Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Pierre Favre, DrumSights : Now (Intakt, 2016)

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Une idée simple : au début était le rythme. Une idée qui fait son chemin : après Singing Drums voici DrumSights. Ils sont donc quatre (Pierre Favre, Chris Jaeger, Markus Lauterburg, Valeria Zangger). Ils ont donc travaillé, improvisé et surtout composé. Ils ont juxtaposé, additionné, associé.

Tout est ici d’une précision remarquable car aucune frappe n’est le fruit du hasard. Il y a d’abord le rythme, ses possibilités, ses conséquences. Il y a ensuite tous les événements possibles (scintillements, réverbération, surimpression, résonance). Il y a enfin ces balais croisés et bruyants, ces roulements trapus, ces accélérations jubilatoires. Il y en aura toujours pour regretter le peu de présence des cymbales au profit des futs et tambours. Il y a donc ici la nouvelle aventure de Pierre Favre et elle n’est pas commune. C’est même tout le contraire.



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Pierre Favre, DrumSights : Now
Intakt / Orkhêstra International
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Again 02/ Brushes Flock 03/ Roasting Syncope 04/ Dance of the Feline 05/ Sycamore 06/ Along 07/ Pow Wow 08/ Painted Face 09/ Tramping 10/ Woolly Jumper 11/ Nuevel 12/ Games
Luc Bouquet © Le son du grisli



Irène Schweizer, Pierre Favre : Live in Zürich (Intakt, 2013)

ireène schweizer pierre favre live in zürich

Il aurait été assez étonnant qu’après tant d’années de pratique et de complicité, Irène Schweizer et Pierre Favre ne soient que routine et confort. Ce serait mal connaître la pianiste et le percussionniste pour qui chaque concert n’est qu’une nouvelle étape  vers un éden déjà frôlé à de nombreuses reprises.

C’est souvent Irène Schweizer qui ouvre les débats. C’est elle qui plonge, triture la forme, module l’harmonie. Toujours, Pierre Favre entre en correspondance ou en contrepoint – jamais en contresens – avec les fulgurances de sa partenaire. Et parfois, il n’en est que le précieux écho. Le frisé nerveux, il sait aussi faire résonner ses métaux, ouvrant ainsi la porte à des espaces troublants, intimes.

Ne s’économisant pas, s’amusant à tordre le trait, n’utilisant jamais les faciles tentations du copier-coller, Schweizer et Favre animent un concert allant crescendo, l’apogée de leurs émois se centralisant sur deux pièces (Night Flights, Open Stars Clusters) aux évidentes beautés.

écoute le son du grisliIrène Scweizer, Pierre Favre
Live In Zürich (extraits)

Irène Schweizer, Pierre Favre : Live in Zürich (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 22-24 mars 2013. Edition : 2013.
CD : 01/ Black Mirror 02/ Gemini Constellation 03/ Bird of Paradise 04/ Ice Green Blue 05/ Broken Notes 06/ Hüben wie drüben 07/ Painted Face 08/ Night Flights 09/ Open Star Clusters 10/ All Alone 11/ Up & Down 12/ Blues for Crelier
Luc Bouquet © Le son du grisli


Joe McPhee : Topology (Hat Hut, 1981)

joe mcphee topology

Ce texte est extrait du livre Free Fight. This Is Our (New) Thing de Guillaume Belhomme & Philippe Robert, publié par Camion Blanc.

Pour avoir voulu connaître à quoi ressemblait son premier souvenir de musique, j’obtins de Joe McPhee ceci : « C’est une expérience assez traumatisante, que j’ai vécue à l’âge de 3 ans. En Floride, pendant un orage, notre maison a été frappée par la foudre et réduite en cendres. Le lendemain, je suis retourné à son emplacement en compagnie de mon grand-père… Je me rappelle alors une chanson qui passait à la radio, dont les paroles étaient: « Daddy I Want a Diamond Ring ». Je me souviens aussi de la mélodie. »

L’électricité dans l’air et l’environnement-nébuleuse : au jazz qu’il découvrit au contact de Clifford Thornton – sur la boîte de carton de Topology, McPhee précise pour expliquer une reprise de « Pithecanthropus Erectus » que l’écoute de Charles Mingus lui révéla de quoi retournait le jazz moderne –, voici ce que Joe McPhee imposa souvent. Le raccourci veut ce qu’un raccourci peut valoir ; il conseille, en tout cas, de revenir à ce disque que le multi-instrumentiste (trompette d’abord, saxophone ténor ensuite, mille autres choses alors) enregistra avec John Snyder au synthétiseur au milieu des années 1970 : Pieces of Light, publié par le peintre Craig Johnson sur CjRecords – réédité sur CD par Atavistic.

