Harris Eisenstadt : Old Growth Forrest (Clean Feed, 2016)
En bons frères de souffles qu’ils sont, Jeb Bishop et Tony Malaby s’amusent de la complexité rythmique des partitions d’Harris Eisenstadt. Il est vrai que leur facilite la tâche le jeu tout en suavité et en bienveillance de Jason Roebke : la contrebasse gravite, dissimule le quart de mesure en plus (ou en moins : on m’excusera de n’avoir pas fait de relevés ici).
Souvent, la partition s’effrite en milieu de plage pour ouvrir la voie à des entrelacs de cuivres. Les réseaux ainsi ouverts, on découvre un ténor sinueux (rien de neuf chez Malaby mais toujours la même présence) et un trombone au lyrisme juteux. Il faudra dire ici le sens de la danse et du zigzag constant. Entre décalages et rapprochements, tous vont relâcher la pression, assumer la souplesse de leur art et, ainsi, réactiver un trio (le saxophoniste, ici, s’ajoutant) de très bonne mémoire.
Harris Eisenstadt : Old Growth Forest
Clean Feed / Orkhêstra International
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Larch 02/ Pine 03/ Hemlock 04/ Redwood 05/ Spruce 06/ Fir 07/ Big Basin 08/ Cedar
Luc Bouquet © Le son du grisli
Tony Malaby : Somos Agua (Clean Feed, 2014)
Agrippant le cri, l’enrobant d’une substance rauque et enrouée, le ténor de Tony Malaby plonge, comme à son habitude, dans une franche périphérie microtonale. De disque en disque, les convictions s’affichent. De concert en concert, les doutes se taisent. Mais il reste toujours – au ténor surtout – ces passages en roue libre et où se postent des lyrismes balbutiants : circonstances délicates dans lesquelles les accompagnateurs du saxophoniste jouent un rôle crucial de relance et de soutien.
Ici, ce sont William Parker et Nasheet Waits – le premier au jeu espacé, le second au drumming serré – qui se chargent de remettre Malaby dans le cercle. Cercle brûlant où se tordent les convulsions d’un ténor acéré et d’un soprano aux fortes senteurs de hautbois. Ainsi, d’une ligne que l’on imaginait claire et évolutive, l’instable pointe son nez. Et c’est, précisément, ce que l’on aime chez Malaby : sa facilité à enjamber les nombreux nids-de-poule passant à sa portée.
Tony Malaby’s Tamarindo : Somos Agua (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Mule Skinner 02/ Loretto 03/ Matik-Matik 04/ Can’t Find You 05/ Bitter Dream 06/ Little Head 07/ Somos Aqua
Luc Bouquet © Le son du grisli
Nick Fraser : Towns and Villages (Barnyard, 2013)
Le souffle de Tony Malaby ne peut laisser indifférent. Tel un paquebot enroué ou une gralla catalane éraillée, son saxophone refuse d’aller en paix. Malaby malaxe, ressasse, pointe une convulsion, flirte avec le microtonal, tricote quelques pestes soniques, joue droit puis courbe. Bref, aime à chercher ce qui lui résiste encore quitte à oublier l’instant présent. Malaby est un solitaire, il faut faire avec.
Aux cotés du très fin batteur Nick Fraser et des très complémentaires Andrew Downing (violoncelle) et Rob Clutton (contrebasse), et bien plus que d’ordinaire, il laisse ouverte la parole. Ici, les compositions du batteur imposent simplicité et insistent sur les béances rythmiques. Les espaces ainsi affirmés, chacun va raconter sa petite histoire avec plus ou moins de bonheur. Et dans le cas de Tony Malaby, l’on s’en doute, le lyrisme ne sera pas laissé au fond du filet.
Nick Fraser
Sketch
Nick Fraser : Towns and Villages (Barnyard Records)
Enregistrement : 18-19 février 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Prescott: The Fort Town 02/ Sketch #10 03/ Tricycle 04/ Sketch #12 05/ Revolution 06/ Albs 07/ Spencerville: Home of the Heritage Grist Mill 08/ Sketch #9 10/ Bicycle 11/ ”?” 12/ Hundred Mile House, pop, 1885
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ches Smith, These Arches : Hammered (Clean Feed, 2013)
Les questionnements du disque précédent ne sont plus. L’heure est au désordre. Ches Smith est ici le patron d’une entreprise de pillage et de non-sens (presque) absolu. Comme ici, tout va à Zoot Allures, Tony Malaby et Tim Berne, pourtant habitués à vagabonder avant fracas, se retrouvent immédiatement dans la fournaise. Sans préavis et sans chemin tout tracé. Mary Halvorson et Andrea Parkins ne sont pas plus sages, qui prennent part avec gourmandise à ce sabotage volontaire.
