Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Fritz Hauser : Different Beat (Neu, 2015)

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Si les dix plages qui se succèdent sur ce disque double pourraient n’en faire qu’une, c’est que le travail de Fritz Hauser, on l’a souvent dit, est d’une cohérence rare. Qu’il écrive pour trois ou quatre percussionnistes, pour un seul – certes, doté de « huit bras » – ou pour un ensemble n’y changera rien, ou presque.

C’est bien sûr dans ce « presque » que Fritz Hauser met au jour toutes les nuances que les quatre percussionnistes de We Spoke (Serge Vuille, Julien Annoni, Olivier Membrez et Julien Mégroz) nourriront ici avec lui : sur l’allure changeante de gestes tentés sans cesse par la relâche – qui fait qu’un rythme qui se désagrège trouve un second souffle dans sa chute même (Second Thought) –, au son de cymbales renversées qui, avec l’appui de quelques graves, travaillent à un minimalisme complexe aux couches s’opposant tout en faisant corps (Double Exposition)…

Et puis, sur cette idée de grattage (Schraffur) qu’il concrétise depuis 2008, Hauser entretient son entente avec le quartette de percussionnistes : quelques secondes de silence et c’est le chant discret de gongs que l’on frotte, si ce n’est celui qu’aurait laissé sur son sillage – sur ses sillages, même, auxquels les intervenants accrochent cent rythmes proches mais différents – un train de nuit à l’ancienne.

Autre méthode (autre « concept », pourquoi pas), celle de l’étirement auquel Hauser soumet sur Rundum des notes que l’on dirait sorties de larges plaques de métal et qui cherchent un équilibre sous un ciel grondant. L’ouvrage-reflet est sombre en conséquence, la densité de son atmosphère n’a d’égal que son épaisseur et, pour dissiper les nuages lourds, il faudra que claquent de grands coups de baguettes. Mais l’équilibre tient bon, et cette mise en place de rythmes étouffés et de pulsations louvoyant impressionne autrement encore.



different beat

Fritz Hauser, We Spoke : Different Beat
Neu
Enregistrement : décembre 2014. Edition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Second Thought 02-07/ As We Are Speaking 08/ Double Exposition – CD2 : 01/ Schraffur 02/ Rundum
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Fritz Hauser, Ensemble XII, Steven Schick : Pieces for Percussion (hat[now]ART, 2013)

fritz hauser pieces for percussion

Il arrive que la grosse caisse tonne, que des baguettes commandent des trombes d’eau, qu’une percussion de bois goutte : la nature que Fritz Hauser réinvente sur Pieces for Percussion (recueil de compositions écrites entre 1986 et 2009) est artificielle, et demande aux artificiers application. Précision, même, s’ils veulent correspondre aux attentes du compositeur : faire honneur au matériau et, dans le même temps, sans y paraître, saisir le chant enfoui en lui.

Sous la direction de Steven Schick, l’Ensemble XII – le chiffre dit combien sont les percussionnistes qui le composent – relève avec brio le pari qu’Hauser lui proposa à distance(s). Tombe alors le premier coup, qui libère éléments de batterie et percussions de bois ou de métal. Chacun va, claquant, ronflant, sifflant, chantant, bruissant…, avec ou sans constance, toujours avec aplomb. A la question « comment battre et faire musique ? », les percussionnistes répondent sous la dictée d’Hauser : avec une présence commandée par des notes qui en imposent.

Quand ils ne sont pas tenus – sur miniature prokofievienne ou batucada bâloise –, la mesure peut fuir la régularité et le silence tout sacrifier aux tensions : alors, rumeurs intérieures et chants de surface complètent avec poésie cette étonnante suite d’intentions diverses qui tire sa cohérence de toutes ses réciproques.