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Après Johnson, ce sera Werner Uehlinger qui assurera Joe McPhee de son soutien : « Après être tombé sur les premières productions de CjR, Werner Uehlinger a profité d’un voyage d’affaires aux Etats-Unis pour venir nous rencontrer, Craig Johnson et moi, au domicile de Craig. Nous avons dîné ensemble et nous lui avons fait écouter quelques cassettes que nous pensions alors sortir sur CjR. Il a aimé cette musique et a décidé de publier lui-même une de ces cassettes. C’était une idée lancée comme ça, sans même qu’il envisage la création d’un label. Mais finalement, c’est à partir de là qu’est né Hat Hut Records. »

Après avoir publié un concert daté de 1970, Black Magic Man, Uehlinger prescrit à McPhee quelques séjours en Europe pour le bien de son catalogue : l’Américain y donne des concerts à Willisau et Bâle (The Willisau Concert, Rotation), y enregistre en 1976 un solo de taille (Tenor) et puis rencontre André Jaume et Raymond Boni, avec lesquels il enregistrera souvent : en duos, trios, et plus large ensemble, comme c’est le cas ici – « Topology », morceau-titre qui occupe deux des quatre faces du double LP, est d’ailleurs signé du trio. Dans cette version originelle du Joe McPhee Po Music, assemblée les 24 et 25 mars 1981, on trouvera aussi : Daniel Bourquin (saxophones alto et baryton), Pierre Favre (percussions), Radu Malfatti (trombone, micro-electronics, percussions), François Méchali (contrebasse), Michael Overhage (violoncelle), Irène Schweizer (piano) et Tamia (voix).

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L’électricité dans l’air et l’environnement-nébuleuse, Boni s’en charge d’abord sur « Age » : à force de courtes phrases, Schweizer réveille, elle, un volcan sur les flancs duquel rouleront des sonorités rares. De plaintes délirantes en hymne déboussolé (celui de « Blues for New Chicago »), le groupe va et investit bientôt le champ de la reprise : ce sera « Pithecanthropus Erectus ». L’absence de contrebasse et la voix de Jackie McLean manquent, à la première écoute, mais ceci n’est qu’une question d’habitudes, que le collectif s’occupe de mettre à mal : le baryton de Bourquin et le ténor de McPhee en verve, le trombone de Malfatti en inquiétudes, l’unisson d’envergure auquel se plient tous les souffleurs enfin, auront fait vriller l’erectus sus-cité. Un hommage à Pia, et voici l’heure de donner à entendre de quoi retourne cette Po Music, concept que le musicien tira de ses lectures d’Edward de Bono. McPhee, vingt-cinq ans plus tard : « Voici l’explication simplifiée de la Po Music : il s’agit de se servir du concept de provocation pour abandonner une série d’idées établies au profit de nouvelles. Voilà le concept que j’ai emprunté au Dr. De Bono. Po est un symbole, un indicateur de langage qui souligne qu’il faut user de provocations et montre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles ont l’air d’être. Par exemple, j’ai enregistré la composition de Sonny Rollins appelée « Oleo » sans être un joueur de bebop ; et le bebop est en lui-même une vie à part entière. Mon interprétation essaye de conduire la musique à un nouvel endroit. J’ai toujours espéré que mon nom (Joe McPhee) serait aussi un symbole de provocation… Une forme de langage. »

Les réactions en chaîne que l’on trouve en « Topology » montrent de quoi la méthode est capable : décharges en cascades modelant toute atmosphère quiète, interaction de principes opposés commandant de grands renversements. McPhee encore : « Les concepts et les théories ne m’intéressent que si elles produisent des résultats. Tout change et tout devient possible. » Les disques à suivre du Joe McPhee Po Music – par lequel passeront Milo Fine, Léon Francioli, Urs Leimbgruber ou Fritz Hauser – le diront à leur tour : « tout change et tout devient possible. »

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Pierre Favre : Le voyage (Intakt, 2010)

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Soit quatre saxophonistes (Beat Hofstetter, Sascha Armbruster, Andrea Formenti, Beat Kappeler), un tromboniste (Samuel Blaser), un clarinettiste (Claudio Puntin), deux bassistes (Wolfgang Zwiauer, Bänz Oster) et un guitariste (Philipp Schaufelberger) assistant ici Pierre Favre en son doux voyage.

