Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

The Apophonics : On Air (Weight of Wax, 2013) / Christian Asplund : The Laycock Duos (Comproviser, 2013)

the apophonics on air

L’occasion était spéciale – enregistrement studio pour l’émission Jazz on 3 de BBC Radio 3 –, mais pas unique, qui conseilla peut-être à The Apophonics de faire état de la largesse de sa palette sonore : On Air, trois pièces de trente-six, sept et quatre minutes.

Toutes, faites de séquences d’allures et même de natures différentes : improvisation ascensionnelle d’abord inspirée par des réminiscences d’un jazz emporté, la musique de Butcher, Edwards et Robair, change de cap à chaque fois qu’elle atteint l’apogée de son aire de jeu. Au bout des spirales épaisses que le saxophoniste déroule au ténor, le trio trouve ainsi matière à explorations : en constructions structurées par la frappe fiévreuse de Robair, poches d’air (respirations de Butcher contre ronflements d’Edwards) ou courses éperdues. 

Plus loin, ce sont encore des diphonies (un souffle calqué dans le soupçon, la juxtaposition d’un aigu de soprano et d’un archet sur cymbale…) ou sur batterie l’apparition de moteurs qui déroutent, déconcertent et captivent. La performance impressionnait hier sur ondes, elle le fait aujourd’hui sur un disque qui autorise en plus sa diffusion en journée.

The Apophonics : On Air (Weight of Wax / Metamkine)
Enregistrement : 2 mai 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Fires Were Set 02/ Met By Moonlight 03/ London Melodies
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

christian asplund comproviser

C’est au ténor seul que l’on retrouve John Butcher sur The Laycock Duos, rétrospective de duos (et trio) « secrets » enregistrés entre 2009 et 2011 par le violoniste et pianiste Christian Asplund. Vingt minutes durant, le saxophoniste converse avec Asplund : interrogeant poliment la résistance du violoniste avant d’en faire un honnête camarade d’exploration sonore, puis donnant du grain à moudre à un pianiste plus nerveux. Plus loin, Asplund montrera davantage de justesse en compagnie de deux de ses références : Malcolm Goldstein et LaDonna Smith.

Christian Asplund : The Laycock Duos (Comproviser / CD Baby)
Enregistrement : 2009-2011. Edition : 2013.
CD : 01/ The Secret Substances, avec John Butcher 02/ The Secret Colors, avec Bill Smith et Steve Ricks 03/ The Secret Soundings, avec Malcolm Golstein 04/ The Secret Voices, avec Stuart Dempster 05/ The Secret Energies, avec LaDonna Smith
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



John Raskin, Carla Harryman : Open Box (Tzadik, 2012)

jon raskin carla harryman

C'est une boîte de Pandore qu'ouvrent Jon Raskin (lecture, saxophones) et Carla Harryman (poésie et lecture) dès les premières secondes d'Open Box – projet mêlant musique et poésie que soutiennent pas moins de neuf musiciens, dont les membres du quartette de Raskin. Mais à l'intérieur de la boîte, trésors et drouille sont confondus.

Doué de parole, le duo explique d’abord les tenants et les aboutissants de leur projet sur fond de guitare et de batterie tonitruant : post-no wave poing levé sans véritable envergure, l'ouverture en appelle au patronage de Zorn ou de Ribot. La suite vaudra davantage que cette simplissime allégeance : Open Box 1 & 2 laissant les deux récitants portés par les surfaces étranges de Gino Robair : torves, les sonorités effacent la mièvrerie du récitatif dans un élan peu commun de poésie urbaine.   

C’est un art de l’étrange, ensuite, qui convoque des vocalisations à la népalaise et un baryton, une pièce de comédie musicale d’expérimentale obédience, un psychédélisme brouillon et les déclamations absconses qu’on croirait sorties d’un pénible jeu de rôles. C’est en conséquence vaguement saoul que l’on sort de cette écoute, demain nous dira-t-il quelle était la qualité de la mixture ?

Jon Raskin, Carla Harryman : Open Box (Tzadik / Orkhêstra International)
Edition : 2012.
CD : 01/ Fish Speech 02/ Open Box Part 1 03/ Open Box Part 2 04/ LA Reactive Meme 05/ Song for Asa 06/ A Sun and Five Decompositions 07/ JS Active Meme
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Tom Waits : Bad As Me (Anti, 2011)

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Bad As Me ne bouleversera sans doute pas la discographie de Tom Waits mais il en est un bon élément. Un CD de rocaille, de folk et le blues, de rock pris aux racines…

Parfois quand même, c’est la grosse cavalerie (Chicago) et on peut frôler la chanson de marin (les Pogues ne sont pas loin sur Pay Me). Pour se rattraper, Waits se déguise en diva post-Billie (Kiss Me touche au cœur sous ses allures de My Man) ou, au contraire, distribue des claques comme lui seul sait le faire (comme Screamin’ Jay Hawkins savait le faire en son temps, sur des canevas aux vapeurs enivrantes).

Sur un disque de chansons, on peut souvent imaginer le chanteur seul et unique interprète ; or Tom Waits est, là encore, un cas à part. Il sait s’entourer. Pour preuve : Marc Ribot à la guitare (et parfois Keith Richards), Gino Robair aux percussions ou encore Clint Maedgen aux saxophones (dont un baryton qu’aurait sûrement embauché sur le champ Little Richard). Avec tout ça, on se dit que si la chanson est aussi bonne que Tom Waits prétend être mauvais (Bad As Me), alors on a bien le droit d'y revenir !