Fritz Hauser, Ensemble XII, Steven Schick : Pieces for Percussion (hat[now]ART / Harmonia Mundi)
Edition : 2013.
CD : 01/ 60 02/ Nothing Will Ever Change 03/ Bricco Lu 04/ Die Welle 05/ Le souvenir 06/ Zeichnung 07/ Die Klippe 08/ As We Are Speaking 09/ Zytraffer 10/ 60 – In Space
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Lucas Niggli, Peter Conradin Zumthor : Spiegel (Therme Vals, 2012)

niggli zumthor spiegel

Enregistrés en septembre 2011, Spiegel serait un CD à cinq faces dont les deux premières, interprétations de compositions de Barry Guy et Fritz Hauser, ont été commandées par les Thermes de Vals aux percussionnistes Lucas Niggli et Peter Conradin Zumthor – dont Profos avait était ici célébré.

Pour utiliser un motet de Monteverdi interprété par Mark Padmore (voix) et Elizabeth Kenny (théorbe), la pièce de Barry Guy a des accents d’œuvre noire et fantastique : ponctuant déjà l’enregistrement, Niggli et Zumthor inscrivent en plus dans la roche ses sons gonflés par la résonance de l’endroit – c’est dire la force que la tâche demande. Après avoir rempli de musique l’architecture des mêmes lieux (Sounding Stones), voici Hauser chanté par ses comparses de Trio Klick! sur l’air de Spiegel, œuvre de réflexion et de réverbération qui attendrit un rythme à coups de baguettes surfins : c’est cette fois le temps que l’on inscrit dans la matière, et là l’effet « miroir » des thermes investis.

Trois plages à la traîne : Bubble Ballad (ballade aquatique élaborée par Niggli), Joch (frappes différemment appuyées par Zumthor enfilant un lot de prières empressées) et Water, Wood and Stone (deux mouvements signés Niggli où des baguettes interrogent leur bois et la pierre avant de travailler à l’apaisement). Plus libres d’aspect, elles sont autant de récréations qui recèlent de trouvailles et invitent à la visite de la boutique du lieu – d’autant que l’achat du disque pourra être couplé à celui d’un engageant Valser Nosstorte.

Lucas Niggli, Peter Conradin Zumthor : Spiegel (Therme Vals)
Enregistrement : septembre 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Nig(ra) Z(s)um (Barry Guy) 02/ Spiegel (Fritz Hauser) 03/ Bubble Ballad (Niggli) 04/ Joch (Peter Conradin Zumthor) 05/ Water, Wood and Stone (Niggli)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Fritz Hauser, Boa Baumann : Architektur Musik (Niggli)

fritz hauser boa baumann architektur musik

En 1987, invité par l’architecte Boa Baumann à donner un concert à Castel Burio dans le Piémont, Fritz Hauser découvrait dans le même temps et un collaborateur inspirant et un pays – dans lequel le percussionniste s’est depuis aménagé un asile : Casa delle Masche. C’est l’histoire de cette rencontre et des fruits qu’elle ne cesse de donner que racontent, chacun à sa manière, un livre et un disque.

A l’œil, le premier réserve des couleurs qui parsèment la chronologie qu’Hauser et Baumann ont en commun : photographies et/ou plans du Castel Burio (où furent notamment donné Pensieri Bianchi et installé Fundus) et de Casa delle Masche, des projets d’architecture envisagée comme partition que sont Polyblox à Zurich et Triobox à Aarau, des scénographies de Schallmaschine (l’auditeur pouvant s’y promener à la Caserne de Bâle), Stilllifes et Schraffur (pour gong et théâtre). A l’image, ajouter la présentation par Hubertus Adam de chacun de ces travaux ainsi qu’un long entretien dans lequel Hauser dit voir en l’architecture l'alliée de la musique avant de louer les « boîtes à sons » que Baumann conçoit pour et avec lui.

A l’oreille, le disque découvre la voix de matériaux chantant qui se souviennent ou inventent des scènes de genres étonnamment musical : on y prend plaisir à entendre tomber la pluie ou à suivre le voyage d’un animal pressé, à chercher ce que nous cache Hauser et ce que nous révèle dans le même temps le tour qu’il nous joue, à nous repérer enfin dans cet espace-temps qu’il a pour nous pensés, décomptes dont les codes et balises se chevauchent et interfèrent. La cloche d’une vieille église nous ramène à la réalité : voilà un nouveau rêve que le culte, jaloux sans doute, ravit.