Souffles à contre-jour ou en contre-chants, souffles tissant l’unisson ici et empruntant le contrepoint ailleurs, suave souffle d’un lunaire trombone face à l’armada solaire du percussionniste (As Far As That Goes) ; tous ces souffles sont des souffles d’unions et de largesses.

Toujours claires et sensibles, les textures de Pierre Favre, de l’éveil à la lumière, bénéficient d’une guitare-guide, tantôt vive et nerveuse, tantôt arpégeante de douceur. Et cette douceur, sans zone d’ombres et sans crépuscule défait, n’est pas pour rien dans le charme vivifiant de ce solaire voyage.

Pierre Favre Ensemble : Le voyage (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2010.
CD : 01/ Les vilains 02/ Vreneli ab em guggisberg 03/ One for Makaya 04/ Akimbo 05/ As Far As That Goes 06/ Anapana 07/ Attila es-tu là ? 08/ Wrong Name
Luc Bouquet © Le son du grisli


Irène Schweizer, Pierre Favre (Intakt, 1990)

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Et soudain, la charleston ouverte, continue et insistante de Pierre Favre lance le drible, en appelle au piano d’Irène Schweizer. Un appel mais tout sauf un préconçu, un préparé. Juste une forme-surgissement avec cette évidence que ça doit se construire-poursuivre là et pas ailleurs.

Et Irène d’instruire le mouvement, lui inventer de nouveaux feux, s’amuser et se distraire de la métrique. Métrique folle et libre, jamais en sommeil ou en panne d’inspiration. Ce surgissement est flagrant (Bongiorno Giacomo) et ailleurs, ce seront d’autres et multiples élans, impulsés par l’une ou par l’autre, tout aussi chaleureux et engagés.

A écouter ainsi pendant cette petite heure de concert les musiciens se renouveler et prendre plaisir à l’échange, on veut bien les croire infaillibles, insatiables. L’énergie, la présence, le fracas, le trajet, les frénésies, les couleurs qui s’assemblent…Osons un mot, un seul : liberté.

Irène Schweizer & Pierre Favre (Intakt Records)
Enregistrement : 1990.
CD : 01/ Cache-cache 02/ Ein schnelles Verfahren 03/ Miramara 04/ Bongiorno Giacomo 05/ Fulmination 06/ Flying over the Limmat 07/ Una tarentella fantastica 08/ Ein Ton kommt selten allein 09/ Moving Time 10/ What Is It You Wanted? 11/ First Wave – Last Word
Luc Bouquet © Le son du grisli



Interview de Pierre Favre

Favre

Nouvel élément du développement d’un impromptu précis de frappe helvète : entretien avec Pierre Favre. Le temps d’un retour sur quelques collaborations (Irène Schweizer, Mal Waldron, Jimmy Woode, Peter Kowald, Evan Parker…) et d’un point nécessaire sur les projets en cours d’un percussionniste qui donnait récemment de beaux enregistrements à noms de codes (Albatros et Vol à voile). [Lire la suite]


Interview de Pierre Favre

Favre

Nouvel élément du développement d’un impromptu précis de frappe helvète : entretien avec Pierre Favre. Le temps d’un retour sur quelques collaborations (Irène Schweizer, Mal Waldron, Jimmy Woode, Peter Kowald, Evan Parker…) et d’un point nécessaire sur les projets en cours d’un percussionniste qui donnait récemment de beaux enregistrements à noms de codes (Albatros et Vol à voile).

