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Le son du grisli
batterie
5 juillet 2010

Interview de Seijiro Murayama

murayasli

 

 

 

 

Seul sur caisse claire et même accompagné (par Tim Blechmann, Masafumi Ezaki et Kazushige Kinoshita, Ernesto et Guilherme Rodrigues et Jean-Luc Guionnet…), Seijiro Murayama a beaucoup enregistré ces derniers mois. Le temps, donc, d’en apprendre sur un percussionniste remarquable par l’entremise de Jean-Luc Guionnet, justement : qui interroge ici son partenaire sur les natures de son instrument, ses façons d’envisager l’improvisation et puis l’ « intervalle », concept qui l’inquiète aussi beaucoup.

 

Jean-Luc Guionnet : Comme percussionniste, comment unifies-tu ton instrument ? Comment fais-tu pour que l’instrument ne se dilue pas dans tout un tas de possibilités d’objets, de sons? Les percussions, c’est infini ! Moi, quand je veux jouer du saxophone, je vais dans un magasin, j’achète un saxo et voilà ! Je ne me pose plus cette question. Toi, comment fais-tu pour dire « mon instrument s’arrête là » et « là, ce n'est plus mon instrument ». La question est double : quand tu joues de la caisse claire ou quand tu joues d’une batterie entière – comme tu le fais dans certains groupes. Seijiro Murayama : La batterie n’est pas un instrument comme le saxophone, le piano ou l’orgue. Cela ressemble plus à un synthétiseur, ce n’est pas un instrument « fini ». Tu ne peux pas commander une batterie avec telle marque ou tel modèle. En fait, c’est « à la carte ». D'ailleurs, on dit que l'on « monte » une batterie. Il y a des options, tu peux ajouter ou enlever des éléments. C’est ça, une batterie ! Par rapport à mon travail à la caisse-claire seule, on peut parler de « réductionnisme », mais à la base il y a déjà ce fait-là. Même si tu utilises une batterie complète, tu n'es pas obligé d'utiliser tous les éléments, bien sûr.

 

Donc : comment fais-tu pour décider de t'arrêter ? Ton instrument serait infini sinon, et cela changerait tout le temps. Et quand on regarde bien, les batteurs, ils se fixent au bout d’un moment. Ils ont toujours le même « truc », ou plus ou moins. Par exemple, comment as-tu fait pour considérer la caisse claire comme un instrument ? Si tu joues sur une batterie que l'on te prête pendant une tournée, sans amener la tienne, tu es obligé d'improviser en quelque sorte. Mais bon ! Déjà, pour monter une batterie, tu dois penser à la musique elle-même, à la musique que tu joues. Du coup, la musique elle-même détermine les composants de ta batterie. Ceci-dit, par rapport à l’improvisation, c’est un problème (même si on peut ne pas toucher à tel ou tel élément). Quand j’ai commencé à connaître des difficultés à jouer de la batterie dans le contexte de la musique improvisée, c’était justement à cause de ça. La batterie a été conçue pour un percussionniste qui joue d'un ensemble de percussions tout seul. C’est cela, sa conception. Mais avec une batterie, tu ne peux pas jouer de la musique contemporaine « pointue », écrite pour l’ensemble des percussions. C’est impossible! On parle souvent de l’importance de « l’indépendance » dans la pratique de la batterie : indépendance des quatre membres. De fait, cela n’est pas vrai, c'est bien « dépendant ». Si cela était indépendant, tu pourrais jouer des partitions de musique contemporaine pour percussions, et complexes. Mais cela est impossible, personne n'est une pieuvre. Donc voilà, la pratique de la batterie elle-même canalise quelque chose musicalement. Prendre qu’une caisse claire ? J’ai pris cette décision très clairement à un moment donné, parce que dans ma pratique musicale il ne m’était plus nécessaire de toucher d’autres éléments.

 

Et alors pourquoi la caisse claire ? Quand je dis que la batterie ressemble au synthétiseur, c’est parce que le synthétiseur est composé d'éléments que tu peux brancher ou débrancher comme tu le veux. A la grande différence que, dans une batterie, un fût et un autre ne sont pas branchés et mixés comme dans un synthétiseur. Ils sont vraiment séparés, le déplacement d'un fût à l'autre, c’est un voyage. Et puis une fois que tu réussis à changer ta vision vis-à-vis de cela, c'est-à-dire... Si tu vois chaque fût comme un territoire ou un univers, tu dois creuser plus profond dans ce terrain.