Tom Waits : Bas As Me (Anti / Pias)
Enregistrement : 2011. Edition : 2011.
CD : 01/ Chicago 02/ Raised Right Men 03/ Talking at the Same Time 04/ Get Lost 05/ Face to the Highway 06/ Pay Me 07/ Back in the Crowd 08/ Bad As Me 09/ Kiss Me 10/ Satisfied 11/ Last Leaf 12/ Hell Broke Luce 13/ New Year’s Eve
Pierre Cécile © Le son du grisli


Interview de Gino Robair

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Pour avoir changé ses percussions en surfaces qu’il « énergise », Gino Robair s’est rapproché des sonorités qu’il avait en tête. Enregistrées en 2000 ou en 2009, celles-ci sont à entendre sur deux disques qui scellent sont entente avec John Butcher et sont édités ces jours-ci : Scrutables et Apophenia

... La musique m’a toujours environné, même si j’ai d’abord été intéressé par la country que mon père appréciait et par le folklore hongrois que mon grand-père maternel avait coutume de jouer. A trois ou quatre ans, mon père a essayé de m’apprendre à jouer de la guitare mais je préférais taper avec des cuillères en bois sur les pots et les casseroles que j’attrapais dans l’armoire. Je crois que c’est un truc que j’ai fait dès que j’ai réussi à tenir assis.

Cuillères et casseroles ont ainsi décidé de votre instrument de prédilection ? J’ai tellement harcelé mes parents avec cette idée de jouer de la batterie qu’ils ont fini par m’acheter un kit pas trop cher quand j’ai eu sept ans. J’ai suivi des cours particulier pendant deux ans, j’ai appris à lire et à jouer des rythmes de rock et de jazz jusqu’à ce que le sport me distraie et que j’arrête de jouer. Et puis, à 12 ans, j’ai eu une révélation : mon cousin a apporté un disque des Beatles et, pendant l’écoute, je me suis dit : « eh, mais je peux le faire ! ». A partir de là, j’ai passé des heures et des heures sous un casque à jouer sur des disques des Beatles, de Rush, Elton John, Black Sabbath, Yes et des tonnes d’autres groupes. J’ai aussi gagné les rangs d’une fanfare, ceux d’un orchestre de concert et d’un groupe de jazz au collège, dans le même temps que je prenais des leçons de piano, de batterie et de marimba. Au lycée, j’ai décidé de devenir musicien professionnel, ce qui m’a amené à suivre les leçons de timbales de William Kraft, qui jouait de ces instruments dans l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles. A cette époque j’ai aussi commencé à composer, des pièces pour instruments et bande magnétique.

Quelles étaient alors vos influences ? Essentiellement des batteurs de rock et de pop, mais j’ai toujours été attiré par les musiques « inhabituelles ». A 14 ans, je suis tombé sur Fingerprince de The Residents et j’avais déjà entendu des compositions de John Cage, Steve Reich et Edgar Varèse. J’ai été très influencé par l’usage des percussions dans la musique de Frank Zappa et par les rythmes complexes qu’on y trouvait ; par celle de Gentle Giant aussi… Et puis, quand le punk rock est arrivé, j’en suis tombé amoureux, mes groupes préférés ont été Fear, Dead Kennedys, X et Black Flag. J’ai aussi apprécié beaucoup de groupes estampillés New Wave, surtout Oingo Boingo et les débuts d’XTC.

Comment êtes-vous venu à l’improvisation ? A moins que vous me disiez avoir toujours improvisé…Oui, c’est une chose que j’ai toujours fait, dans tous les aspects de ma vie. Mon professeur de piano au lycée était organiste et il s’est montré d’une grande patience avec un élève qui préférait souvent composer et improviser plutôt que de réviser ses leçons. A tel point qu’il a commencé à m’en apprendre sur la théorie et me laissait l’écouter improviser à l’orgue, ce qui m’a aussi beaucoup inspiré. Evidemment, dans les groupes de rock, les chansons sont créées à partir d’improvisations, c’est pourquoi j’ai pu ressentir le besoin de m’atteler à une musique plus écrite autant que de travailler avec l’improvisation. L’Université de Redlands que je fréquentais avait un New Music Ensemble dont les membres avaient aussi formé un groupe d'improvisation. J’ai donc rejoint ce groupe : The Anything Goes Orchestra (AGO). De temps à autre nous improvisions de minuit à six heures du matin sur les ondes de la station de radio du collège, nous jouions plusieurs disques et cassettes à la fois, interprétions des travaux Fluxus, ce genre de choses… Les membres d’AGO ont monté Rastascan Records aux environs de 1984, et notre première publication a été un flexi qui a été inséré dans des numéros d’Option Magazine. Ensuite, nous avons produit quelques cassettes. Après m’être installé dans la Bay Area en 1986, j’ai relancé Rastascan et ai commencé à sortir des LP et des CD.

Vous me parliez tout à l’heure de votre intérêt pour les musiques « inhabituelles ». C’est ce qui vous a poussé à aller chercher du côté des techniques étendues ? J’ai toujours adoré rechercher des sons qui sortaient du commun ainsi que de nouvelles manières de faire de la musique. C’est ce que j’ai fait en tant que percussionniste. En tant que compositeur, j’ai toujours exploré les combinaisons de timbres et les percussions en promettent d’illimitées. Depuis le début des années 1990, j’ai développé ma propre voix en solo, et j’ai très vite compris que je ne devais pas m’en tenir à la batterie et aux percussions traditionnelles, ou même à des instruments de mon invention. Tout objet est un instrument potentiel, y compris le public.