Commençons par le début. Quels-ont été vos premiers émois musicaux ? Pourquoi le choix de la batterie ? Avez-vous commencé à jouer des percussions ou seulement de la batterie ? Quels batteurs ou musiciens écoutiez-vous ? Quel a été votre apprentissage musical ? Vos premières formations ? Intéressante question : elle me fait retrouver mon monde d’adolescent. Le premier émoi fut lorsque je vis et entendis le batteur Eric Schwab, un amateur mais un être pur en Musique. Il jouait dans le style de Max Roach, c’était en 1953. Il me donna 2 cours. La première fois, il me joua une petite phrase et me dis : « voilà, tu joues ça, tu le répètes et tu essaies de le varier, tu restes toujours sur la même phrase et tu la varies. » 2ème cours : il me dit : « très bien tu as compris, je ne peux rien t’apprendre de plus mais je peux te dire une chose :  écoute toujours la musique, toutes les musiques, et essaies d’imaginer ce que tu pourrais y apporter avec ta batterie qui la fasse sonner encore mieux, encore plus riche. Si tu ne trouves pas, gardes tes mains dans ta poche. » C’était un maître et il ne le savait pas.
Le choix de la batterie, ce fut d’une simplicité enfantine on peut bien le dire. Mon frère ainé jouait de l’accordéon dans un orchestre de bal et ses copains le quittaient (ils voulaient se marier figurez-vous !) donc je fus choisi pour remplacer le batteur. Je n’étais pas du tout d’accord. Moi, je voulais être paysan, c’était ma passion. Mais mon frère qui était assez autoritaire m’ordonna tout simplement de  jouer. Il me montra les differents rythmes, la marche, la polka, le fox-trot, enfin tous ces machins pour faire danser les gens et me dit : « Dans 10 jours nous avons un bal, tu joueras. » Et voilà, il me prit par la nuque et me jeta tout simplement à l’eau. Et en l’espace de quelques jours ma passion de l’agriculture devint une passion pour la batterie qui ne m’a plus jamais quitté. Je jouais tout le temps, tout ce que j’entendais à la radio car je n’avais encore aucun disque. Je suis donc complètement autodidacte.
Ce fut au fond le début de tout mon apprentissage musical, en ce qui concerne la batterie. Après cela je me développé absolument seul, en écoutant, en regardant parfois. J’ai appris énormément en comparant, je me disais : non pas comme ça, alors comment ? Comment cela te plairait-il ? Cela m’est resté jusqu’à aujourd’hui. Sinon je peux dire que mes maîtres furent les grands batteurs noirs. J’ai aussi, parfois, aimé des batteurs blancs mais je veux dire que je n’ai pas été intéressé par l’école blanche. Il n’y avait aucune trace de racisme là-dedans, c’est tout simplement que je trouvais cette école trop militaire.
Le deuxième émoi musical fut d’entendre Zutty Singleton en solo. Il faut ajouter qu’à cette époque mon amour allait au Bee-Bop, Parker, Dizzy, Jazz at Massey Hall… Un autre émoi très fort fut Earl Bostic, un père du Rock n’Roll jouant Flamingo. Et un peu plus tard et pour longtemps Sidney Catlett, le grand maître avec Sidney De Paris et plus tard avec Louis Armstrong. Tony Williams m’a dit une fois « ma plus grande influence fut celle de Sidney Catlett », je lui répondis « moi aussi ». Et j’y ajoute un concert de la grande Billie Holiday. J’avais 16 ans. Je ne sais pas ce qui s’est passé. J’ai du passer dans un autre monde car lorsque je revins à moi, je ne me souvenais plus de rien sinon que cette chose là, à l’intérieur, m’habitait. Elle m’avait probablement et tout simplement emmené en musique. Mais il n’y a là aucune explication possible..

Quel regard portez-vous sur le free jazz des années soixante ? Est-ce qu’un batteur comme Sunny Murray vous a influencé ? Oui Sunny Murray m’a influencé (il se faisait appeler Sunny et non Sonny… à cause du soleil … ). J’ai aimé son jeu fluide, cette poésie. A l’époque, j’avais trouvé cette expression «  un grand poète analphabète » car il n’avait aucune technique dans le sens où nous l’entendons normalement mais il avait cette énergie intense et légère de ceux qui aiment les hommes et la musique. Le free fut u une période très importante pour moi. Le free m’a permis de me trouver, de me trouver devant mon public ce qui est très important et je suis heureux d’avoir pu participer à ce mouvement. Mais à mon avis ce n’était pas une révolution de la forme mais plutôt une révolution psychologique. Comme me disait Albert Mangelsdorff, le Be-Bop était une forme qui contenait tous les éléments nécessaires pour un improvisateur. Nous parlions ici d’un improvisateur de jazz. Par contre, à mon avis, le free n’a laissé aucune forme.

Est-ce que le fait de sortir d’un jeu uniquement rythmique pour entrer dans un jeu plus en mouvement (plus libre ?) était alors une préoccupation pour vous ? Pouvait-t-on parler au milieu des années soixante d’une musique improvisée européenne ou cette musique a-t-elle émergée un peu plus tard ? Quels étaient alors vos compagnons de route ? Ce n’était pas une préoccupation mais une nécessité intérieure. L’abandon du timing que je nommerais  « autoritaire » s’est trouvé sur mon chemin. Lorsque j’ai osé me poser la question : « et toi, Pierre, comment aimerais-tu jouer, si tu te foutais de tout, de ces gens, de ces règles, juste oser laisser couler ? » Là, j’ai commencé à jouer partout, juste ce qui venait, sans références. Et cela a donné des vagues, comme de longues respirations et, étonnament, je découvris que lorsque j’arrivais à la fin d’un tel arc, je prenais tout normalement le temps de respirer et de laisser venir la suite. Ce n’étaient pas des pauses; je n’attendais pas, je respirais et cela bien que détendu d’une manière très intensive. A l’époque j’ai interprété cela comme la réalisation de mes racines européennes. Mais évidemment à l’époque je faisais partie du mouvement. J’ai joué avec beaucoup de monde, la scène allemande autour de Peter Brötzmann ; la scène anglaise autour de Derek Bailey, John Stevens ; la scène française aux tendences très diverses avec Michel Portal, Gérard Marais, Beb Guérin, J’ai eu une collaboration très intensive avec John Tchicai. Nous faisions une musique originale, bourrée d’éléments de tous genres : des mélodies (ce qui ne plaisait pas à tout le monde car à cette époque la musique devait être libre, ne contenir ni rythme, ni mélodie, ni harmonie, seulement de la musique !?), des rythmes, des éléments en tous genres. La texture de la musique changeait à chaque concert. Ce groupe ne fut jamais enregistré, dommage.

