Morton Feldman, Erik Satie, John Cage : Rothko Chapel (ECM, 2015)
Comme Tempo, c'est à Houston – mais à la Shepherd School of Music – qu’a été enregistré ce répertoire Feldman / Satie / Cage sous la direction de Robert Simpson. Parce qu’il est possible à leurs atmosphères de s’accorder, dix pièces composent là un programme qui impressionne, d’autant que les relectures peuvent parfois surprendre.
Voici ainsi Rothko Chapel abandonnant ses flottements pour une allure plus volontaire, que dirigent et modèlent les savantes percussions de Steven Schick sous l’archet de Kim Kashkashian ; certes plus entendu, le piano de Sarah Rothenberg récite ses Gnossienne, mais il peut aussi alterner subtilement avec les voix du Houston Chamber Choir qui servent Cage avec une passion épatante (sur Four₂, ear for EAR (Antiphonies) et Five). Voilà longtemps qu’ECM n’avait pas publié un disque, en somme, si cohérent.
Morton Feldman, John Cage, Erik Satie : Rothko Chapel
ECM / Universal
Enregistrement : 22-23 mai 2012 & 1-2 février 2013
CD : 01/ rothko Chapel 02/ Gnossienne No. 4 03/ Four₂ 04/ Ogive No. 1 05/ ear for EAR (Antiphonies) 06/ Ogive No. 2 07/ Gnossienne No. 1 08/ Five 09/ Gnossienne No. 3 10/ In a Landscape
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Irene Kurka : Hildegard von Bingen : John Cage (Edition Wandelweiser, 2012)
Quand on se rend compte qu'une idée est bonne, on se demande quelquefois si l'on aurait pu l'avoir. C’est ce qui m'est arrivé en écoutant cet enregistrement de la soprano Irene Kurka. Associer la voix profonde d’Hildegard von Bingen et le chant intérieur de John Cage (ou vice-versa), quelle belle idée, n'est-ce pas ?
Et c’est Irene Kurka elle-même qui semble l'avoir eu. Elle qui interprète neuf fois Hildegard et elle qui donne sa version de Sonnekus² (en neuf temps que Je te veux de Satie inspira à Cage). Elle qui mélange, enfin, les dix-huit pièces déjà chantées. Elle qui fait se confondre l’attachement à la foi et le détachement envers toutes choses, le latin et l'élévation qu'il encourage et l'anglais pressé et sa fuite en avant, le sens des mots et le non-sens de leur expression, etc. Elle : Irene Kurka. Qui ressucite une langue morte et cristallise notre modernité. C'est elle, qui a eu l'idée.
Irene Kurka : Hildegard von Bingen : John Cage (Wandelweiser)
Enregistrement : 22 juin 2011. Edition : 2012.
CD : 01-09/ Hildegard von Bingen 10-10/ John Cage : Sonnekus² 19-36/ Hildegard von Bingen, John Cage
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Lol Coxhill Expéditives
Lol Coxhill : Instant Replay (Nato, 2011)
Lol Coxhill en France, au début des années 1980. L’idée – pour lui comme pour Nato, qui réédite aujourd’hui Instant Replay – d’en profiter. Alors, entendre le soprano fantasque en compagnie de Joëlle Léandre, Christian Rollet, Annick Nozati et Sven-Ake Johansson (notamment le temps d’une relecture théâtrale d’Embraceable You), Louis Sclavis, Raymond Boni, Tony Coe, le Bagad de Kimperlé ou la Chantenaysienne sous la direction d’Yves Rochard (au son de chansons d’enfance). Et puis, avec Jac Berrocal ou Paul Rutherford, un supplément d’âme : la finesse de Coxhill servant une formidable imagination partagée.
Erik Satie et autres messieurs : Airs de jeux (Nato, 2011)
Autre réédition Nato et hommage à Erik Satie. Lol Coxhill est de ces « autres messieurs », parmi lesquels on trouve aussi Ulrich Gumpert (qui va de Sarabandes en Gnossiennes avec autant d’application que de liberté), Tony Hymas, Steve Beresford, Dave Holland, Tony Coe, Philipp Wachsmann… La forme des interprétations est diverse, le soprano faisant le pari de tentatives transgenres des plus facétieuses.
Lol Coxhill, Barre Phillips, JT Bates : The Rock on the Hill (Nato, 2011)
Enregistré au Théâtre Dunois (déplacé) en 2010, The Rock on th Hill donne à entendre Lol Coxhill et Barre Phillips auprès du batteur JT Bates. Le soprano y divague avec allure sans prendre ombrage des reliefs changeants décidés par ses partenaires ou sert avec délicatesse des mélodies qui rappellent le duo Lacy / Waldron de One More Time. Ce sont là de belles pièces improvisées dans l’écoute, l’arrangement sur le vif voire la cohésion instinctive.
