux) de ses percussions, plutôt que de souligner l’exotisme, brouille les pistes et nous perd.
Tous les morceaux de ce disque, et en particulier New Belly (dernier et peut-être plus beau morceau du disque), sont emprunts de la complicité qui unit Hébert au batteur Nasheet Waits. Les deux hommes sont en totale osmose, semblent entretenir de télépathiques relations renforcées par l’absence de piano qui leur laisse champ libre pour tisser la toile rythmique de la musique jouée ici.
Par le passé, tous deux jouèrent dans l’orchestre du pianiste Andrew Hill, décédé 13 mois avant l’enregistrement de Byzantine Monkey. Ce dernier, dont la disparition pourrait être symbolisée dans ce disque par l’absence de pianiste, y est cependant très présent (For A.H. lui est d’ailleurs dédié). On retrouve chez Hébert cette posture « au carrefour des musiques orale et écrite », comme l’écrivait le critique Arnaud Robert au sujet d'Hill. Qui ajoutait : « Andrew Hill libérait l’espace sans renoncer à la structure. Il était un dandy de la note tordue. » Tout comme John Hébert, qui signe là avec ce sextet son plus beau disque.
John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12 Records / Instant Jazz)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ La reine de la salle 2/ Acrid landscape 3/ Run for the hills 4/ Blind pig 5/ Ciao monkey 6/ Cajun Christmas 7/ Fez 8/ For A.H. 9/ Fez II 10/ New Belly
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Steve Lehman : Manifold (Clean Feed, 2007)
Après avoir tiré ses leçons de l’enseignement de professeurs tels que Jackie McLean et Anthony Braxton, restait au jeune saxophoniste Steve Lehman de mettre en pratique. Au Festival de Jazz de Coimbra, en 2007, par exemple.
A la tête d’un quartette classique d’apparence – trompette de Jonathan Finlayson, contrebasse de John Hébert et batterie de Nasheet Waits – Lehman mène à l’alto un jazz encore influencé par l’avant-garde des années 1960 (celle de Max Roach, Don Cherry, ou Andrew Hill – dont il reprend ici Dusk) qu’il rafraîchit toutefois au son d’arrangements éclectiques et parfois audacieux.
Impeccable, la section rythmique pousse souvent dans ses derniers retranchements trompette et alto, qui plaident partout ailleurs en faveur de leur entente au son d’entrelacs réjouissants. Le temps, encore, d’un hommage amusé à Evan Parker, et l’enregistrement se termine, qu’il est alors obligatoire de conseiller.
Steve Lehman : Manifold (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2007. Edition : 2007.
CD : 01/ Interface D 02/ Is This Rhythm 03/ Dusk 04/ Interface F 05/ Interface C 06/ Cloak & Dagger 07/ Interface A 08/ Berceuse 09/ For Evan Parker
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Tony Malaby: Tamarindo (Clean Feed - 2007)
Sur Tamarindo, le saxophoniste Tony Malaby emmène un trio qui convoque une section rythmique imparable : contrebasse de William Parker et batterie de Nasheet Waits.
Ouvrant l’enregistrement au son d’un soprano bouleversé par la variation de ses intentions – rugueuse, expérimentale ou plus rassurante –, Malaby affronte ensuite au ténor l’archet de Parker le long d’une ascension incitative (Floral and Herbacious), se laisse porter par un gimmick efficace (Floating Head), progresse plus convenablement sur La Mariposa ou se laisse convaincre par Waits de suivre l’allure soutenue qui l’amènera à vriller free (Tamarindo). Soit, s’il fallait encore consigner l’implacable efficacité de Malaby, voici Tamarindo œuvrant à l’affaire.
CD: 01/ Buried Head 02/ Floral and Herbacious 03/ La Mariposa 04/ Tamarindo 05/ Mother's Love 06/ Floating Head
Tony Malaby, William Parker, Nasheet Waits - Tamarindo - 2007 - Clean Feed. Distribution Orkhêstra International.