Quelle est votre définition du swing ? Définir ce qu’on entend par swing n’est pas simple. Je vais essayer en donnant quelques images. D’abord il est indispensable que la musique coule, cela demande donc que personne ne me freine ou me chasse, que mon centre d’énergie qui se trouve au niveau du bas-ventre soit complètement détendu, que je me trouve dans un état de joie. Je me laisse emporter par la musique. Lorsque cette chose se passe, on entre peu à peu dans une sorte de transe, mais sans hystérie et cela s’intensifie continuellement, comme si on quittait peu à peu le sol et on commençait à s’envoler. On entre dans un état non conscient où seule l’oreille est présente. On écoute et tout coule de source. On est dans un état de grande félicité.

Quels rapports entreteniez-vous à cette époque avec les autres musiques (baroque, classique, contemporaine, ethniques) ? Et aujourd’hui ? Tout d’abord ma grande passion, c’était le jazz. Puis vers la fin des années soixante, les pistes se brouillaient. Quelques grands étaient encore là mais il n’y avait plus cette fièvre. Monk nous a peut-être laissé le plus grand héritage. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à toutes les musiques, africaines, indiennes, etc., et évidemment la musique européenne sous toutes ses formes. Aujourd’hui j’écoute toutes les musique et essaie d’y déceler les éléments musicaux.

Votre avez joué avec Mal Waldron et Jimmy Woode. J’ai écouté un enregistrement d’un de ces concerts. A plusieurs occasions le tempo flotte, s’évade puis se retrouve. Dans ce cadre précis, le tempo peut-il s’émanciper ? Jouer avec Mal était comme jouer aux échecs ; on se suivait, on se devinait, etc. On pouvait tout faire. Mal était une personne très ouverte. Il avait un sens de l’humour immense. Jusqu’au seuil de la mort, il n’a cessé de rire et de dire oui à la vie. C’était un grand homme que j’aime pour toujours. Jimmy était un ami. Il m’a beaucoup donné. On ne remarque pas ces choses tout-de-suite quand on est si jeune mais on s’en rappelle pour toujours. Parlant du tempo, nous avions parfois des tensions car Jimmy partait au grand galop et il était difficile de le calmer. Avec lui nous en avons beaucoup parlé. En tous cas, c’était formidable de jouer avec lui.

Le disque Quartett avec Peter Kowald, Irène Schweizer et Evan Parker annonçait beaucoup de choses quant au chemin qu’allait prendre l’improvisation européenne ? En aviez-vous conscience à l’époque ? Pourriez-vous nous narrer l’aventure de cet enregistrement ? Oui ce fut une époque très intéressant et excitante. Irène et moi-même venions du jazz. Peter venait de l’école de Peter Brötzmann et Evan venait de l’école anglaise de l’improvisation. Tout-de-même, il était en pleine admiration du jeu de Coltrane. Nous jouions fréquement ensemble et nous nous retrouvâmes à Baden-Baden dans un studio pour enregistrer. Nous étions déçus du résultat et nous décidâmes de faire de nouveaux enregistrements à nos frais et de les donner à la maison de disques. Nous avons enregistré beaucoup de matériel et j’ai encore des bandes inédites dans ma cave. Dernièrement un ami de la radio finlandaise m’a apporté en cadeau un enregistrement d’un concert au festival de Pori en 1969. Je suis resté stupéfait en écoutant. Cette musique avait une très grande force. Ce qui en faisait la force je pense était ce qui rythmiquement venait du jazz, c’est à dire le jeu syncopé, l’esprit de la syncope.