Pourquoi pas un tom basse par exemple ? Le tom basse, je l'ai essayé mais ça ne marchait pas. Ce que je veux dire est que je n’ai pas suivi un processus logique ou rationnel; il est plutôt empirique : il y a des choses qui marchent et il y a des choses qui ne marchent pas.

 

Tu ne peux pas dire pourquoi ? Cela me gêne, il y a un « truc » qui me gêne. C’est sûr qu'un fût ayant deux peaux est problématique pour moi. Tout au début de l’histoire de la percussion, comment utilisait-on les percussions? J'imagine que c’était pour envoyer le son au loin. L’idéal alors était d’utiliser un tambour avec une seule peau. Il fallait un grand volume. Mais concernant la précision, mieux valait mettre deux peaux. Moi, je préfère travailler avec une seule peau, car elle est riche, parfois bordélique, du coup risquée, mais avec plus de volume. Mais aussi à cause de mon travail qui, parfois, n'est pas assez audible (c'est pourquoi j'utilise, pour jouer dans un grand espace, un système de micros contacts et aériens). Le problème avec le tom basse est sa profondeur. Pour Milford Graves, le cœur c'est la caisse-claire.

 

Est-ce que pour toi ce sont des objets ? Souvent tu parles d’objets… Des objets ?

 

Est-ce que ton rapport à la caisse claire ou la baguette est celui que tu peux avoir avec un objet ? Dans l’interview que l'on a faite avec Bertrand, tu parles beaucoup d’objets. A un moment, tu dis « je joues pour faire taire les objets »… Ça, c’est un peu exagéré…

 

Oui, mais c’est une image qui veut dire quelque chose… Quel est ton rapport aux objets ? Quelle est la différence entre le rapport que tu as avec la caisse claire et le rapport que tu as avec cette tasse de café, par exemple? Pour moi, une caisse claire, ou des baguettes, ou des balais, ce sont des objets particuliers. Si on dit que la caisse claire est un instrument, alors les baguettes le sont aussi. Tu peux même faire du son seulement avec elles. Même avec une tasse de café! La question qui se pose ensuite est comment trouver un chemin vers la musique en partant du son. Je ne sais pas pourquoi je dis « objet », peut-être est-ce parce que j'ai du mal avec le terme « instrument », surtout avec « instru ». Ou peut-être ai-je deux connexions différentes ; son-objets d'un côté, et puis musique-instrument d'un autre. Sinon, c'est vrai que j'ai un côté « animiste », je joue comme si un objet avait une âme, ou voire comme s'il était moi-même. Je préfèrerais être un objet à un instrument et être l'Un (la caisse-claire) au Multiple (la batterie). A partir de l'Un, dégager le Multiple! Un instrument est lié à sa propre utilité, même si on peut la détourner. Par contre, un objet est plus libre. D'ailleurs, j'ai du mal avec les mécanismes. Un tambour n'a pas vraiment de mécanisme à manipuler, comme le piano, par exemple. Ce côté archaïque me convient. A partir de la pratique de la batterie, on trouve beaucoup de percussionnistes de la musique improvisée qui ont inventé leur « set » ou « dispositif » personnel, y intégrant des éléments divers – percussions ordinaires, ethniques, ou celle de la musique contemporaine, objets quotidiens, voire électroniques, etc, comme Han Bennink, Paul Lytton, Paul Lovens. Ils se sont intéressés à la palette du timbre, me semble-t-il. Mais maintenant, ils ne le font plus. Ils jouent plutôt de la batterie normale, alors on peut se demander pourquoi ? C’est une question intéressante. Je pense qu’il y a un changement d’idée, de vision, voire une « lassitude », un aspect: « ce qui est important, c'est moi qui joue. » Peut-être le font-ils justement empiriquement, c'est-à-dire qu'ils ont une palette de timbres personnalisée du genre « Incroyable ! C'est super, on peut s’amuser avec des sons bizarres ou étonnants », mais à un moment donné, ils en ont eu assez, et ils s'arrêtent, se disant que ce type de travail est sans fin. Puis la question qui se pose, c'est le choix de palette: concerne-t-il vraiment l'essence de l'improvisation ? Moi aussi, j'ai eu cette pratique de la palette mais finalement, j'en ai eu assez d'amener un tas de choses. D'abord pour des raisons de voyage, c'est vrai ! En quelque sorte, j'ai voulu changer de vision – au lieu de possibilités sans limites, j'ai voulu partir d'une limite ou d'une contrainte et creuser des « trucs » en profondeur.