Hubertus Adam, Fritz Hauser, Boa Baumann : Architektur Musik (Niggli)
Edition : 2012.
Livre & CD : Architektur Musik
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Fritz Hauser : Schraffur (Shiiin, 2012)

fritz hauser schraffur

« Ce que j’aime par dessus tout, c’est la transformation du silence en son. Je viens de jouer en concert Schraffur, une pièce que j’ai écrite pour un petit gong, par accident, alors que j’étais invité à jouer dans une soirée en compagnie de cinq percussionnistes : j’ai compris que ce serait le chaos technique alors j’ai développé cette pièce pour petit gong, je l’ai gratté pendant une vingtaine de minutes : j’ai trouvé cette technique, je ne frappe plus, je gratte, je décide d’étouffements puis je gratte avec des baguettes et ça crée des harmoniques incroyables. » [Fritz Hauser, en octobre 2010, dans ces colonnes]

Avec cette pièce pour gong, le percussionniste suisse apporte à l'œuvre solo qu'il élabore depuis plusieurs décennies une résonance ahurissante ; si l'horizontalité ondulante de Schraffur empêche le qualificatif de « sommet », du moins peut-on parler à son sujet de point haut et d'heureuse surprise : la frappe sèche, directe, verticale à laquelle on associait un peu vite Hauser (alors que son jeu de balais aurait dû nous en garder) est complètement écartée ici au bénéfice de la seule hachure – qui n'est pas exactement un frottement (tel qu'Eddie Prévost pourrait en produire par exemple, à l'archet).

En près d'une heure, en une lente progression crescendo et sa redescente, Schraffur (qu'il ne faudrait pas trop hâtivement rapprocher de la composition de Tenney intitulée Koan : having never written a note for percussion), avec ses « moyens limités » (ceux qui, pour Braque, « engendrent les formes nouvelles, invitent à la création, font le style. »), réinvente le gong : du plus concret, du plus mat, au plus abstrait, au plus envoûtant, par l'obstination modeste du percussionniste, navette en main, tisserand à son métier. Dans son titre même, dans son mot, Schraffur le fait entendre : hachure d'abord, grattage du sgraffite ensuite...

Au cœur du geste et dans ses intensités subtilement variables, des impressions d'accélérations et de décélérations surgissent, concourant à l'animation de la structure de ce morceau au bombé de gong, au bombé de soucoupe sonnante qui s'élève, au bombé de mont : le Niesen que Guillaume « grisli » Belhomme évoque justement dans son beau texte d'escorte – et que Ferdinand Hodler peignit.

Une fascinante expérience d'audition. Un grand disque, qui trouve naturellement sa place dans la deep listening collection du label Shiiin, et dans toute bonne discothèque !

Fritz Hauser : Schraffur. For Gong Solo (Shiiin / Abeille Musique)
Edition : 2012.
CD : 01/ Schraffur
Guillaume Tarche © Le son du grisli


Interview de Fritz Hauser

hausersli

A seize ans, la sonorité d’une grande cymbale a ravi Fritz Hauser. Depuis, celui-ci est passé par le Conservatoire de Musique de Bâle, le groupe de rock Circus, des formations d’improvisation dans lesquelles on trouve Urs Leimgruber, Joëlle Léandre, Marilyn Crispell, quelques ensembles de jazz emmenés par Franz Koglmann (présences de Steve Lacy, Ran Blake…) ou Joe McPhee… Aux nombreux disques enregistrés en groupes, ajouter ceux, incontournables, que Fritz Hauser élabora en solo (série de Solodrumming), avant de pouvoir entendre ce Schraffur prometteur que le label Shiin s’apprête à mettre en valeur avec une démesure aussi rare qu’est singulier l’art de la mesure de Fritz Hauser.