Parlons maintenant de votre travail en solo ? Comment construisez-vous un solo ? Avez-vous un scénario ? Adaptez-vous votre set à l’acoustique du lieu ? Comment ont évolué vos solos au fil des années ? Vous posez des questions intéressantes… J’apprends plein de choses en fouillant dans ces vieux souvenirs. Comment je construis mes solos ? Je choisis quelquefois certains instruments ou certaines baguettes et je commence immédiatement à jouer. Je commence sans réfléchir avec un motif ou sur un tempo qui d’ailleurs presque immédiatement  fait jaillir un motif, et je laisse couler. Je dois dire que je ne joue rien de technique. Je joue ce que je chante. Chez moi, je chante tout avec la voix et sur scène c’est un chant qui se passe à l’intérieur et dont je ne suis pas conscient. A partir de là les éléments se construisent au cours de l’énergie. C’est le rythme et l’ouverture, le laisser-venir qui construit. Je mène ces séquences ou arcs musicaux à un point maximum et je m’arrête là où cela pourrait encore monter mais où le risque est que tout s’écroule. C’est quelque-chose de très simple et de pas simple. On peut comparer cela à quelqu’un qui raconte une histoire et rate le moment où il a tout dit. Il se perd alors dans des banalités qui ennuient tout le monde. Charlie Parker et bien d’autre grands faisaient des soli qui nous paraissent toujours trop courts. Ces solis ne sont pas trop courts. Comme l’énergie et la verve qu’elle porte s’intensifie continuellement, cela nous semble court. Cela est le principal mais essayer de décrire exactement comment je construis un solo ferait l’objet d’un essai et cela prendrait beaucoup de temps et d’espace.
Non je n’adapte pas mon set à l’acoustique du lieu mais j’y adapte mon oreille. Voyez-vous c’est ce qu’un ordinateur serait incapable de faire car cela ne peut se programmer, c’est trop fin, la machine ne peut pas faire cela. Sans oublier qu’il suffit que quelques personnes, à la rigueur une seule, entrent dans la salle et l’acoustique change. J’essaie plutôt  de me faire entendre. Comme comme si j’essayais de raconter une histoire, je cherche à m’expliquer aussi clairement que possible. Ainsi on s’adapte à l’acoustique, s’il y a beaucoup d’écho on joue un peu plus lentement pour laisser sonner, etc.
Au fil des années mes solos sont devenus plus simples et plus riches je pense. Il n’est pas facile d’abandonner l’idée de technique, c’est une question de maturité. Il faut oser lâcher et se laisser porter uniquement par son oreille. Elle saura toujours là où cela doit aller. Ainsi vous ne serez jamais à court d’idées. Pourtant l’oreille, l’écoute, sont des choses très complexes.

Voulez-vous nous parler de la résonance, de votre rapport au son et à l’espace, à la peau même des tambours, à la frappe, au rebond ? La résonance c’est le chant. La batterie chante. Elle résonne. Elle porte le son dans l’espace, et le son vous porte et vous fait respirer. Et si vous respirez, vous serez inspiré. Vous pouvez donner un coup… Bon c’est un coup, et alors ? Où va-t-il ? On peut donner une multitude de coups qui nous tombent devant les pieds… Mais on donne plutôt une pulsion à un tambour dans laquelle on se donne entièrement. On la dirige là, vers son public dans l’espace. Cette pulsion part comme une flèche et va loin, bien au-dela de l’horizon. Miles Davis savait faire cela. C’est à mon avis une des raisons pour laquelle tous les musiciens qui sont passés chez lui en sont ressortis transformés.

Parlons maintenant des duos. Avec Irène Schweizer l’écoute est impressionnante, vous cheminez ensemble. Avec Samuel Blaser, par exemple, la distance est plus grande. Comment abordez-vous les duos ? J’aime beaucoup la forme du duo. C’est la forme de conversation la plus simple. On a un interlocuteur, on l’écoute, on lui répond, on le provoque, on l’enflamme, etc. Avec Irène nous jouons depuis 40 ans. La première fois que nous avons joué ensemble tout était déjà là. Chacun de nous entendait (mais pas consciemment) où l’autre allait. Cela jouait ensemble tout simplement. Entre temps, notre jeu est devenu plus riche, peut-être un peu plus varié, mais c’est toujours le même.
Avec Samuel c’est la même chose mais d’une manière un peu différente. Nous conversons continuellement, nous nous devinons, nous posons des pièges, nous donnons un coup de main, nous rions beaucoup en jouant. Aussi, lorsque nous sommes ensemble, c’est un peu comme des enfants ; nous nous réjouissons et n’arrêtons pas de faire les imbéciles. Et puis, tout à coup, un silence et nous parlons de choses importantes. C’est ainsi que nous jouons. C’est une très belle relation.