 

C’est plus vertical qu’horizontal… Oui, c’est ça…

 

Et l’intervalle ? L’intervalle ? Cela m’interpelle. Déjà, dans la musique japonaise, c’est un élément marquant. Mais je pense que ce que je fais depuis 1995 environ, c’est sous l’influence du courant musical de la musique occidentale : improvisation, field recordings etc. Autour de 1993, je me sentais bloqué par rapport à la pratique de l’improvisation. Quelque temps après, arriva le courant Onkyo. Il ne m’a pas influencé immédiatement mais plus tardivement, et surtout par rapport au silence : Onkyo a pose la question du silence. A partir de là, j’ai petit à petit...

 

C’est étonnant que tu rentres Onkyo dans le courant occidental ! Mais la musique japonaise moderne, c’est occidental ! Cela ne concerne pas directement la musique traditionnelle japonaise. Même dans le courant japonais d'Onkyo, il n'y a pas beaucoup de musiciens qui travaillent avec, ou sur le silence. Je trouvais surtout intéressant le travail de Taku Sugimoto. Mais d’abord, celui de Radu Malfatti. Son travail a  déclenché celui de Sugimoto. Bien sûr, il y a d’autres musiciens. Grâce à eux, la question du silence m’a intéressée. Et puis m'est venu aussi l’idée de faire du silence avec le son, ou quelque chose comme cela. J’utilisais du silence comme son. Finalement ce qui n'est pas correct, c’est de percevoir la séparation entre silence et son. C'est ainsi, il est difficile de ne pas les séparer pour en parler dès lors qu'on a utilisé le mot « silence ».

 

Pour moi, justement, l’intervalle n’est pas le silence. C’est un « tout » qui ne fait pas de division entre son et silence, alors que je trouve que le plus souvent, les musiciens qui disent travailler sur le silence travaillent sur cette dichotomie. Alors que travailler sur l’intervalle, c’est autre chose pour moi… Je préfère dire « intervalle » plutôt que « silence » même si cela n’est pas parfait. Oui, bien sûr…Mais on donne plusieurs sens au terme "intervalle", n'est-ce pas? L'intervalle d'un son à l'autre au niveau du pitch, ou du temps...

 

J’ai deux questions. C’est important ce que tu disais sur le goût. J’aimerais savoir en quoi le timbre serait plus de l’ordre du goût que l’intervalle? Et pourquoi quand on dit « sortir de mon goût personnel » , et donc faire quelque chose donc de plus impersonnel, l’intervalle serait-il plus impersonnel que le timbre ? Il y a deux types de palettes de timbres : celle déjà faite ou celle que tu peux toi-même composer. Quand tu fais une palette, il s'agit du « goût ». Par contre, accepter une palette déjà faite, il faut y aller avec, accepter de jouer avec, la personnaliser en jouant avec. Sinon, quand on s'amuse à faire une palette, on oublie que cela ne marche pas toujours et partout. Voilà donc les questions d'espace, etc. Il y a des paramètres imprévisibles dans chaque lieu de concert. Alors si c'est ainsi, il serait plus intelligent d'accepter le « manque » et de se comporter différemment. Par rapport à l'intervalle, je pense une petite mais pourtant grande influence me vient de Keith Rowe. Je l'ai vu une fois dans un de ses concerts, couper complètement le son à un moment donné. A ce moment-là, j'ai compris son intention: l'électricité, c'est quelque chose qui coule de nature, donc c'est important de la couper dans la musique. Ce qui se passe avec la percussion, c'est complètement opposé. Comme dans les autres instruments musicaux, il faut lui donner de l'énergie pour qu'elle génère du son. Percussion: ça « percute » (claque) à un moment. Voilà, il est difficile de faire du son continu (sauf avec l'archet, etc). D'une manière opposée à Keith Rowe, c'est très important d'amener une autre dimension, une dimension opposée et souvent oubliée: le continuum. La musique est générée par l'instrument mais la musique que l'on veut jouer peut aussi détourner l'utilisation "normale" de l'instrument.