Dans l’idée de la musique d’ameublement de Satie, beaucoup de musiciens et/ou de commentateurs parlent aujourd’hui d’une musique d’atmosphères, d’environnement ou même de rumeurs… J‘aimerais savoir si cela te parle… Je pense qu’il y a là dedans l’idée d’une architecture musicale, il s’agit de créer un espace, mais en principe je préfère le silence même si le silence n’existe plus à moins de se cacher sous terre, dans un abri fermé, et encore ce ne serait toujours pas mon idée du silence en fait… Ce que j’aime par dessus tout, c’est la transformation du silence en son. Je viens de jouer en concert Schraffur, une pièce que j’ai écrite pour un petit gong, par accident, alors que j’étais invité à jouer dans une soirée en compagnie de cinq percussionnistes : j’ai compris que ce serait le chaos technique alors j’ai développé cette pièce pour petit gong, je l’ai gratté pendant une vingtaine de minutes : j’ai trouvé cette technique, je ne frappe plus, je gratte, je décide d’étouffements puis je gratte avec des baguettes et ça créé des harmoniques incroyables. Ensuite, j’ai créé cette pièce pour la radio, 50 minutes cette fois sur la même pulsation. Là, je gratte le gong mais aussi le studio, le sol, les murs, tout ce qu’il y avait à gratter je l’ai gratté, ce qui a créé une espèce de lien entre l’espace et le son : l’espace est devenu le son et le son est devenu l’espace. Le disque sortira bientôt sur le label Shiin. On y trouvera aussi Schraffur dans sa version pour gong et orchestre symphonique : j’ai eu la chance d’enregistrer dans la grande salle du KKL de Lucerne à l’occasion du Festival de Lucerne avec une quarantaine de musiciens, des cuivres dans les chambres d’écho, de profiter des résonances, ça monte pendant sept minutes et ça retombe dans le silence… Dans cette salle, le silence c’est autre chose, un peu comme dans une église, ce n’est pas immense mais on y entend les murs, l’écho rebondit. Dans le KKL, quand tu fermes les yeux, tu sens que c’est aéré et alors tu te rends compte de ce qu’est le silence, c’est très touchant.
Par ailleurs, je pense que les musiciens aimeraient bien faire de temps en temps de la musique sans trop être observés. On peut faire partie du monde sans être trop en son centre et j’aime bien cette idée de musique d’ameublement de Satie, la musique de Morton Feldman… Mais c’est très dur de faire comprendre comment ça se déroule… Il y a trente ans, je faisais de la musique dans les rues : les gens passent sans te voir et lentement j’ai compris que j’étais comme un oiseau sur l’arbre, que je chantais, que je faisais mon truc ; parfois les gens restaient et donnaient quelque chose, mais c’est assez dur, il faut vraiment le vivre. Ma personnalité demande de l’attention, et il faut toujours jouer pour quelqu’un. Par exemple, je ne peux pas improviser s’il n’y a personne pour entendre, c’est un peu comme raconter des blagues, il faut que quelqu’un réagisse. Improviser c’est raconter des histoires, même abstraites.

Tu n’improvises jamais seul ? Non, très rarement. Lorsque je joue seul, c’est autre chose, de la recherche acoustique sur mon instrument, et là je n’essaye pas de construire une histoire. C’est comme pour gravir des montagnes : il faut se préparer, connaître les reliefs, entraîner ton corps, ton cerveau, comprendre la météo, etc. Et quand tu es prêt, alors il faut y aller…

Comment envisages-tu l’enregistrement d’un disque ? Est-ce que tu penses alors aux personnes qui l’écouteront ou seulement à ce que tu as en tête ? C’est assez difficile… Mon premier disque, Solodrumming, est assez particulier : il a été enregistré au Gropius Bau à Berlin dont l’acoustique est unique, un peu comme le Taj Mahal, sept seconds de réverbération, ça tu ne peux pas le simuler. Ca a été alors comme si je prenais le micro pour présenter ma musique. Quand j’ai commencé à faire des disques en studio, j’ai écouté ce que nous avions enregistré des 40 concerts donnés avec Urs Leimgruber : en duo ça va encore, mais si tu n’as pas quelqu’un en studio qui te dit qu’il faut y aller, alors après deux jours tu peux te perdre. C’est pourquoi j’ai commencé à inviter des gens en studio pour communiquer avec eux : des peintres, par exemple, pour avoir une connexion avec le monde. Pour ce qui est des disques en live, c’est encore autre chose, ça tient plus du document. Le dernier disque que j’ai enregistré, je suis passé au multipiste : j’ai combiné des couches sonores selon un certain plan. J’ai enregistré pendant trois jours, huit heures de musique par jour, ensuite j’ai arrangé le tout, c’est donc encore quelque chose qui diffère de la prise en direct. A chaque fois, le truc le plus difficile pour moi est ensuite de trouver un public…