Esprits forts et jamais fuyants, cris sans chuchotements, gesticulations et riffs détraqués, les collisions ne peuvent que s’enchaîner. Ici, c’est le clou rouillé dans le talon, le scrupule dans la chaussure, les duels de saxophones mal dosés, les unissons embrouillés. C’est une maîtrise – puisqu’il faut aussi en passer par là – qui ne se prend pas au sérieux. Ici, le sonique ricane de ses habitudes. Ici, les cinq de These Arches ont le bon goût de saboter le bon goût.
EN ECOUTE >>> Hammered
Ches Smith, These Arches : Hammered (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2013.
CD : 01/ Frisner 02/ Wilson Phillip 03/ Dead Battery 04/ Hammered 05/ Limitations 06/ Learned from Jamie Stewart 07/ Animal Collection 08/ This Might Be a Fade Out
Luc Bouquet © Le son du grisli
Satoko Fujii : Kisaragi, + Entity (Libra, 2017-2020)
« Kisaragi est notre tout premier essai de jouer, d’un bout à l’autre, sans utiliser le moindre son normal. », explique Natsuki Tamura dans les notes du disque qu’il a enregistré, à l’hiver 2015 à New York, avec sa compagne Satoko Fujii. Voici donc piano et trompette soumis à détournements : de l’association des graves que le premier instrument fait claquer et des notes étouffées du second naîtront des paysages que l’improvisation – lente floraison, maillage accidentel, glissement soudain… – se chargera de sculpter.
Le piano grince quand une de ses notes n’est pas, par quel usage électronique, suspendue ; la trompette (que Tamura peut, fantasque, délaisser pour un jouet qui couine) débite des bruits qui en imposent quand elle ne met en place un fabuleux bestiaire (miaulement, bêlement…) que le piano augmente bientôt d’une brassée d’oiseaux. Derrière l’expérience (recherche de nouvelles textures sonores), le duo perd en lyrisme ce qu’il gagne en expression.
A la tête de l’orchestre new yorkais (et changeant) qu’elle emmène depuis plus de vingt ans, Fujii renoue avec le lyrisme qu’on lui connaît. Avec les saxophonistes Ellery Eskelin, Tony Malaby, Briggan Krauss, Oscar Noriega et Andy Laster, les trompettistes Herb Robertson et Dave Ballou (en plus de Natsuki Tamura), les trombonistes Joe Fiedler et Curtis Hasselbring, le guitariste Nels Cline, le bassiste Stomu Takeishi et le batteur Ches Smith, elle fait donc œuvre de franchise.
L’écriture est ciselée, qui frappe de grands coups avant de laisser le champ libre à tel soliste puis à tel autre, arrange des plages où l’unisson est interrogé sans cesse par les dissonances, et d’autres où les dissonances reviennent sagement à l’unisson. Sur matériau composé, Entity renoue avec un free orchestral que tire vers le haut l’inventivité des intervenants.
Ches Smith : Finally Out of My Hands (Skirl, 2010)
Curieux format : l’apparence d’un boitier DVD, la durée d’un 33 tours et pourtant un CD. De Ches Smith, batteur de la Bay Area installé à New York depuis quelques années, on connait la diversité des angles : Tim Berne, John Zorn, Iggy Pop, Fred Frith et sans doute quelques autres combos rock inconnus de nos services. Il retrouve ici sa complice habituelle ; la guitariste Mary Halvorson et prend acte du talent de Tony Malaby et d’Andrea Parkins.
