Tom Cora, Zeena Parkins, Luc Ex, Michael Vatcher : Madame Luckerniddle (Fédération Hiéro Colmar, 2015)
Voilà un disque (deux, en fait, et vinyle en plus) qui me ramène à mes jeunes années, moi qui ai découvert le violoncelle de Tom Cora avec The Ex sur le disque Scrabbling at the Lock. Et donc j’apprends maintenant que Cora et Ex (Luc) ont joué Sainte Jeanne des abattoirs en 1998… Et en Alsace, qui plus est, avec Zeena Parkins et Michael Vatcher… Tout ça sous le nom de Madame Luckerniddle.
Ici ce n’est pas leur lecture de la pièce de Brecht mais une improvisation à l’Atelier du Rhin (de Colmar) = en marge des abattoirs donc. Le concert est inédit. Il montre où en était Cora quelques mois avant sa mort, dans les tourments d’une improvisation folle, baroque, théâtrale… qui engage avec force tous les intervenants. Loin du Scrabbling at the Lock, encore que… En tout cas assez retournant pour nous retourner, nous amateurs d’impros comme amateurs de rock (utilisation emphasique du « nous »), presque vingt ans après les faits.
Tom Cora, Zeena Parkins, Luc Ex, Michael Vatcher : Madame Luckerniddle (Fédération Hiéro Colmar)
Enregistrement : 1998. Edition : 2015.
2 LP
Pierre Cécile © Le son du grisli
Madame Luckerniddle (Vandoeuvre, 2012)
De ce concert-labyrinthe, il faut connaître la genèse : Sainte Jeanne des Abattoirs est créé en 1929 par le jeune Bertolt Brecht. En 1998, Marie-Noël Rio avec l’aide de seize acteurs-musiciens met en scène la pièce de Brecht. Tom Cora en compose la musique. Parallèlement, Tom Cora, Zeena Parkins, Luc Ex et Michael Vatcher créent Madame Luckerniddle du nom d’un des personnages de la pièce. Quelques semaines avant le concert du quartet au Musique Action de Vandoeuvre, Tom Cora disparait. Ses amis (Catherine Jauniaux, Phil Minton, Zeena Parkins, Christian Marclay, Otomo Yoshihide, Luc Ex, Michael Vatcher, Veryan Weston) décident alors de lui rendre hommage.
De ce concert-labyrinthe, il faut reconnaître l’éclat, l’intensité. La révolte brechtienne est là qui trouve son écho dans les compositions du violoncelliste : harmonie minimale interrompue par des improvisations vocales emportées, modulations ouvrant la porte à toutes les euphories-utopies. Le chant se porte haut et fort : césures perçantes, rigoureuses et bouleversantes de Catherine Jauniaux (Chut) ; sensibilité du couple Weston-Minton (Helliphant). Le concert s’achève avec The Anarchist’s Anthem : n’en doutons point, les quatre murs sont déjà là.
Madame Luckerniddle : Madame Luckerniddle (Vandoeuvre / Allumés du jazz)
Enregistrement : 1998. Edition : 2012.
CD : 01/ Madame Luckerniddle, Part 1 02/ Madame Luckerniddle, Part 2 03/ Madame Luckerniddle, Part 3 04/ Helliphant 05/ Indicible 06/ A nous ! 07/ Madame Luckerniddle, Part 4 08/ Madame Luckerniddle, Part 5 09/ On the Other Side 10/ Him 11/ Chut 12/ The Anarchist’s Anthem
Luc Bouquet © Le son du grisli
The Ex : 30 (Ex Records, 2009)
Saviez-vous que The Ex a trente (30) ans ? Il suffirait de le dire, d’écrire ici trente fois « The Ex » en guise de remerciements puis de faire un lien vers un méchant site marchand qui vous vendrait la rétrospective 30.
Peu importe la manière, peu importe que vous donniez aux méchants ou aux gentils, il faut simplement se ruer sur ces deux disques : une rétrospective bien faite, qui se pose la question de son utilité (qu’est-ce ce qu’une compilation sinon une référence de plus qui présente à la fois de manière générale les grands travaux d’hier et fait état en même temps de ce qui vous anime encore aujourd’hui ?).
L’écoute de 30 offre un plaisir immédiat, vous remet en mémoire un morceau oublié ou vous fait découvrir un titre à côté duquel vous étiez honteusement passé, vous montre l’entreprise familiale aux côtés d’invités de marque (Getatchew Mekuria, Tom Cora, Han Bennink…). Plage après plage, ces deux disques vous enfoncent dans le crâne que The Ex est le plus grand groupe de rock à avoir émergé alors que vous marchiez à peine, que les mêmes The Ex ont subi une évolution qui les mena de premières influences punko-undertones-buzzcocksiennes à un statut de faiseur d’indispensables chansons rugueuses, frontales et entretenant parfois, dans le but de brouiller les pistes, un rapport étrange à la musique andalouse ou éthiopienne. Tout est là, sur deux disques : 30 années d’Ex No Future.