Comment imagines-tu les personnes qui écoutent tes disques ? Par exemple, acceptes-tu qu’elles ne soient pas toujours aussi attentives que le mériterait la minutie avec laquelle tu construis seulement quelques secondes de musique ? Eh bien, je me souviens d’une chronique de Pensieri Bianchi, un disque que j’ai enregistré en Italie il y a 20 ans : le premier son qu’on y trouve vient d’un coup que j’ai porté à un bloc de bois. Je crois que j’ai investi 1/3 de tout le temps que j’avais pour enregistrer ce disque juste pour enregistrer ce seul son : au début, ce n’était pas le son que je voulais, avec la résonance dans la salle, etc. Alors, j’ai insisté, j’ai réarrangé les micros sans savoir pourquoi je le faisais mais j’ai dû sentir à ce moment là qu’il était important de travailler ce son. Quinze ans plus tard, j’ai lu une critique du disque dans un magazine canadien [Asymmetry, ndlr] qui disait à peu près : rien que pour la première frappe, ce disque mérite d’être acheté. Mais ça a pris 15 ans, 15 ans pour que quelqu’un me confirme : j’ai entendu ce son, je l’ai compris. Ce genre de retour est nécessaire, d’ailleurs je n’ai pas de feedback sinon : il y a les chiffres de vente des disques mais ça ne me dit rien ; les gens achètent mes disques mais ne viennent jamais me voir ensuite pour me dire ce qu’ils en ont pensé.

Pour revenir au disque, est-ce qu‘il t’est difficile d’envisager un nouvel enregistrement d’un point de vue technique ? Des fois, je ne sais pas… Là, par exemple, on va travailler l’enregistrement de Schraffur avec orchestre. Ca sonne pas mal. C’est la version du KKL et tu y entends aussi la salle. La question est de savoir ce qu’on veut transmettre… Avec Shiin et Stéphane Roux, on a eu l’idée de créer un CD et un DVD sur lesquels on trouvera toutes les versions de Schraffur : solo, orchestre, groupe de percussions, avec chanteuse, version radio, etc. Pour moi, c’est génial de trouver quelqu’un qui me permet de réaliser ça, ce sera une édition limitée, comme un objet de collection... Bien sûr, on a toujours l’espoir de trouver un public plus grand mais il faut se rendre à l’évidence : les solos, surtout, les gens en ont peur. C’est un peu comme un restaurant de spécialités libanaises avec seulement 16 couverts, on n’ose pas y entrer et puis un jour tout est fermé et ce restaurant est le seul ouvert : alors on y va et c’est excellent, on se dit qu’on y retournera mais la fois d’après on reprendra ses habitudes : italien, grec ou français… C’est assez bizarre, mais il faut l’accepter. D’ailleurs, c’est simple, à éviter le mainstream on évite aussi le grand public…

Tu sembles penser ta pratique musicale en terme d’échanges – avec le public ou avec des partenaires, qu’ils soitent musiciens, peintres ou encore danseurs. Tu ne pourrais te passer ni de l’un ni des autres ? La musique, c‚est pour moi quelque chose de très précieux. Je me souviens de Ran Blake du temps de l’enregistrement du disque avec Franz Koglmann… Il y avait un ensemble de 15 musiciens et lui était le soliste. On a répété deux jours durant en studio et on a du régler le son du piano : Ran se place devant le piano, dit qu’il est OK, et commence à jouer. Ce qu’il jouait était tellement magnifique qu’on s’est dit qu’il n’avait pas compris, qu’il pensait peut être que l’enregistrement avait débuté et qu’il fallait l’arrêter… L’ingénieur du son l’interrompt et lui demande de rejouer ensuite : il a ainsi joué trois fois et à chaque fois ça a été magnifique, à chaque fois il a tout donné. Le soir, j’ai eu envie de lui demander comment il faisait au niveau de l’énergie et tout ça, et il me répond : « Tu vois, si on me demande de jouer à 50% pour la balance, ça ne m’intéresse pas. Je ne veux même pas connaître ce feeling parce que si je peux contrôler ça, un jour il arrivera sur scène que quelqu’un pousse le bouton 50% et je ne serais plus dedans. » Pour moi quand je joue, je joue vraiment, où que ce soit. Chacun a son rythme : il y a des gens qui dorment 3 heures d’autres 12 heures ; il y a un joueur de foot africain qui dort 14 heures par jour, il joue avec un club anglais. Il doit trouver 14 heures de sommeil sinon il ne fonctionne pas. Il faut savoir l’accepter. Il faut savoir combien de temps on est capable de jouer par jour.