L’interrogation est au centre du CD. Interrogation quant à la forme, aux structures, à la notion du collectif, à la place du solo, à la durée des pièces, aux transitions, aux pièges d’un passé pas si lointain et rattrapant parfois le combo (le trio Eskelin-Parkins-Black sur It Rained and the Tent Fell Down). Les solutions seront multiples, d’abord embrouillées (implosions et remue-ménage, déconstruction de la masse hurlante) puis subtilement révélées (un ténor sournois rodant et cherchant, en vain, sa proie ; des impulsions saisies avec arrogance). Et plutôt que de renoncer à la mélodie, imbriquer les formes, ne pas les sectionner mais les juxtaposer. Et ainsi, assumer une direction des plus prometteuses (Disgut for a Pathetic Chorale, Civilization).
Ches Smith & These Arches : Finally Out of My Hands (Skirl Records)
Edition : 2010.
CD : 01/ Anxiety Disorder 02/ Finally Out of My Hands 03/ Sixteen Bars for Jail 04/ One long Minute 05/ Conclusion 06/ It Rained and the Tent Fell Down 07/ Disgut for a Pathétic Chorale 08/ Civilization
Luc Bouquet © Le son du grisli
Tony Malaby : Tamarindo Live (Clean Feed, 2010)
Au Tamarindo d’origine, ajouter le trompettiste Wadada Leo Smith pour obtenir Tamarindo Live. Transformation datée du 5 juin 2010.
On sait l’instabilité avec laquelle l’inspiration meut Malaby, qui change fort selon ses partenaires. Aux côtés de Smith, Parker et Waits, la faute de goût serait malvenue : sonorité empruntée aux années 1960, le saxophoniste passe alors de ténor en soprano avec un charisme de forcené. Lorsque le développement musical se fait plus incertain, il trouve refuge dans les propositions de Smith, linéaires lorsqu’elles ne sont pas martiales, et toujours audacieuses autant que délicates.
Le contact rapproché jusque-là en attente, Malaby et Smith profitent de la conclusion pour jouer de paraphrase et de question-réponse, se cherchant sur structure rythmique surélevée et puis s’y accordant au son de notes longues. Tamarindo Live a passé. La discographie de Malaby y gagne une référence ; celle de Smith une évidente preuve de vaillance.
Tony Malaby’s Tamarindo : Tamarindo Live (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 5 juin 2010. Edition : 2010.
CD : 01/ Buoyant Boy 02/ Death Rattle 03/ Hibiscus 04/ Jack the Hat with Coda
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jorrit Dijkstra : Pillow Circles (Clean Feed, 2010)
Jorrit Dijkstra appartient à cette tribu de musiciens qui ne peuvent réduire leur musique à une seule sphère. Ainsi, après l’épisode chicagoan des Flatlands Collective (Jeb Bishop, Jason Roebke et Frank Rosaly poursuivent ici l’aventure), Pillow Circle confirme le désir qu’a le saxophoniste néerlandais d’instruire jazz, improvisation et musique contemporaine (et nouveauté : le rock avec un hommage au groupe Radiohead).
Mais là, où précédemment tout semblait délimité et à la limite du cadenassé, le présent CD prend le parti de faire s’enchâsser et se croiser les cellules. Ainsi, telle pièce débutée en improvisation libre trouvera-t-elle son salut dans une composition à tiroir(s) où s’aventurent de swinguant riffs de cuivres avant dislocation et transformation de la matière jazz en une masse bruitiste et saturante.
Hors des tournis et des zappings faciles, ne se gênant pas d’ouvrir large le spectre des contraires (montées ici, resserrements là), Jorrit Dijkstra, Tony Malaby, Jeb Bishop, Oene Van Geel, Paul Pallesen, Raphael Vanoli, Jason Roebke et Frank Rosaly réussissent là où d’autres ont échoué, à savoir réunifier avec fluidité quelques-uns des possibles de la musique d’aujourd’hui. A suivre donc…
Jorrit Dijkstra : Pillow Circles (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010
CD : 01/ Pillow Circle 34 02/ Pillow Circle 41 03/ Pillow Circle 18 04/ Pillow Circle 55 05/ Pillow Circle 65 06/ Pillow Circle 88 07/ Pillow Circle 19 08/ Pillow Circle 10 09/ Pillow Circle 23
Luc Bouquet © Le son du grisli
Tony Malaby : Valadores (Clean Feed, 2009)
On reconnaîtrait le lyrisme de Tony Malaby entre mille autres. Le sien est dru, compact et si peu encombrant qu’il laisse tout loisir à ses partenaires pour construire et échafauder de larges battisses ; solides et massives masures aux harmonies cendrées.