The Ex : 30 (Ex Records / Amazon)
Edition : 2009.
CD1 : 01/ Rules 02/ Blessed Box at the Backseat 03/ Sucked Out Chucked Out #1 04/ The Wellknown Soldier 05/ Jack Frost is Innocent 06/ Fire and Ice 07/ White Liberal 08/ Ay Carmela 09/ Knock 10/ Choice 11/ Rara Rap 12/ Headache by Numbers 13/ Shopping Street 14/ State of Freedom 15/ Blah Blah 16/ Bouquet of Barbed Wire 17/ Gonna Rob the Spermbank 18/ Lied ded Steinklopfer - CD2 : 01/ State of Shock 02/ Hidegen Fjnak A Szelek 03/ Stupid Competitions 04/ Former Reporter 05/ Travel On, Poor Bob 06/ Atoll 07/ Frenzy 08/ Time Flies 09/ Symfonie Voor Machines 10/ Huriyet 11/ Ethiopia Hagere 12/ The Big Black 13/ IF That Hat Fits The Suit 14/ The Lawn of Limp 15/ Listen to the Painters
Pierre Cécile © Le son du grisli
Curlew : Curlew / Live at CBGB (ReR, 2008)
Formé en 1979 par le saxophoniste George Cartwright, Curlew enregistrait au début de l’année suivante son premier disque. Une excellente réédition, de paraître aujourd’hui, accompagnée de l’enregistrement d’un concert donné au CBGB la même année.
En studio, Curlew – soit : Cartwright, le violoncelliste Tom Cora, le guitariste Nicky Skopelitis, le bassiste Bill Laswell et le percussionniste Bill Bacon – consigne la musique d’une époque et d’un endroit : en vignettes bruitistes animées par une fougue soumise à l’aléatoire, à l’impromptu, au grinçant ou au tribal, drôle de mélange de DNA, des Lounge Lizards, de Massacre et du World Saxophone Quartet.
En concert, le même groupe – augmenté de Denardo Coleman à la batterie – pêche un peu pour être trop direct, les pratiques instrumentales vindicatives et les concepts musicaux déraisonnables ayant là plus de peine à s’accorder. Plus difficile d’écoute – voire, impossible d’une traite –, mais forcément illustratif et complémentaire.
Curlew : Curlew Live at CBGB (ReR / Orkhêstra International)
Réédition : 2008.
CD : 01/ Panther Burn 02/ The Bear 03/ Better Thumbs 04/ The Victim 05/ The Hardwood 06/ Sports
07/ Bruno 08/ But Get It 09/ Rudders 10/ Binoculars 11/ The Ole Miss Exercise Song 12/ Sports (Live) 13/ Better Thumbs (Live) 14/ Int
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Andrea Centazzo : Ictus Records' 30th Anniversary Collection (Ictus, 2006)
Dans l’histoire des musiques créatives au XXème siècle, il faut dire l’importance des labels discographiques créés puis gérés par les musiciens eux-mêmes. La liste est longue, qui fait défiler les noms d’artistes un jour confrontés aux sourdes oreilles ou aux sceptiques monomaniaques de la rentabilité, mais assez sûrs de leur fait pour décider enfin de tirer un trait sur les intermédiaires d’un business établi. Conséquence naturelle, même si l’exercice de la gérance est souvent difficile, les concessions artistiques faites jadis disparaissent de concert, les gestes retrouvent un peu de leur autonomie. Et de la nécessité émerge par enchantement un atout, qui jouera en faveur d’intérêts multiples : musical, bien sûr ; philosophique, aussi ; politique, parfois.
En 1976, le percussionniste italien Andrea Centazzo choisit d’avoir accès à ce champ des possibles. Sur le modèle des moins résignés et des plus audacieux des jazzmen américains de l’époque, et comme certains de ses pairs européens oeuvrant en faveur de l’improvisation, il décide de se charger lui-même de la diffusion de sa musique. En compagnie de Carla Luigi, sa femme, Centazzo met sur pied Ictus, premier label italien consacré à la musique improvisée, dont le catalogue est inauguré par Clangs, enregistrement d’un concert donné avec Steve Lacy. Dès lors, Centazzo multipliera les collaborations précieuses avec quelques-unes des plus importantes figures de la scène improvisée, qu’elle soit européenne ou américaine. Jusqu’en 1984 ; cette année-là - comme s’il fallait une preuve de plus que le public ne poursuit pas toujours de ses assiduités la qualité faite œuvres, et les lois économiques régissant à Rome comme à Wall Street les activités même honnêtes -, l’Italien ne pourra faire autrement que de mettre un terme aux ambitions de son label. Qui auront tout de même permis, le long de 8 années, un grand nombre de rencontres musicales exigeantes - parfois même radicales - et d’enregistrements distingués.