Lol Coxhill, Alex Ward : Old Sight New Sounds (Incus, 2011)
Enregistré en 2010, Old Sight New Sounds est la rencontre d’un Coxhill au soprano agile, subtilement décousu ou rappelant ailleurs les premiers temps du free (Joseph Jarman en tête), et d’Alex Ward à la clarinette. Après s’être cherchés un peu, les vents tissent un parterre de sons disposés en cercles : volubiles.
GF Fitz-Gerald, Lol Coxhill : The Poppy-Seed Affair (Reel, 2011)
Un DVD et deux CD font The Poppy-Seed Affair, à ranger sous les noms de GF Fitz-Gerald et Lol Coxhill. Un film burlesque qui accueille dans son champ sonore des solos de guitare en force, des élucubrations de Fitz-Gerald (guitare, cassettes, boucles et field recordings) et surtout un concert enregistré en 1981 par le duo : sans effet désormais, la guitare fait face au soprano : deux fantaisies se toisent sur un heureux moment.
Olivier Bernard : Anthologie de l’ambient (Camion Blanc, 2013)
Si l’ouvrage est épais, c’est que le champ est vaste, dans lequel s’est aventuré Olivier Bernard. Son Anthologie de l’ambient est d’ailleurs davantage une histoire « du » genre qu’une anthologie et se permet, qui plus est, des digressions qui peuvent lui peser – présentant par exemple le theremin et les ondes Martenot, était-il nécessaire d’établir la longue liste des enregistrements qui, tous styles confondus, employèrent l’un ou l’autre ?
Si le style est cursif et apprécie le raccourci – anciens souvenirs d’Annabac peut-être –, le livre n’en est pas moins sérieux : c’est que, remontant à la musique d’ameublement d’Erik Satie, Bernard tient à tout « bien » expliquer (quand on sait que tout ne s’explique pas toujours). A l’origine, Satie donc : « Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. » Ensuite, ce sont Russolo, Varèse, Schaeffer, Henry, Radigue, Cage, et les Minimalistes américains qui défilent… De près ou de loin, l’ambient est donc envisagée jusqu’à ce que Brian Eno, « précurseur » du genre, entre en scène.
Evening Star élaboré avec Robert Fripp, Discreet Music qu’arrange Gavin Bryars, et puis Ambient 1. Grand admirateur d’Eno, Bernard cerne cette fois son sujet et ose même une définition de ce concept qui occupera jusqu’à aujourd’hui un nombre de musiciens que l’on ne soupçonnait pas : « L’ambient est une musique ne progressant que peu, basée sur des nappes au synthétiseur, avec des arrangements harmonieux et souvent longs, dont l’instrumentation est effacée, induisant un état de calme et des pistes de « réflexion » pour celui qui l’écoute. »
Réfléchie, la définition en question ne pourra cependant pas être appliquée à chacun des « suiveurs » que Bernard répertorie avec minutie. Car l’influence est si grande qu’on pourrait presque parler d’épidémie : aux courants musicaux avec lesquels elle échange (krautrock, prog, indus…) au point de s’en trouver bientôt ramifiée (dark ambient, ambient indus, space ambient, martial ambient, clinical ambient…), l’auteur ajoute quelques genres absorbés (dream pop, gothique, metal, shoegaze, post-rock, musiques électroniques) – au moindre accord en suspens, l’ombre de l’ambient planerait donc.
Plus loin, Bernard aborde les parents pauvres du sujet qui l’intéresse (New Age, lounge music et chill-out des compilations Buddha Bar), quitte à accentuer cette impression de dispersion et, pire encore, aider à ce qu’on le confonde avec tout et son contraire, musique d’ambiance ou de salon, ce que sont ne sont évidemment pas les premiers disques d’Eno ou ceux de William Basinski, BJ Nilsen ou Chris Watson, qu’il présente pourtant avec à-propos. Plus de clarté et de subjectivité auraient ainsi aidé à parfaire cette histoire qui regorge de références.
Olivier Bernard : Anthologie de l’ambient. D’Erik Satie à Moby : nappes, aéroports et paysages sonores (Camion Blanc)
Edition : 2013.
Livre : Anthologie de l’ambient.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite, 2012)
« Conférences et écrits de John Cage », voici ce que renferme Silence – à l'origine publié en 1961, ici traduit (de brillante manière) par Vincent Barras pour les éditions Contrechamps et Héros-Limite. Plus qu'une pensée, un traité, un diktat..., c'est là un précis d’écoute que clarifie un savoir-faire hors du commun – Nouvelle musique : nouvelle écoute, écrit le compositeur dans le texte « Musique expérimentale ».
Vingt années d'articles et de conférences, et aussi d'expériences, de tentatives de dire voire d'expliquer ce qui peut s'écouter et se jouer même – ainsi Cage précise-t-il qu'il a pu employer pour ces fragments de théorie des moyens de composition analogues à mes moyens de composition dans le champ de la musique, comme mettre en usage un féroce « souci de la poésie » ou faire appel au Zen ou au hasard. Comme pour ses œuvres musicales, le compositeur ne cache rien de ses procédés.