Voladores s’inspire d’une troupe de musiciens-acrobates qui ont marqué le saxophoniste pendant son enfance à Tucson. On y trouve ici une liberté à fleur de peau, une légèreté qui évacue d’un trait d’anche toute velléité de frénésie et de totalitarisme. C’est un jeu d’équilibre et d’écoute magnifiquement guidé par la présence de deux batteurs (Tom Rainey et John Hollenbeck) en totale symbiose. Aucune surcharge mais un souci constant d’éviter l’addition de frappes lourdes et appuyées. De ce côté-ci : une totale réussite.
Voladores est le septième disque en qualité de leader de Tony Malaby et c’est sans doute celui qui le réconciliera avec ses rares détracteurs. C’est un disque de profonde et sereine plénitude. Ni plus, ni moins.
Tony Malaby, Old Smokey. Courtesy of Orkhêstra International.
Tony Malaby’s Apparitions : Valadores (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2009
CD : 01/ Homogenous Emotions 02/ Old Smokey 03/ Dreamy Drunk 04/ Can’t Sleep 05/ Sour Diesel 06/ Los Voladores 07/ Are You Sure? 08/ Yessssss 09/ Wake Up, Smell the Sumatra 10/ East Bay 11/ Lilas
Luc Bouquet © Le son du grisli
John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12, 2009)
C’est par une vieille chanson cajun que commence ce disque. La voix d’Odile Falcon, qui interprète La reine de la salle, semble être un préliminaire, narrer une préhistoire, sur laquelle vient se greffer la contrebasse de John Hébert qui réenchante la mélodie. Très vite, les saxophones de Tony Malaby et Michaël Attias entrent dans la danse, et lorgnent du côté d'Albert Ayler. Rappelons nous, Ayler lui aussi aimait convoquer les folklores, les spirituals bien sûr mais aussi la Marseillaise… Car, pour Hébert aujourd’hui comme pour Ayler hier, le propos n’est pas de célébrer avec nostalgie une période dorée mais de démontrer que le jazz n’est jamais aussi moderne que quand il plonge à pleines mains dans le patrimoine populaire.
John Hébert est né à la Nouvelle Orléans et y retournera dans ce disque à l’occasion de la ballade Cajun Christmas, magnifiée par le flûtiste Adam Kolker. L’inspiration, nous dit Hébert, lui vient souvent à l’occasion de voyages… En témoignent Acrid Landscape et Ciao Monkey imaginés en Italie, et l'oriental Fez. L’usage que fait Satoshi Takeishi (décidément un musicien précieux) de ses percussions, plutôt que de souligner l’exotisme, brouille les pistes et nous perd.
Tous les morceaux de ce disque, et en particulier New Belly (dernier et peut-être plus beau morceau du disque), sont emprunts de la complicité qui unit Hébert au batteur Nasheet Waits. Les deux hommes sont en totale osmose, semblent entretenir de télépathiques relations renforcées par l’absence de piano qui leur laisse champ libre pour tisser la toile rythmique de la musique jouée ici.
Par le passé, tous deux jouèrent dans l’orchestre du pianiste Andrew Hill, décédé 13 mois avant l’enregistrement de Byzantine Monkey. Ce dernier, dont la disparition pourrait être symbolisée dans ce disque par l’absence de pianiste, y est cependant très présent (For A.H. lui est d’ailleurs dédié). On retrouve chez Hébert cette posture « au carrefour des musiques orale et écrite », comme l’écrivait le critique Arnaud Robert au sujet d'Hill. Qui ajoutait : « Andrew Hill libérait l’espace sans renoncer à la structure. Il était un dandy de la note tordue. » Tout comme John Hébert, qui signe là avec ce sextet son plus beau disque.
John Hébert : Byzantine Monkey (Firehouse 12 Records / Instant Jazz)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 1/ La reine de la salle 2/ Acrid landscape 3/ Run for the hills 4/ Blind pig 5/ Ciao monkey 6/ Cajun Christmas 7/ Fez 8/ For A.H. 9/ Fez II 10/ New Belly
Pierre Lemarchand © Le son du grisli