Entre 1995 et 2001, 12 d’entre eux ont pu être réédités, élus parmi l’ensemble, passant, pour permettre qu’on ne les oublie pas, du statut de vinyle à celui de CD. Or, s’il n’existe plus d’amateur assez exigeant pour n’être comblé que lorsqu’il peut tout embrasser, d’aucuns aurait pu regretter que la sélection faite s’attache plus à éclairer la présence des musiciens incontournables que l’on y trouvait que la somme de travail considérable abattue par Centazzo au profit du projet global qu’était son label. Pour cela, il aura fallu attendre l’heure d’une célébration particulière, celle du trentième anniversaire de la création d’Ictus. 2006, donc. Cette fois, c’est à une autre introduction au label que nous convient Andrea Centazzo et le producteur Cezary Lerski. Présentée sous un angle plus historique, animée par le désir que rien ne lui échappe, celle-ci fait figure de condensé irréprochable – en 12 disques tout de même - d’une collection complète. D’essentiel, voire, Centazzo ayant lui-même décidé de la forme à attribuer au programme d’un mémento fait célébration.
Ainsi, le parcours débute comme tout a commencé : avec Clangs. Si le disque immortalisait un concert donné en février 1976 par le duo Andrea Centazzo / Steve Lacy, il était, plus encore, l'origine de tout : de l'existence d'Ictus comme de l'évidence, pour le percussionniste italien, d'avoir son mot à dire en musique. Mais pas de précipitation pour autant. En effet, l'écoute de Clangs semble d'abord nous révéler les doutes légers d'un Centazzo qui chercherait les raisons à son refus poli de ne pas laisser Lacy à un exercice qu'il apprécie pourtant, l'enregistrement en solo. Et puis, oubliant les hésitations charmantes, le voici qui range ses interrogations au moyen naturel de ses interventions, soulignant ici à merveille l'envolée du soprano, ou participant auprès du maître à l'élaboration d'un blues moderne et grinçant sur The New Moon. Transmettant à son partenaire ce qu'il avait reçu de Monk, Lacy dévoile à Centazzo la méthode première à appliquer en concert : "Lift The Bandstand", ou se laisser emporter.
Par la suite, les deux hommes mettront en musique leurs retrouvailles, qui donneront lieu à presque autant d'enregistrements pris en charge par Ictus : In Concert, album sur lequel Centazzo et le contrebassiste Kent Carter offrent au saxophoniste l'appui irréprochable d'une section rythmique engageante - sur Stalks ou Feline, notamment ; Tao, où l’on retrouve le duo le long d'extraits choisis de concerts organisés en 1976 et 1984. Et Centazzo de révéler devant Lacy la couleur particulière sur laquelle il aura, entre temps, mis la main, au son des résonances des percussions de Tao #4, morceau qui prend acte de la transformation de l'inédit en véritable identité.
Ne restait plus à Andrea Centazzo qu'à partager un savoir-faire dès lors incontestable. Sur le champ improvisé, le percussionniste s'engouffre en compagnie du Rova Saxophone Quartet, et démontre avec The Bay d'autres prédispositions encore : celles de leader, et de styliste fantasque. Quand Trobar Clus expose une musique contemporaine tranchante, O ce biel cisciel da udin transforme un pseudo folklore décomplexé en free jubilatoire. C'est l'avantage de l'improvisation, qui ne peut se satisfaire longtemps de prendre l'apparence d'un seul et unique genre, et préfère se plier aux règles de l'exercice de style ou, encore mieux, à celles de la perte de références. Jeu que Centazzo apprécie plus que tout autre, pas effrayé de se frotter ici ou là à l'expérimentation la plus radicale.
Sur The New York Tapes, par exemple, où, en pleine ère No Wave, il décide d'enregistrer en sextette des pièces d'un bruitisme différent et faste. Se glissant dans l'amas des fulgurances collectives, les solos introspectifs de Polly Bradfield, Eugene Chadbourne, Tom Cora, Toshinori Kondo ou John Zorn instiguent sous les coups de leur visiteur une propagande de l'intuition, inflexible et frondeuse. Un peu plus tard, entre 1978 et 1980, Centazzo retrouvera certains de ces musiciens au sein de formations plus réduites. Aux Etats-Unis, toujours, où il multipliera les enregistrements en duos et trios, dont The US Concerts propose un panorama superbe. Aux côtés de Cora, Chadbourne et Kondo, mais aussi en compagnie de Vinny Golia, John Carter ou Ladonna Smith, il confectionne des improvisations sensibles qui, si elles versent dans l'expérimentation, ne l'empêchent pas de glisser ici ou là un peu de la subtilité des percussions japonaises qui accompagnent le déroulement d'une représentation de kabuki. Passeur éclairé, Centazzo n'est rien moins que le maître d'oeuvre d'une rencontre entre deux mondes qui n'ont pas besoin de traités écrits pour s'entendre.
