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Le son du grisli
6 juillet 2011

Steve Lacy : School Days (Emanem, 2011)

stevegrisli

Rétrospectivement, on est amusé de penser qu'un prudent délai d'une douzaine d'années avait été respecté par « l'industrie phonographique » avant la première mise en circulation de cet enregistrement historique de 1963 : Steve Lacy (saxophone soprano), Roswell Rudd (trombone), Henry Grimes (contrebasse) et Denis Charles (batterie), à force de distillation, y trouvaient leur passage dans le répertoire monkien...

C'est Martin Davidson qui s'était chargé d'assurer la disponibilité du disque au fil des années 70, avant que la maison Hat ne prenne le relais, sous format compact (en 1994 et 2002) ; aujourd'hui, le disque revient chez Emanem, dans une soigneuse édition revue et augmentée de deux morceaux live présentant Lacy aux côtés de Thelonious Monk (piano), Charlie Rouse (saxophone ténor), John Ore (contrebasse) et Roy Haynes (batterie) en 1960 – si leur intérêt intrinsèque est évident, l'éclairage qu'ils apportent au disque en tant que tel n'est pas déterminant mais permet néanmoins une bonne contextualisation.

Au long des sept pièces que le micro a réussi à sauver, c'est tout un monde qui est convoqué : l'art géométrique, harmonique et chorégraphique de Monk étant porté à une « température qui rende les choses malléables », le miroir étant traversé, les quatre tisserands peuvent rivaliser, dans la danse et le contrepoint, de verve et d'invention. Effectivement collective, l'improvisation confine au transport euphorique !

Toujours également enthousiasmé au fil des écoutes, j'ai voulu demander à trois des meilleurs connaisseurs de l'univers lacyen leur avis sur cet extraordinaire disque...

D'après Jason Weiss (auquel on doit le livre Steve Lacy : Conversations, chez Duke University Press, ou le disque Early and Late, du quartet de Lacy & Rudd, pour Cuneiform), « School Days est important non seulement en tant que témoignage (comme enregistrement de concert, au lieu d’être sorti en son temps sur un label, comme un disque-projet) du premier groupe consacré à la musique de Monk, mais plus spécifiquement en tant qu'exemple d’un vrai lancement out sur sa musique. Pour Steve comme pour Roswell, c’était une façon de poursuivre et de concentrer dans une seule pratique leurs expériences du Dixieland et de l’avant-garde. Monk était le langage parfait pour eux, surtout à cette étape dans leurs trajets musicaux. Ce disque marque aussi, pour Monk, les débuts d'un nouveau jeu à partir de son œuvre, un rajeunissement de son esprit et également une sorte de légitimation par l'hommage de jeunes musiciens qui le comprennent. Pour les auditeurs d’aujourd’hui, School Days est remarquable par son profond swing en même temps que son audace, sa liberté ; la musique ne me semble pas avoir vieilli. Bien que je ne l'aie pas écouté depuis deux ou trois ans, le disque reste frais dans ma mémoire, vivifiant. »

Pour Gilles Laheurte (musicien new-yorkais, ami intime de Lacy), « en 1963, le jeune Steve avait 29 ans. A peine connu, sinon de quelques oreilles averties. Qui donc se donnait vraiment la peine d’aller l’écouter dans ces petits clubs new-yorkais sans prestige ni visibilité ? Mais Georges Braque l’avait bien dit : c’est le fortuit qui nous révèle l’existence au jour le jour – aphorisme que Steve avait bien noté et repris dans son album Tips, seize ans plus tard. Et ainsi, un soir, le fortuit était là : un amateur accro dans le public, l'impulsion soudaine d’enregistrer le concert, un micro comme par hasard (?) disponible, une communion entre quatre âmes totalement dévouées à la musique (et pas n’importe laquelle !)… Oui, il fallait oser les jouer, ces compositions de Monk souvent considérées comme « bancales » à l’époque, et ces quatre intrépides complices ont osé. La Chance sourit aux audacieux. Un Moment éphémère mais précieux a été capturé pour toujours. Un événement, ce disque, pour Steve, pour Monk, mais aussi pour nous tous qui aimons les créations spontanées de l’âme, sans complaisance, hors des sentiers (commerciaux) battus. Près de cinquante ans plus tard, c’est une musique qui continue de nous prendre aux tripes dès les premières notes et qui étonne toujours autant qu’à la première écoute. C’est une éternelle exubérante fraîcheur, une énergie contagieuse, un « trip » dans un univers aux couleurs soniques d’une grande lumière. Un album qu’on ne se lasse pas d’écouter. »

Selon, Patrice Roussel (éminent discographe, producteur), « c'est le privilège de chaque époque de commenter les faits et gestes des générations passées avec une certaine condescendance. Mais essayons l'inverse, à savoir, dans le cas qui nous occupe, de nous replonger au début des années 60, en tentant d'ignorer ce qui s'est passé ensuite. Nous sommes donc assis à quelques chaises de Paul Haines, dans un café de Greenwich Village. Il y a un quartette qui joue exclusivement le répertoire de Monk, indiquant qu'aucun des quatre musiciens n'est passé par une école de commerce. Quelle idée ! Une musique pratiquement injouable, taillée sur mesure, réputée n'allant à personne d'autre, et ce dans un lieu fréquenté par des touristes plus habitués au prêt-à-porter du jazz. Et que dire du choix des instruments des deux solistes ? Un trombone et un soprano, ce saxophone tombé en désuétude. Du Monk sans piano ni ténor ?! On pourrait presque parler d'hérésie, si ce n'est que Monk et sa musique tenaient plus de la secte occulte que d'une religion établie. Quel culot, ou quelle insouciance fallait-il pour deviner une combinaison gagnante dans une telle entreprise ! Mais pour le reste des mortels, il a fallu quelques décennies pour transformer l'incongru en nécessité. »

Steve Lacy : School Days (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1963. Réédition : 2011.
CD : 01/ Bye-Ya 02/ Pannonica 03/ Monk's Dream 04/ Brilliant Corners 05/ Monk's Mood 06/ Ba-lue Bolivar Ba-lues-are 07/ Skippy + 08/ Evidence + 09/ Straight no Chaser
Guillaume Tarche © Le son du grisli

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