Pouvez-vous m’expliquer de quoi retourne cette appellation de « surfaces énergisées » (energised surfaces) ? J’ai travaillé d’arrache-pied pour dépasser mon rôle de batteur et de « gardien du temps » et, à un moment donné, je me suis rendu compte que la plupart des sons que j’enregistrais ne donnaient pas l’impression de provenir de percussions classiques. Que je joue de l’archet sur une cymbale ou un tube de métal, me serve d’un Ebow ou frappe n’importe quoi avec une baguette de bambou, c’est à chaque fois une surface que j’ « énergise ». Cette appellation décrit précisément ce que je fais, que je frappe quelque chose, le gratte ou que j’active la peau d’un tambour en soufflant dans un instrument à vent. Dans ce domaine, ma plus grande influence reste les guitares couchées de Keith Rowe et Fred Frith : disons que je tenais à transformer la caisse claire autant qu’ils ont pu changer l’approche de la guitare. J’ai donc commencé à me servir de mes éléments de batterie comme de résonateurs pour d’autres objets, à gratter la peau des tambours avec des cymbales, ce qui, depuis, est devenu une pratique répandue. Je me suis rendu compte ensuite que je pouvais imiter un saxophone en faisant résonner des objets sur mes éléments de batterie ou encore utiliser mon Ebow à même ma caisse claire et ajouter ajouter des objets métalliques (des balais, par exemple).
La deuxième partie de ce challenge était de le faire de manière acoustique plutôt que d’amplifier simplement ces instruments avec un micro et de les transformer en utilisant des pédales d’effets. C’était un des clichés sixties que je tenais à éliminer. Mon idée était de faire sonner les instruments acoustiques de façon à ce que l’on pense qu’ils provenaient d’un matériel électronique. C’est pour cela que j’aime tant travailler avec John Butcher : il fait la même chose avec le saxophone…

Quels musiciens ont exercé une influence sur votre travail ? La liste de mes influences est très, très longue, et il faudrait savoir de quel pan de mon travail on parle – chaque musicien a influencé telle ou telle chose bien spécifique. Par exemple, les percussions du Jaipongan de Sunda  ont beaucoup influencé mon jeu dans le Splatter Trio et dans Pink Mountain. Les concepts de « collage-form » de Braxton ont joué un grand rôle dans mon travail de compositeur, particulièrement sur mon opéra I, Norton. La musique du Zappa du début des années 70 m’a aussi démontré qu’il était possible de jouer un rythme complexe tout en donnant l'impression qu’il est naturel et produit sans grands efforts. Je reçois d’à peu près tout ce que j’entends aujourd’hui, bien que, en vieillissant, je suis de plus en plus inspiré par les sons de l’environnement, qu’il soit urbain ou rural. Mais aujourd’hui, les influences ne sont pas nécessairement musicales. Les livres, les beaux-arts ou encore les choses qui m’arrivent quotidiennement peuvent me révéler de nouvelles possibilités d’approche. Musicalement parlant, je suis sans doute davantage influencé par mes collaborations actuelles que par l’écoute de musique enregistrée. Les artistes avec lesquels j’aime le plus travailler sont ceux qui vont voir au-delà de l’évidence et du confort – Tom Waits, John Butcher, John Shiurba, Liz Allbee, ou Anthony Braxton me viennent tout de suite à l’esprit. Je dois dire que je suis souvent surpris, et en fin de compte inspiré, par les innombrables musiciens que j’ai rencontré en tournée, la plupart développent des choses uniques qui échappent aux médias traditionnels.

Vous m’avez écrit un jour à propos de notre chronique de Blips and Ifs, enregistré avec Birgit Ulher : « C’est intéressant de voir ce duo qualifié de ‘radical improv’. Je ne vois pas bien ce que ça signifie. Pour moi, il s’agit de ma musique, un point c’est tout : des sons que j’aime entendre, qui me ravissent, du « Radical Ear Candy ! »  Le terme « expérimental » aurait-il été plus juste ? Même sous forme de « sucre expérimental »… Il y a un souci avec le terme de «  musique expérimentale ». Certaines personnes entendent ce mot et pensent que le musicien s’adonne simplement à une expérimentation, et il peut arriver que d’une certaine manière ils aient raison. Maintenant, Birgit et moi, pour prendre cet exemple, ne savions pas ce que nous allions faire avant de le faire, ce qui n’est pas plus expérimental que, disons, un compositeur traditionnel qui essaye des combinaisons avant de coucher sa composition sur le papier. Nous expérimentons tous plus ou moins lorsque nous créons de la musique et ce, que l’on donne dans le sérialisme ou la chanson. La différence est que les improvisateurs ne pourront rien changer à ce qu’ils jouent lorsqu’ils le font sur scène, il y a donc un risque d’échec ; le risque de sortir un truc que tu regretteras ensuite. Moi je trouve cela très exaltant. Mais le fait qu’il y ait un tel risque ne signifie pas pour autant que ce soit expérimental. En Anglais, un terme comme “radical improv” semble suggérer que ce que Birgit et moi faisons demandera des efforts à l’auditeur, ce qui peut décourager un public potentiel, peut-être peu ouvert d’esprit, et tendrait à faire croire que ce que nous avons joué n’est destiné qu’à des spécialistes ou des connaisseurs. De mon côté, je ressens ça comme de la musique, tout simplement, que l’on peut écouter même si on s’y connaît peu en art sonore contemporain ou je ne sais quoi… En concert, nous ne prétendons pas donner une expérience d’art supérieur et prétentieux. Nous manipulons plutôt le son selon ce que nous jugeons intéressant d’entendre, sans relation cependant avec le vocabulaire de la musique populaire. C’est peut-être cela qui peut sembler radical aujourd’hui, notamment aux Etats-Unis… Jouer de la musique qui n’a rien de commun avec les styles commerciaux.

En écoutant vos disques, on peut ceci étant parfois entendre des références au folk, aux musiques classique ou électronique… Encore faut-il considérer la « musique électronique » comme un « style »… Pour moi, un synthétiseur analogique est simplement une source sonore, un outil. Quand je joue de la mandoline sur Jump or Die, le Tribute à Braxton publié par Music & Arts, ce n’est pas parce que le folk m’influence mais parce que j’ai trouvé que le timbre de l’instrument épousait la mélodie d’Anthony tout comme le son de la basse clarinette sur ce morceau.