Comme l'Italien n'a pas besoin de terres lointaines pour rêver à de nouveaux échanges. D'autres voyages, plus courts, feront l'affaire, autant que l'accueil chaleureux qu'il réservera à la fine fleur des improvisateurs européens de passage en Italie. Le prouvent deux ouvrages enregistrés en 1977 : Drops, sur lequel le percussionniste donne de la rondeur aux impulsions de Derek Bailey sur Drop One, ou instaure avec le guitariste un dialogue d'une élégance rare le temps d' How Long This Has Been Going On ; In Real Time, le long duquel le trio qu'il forme avec le pianiste Alvin Curran et le saxophoniste Evan Parker part, acharné, à la recherche de la phrase juste sur In Real Time #1 ou, au contraire, prend ses aises sur la progression aérienne et envoûtante qu'est In Real Time #5.
Venant compléter un aperçu déjà fécond des collaborations efficaces, Thirty Years from Monday et Rebels, Travellers & Improvisers font figures de florilèges conclusifs. Sur le premier disque, Alvin Curran, Carlos Zingaro, Lol Coxhill et Gianluigi Trovesi prennent place l'un à la suite de l'autre près de Centazzo, pour une série de duos enregistrés en 1977 et 1983, qui mettent au jour un monde de métal réverbéré, planant et bientôt poussé, sur Mantric Improvisation, jusqu'à la vision poétique insaisissable. Soit, un résultat assez proche de celui de Rebels, Travellers & Improvisers, autre témoin des mêmes années, qui compile les preuves d'une façon d'improviser dirigée sur la voie d'une musique contemporaine désaxée. Défendue en sextette - où prennent place Evan Parker et Lester Bowie - aussi bien qu'en trio, avec Lol Coxhill et le trompettiste Franz Koglmann.
Ainsi, Andrea Centazzo nous permet de constater une nouvelle fois que les frontières sont minces qui délimitent le jazz, les musiques improvisées et contemporaine. Et l'expérimentation ingénue ayant déjà montré qu'elle pouvait sans faillir briguer la respectabilité accordée généralement à l'érudition démonstratrice, de trouver grâce à lui de nouveaux exemples. Parmi ceux-là, les enregistrements réalisés entre 1980 et 1983 rassemblés sous le nom de Doctor Faustus. Sur ce disque, le Mitteleuropa Orchestra - formation à géométrie variable qui a vu défiler Enrico Rava, Albert Mangelsdorf ou Gianluigi Trovesi - dessine 7 interprétations monumentales, sphère musicale sereine capable de virer soudain à la valse déstructurée (Lost in the Mist) ou progression lente arrêtée de temps à autre par quelques schémas intrusifs tenant de l'électron libre (Doctor Faustus). Aux commandes, à chaque fois, un Centazzo aussi habile que Barry Guy lorsqu'il mène ses grands ensembles. Et le parallèle ne s'arrête pas là : à l'image du contrebassiste, la ténacité anime le percussionniste, qui remettait encore en 2005 ses prétentions sur le métier. En trio, cette fois, aux côtés du pianiste Anthony Coleman et du guitariste Marco Cappelli, pour trois nouvelles improvisations confectionnées en alambics. Présentées sur Back to the Future, en introduction à cinq autres enregistrements réalisés 25 années auparavant avec Davey Williams et Ladonna Smith. Façon judicieuse de boucler la boucle de cette rétrospective, de rapprocher le passé d'un présent consacré à la célébration d'un anniversaire, et d'inviter l'avenir à ne pas en rester là.
Au siècle dernier, le poète André Suarès écrivait : « Il en est de l’Italie légendaire comme des palais toscans : chargés de six ou sept cents ans, ils demeurent ; mais où sont les architectes qui les conçurent, et les maçons qui les bâtirent ? où, les princes, sobres et forts, dignes d’y vivre ? » Ictus n'a pas encore atteint l'âge de ces palais-là ; mais il en est un autre, plus jeune, et d'une forme artistique différente. Grâce aux 12 disques choisis du coffret Ictus Records'30th Anniversary Collection, Andrea Centazzo et Cezary Lerski nous en ouvrent les portes, pour que nous ne puissions plus rien ignorer de ses fondations, et que ne nous abandonne jamais les noms de son architecte, de son maçon, et des princes nomades qui y trouvèrent refuge.
Andrea Centazzo : Ictus Records' 30th Anniversary Collection (Ictus Records)
Edition : 2006.
Guillaume Belhomme © Notes du livret.