 

Tu m'as dit, hier, que travailler sur l'intervalle, c'était rejoindre quelque chose qui a un rapport avec la définition de la percussion... Si un percussionniste utilise seulement des technique de frappes, il ne peut pas créer le son continu en tant que  phénomène sonore, même s'il tape très, très vite. C'est évident. A la limite, il pourrait donner une sensation de continuum, c'est tout! Voilà, son travail est de faire de la musique en contrôlant l'intervalle et la dynamiser par l'attaque, l'intervalle du temps, et puis le pitch... en gros. L'intervalle est une grande contrainte dans la percussion. On ne peut pas s'en débarrasser, on est obligé de vivre avec. Elle concerne l'essence, la nature même de la percussion. J'ai l'impression que ton argument de la différence entre le timbre et l'intervalle par rapport au goût, dépend justement de la façon dont on utilise le timbre. Si tu l'utilises comme inventaire infini de ton choix spécial (qui, alors, serait facilement désuet), cela reste à ton goût. Mais si tu arrives à faire autrement, cela  anéantira cette question. Il y a quelques énigmes là-dessus, je pense.

 

Explique en quoi cette histoire de goût a un rapport avec cette question de définition de l'instrument : tu dis que la percussion, c'est forcément de la « ré-percussion »... Comment cela s'articule-t-il dans ton esprit ? Comment essayes-tu de rejoindre ce qu'est une percussion ? Le son percussif (ou tout le son) est crée par le contact de deux objets. Et puis, il n'y a pas que cela, il y a d'autres choses aussi. Si il n'y a pas d'air, il n'y a pas de son. Ensuite l'espace, la matière du mur, du sol, etc . Tout cela est interminable à inventorier. On est en face d'un phénomène sonore complexe, insaisissable. On abandonnerait facilement son analyse scientifique. Ensuite, le rebondissement. Comment l'utiliser? Un percussionniste travaille là-dessus. Le laisser aller librement, le rattraper pour le faire retourner, etc... comme il le veut. Finalement un percussionniste, c'est quelqu'un qui manipule ses mouvements au travers d'objets, qui a un rapport particulier avec les objets. On y trouve parfois  même des objets quotidiens. Cette vision m'est tellement forte, chère, qu'elle m'empêche d'utiliser le terme « instrument ». Voilà! Moi qui essaie des démarches microscopiques, ce qui est problématique, c'est l'utilisation des pieds (des fûts, des cymbales, etc) qui garantit la stabilité de l'instrument en vue d' avoir un son plus précis, pour créer de la musique comme forme de communication, langage, ou idiome. Parfois, cette utilisation cache et gâche  la richesse du timbre, etc. Alors je veux travailler là-dessus, sur la façon de créer du son intéressant à partir d'objets (caisse-claire, cymbale, baguette...) mis dans un état instable. Dans l'histoire de la musique, il existe une forte idée de faire « simple », « communicable » (musique comme langage). Cela veut dire do-ré-mi-fa-sol-la-si-do, ou utiliser le son comme idiome, comme des mots que l'on peut échanger. La stabilité des pieds et des instruments, par exemple, y contribue pour avoir toujours le « même » son du point de vue de la communicabilité. Or le même son n'existe pas comme phénomène sonore.

 

Est-ce que tu te considères comme un batteur ? Moi ? Euh... Je n'aime pas tellement la définition, pas même celle de musicien, et pas même celle de percussionniste. Je n'aime pas le mot. Franchement, si je pouvais faire autre chose, un peu de musique et autre chose... Comme « human being » !

 

Faire quoi ? Justement, je ne sais pas. Cela veut dire que ma musique.... est existentielle ! Elle est définie, en quelque sorte, par ma vie. C'est encore une fois basé sur l'instabilité! Une personne qui se dit que je suis « percussionniste », ou « musicien confirmé »par exemple, cela reflète de loin sa vision d'un monde stable, ou sa vision stable du monde. Il a sa place « tranquille » dans la société d'aujourd'hui. Et bien, je ne partage absolument pas cette vision !

Seijiro Murayama, propos recueillis en juin 2010 à Paris.
Photos © Stéphane Fugier & Jolimatin. Remerciements à Marc Perron-Bailly.
Jean-Luc Guionnet, Seijiro Murayama © Le son du grisli

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