Pensez-vous toujours défendre votre propre esthétique en improvisant ? Je joue beaucoup de sortes de musique, professionnellement ou non – rock, jazz, classique, folk, gamelan. Tout ce que j’ai fait par le passé a une influence sur ma manière d’improviser aujourd’hui et je ne pense pas avoir à défendre une esthétique personnelle. Je joue ce qu’il m’apparaît musicalement sensé, selon la situation, c'est-à-dire l’endroit où je joue et les personnes avec lesquelles je joue. Par exemple, mon travail avec Tom Waits pourrait apparaître comme étant à l’opposé de ce que j’ai fait avec Birgit Ulher ou John Butcher. Or, tout cela vient du même endroit. Quand Tom m’a demandé de travailler à la partition d’une de ses chansons, je l’ai fait par le biais de l’improvisation. En est née une pièce de musique avec un rythme circulaire assez régulier et une sorte de progression d’accords – enfin, pas toujours. Lorsque je travaille avec Butcher ou Ulher, nous profitons d’un langage commun, qui tourne autour des principes de timbre et de densité sous couvert de collaboration instantanée et créative (notez que je n’ai pas utilisé le terme d’ « expérimentation »). Pink Mountain, pour sa part, est un groupe de rock qui se sert de l’improvisation libre pour créer un matériau dont on fera des chansons – d’un certain côté, cela se rapproche de la musique concrète. Dans tous les cas, ce que je finis par jouer doit s’adapter au projet. Les « puristes » de l’improvisation m’en voudront peut être d’avoir dit cela, mais je préfère donner parfois dans l’idiomatique plutôt que de me cantonner au non-idiomatique. D’autant que nous savons bien que le non-idiomatique est devenu un idiome comme un autre... En définitive, j’ai du mal avec les classifications dont les gens se servent pour qualifier la musique. J’aime jouer avec de bons musiciens, quelle que soit la musique qu’il font. Le plus important pour moi restent la surprise et le challenge et je choisis mes partenaires en fonction des possibilités qu’ils m’offrirent à obtenir l’une ou l’autre…

De quelle façon vous avez rencontré John Butcher ? Je l’ai entendu pour la première fois au milieu des années 1990, sur Spellings de la version quartette du Frisque Concordance de Georg Graewe. Butcher était invité à jouer un solo au Beanbenders de Berkeley et, à cette occasion, je lui ai proposé d’enregistrer un disque sur mon label, Rastascan. Pendant son séjour, nous avons joué en studio et pendant cette séance lui comme moi avons adoré le jeu de l’autre. Quatorze ans plus tard, nous continuons de développer notre vocabulaire en duo et continuons à nous surprendre. A la base, j’ai été séduit par son son unique – qui sonne souvent plus électronique qu’acoustique d’ailleurs – et sa musicalité. J’aime particulièrement les façons qu’il a de ne pas se sentir obligé de jouer du saxophone de manière traditionnelle. En fait, j’oublie souvent qu’il joue du saxophone. Ce que j’entends chez lui, c’est un souffle sous contrôle qui génère des sons qu’augmentent des éléments percussifs. Dans l’Ensemble de Butcher, on trouve quelques-uns de mes musiciens favoris, avec lesquels je suis ravi de jouer. C'est une formidable combinaison d’instruments et des musiciens de premier ordre. De plus, dans ses compositions, John a cet art de balancer avec savoir-faire entre structure et improvisation, tout ça fait que la musique coule de source. Malgré tout, le duo reste ma combinaison préférée lorsque je travaille avec lui, car lui et moi rentrons assez profondément dans le son de l’autre. Ce nouveau disque, Apophenia, est un des exemples de cela, si bien que de temps à autre vous ne pouvez pas dire qui joue, de lui ou de moi, tant les timbres auxquels nous travaillons sortent de l’ordinaire.

Pensez-vous que ce travail se rapproche des ouvrages d’un « réductionnisme » qui semble avoir fait école dans le sillage d’AMM, ou de cette « Echtzeitmusik », appellation qui semble davantage satisfaire les musiciens concernés ?
Non. Je ne pense pas du tout appartenir à cette mouvance appelée réductionniste. Ce que je fais, et pourquoi je le fais, vient d’ailleurs, même si à première vue ce que je fais peut parfois sonner comme ce qu’il se joue à Berlin ou Londres. Je me suis intéressé à AMM à cause de leur son, cependant mon oreille rattachait ce qu’ils faisait aux concerts de musique contemporaine, celle de Feldman, Wolff et Cage. En d’autres termes, j’y suis arrivé sous l’influence de Cardew. Les premiers disques que j’ai entendus d’AMM n’avaient pour moi aucune relation avec le jazz. Plus tard, j’ai écouté d’autres disques dans lesquels j’ai entendu de lointains rapports au jazz, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait le plus chez eux. Je ne suis d’ailleurs pas un grand fan de Jazz – avec un J majuscule. J’aime la musique de nombreux musiciens de jazz (Braxton, Sun Ra, Carla Bley, James Blood Ulmer par exemple) mais je me moque un peu de la « culture jazz professionnelle », et surtout de l’arrogance machiste qui entoure le milieu. J’ai eu la chance de jouer avec Braxton, mais je ne pense pas cette musique en termes de jazz. Le ROVA n’est pas du jazz non plus, selon moi. Dans les boutiques, on trouvera leurs disques dans le rayon jazz, mais ils devraient plutôt se trouver dans celui de la musique classique moderne. Bien sûr, ils ont collaboré avec des musiciens de jazz, mais ils ont aussi joué avec Frith et Kaiser et Terry Riley. Or, comme ils jouent du saxophone et qu’ils font une place importante à l’improvisation dans leur travail, ils sont classés sous l’étiquette jazz. Ce qui est une honte, puisque leur musique va voir bien au-delà…

En tant que compositeur, comment gérez-vous ce rapport entre écriture et improvisation ? Je compose et improvise depuis l’âge de 11 ans, et je suis intrigué par les frontières troubles qui délimitent ces deux approches. C’est ce qui m’a amené à la musique de Braxton et du ROVA, comme à certaines formes de gamelan, et à des groupes de rock comme Grateful Dead : où s’arrête la prédétermination et où commence l’intuition ? Mon opéra, I, Norton, décrit d'ailleurs ce rapport, tout comme les groupes dans lesquels je joue, Splatter Trio et Pink Mountain.