Composition et improvisation ? Vos impressions ? J’adore improviser mais je déteste jouer avec des musiciens qui pensent être en train d’improviser alors qu’ils sont tout simplement en train de travailler leurs gammes. Et je déteste la composition et je l’aime. Elle me force à laisser tomber le masque. Il est trop facile de faire n’importe quoi et de se cacher derrière le « mais c’est de l’improvisation ».  Avec la composition je suis forcé de me dire : « alors Pierre, qu’est-ce que tu veux entendre ? » Et à ce moment-là je me trouve devant un gand précipice sans fond. Je dois sauter dedans et savoir que quelque-chose doit se passer. C’est une expérience de valeur inestimable. Et une chose très importante qui se passe en composant c’est qu’on fait mille essais pour une idée et le résultat, étonnant, est que lorsque l’on improvise, on fait les mêmes essais mais à une vitesse fulgurante. C’est la vitesse de l’oreille. Ainsi en composant, j’apprends à improviser mieux. C’est pour moi un moyen de devenir un meilleur improvisateur. Il s’agit, là-aussi, d’éviter le piège de s’imaginer qu’on improvise d’une manière créative alors que ses trouvailles d’antan sont devenues des clichés.

J’aimerais pour finir que vous nous parliez du Singing Drums, The Drummers et du Pierre Favre Ensemble. La genèse de tous ces projets, son évolution dans le temps et bien sûr vos nouveaux projets. Le premier Singing Drums en 1984 fut  pour moi une expérience décisive. Je devais composer un programme pour un groupe de 4 batteurs dont seuls 2 savaient lire la musique. Et ce fut une chance. J’habitais encore à Paris à ce moment-là. J’ai travaillé pendant plusieurs mois. J’ai écris des thèmes, enregistré plein de cassettes et j’ai également enregistré des solis dans le genre propre à ceux de mes copains, enfin plein de choses comme je me les représentais. Puis, je me suis présenté à la première répétition sans aucune partition. J’ai chanté et expliqué le cheminement des pièces. Ce fut une découverte pour tous. Nous avons beaucoup joué pendant 4 jours et, peu à peu, les pièces ont pris leur forme définitive. Et encore là nous nous sommes trouvés comme un bande de bons copains ; Paul Motian, Fredy Studer, Nana Vasconcelos et moi-même. Le cinquième jour fut le jour du premier concert et les 6ème et 7ème jours nous avons enregistré le disque. Nous fîmes ensuite une tournée formidable qui eut beaucoup de succès et après cela terminé, il ne subsista que le disque.
C’est une histoire qui n’en finit pas de se répéter : un bon projet, un disque, une tournée, le succès, et patatra tout s’écroule car pas d’argent ! Si vous n’êtes pas dans les circuits, c’est très difficile. C’est le prix de la liberté et il est très élevé.
Puis vint le deuxième Singing Drums avec Lucas Niggli et non 2 batteurs mais 2 instruments mélodiques: Roberto Ottaviano au sax soprano et Michel Godard au tuba. Un premier pas dans la tentative de mélodiser. Ce groupe dura longtemps et nous avons beaucoup joué. Ensuite Window Steps  avec Kenny Wheeler, Roberto Ottaviano, David Darling et le merveilleux Steve Swallow. Là, j’osais tomber le masque et apporter mes partitions. Un pas décisif pour moi fut sortir du ghetto du batteur ; pas seulement dire « allez venez les mecs, jouons ! » mais de leur dire : « voici mes chansons et j’aimerais que vous les jouiez de telle et telle manière. » Il m’a fallu du courage.
Plus tard il y eut le European Chamber Ensemble, un ensemble de 11 musiciens avec une section de cordes qui se transforma en le Pierre Favre Ensemble, un groupe de 7 musiciens ainsi que The Drummers, un ensemble de 8 batteurs avec lesquels nous avons joué pendant plus de 7 ans. Le tout est issu de ma manière de jouer la batterie que je cherche à mélodiser, varier, orchestrer.
Mes nouveaux projets ? Encore le  Pierre Favre Ensemble  avec 5 saxophones, trombone, guitare, guitare basse et contrebasse avec lequel nous venons de sortir un disque : Le Voyage. J’espère pouvoir continuer aussi longtemps que possible avec cet ensemble. Nous commençons à avoir un son et l’orchestre respire. Il y a beaucoup d’espace. Un autre projet que je viens de réaliser est une composition pour percussion solo et orchestre à cordes. Il y aura d’autres concerts au cours de l’année prochaine. Et encore un autre projet : un quatuor de batteries pour lequel je compose de nouvelles pièces. Là j’entends quelque-chose mais cela doit encore naître. Si nous tenons le coup, cela sera un projet de longue haleine. Et finalement le solo qui se développe lentement mais continuellement. J’adore jouer en solo.