Et pour ce qui est de ton besoin de l’autre pour jouer ? Eh bien, si je veux faire de la musique seulement pour moi, je peux la faire à la maison. Alors, il ne faut pas demander aux gens de payer pour venir me voir faire ce que moi seul ai envie de faire. Si je te fais la cuisine, je vais vouloir savoir quels sont tes goûts, ce qu’il te ferait plaisir de manger… S’il n’y a pas ce rapport, je ne vois pas comment on peut envisager de faire de la musique. Ce serait comme écrire un livre sans avoir besoin de lecteur, non ?

J’aimerais revenir à cette idée des liens qui existent entre son et espace… Comment as-tu commencé à t’intéresser à eux ? C'est arrivé à Berlin, lorsque je faisais encore du rock : à l’époque, l’idée dominante était plutôt celle de Pink Floyd, c’est  à dire créer son propre son et ensuite l’imposer sur l’espace. Mais quand j’ai commencé à jouer en solo, en acoustique, j’ai compris qu’il fallait bien sûr jouer avec le public mais aussi avec la salle : on ne peut pas imposer un son à une salle, il faut trouver sa résonance, la dynamique qu’elle met à ta disposition… Avant d‘enregistrer Solodrumming, j’avais été invité à jouer au Gropius Bau à l’occasion d’une exposition d’architecture : ce concert, je l’ai enregistré sur cassette et j’ai envoyé une copie à Hat Hut et une autre à ECM, les deux labels qui me semblaient capables d’accueillir ma musique. Trois jours plus tard, Werner Uehlinger de Hat Hut me répond : on y va, on fait un double album de solo, rien que de la batterie. Pour moi, ça a été un rêve. Un an plus tard, je retournai au Gropius Bau pour enregistrer Solodrumming : la possibilité d’enregistrer ma musique dans cette salle, avec cette acoustique immense, m’a fait comprendre beaucoup de choses sur l’espace et le son. Après ça, il est arrivé que je me trompe aussi… Il faut toujours réfléchir, écouter les avis qu’on te donne, sentir le lieu dans lequel tu joues : si tu ne comprends pas comment fonctionne l’espace, ça ne peut pas marcher. C’est à ce moment là que j’ai commencé à changer d‘environnement pour répéter. J’ai acheté cette maison en Italie. Avec l’architecte, on a conceptualisé des espaces pour créer des sons particuliers, plutôt pragmatiquement puisque je n’ai jamais étudié l’acoustique de façon scientifique. Cette maison, je l’habite quatre à cinq mois par an, le reste du temps c’est fermé. Quand j’y retourne, j’ouvre la porte et il y a un silence incroyable. Il n’y a jamais ça. Jamais tu n’es entré dans une salle où il n’y avait rien. Si j’y habitais toute l’année, ce serait différent. Là, il y a tout : tu fais tourner l’électricité, l’eau, il y a les insectes, tout ça : tu entres et tu ressens cette énergie pure… Les énergies aussi sont une chose intéressante : c’est hallucinant ce que tu peux changer autour d’un musicien pour faire qu’il apprenne plus facilement, plus vite ou de façon plus cohérente, en prenant en compte la couleur, les espaces, les résonances, les surfaces, la grandeur de la salle… J’ai ressenti l’importance des énergies pendant des concerts ou des master class… Au final, on ne sait toujours pas ce qui joue la plus : la lumière, l’acoustique, la position du musicien…