Envisagez-vous vos improvisations comme des « compositions instantanées » ou feriez-vous une nuance ? La réponse la plus simple serait de dire « oui, mes improvisations sont des compositions instantanées ». Mais il y a un petit souci avec ça… En effet, si c’est le cas, alors beaucoup d’improvisations sont de bien piètres compositions – parfois, elles peinent à être musicalement intéressantes (tous les musiciens ont leurs coups de fatigue, même Coltrane, Brötzmann, Braxton ou AMM). Une composition vous permet d’arranger les choses selon vos vœux en prenant le temps qu’il faut pour cela. Vous n’avez donc pas d’excuses si la composition est mauvaise. Ainsi, pour moi, il ne s’agit pas de créer une composition sur l’instant. Je me moque de savoir si mes improvisations sont réussies ou agréables d’un point de vue esthétique. Selon moi, improviser devant un public va voir au-delà de la déclamation artistique, cela tient davantage de la preuve de vie et même peut-être de l’affirmation politique radicale. Dans le monde dans lequel nous vivons, cela a pour moi plus de poids que, disons, d’écrire simplement une pièce de musique et de convaincre quelqu’un d’autre de la jouer.

Gino Robair, propos recueillis en juillet 2011.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Bailey, Butcher, Robair : Scrutables (Weight of Wax, 2011)

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Londres, Moat Studios, 3 mars 2000 : John Butcher (saxophones soprano & ténor) et Gino Robair (surfaces énergisées), de retour du Bluecoat de Liverpool où ils ont donné un concert – passé au disque chez Limited Sedition – la veille, retrouvent Derek Bailey (guitare)... A la fin du même mois, ce dernier sera avec le souffleur sur la scène du Vortex, devant les micros d'Emanem (Vortices & Angels)...

Les relations que Butcher entretient alors avec l'un et l'autre de ses partenaires remontent au début des années 90 : solides dès 1995 avec Bailey (dans Trio Playing, Incus), elles ont gagné, en perdurant, une étonnante dimension exploratoire avec Robair, comme le montre leur tout récent Apophenia.

L'interaction des trois musiciens, dans ses crépitements immédiats, semble relever de l'évidence et si l'instrumentarium peut évoquer le Spontaneaous Music Ensemble de 1994 (John Stevens, Roger Smith, John Butcher A New Distance), la qualité particulièrement électrique des échanges l'en distingue évidemment. Rauque, grouillante, la matière sonore est travaillée au plus près, simultanément étrillée, lacérée – Bailey miniaturiste fait aussi danser le fouet – ou ébranlée par les sourdes peaux vibrantes de Robair. Néanmoins, la musique ne s'épuise pas en simple ébullition vertigineuse, et plusieurs développements semblent la conduire vers des plateaux moins hirsutes, à la géologie sonore complexe.

Close combat, oui ! mais avec de grandes oreilles !

Derek Bailey, John Butcher, Gino Robair : Scrutables (Weight of Wax / Metamkine)
Enregistrement : 3 mars 2000. Edition : 2011.
CD : 01/ Almosthenics 02/ Teasing Needles 03/ Cosmetic Halo 04/ Excrescense 05/ Inkling 06/ Frangible 07/ Plugh 08/ Surprise Inspection
Guillaume Tarche © Le son du grisli



John Butcher, Gino Robair : Apophenia (Rastascan, 2011)

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La rencontre n’atteint pas la demi-heure mais Apophenia la remplit en affamée : Saturne glouton dévorant au son de surfaces énergisées (Gino Robair les fait chanter) et de saxophones (que John Butcher peut changer en orgue de barbarie – soit : en instrument à vent rangé parmi les orgues – si lui prend l’envie d’y faire tourner quelques moteurs).

La transformation en question est à entendre deux fois, sur Knabble et Camorra : rotatives en action vomissant des notes singulières sur les surfaces glissantes de Robair et puis dérapages de figures échappées d’un bestiaire. Agiles mais impatientes, celles-ci se laissent emporter par cet implacable esprit de surface : Animus sans fond dont Robair est l'impassible gardien.

Se passant de moteurs, Butcher peine à se faire plus conventionnel sur Fainéant et Jirble : bataillant expérimental sur percussions ici, osant quelques projections avant de calquer ses interventions sur celles de son partenaire ; allant là de graves en sifflements sur des routes sinueuses que polissent les frottements du percussionniste. Tous amalgames qui séduisent sans affect et documentent sans doute davantage l’usage récent (pour avoir débuté sur Carliol) que fait John Butcher de moteurs qui le stimulent.

John Butcher, Gino Robair : Apophenia (Rastascan / Orkhêstra International)
Enregistrement : 15 octobre 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ Knabble 02/ Fainéant 03/ Jirble 04/ Camorra
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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John Butcher et Gino Robair sont programmés ce mercredi soir aux Instants chavirés. A leurs côtés, John Edwards.


Diaz-Infante, Mota, Robair, Rodrigues : Our Faceless Empire (Pax Recordings, 2010)

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Deux émissaires portugais (Ernesto Rodrigues au violon et Manuel Mota à la guitare électrique) sur la Côte Ouest américaine – plus précisément à Oakland où les attendaient Gino Robair (« Energized Surfaces ») et Ernesto Diaz-Infante (guitare acoustique) – provoquèrent Our Faceless Empire.