Pierre Favre, propos recueillis en novembre 2010.
Luc Bouquet © Le son du grisli


Mal Waldron, Jimmy Woode, Pierre Favre : Black Glory (Enja, 1971)

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Pierre Favre, batteur de jazz, c’est ici ! Avec Mal Waldron et Jimmy Woode, un soir de juin 1971 à Munich.

La caisse claire est timbrée, la ride est aux aguets ; il faut maintenir le tempo, dialoguer avec cet obsédé de la phrase qu’est Waldron et pourquoi pas, swinguer. Mais le swing, c’est quoi au juste ? Est-ce une mécanique bien huilée, irréprochable, sans contours ni retouche ou est-ce, au contraire, une vibration qui admet l’égarement et la réorganisation des formes. A plusieurs reprises, Waldron interrompt le mouvement, distribue de nouvelles cartes. Ainsi dans The Call, slow et balais sont interrompus et dirigés vers une apprêté inattendue.

Le swing, c’est aussi, peut-être, répondre présent à toutes les sollicitations demandées par l’instant et s’y risquer malgré l’écueil des ruptures. Et elles ne manquent pas ici : des flottements, des tempos égarés puis retrouvés, et soudain, surgissant et bondissant, un solo de tambours clair comme l’eau de roche… et un jeu toujours resserré, toujours tendu ; le tout à la charge de trois musiciens, inspirés et conduits par une seule certitude : naviguer, libres et autonomes.

Mal Waldron, Jimmy Woode, Pierre Favre : Black Glory (Enja)
Enregistrement : 1971. Edition : 1989.
CD : 01/Announcement 02/ Sieg Halle 03/ La gloire du noir 04/ The Call 05/ Rock My Soul
Luc Bouquet © Le son du grisli


Pierre Favre, Philipp Schaufelberger : Albatros (Intakt, 2010)

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Des roulements tendus, une fricassée de cymbales, une guitare jamais en rupture, une procession sans escales : nous voici au cœur d’Albatros, la 179ème production du label Intakt.

Baguettes, maillets et balais pour Pierre Favre, médiator pour Philipp Schaufelberger : le contact n’est pas direct mais l’esprit est d’aventures. D’aventures et de répits, d’exposition de la matière sonore et de longues réverbérations. Chaque plage est une histoire, une terre à conquérir. Sans déraillements ni étreintes brutales, sans aléatoire mais avec justesse et sagesse, les deux musiciens tissent  des inquiétudes à la limite de la tristesse.

Les voici en transition ou en marche, en quête de la pénombre ou du plein soleil. Leur jeu est de précision et de clarté, parfois de nervosité mais toujours d’ajustement. Un jeu où s’élimine le superflu et ou ne subsiste que l’essentiel scintillement. Une nouvelle fois : une histoire de complicité.

Pierre Favre, Philipp Schaufelberger : Albatros (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Underwood 02/ Violently Windy 03/ Pino Caro 04/ Seeing 05/ Poète maudit 06/ Antipodensis 07/ Contrails 08/ Mollymawk 09/ Otago Peninsula 10/ Sky Pointing 11/ Light-mantled 12/ Haddock 13/ Sooties 14/ One Woman Concert
Luc Bouquet © Le son du grisli


Pierre Favre, Samuel Blaser : Vol à voile (Intakt, 2010)

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Pierre Favre et Samuel Blaser : un jeu en totale décontraction, la parfaite connaissance de l’espace-sphère, la douceur des souffles et des frappes, un havre de simplicité et de complicité.

La percussion est de rebond ; les cymbales, cristallines, ne sont pas de rythme mais de réconciliation ; le roulement est économe ; le tambour n’est pas étau mais air vibrant. Le trombone est de largesse. Sans profusion mais avec justesse, il fait mine d’errer mais avance, sans dilemme, avec la force de ceux qui ont entraperçu le chemin. Un trombone et des tambours : ici, tout est d’intuition, de profondeur, de promesses et d’invitations.

Pierre Favre, Samuel Blaser : Vol à voile (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010 
CD : 01/ Franchement 02/ Quai des brumes 03/ Babel I 04/ Babel II 05/ We Tried 06/ Inextricable 07/ Les pourchassés 08/ Life in Slow Motion 09/ Vol à voile
Luc Bouquet © Le son du grisli



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