Tout comme son statut de novateur ne l’oblige en rien à revêtir l’habit d’iconoclaste fiévreux : si la fièvre monte en Silence, c’est d’ingénuité, de trouvailles et d’humour – les unes à l’autre scellés parfois, comme dans « Indétermination », dont la police d’écriture est d’une petite taille choisie pour ajouter au caractère intentionnellement pontifiant de la conférence. Ainsi Cage converse-t-il avec Erik Satie, dont il reprend l’idée de « musique d’ameublement (…) qui fera partie des bruits ambiants, qui en tiendra compte », parsème-t-il son propos de références nombreuses (Maître Eckhart ou maîtres Zen, Morton Feldman, …) et d’anecdotes légères (collage de bandes avec Earle Brown, visite d’un parc en compagnie d’enfants avec Merce Cunningham…).
Parfois, les articles ont valeur d’explication (Imaginary Landscapes IV, Music of Changes) ; d’autres fois, comme dans « Communication », ils posent davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses ; toujours, Cage conserve une distance qui profite à l’art qu’il a de la parole. C'est pourqoi au terme de sa lecture – qu’il prendra soin de fractionner –, le lecteur pourra dire avec John Cage : Nos oreilles sont maintenant en excellente condition.
John Cage : Silence (Contrechamps / Héros-Limite / Metamkine)
Edition : 2012.
Livre : Silence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Erik Satie : 42 vexations (Sub Rosa, 2009)
Erik Satie, c’est un peu la musique contemporaine du pauvre. Et celle du riche à la fois. En 42 vexations, le pianiste Matthew Shlomowitz le prouve en répétant un motif de « papier peint » musical aux aspérités fantastiques.
42 vexations a été écrit en 1893 mais aurait pu l’être hier. Dans le domaine du répétitif (il va sans dire), Satie s’en tire sans gêne : l'original rébarbatif trouve dans chaque nouvelle redite un peu de nouveau. L’auditeur, quant à lui, prend de la distance avec son propre souvenir musical et au bout de la douzième Vexation, voilà qu’il oublie une nouvelle fois le thème. Alors, il attend qu’il revienne et relance dans cette optique la mélodie-boomerang : Play ► Première vexation (ou peut-être est-ce la dernière ?). Comme un poisson dans l’eau de son bocal, Shlomowitz continue de faire des tours et célèbre à la fin de chacun d’eux la richesse de la mémoire qui fait défaut. Alors, 42 vexations pour tout le monde...
Erik Satie : 42 vexations (Sub Rosa / Quatermass / Orkhêstra International)
Edition : 2009.
CD : 01/ 42 vexations
Pierre Cécile © Le son du grisli
People Like Us : Story Without End (Sonic Arts Network, 2005)
Derrière People Like Us se cache Vicki Bennett, artiste oeuvrant depuis 1992 à l’édification de collages sonores - disques ou émissions de radio. Inspiré par Dada, les Surréalistes ou les incrustations couleur d’un monde de série B, son univers, résumé en quatre films musicaux, est aujourd’hui présenté sur DVD, produit pas les anglais décalés de Sonic Arts Network.
Parti à la recherche d’une American Way of Life éteinte, Bennett rapproche d’abord les images d’une utopie confondant progrès et suprématie et la mélodie doucereuse d’un conte de Noël servie par un robot de Capek entré en collision avec Fred Astaire (We Edit Life). Passé à l’utilisation d’une mélodie du bonheur, il cherche le contraste auprès de scientifiques déraisonnables et de leurs idées noires. Savants fous courant après les manières d’imposer ordre, beauté et bon goût, bientôt pris dans l’engrenage rouillé des vérités chaotiques (The Remote Controller).
L’étrange, ailleurs, mais concernant cette fois les conséquences possibles des désirs de conquête insatiables. Sous l’influence graphique des Monty Python et de Topor, Bennett imagine une Metropolis en feu sous le regard lointain d’une garçonne pas concernée et sur une citation de Satie (Resemblage). Plus proche d’un court métrage d’Hitchcock, cette fois, des enfants aux commandes de vies miniatures, sur Story Without End.
En quatre films courts et autant de compositions sonores évaluées, People Like Us démonte la culture populaire imposée pas des marionnettistes au pouvoir. Emmêle les ficelles, brouille les pistes de références galvaudées, et commande quelques valses pour faire naître chez le danseur l’insouciance nécessaire à l’équilibre, seul moyen de relativiser la folie des politiques de terreur.
People Like Us : Story Without End (Sonic Arts Network)
Edition : 2005.
DVD: 01/ We Edit Life 02/ The Remote Controller 03/ Resemblage 04/ Story Without End
Guillaume Belhomme © Le son du grisli