Au départ : Gino Robair agit en discret dans les cordes : un théâtre miniature se met alors en place, dont les personnages se disputent et dont les choses qui composent le décor ont aussi leurs sons à dire. Tous peinent pourtant à clamer et, à la place, soupirent ou expirent. A-t-on même jamais entendu improvisateurs aussi discrets ? Les instruments sont caressés – de la main, de la bouche ou de l’archet – et les notes qui s’échappent se fondent en drones multiples, qui se balancent et s’évaporent. Pour conclure, les musiciens abandonnent toutes prévenances – vocabulaire télégraphique et râles endurants – mais il est trop tard : l’essentiel a été dit plus tôt, entièrement et dans les soupçons.

Diaz-Infante, Mota, Robair, Rodrigues : Our Faceless Empire (Pax Recordings)
Enregistrement : 2006. Edition : 2010.
CD : 01/ Nosso Rosto Empire 02/ Luftzucker 03/ Mi Conde, el odiosas 04/ O, Bursty Bruegel 05/ Intervalos de confianza 06/ Vida de lujo 07/ Emético Labilty 08/ Um Lilburn em Flovilla 09/ A Cartesian Blaspheme
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Interview de John Butcher

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L'année dernière, le saxophoniste John Butcher s'est fait entendre et remarquer au son de somethingtobesaid (qu'il a produit sur son propre label, Weight of Wax), A Brush With Dignity (Clean Feed) ou encore d'un duo enregistré auprès du batteur Mark Sanders sur la compilation Treader Duos (Treader). Faites prétextes à aller le réentendre sur disques voire à aller l'écouter le 26 février aux Instants Chavirés, voici de courtes réponses à une déjà maigre poignée de questions, puisque si quelque chose doit être dite, ce sera d'abord en musique...

Quel est votre premier souvenir musical ? Sans doute l’excitation autour des Beatles en 1963… Et puis l’école, où nous devions tous jouer de la flûte.

Comment êtes-vous arrivé à la musique ? J’ai d’abord joué avec des copains de classe ainsi qu’avec mon frère, Philip, qui pratiquait la contrebasse. A l’université, j’ai fait partie d’un groupe d’avant-rock, d’un ensemble de vents et de groupes de jazz.

Quels ont été vos premiers instruments ? D'abord la  flûte, donc, et ensuite une très mauvaise guitare, un harmonium, et puis le piano classique et le saxophone – je suis autodidacte à l’instrument.

A quelle occasion êtes-vous passé professionnel ? Mon premier travail rémunéré concernait une tournée que j’ai effectuée avec le London Contemporary Dance Theatre en 1978.

Et concernant l’improvisation ? Je pense que j’ai toujours improvisé, dès le début. Comme beaucoup…

Quel est le rapport que vous entretenez avec le jazz, à la fois personnellement et au travers de votre pratique musicale ? J’apprécie beaucoup le jazz enregistré entre 1920 et 1970. Après, seulement quelques trucs par-ci par-là… Jouer du jazz lorsque j’étais encore étudiant m’a beaucoup appris sur le fait de collaborer avec d’autres musiciens.

Vous vous intéressez aujourd'hui autant à la musique acoustique qu'à l'électroacoustique. Y a-t-il dans votre propre discographie des disques que vous préférez aux autres ? En fait, je ne fais pas de réelle différence entre mes différentes pratiques musicales. Pour ce qui est du disque, Invisible Ear est celui qui m'a demandé avec le plus de précision de tirer un CD des nombreuses possibilités cachées du saxophone.

Vous avez jadis participé aux travaux de Polwechsel, pouvez-vous me dire deux mots de cette collaboration ? Eh bien, ils m'ont invité dans le groupe en 1997, lorsque Radu Malfatti le quittait. Et nous avons travaillé ensemble dix années durant.

L'année dernière, vous avez produit sur votre label le disque somethingtobesaid, commande que vous avait passé un festival de musique contemporaine. Quels moyens avez-vous mis en oeuvre pour satisfaire celle-ci ? Le mieux serait que je vous renvoie aux notes que j'ai écrites à l'occasion de ce concert :

A concern in producing somethingtobesaid has been - as I chip away at, and redirect, the individual freedoms and responsibilities of improvisation, can I replace them with anything as worthwhile?
To my mind, the unique qualities of improvisation come alive when the reason for something happening has only been born in the moments just before it is revealed. Of course, even in a “free” improvisation this will only be part of the story - but it’s one so easily lost when rules, instructions and prearranged actions enter the picture.
The musicians in this octet have developed most of their techniques and languages to serve particular ways of making music, and mismatched methodologies can easily suck the blood from sounds and intentions - meaning relies on context (including that put in place by the listener).

That said, whilst the group has been chosen for a number of reasons, not least is my feeling that these players are sympathetic to compositional considerations. They are certainly expert in those that arise intuitively through group consensus in the moment, and have nothing to do with a piece of paper - but also to the more overt systems of explicit organisation, including concepts that a “composer” might bring.

I have deliberately invited into the project a mix of long-term colleagues and, to me, newer faces. My musical history with Chris Burn stretches back 30 years, from student jazz to free-improvisation and composition; I’ve valued a decade-plus of improvising with Gino Robair, Thomas Lehn and John Edwards, whilst there have been just a handful of encounters with dieb13, Clare Cooper, and Adam Linson.

somethingtobesaid is music that could only happen with these players as it relies on their personal musical materials, judgements and experience - developed and honed in some very different cultures, continents and times. In terms of pre-formulating a piece it’s easy to spot the danger, even temptation, of simply rummaging around in the sonic treasure-chest they provide and imposing one’s ego in the name of order, clarity and the greater good.