Tu parlais d’un nécessaire changement d’environnement pour répéter, mais il y a aussi ton instrument que tu as transformé peu à peu… Quand as-tu commencé à repenser la « batterie classique » ? Ca a commencé avec le trio que nous formions avec Urs Leimgruber et Adelhard Roidinger. Ils m’ont dit tous les deux : « on voyage en train ». Ok, mais comment je fais, moi ? Il fallait trouver une solution mais j’étais jeune et j’ai transporté mes 80 kilos d’instrument. Mais en train tu peux encore te reposer un peu, même si aujourd’hui ils ont changé l’architecture des trains et qu’y voyager avec un batterie est encore plus difficile. Et puis j’ai créé ce programme avec un tambour, ce qui a été une découverte pour moi : jouer sur un seul tambour pendant une heure. Aujourd’hui [enregistrement d’A L’improviste, France Culture, ndlr], c’est la première fois que j’arrive qu’avec des baguettes. Je vais voir sur place ce que je peux utiliser…

L’étape suivante, c’est donc ? Avec les doigts !

Fritz Hauser, propos recueillis le 2 octobre 2010 à Paris.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Fritz Hauser : Pensieri Bianchi (Hat ART, 1990)

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Toujours une résonnance chez Fritz Hauser. Comme si le point d’impact n’était qu’un passage obligé avant la totale libération des fréquences. Fréquences très graves ou très aigues ; fréquences suspendues et jamais aléatoires. Chez Hauser, la résonnance est de proximité ou d’éloignement. Elle joue avec le contraste, s’en délecte.

Inutile d’insister sur la maîtrise du percussionniste. Le frisé est d’une précision diabolique, l’archet crisse et libère des harmoniques singulières, les baguettes sont ténues et légères, les balais cajolent des peaux extrêmement tendues, les gongs et cymbales frémissent d’une lenteur souveraine, la frappe n’est jamais comprimée mais toujours vibrante et fertile. Un disque à redécouvrir et à rééditer d’urgence.

Fritz Hauser : Pensieri Bianchi (Hat ART)
Enregistrement : 1990. Edition : 1990.
CD : 01/ Hexagon 02/ Silenzio rigido 03/ Volo notturno 04/ Heptagon 05/ Bianco ombroso 06/ Cerchio nero 07/ Quadrat 08/ Ballo delle strege 09/ Grigio lontano
Luc Bouquet © Le son du grisli

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Fritz Hauser donnera un concert en solo ce samedi midi, 28 août, à la Chapelle Saint-Jean de Mulhouse dans le cadre du Festival Météo.


Fritz Hauser : Sounding Stones (Therme Vals, 2000)

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L’architecte Peter Zumthor, lauréat cette année du prix Pritzker, écrivait dans Penser l’architecture : « Une bonne architecture doit accueillir l’être humain, le laisser vivre et habiter ». Le percussionniste Fritz Hauser, de savoir habiter l'œuvre d'un architecte pour qui la musique compte : preuve donnée sur Sounding Stones, enregistrement sur lequel Hauser joue de pierres musicales élaborées par Arthur Schneiter au sein des Thermes de Vals, création de Zumthor.

De ses instruments originaux, Hauser sort un lot de rumeurs qui l’environnent bientôt : nappes sonores et notes égarées se rapprochent puis progressent de concert, lentement. Tandis qu’ici s’impose un drone léger, s’immisce ailleurs un rythme refusant qu’on le suive et qui s’échappe bientôt, loin d’une musique de traîne qui, partout ailleurs, bat la mesure à coups d’intérêts mélodiques ravissants. Sculptures, clochettes, cymbales et toms, aux murmures amassés sur cadences diverses, les Thermes de Vals pour tout réceptacle : haute musique d’ameublement installée en architecture d’exception.

Fritz Hauser : Sounding Stones (Therme Vals)
Enregistrement : 2000. Edition : 2000.
CD : 01/ Sounding Stones 1 02/ Sounding Stones 2 03/ Sounding Stones 3 04/ Sounding Stones 4 05/ Sounding Stones 5 
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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