As it happens, I have more sympathy in control at the microscopic than at  the macroscopic level - personal rather than global, at least. Partly in keeping with this, the piece has been constructed through a mix of knowing and not yet knowing the musicians’ sounds and methods, some hopeful psychology in predicting responses, engaging with my own personal concerns, tussling with the role of specifics, pondering the value of ideas that can be notated, and having a well founded trust in the power of improvisation - in certain hands.

L'autoproduction de vos travaux, sur Acta et maintenant Weight of Wax, a-t-elle changé quoi que ce soit à votre pratique musicale ou à la manière dont vous pensez celle-ci ? Eh bien, Acta a sorti 14 disques en 14 ans, et Weight of Wax 2 en 4 ans, il ne s'agit donc pas là d'un travail à temps plein... Je pense qu'Acta avait son utilité à la fin des années 80 pour faire connaître la musique que je jouais en compagnie de John Russell, Phil Durrant et Chris Burn, au-delà des frontières anglaises. Et cela nous a certainement donné l'opportunité de jouer dans d'autres pays...

John Butcher, propos recueillis en décembre 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Interview de Birgit Ulher

birgitsli

Née en 1961 à Nuremberg, Birgit Ulher est une trompettiste allemande qui a acquis ces dernières années une excellente réputation dans le domaine de l’improvisation. Organisatrice du festival Real Time Music durant de nombreuses saisons, elle a mené des recherches esthétiques qui se sont traduites notamment par la réalisation de polaroids retravaillés à l’aide de techniques mixtes. Que ce soit en solo ou en groupe (le quartet Nordzucker, ses duos avec Ute Wasserman ou encore Gino Robair), les principaux aspects de son travail résident dans sa quête de nouveaux sons et procédés. L’usage du silence et l’écoute réflexive prennent dans son œuvre tout leur sens. Ses deux derniers albums Blips and Ifs (en duo avec Gino Robair, Rastatscan, 2009) et Radio Silence No More (en solo, Olof Bright, 2009) constituent une excellente introduction à un univers riche et poétique. Le 24 octobre prochain, elle jouera en compagnie du saxophoniste Heddy Boubaker lors du Festival Densités.

Quel a été ton apprentissage musical et quelles sont tes premières influences ? Plus jeune, j'ai commencé deux fois à prendre des cours de guitare, mais à chaque fois, je n'ai pas persévéré plus d'une année. En ce qui concerne la trompette, j'ai pris quelques cours, mais je suis essentiellement autodidacte. Je me suis lancée dans l'improvisation en jouant du free jazz dans un groupe pendant un certain temps. Je me suis d'abord intéressée principalement au free jazz, avant de me plonger dans l'improvisation et les nouvelles musiques européennes. Les artistes qui m'ont le plus influencée alors sont, entre d'autres, Paul Lovens, Manfred Schoof, Günter Christmann, Alexander von Schlippenbach, Derek Bailey, Roger Turner, John Stevens, Phil Minton, Joëlle Léandre, Annemarie Roelofs et Peter Kowald.

L'approche que tu partages avec des artistes comme Mazen Kerbaj ou Axel Dörner se distingue de l'improvisation européenne des années 60 et 70. Certains ont désigné ce renouvellement du langage musical de réductionnisme. Quelle est ton opinion par rapport à cette désignation et quelles sont les caractéristiques de ta musique qui s'en rapprochent le plus ? Je pense que l'utilisation de termes comme celui de réductionnisme est toujours simplificatrice. A mon avis, le réductionnisme consiste à se concentrer sur certains aspects de la musique, les sons peu élevés et le silence par exemple, une approche que je peux partager. Je n'aime pas beaucoup le fait qu'il sous-entende qu'il manque quelque chose à la musique, qui aurait été « réduite », ce qui n'est pas le cas. Ou dans un certain sens, c'est toujours le cas, puisque tout genre musical réside dans une focalisation sur certains aspects sonores. Beaucoup de musiciens sont à mon sens injustement réduits à ce terme. Cependant, il y a de nombreuses caractéristiques de ma musique que l'on pourrait associer au réductionnisme, bien que je ne me sois jamais sentie inféodée à cette étiquette. Depuis que je suis installée à Hambourg, je n'ai pas entretenu beaucoup de relation avec les musiciens qui ont commencé à travailler dans cette voie à Berlin, bien que je sois au courant de leurs recherches. Ce type d'approche repose trop souvent sur des règles strictes qui peuvent conduire à un certain formatage. J'ai toujours préféré travailler selon une approche individuelle plutôt que suivre des règles conceptuelles précises. J'apprécie beaucoup le travail de réductionnistes « originaux » comme Axel Dörner ou Andrea Neumann, qui ont développé quelque chose de vraiment neuf à un moment crucial. Mais, comme avec beaucoup de genres musicaux, certains musiciens le font d'une manière forte et convaincante et puis d'autres suivent et ne sont pas vraiment à la hauteur. C'est ainsi qu'il y a quelques années, le réductionnisme en est arrivé au point mort à Berlin, probablement parce que trop dogmatique. Les musiciens sont alors allés dans d'autres directions.

Favorises-tu parfois un travail de composition. Si oui, comment peux-tu le décrire ? Comme la composition a une bien meilleure réputation dans notre société, certains improvisateurs ont défini leur travail comme des compositions instantanées. Je ne peux pas dire que je favorise un travail de composition. Disons qu'il s'agit d'une autre approche avec des résultats différents. Par moments, il n'y a pas de grande différence entre la composition et  l'improvisation, surtout lorsque tu travailles en solo. Il y a plus de flexibilité dans l'improvisation, tu n'as pas le contrôle sur les musiciens avec qui tu joues, ce qui est pour moi « plus un défi ». De toute façon, peu importe que la musique soit composée ou improvisée, du moment qu'elle est de qualité. J'ai été influencée par des compositeurs comme John Cage bien sûr, mais aussi Christian Wolf, Morton Feldman, Helmut Lachenmann, pour n’en citer que quelques-uns. J'aime beaucoup le travail de composition de Michael Maierhof : très précis, avec de beaux sons durs et beaucoup de silence. Il utilise des sons divisés, comme on peut l’entendre dans le quartet Nordzucker (avec Lars Scherzberg, Chris Heenan et moi-même). Ce que j'apprécie également dans l'improvisation, c'est l'égalité qui existe entre les musiciens. Tu n'as pas de hiérarchie avec le compositeur d'un côté et les interprètes de l'autre. Un autre avantage de la musique improvisée est que tu peux, par la pratique, approfondir la connaissance que tu as de ton instrument. Cela permet de développer de nouveaux sons et langages musicaux. Ces raisons me conduisent à penser que pas mal de musique improvisée actuelle sont beaucoup plus intéressantes que certaines musiques composées.

Y a-t-il des échanges entre ta pratique de la musique et celle des arts visuels ? J'ai toujours aimé le travail de nombreux artistes visuels qui se concentrent sur certaines problématiques bien précises. L'usage de bonnes proportions ainsi que le type de matériel employé sont très importants dans les deux disciplines. Comme j'ai cette formation en arts plastiques, je sais comme il est important de placer les sons exactement au bon endroit. Ensuite, certaines des plus intéressantes idées usitées dans la musique improvisée sont issues des arts plastiques, comme jouer de la guitare sur une table par exemple. Keith Rowe a en effet eu l'idée de Jackson Pollock, qui peignait ses toiles sur le sol. Autre analogie de la musique avec les arts plastiques, je considère le silence et le son comme les aspects négatif et positif d'une même chose, comme une sculpture et l'espace autour d'elle. Pour moi, les passages entre les sons sont aussi importants que les sons eux-mêmes. Quelque part, ils forment les sons. Une des meilleures choses qui puissent arriver dans n’importe quelle pratique artistique, musique comprise, c’est le changement de ta perception. Cela survient parfois après un bon concert, lorsque tu perçois ton environnement sonore différemment qu’avant. Une perception très proche de celle que l’on peut avoir de murs que l’on croyait connaître et qui paraissent différents après un travail de décollage. Les influences d’autres media peuvent être variées. Parfois, tu as l’idée d’enregistrer des sons de la vie quotidienne après avoir vu un spectacle de Sigmar Polke qui a documenté sa vie et celle d’autres artistes en utilisant la photographie. Ou, à d’autres moments, tu t’inspires d’idées conceptuelles, comme jouer chaque jour à un moment précis pour une durée déterminée. Les influences résident également dans le choix de ton matériel, dans la façon dont tu l’utilises, dans ton type de jeu et dans la façon dont l’interaction avec d’autres musiciens se déroule.

Peux-tu citer quelques-uns de tes disques favoris ?
Astro Twin / Cosmos (Ami Yoshida et Utah Kawasaki), Astro Twin + Cosmos (F.M.N. Sound Factory, 2004)
Tears (Ami Yoshida et Sachiko M), Cosmos (Erstwhile Records, 2002)
Nmperign (Bhob Rhainey et Greg Kelley), Nmperign (Selektion, 2001)
Hiss (Pat Thomas, Ivar Grydeland, Tonny Kluften et Ingar Zach), Zahir (Rossbin Records, 2003)
Greg Kelley et Jason Lescallet, Forlorn Green (Erstwhile Records, 2001)
Michael Maierhof, Collection 1 (Durian, 2006)
Agnès Palier et Olivier Toulemonde, Rocca (Creative Sources Recordings, 2005)

Birgit Ulher, propos recueillis en juillet 2009.
Jean Dezert © Le son du grisli


Gino Robair, Birgit Ulher : Blips and Ifs (Rastascan, 2009)

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2009 is undoubtedly a productive year for trumpeter Birgit Ulher and her unconventional artistic path. Three excellent works released so far : Radio Silence No More (solo album on Olof Bright label) Yclept (with Ariel Shibolet, Adi Snir, Roni Brenner, Michel Mayer, Damon Smith, on Balance Point Acoustics) and this duo with Gino Robair (on his own label, Rastascan).

The CD cover summarizes its contents... Signs on the wall, the same signs and scratches which Blips and Ifs contains :  extremely radical improv here, Robair and Ulher renew the collaboration undertaken four years ago and confirm, with the second episode after Sputter (Creative Sources, 2005), their perfect complicity and communion of intents. Purposes fulfilled through seven segments provided by a symmetrical structure : liner notes indicate that Robair plays « voltage made audible » and Birgit also recurs to mutes and radio speakers. The first one takes care to turn analog sources made available via synthesizers into captivating, mesmeric sounds, the second pastes sinewaves and other electronic treatments on alteration stages of her instrument.

The resulting feedback is essentially delicate, passages are rarely a bit more tempestuous, a whispered conversation whose dialogues often overlap and produce interesting composite outputs. Birgit’s playing methods melt into other effects inserted, or, at times, trumpet interventions alternate to spread manipulations, but, however, exchanges between the two musicians are wisely thoughtful, in order to keep uniform the whole recording, which, furthermore, gives continuity to the tracks. A new successful, profitable, creative joint effort, as expected.


Gino Robair, Birgit Ulher, Forty Seven. Courtesy of Rastascan.

Gino Robair, Birgit Ulher : Blips and Ifs (Rastascan)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Forty Seven 02/ Glorp 03/ Five Eleven 04/ Yellow with Antenna 05/ Blips and Ifs 06/ Other Blue 07/ Rings Another Rust
Giuseppe Angelucci © Le son du grisli



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