Interview de Frode Gjerstad
Aujourd'hui, 24 mars 2008, Frode Gjerstad a 60 ans. Ancien partenaire de John Stevens et Johnny Dyani (au sein de Detail), ce multi instrumentiste s’est fait collectionneur de collaborations décisives (Derek Bailey, William Parker, Kevin Norton) et meneur de projets différents bien que tous sans concessions (Calling Signals, Circulasione Totale Orchestra). Sur son propre label, Circulasione Totale, il vient de produire un nouvel enregistrement du trio qu’il mène depuis une dizaine d’années, aux côtés de Paal Nilssen-Love et Oyvind Storesund.
... Lorsque j’ai eu 9 ans, en 1957, mon père nous a offert à ma soeur et à moi un phono d’occasion, accompagné de nombreux 78 tours et de deux ep tirés de The Benny Goodman Story. J’ai tout de suite été attiré par ce son, et ce que j’ai ressenti a d’abord été la liberté avec laquelle ces musiciens jouaient leur musique : Teddy Wilson, Gene Krupa, Harry James et Lionel Hampton sont devenus des noms qui représentaient une musique qui n’avait rien à voir avec celle que j’avais pu entendre auparavant. A cette époque, le seul nom de jazzman que je connaissais était celui de Louis Armstrong. Et puis, en écoutant la radio, j’ai découvert Coleman Hawkins, Ben Webster et quelques autres encore. Celui dont je me souviens particulièrement est celui d’Eric Dolphy, en raison de son incroyable jeu à la flûte. A mes oreilles, il me faisait l’effet d’un oiseau, et j’étais très impressionné par la manière dont il ponctuait de ses sons la musique qu’il jouait. En ce qui concerne le rock, des trucs comme Elvis, cela ne m’a jamais vraiment touché. Je voyais cela comme étant d’une qualité en dessous de ce que j’entendais dans le jazz. Enfin, je me suis quand même intéressé aux Beatles, aux environs de 1964, mais ça n’a pas duré. Je suis passé rapidement aux Rolling Stones, aux Animals, et puis au blues : Howlin’ Wolf, Bo Diddley, Muddy Waters, Lightnin'Hopkins... Je me suis acheté une guitare électrique pour en jouer un peu avec quelques copains.
Et en ce qui concerne le free jazz ? En 1966, je crois, je suis tombé à la télévision sur un musicien qui jouait du saxophone et du violon avec une intensité que je n’avais jamais rencontré jusque-là. C’était Ornette Coleman. Sans doute à l’époque du Golden Circle. Sa conviction et son intendité étaient incroyables. Plus tard, j’ai commencé à lire un peu Down Beat. Albert Ayler était en couverture du premier numéro que je me suis acheté. Son interview m’a laissé avec pas mal de points d’interrogation, je ne savais pas encore qui il était et de quoi il parlait exactement, mais il y avait quelque chose dans cette interview qui me disait qu’il fallait que je l’entende. Je lisais tout ce que je pouvais trouver qui avait un rapport au jazz, et j’ai dépensé beaucoup d’argent, dans des disques de Leadbelly aussi bien que dans ceux de Monk.
Quand votre pratique instrumentale a-t-elle débutée ? J’ai joué de la trompette et du cornet pendant quelques années dans un orchestre de l’école. A cette époque, j’étais obnubilé par Miles Davis, Cannonball Adderley et John Coltrane. Je jouais aussi dans un groupe de blues, mais, lorsqu’est sorti In A Silent Way (Miles Davis, ndlr), le groupe de blues avec lequel je jouais a commencé à dérailler vers d'autres sortes de sonorités. Nous jouions de la musique dansante pour les jeunes gens, et puis nous improvisions totalement un morceau, qui pouvait durer un set entier. Ce qui signifiait alors que nous jouions pendant une heure sur un seul et unique accord. Et puis, un jour, le saxophoniste a dû quitter le groupe, et on m’a demandé de faire un choix : soit, de me mettre au saxophone, soit, de quitter le groupe à mon tour. Ca a été un des grands moments de ma vie !
Comment s’est faite votre rencontre avec John Stevens ? Jusqu’aux environs de 1968, les musiciens américains étaient les seuls qui existaient pour moi. Je lisais le Melody Maker, dans lequel j’ai, un jour, lu une interview de John Stevens. Il m’a tout de suite fait l’effet d’un homme qui avait des opinions et des idées originales. Un peu plus tard, Bobby Bradford était interviewé tandis qu’il jouait au sein du Spontaneous Music Ensemble. Lui aussi m’a donné l’impression qu’il était un homme à part. A l’automne 1981, j’avais un concert de prévu avec le pianiste Eivin One Pedersen, mais sans batteur. Alors, je me suis dit ”pourquoi ne pas essayer, pour une fois, de jouer avec une véritable batteur ?”. J’ai alors pensé à John Stevens, que j’avais rencontré deux ans plus tôt à Londres. Je l’appelle, et il rapplique. Nous avons répété une fois, et avons fait ce concert ensemble, et ça y était : je me suis senti tellement libre et si plein d’énergie aux côtés de John qu’il m'a été difficile de redescendre après le concert. Il a alors suggéré que l'on fasse appel à Johnny Dyani, son contrebassiste préféré. Nous avons alors fait notre première tournée avec Dyani en mars 1982, sous le nom de Detail. Nous avons joué au Festival de Molde cet été là... Puis, plus tard dans l’année, notre pianiste est parti et nous avons continué de nous produire en trio jusqu’à ce que Johnny ne meurt, en 1986. Peu avant sa mort, nous avions fait une tournée en Angleterre en compagnie de Bobby Bradford. Après cette tournée, je me suis fait voler mon ténor et mon embouchure, après quoi je n’ai jamais pu retomber sur le son que j’avais à l’époque. Je n’étais pas satisfait de mon nouveau ténor, et je me suis mis à jouer sur un vieil alto de la marque Martin, sur lequel j’ai tout à coup trouvé le son qui me correspondait. Le trio a pu poursuivre son travail, et nous avons alors accueilli de nombreux musiciens : Paul Rutherford, Barry Guy, Dudu Pukwana, Evan Parker, Harry Beckett... Après la mort de Dyani, le contrebassiste Kent Carter a rejoint le groupe. Il vivait en France et avait joué aux côtés de Steve Lacy pendant pas mal de temps. Avant cela, il y eut aussi Paul Bley... Durant les dernières années, nous avons joué avec Billy Bang, et puis de nouveau avec Bobby Bradford, qui adorait le jeu de Kent. Je pense que la musique que nous jouions au sein de Detail était trop jazz pour les gens intéressés par l’improvisation, et trop improvisée pour ceux intéressés par le jazz. Nous étions assis entre deux chaises, même si je pense encore qu’il s’agissait là de bonne musique. J’aime relier musique et rythmes, s’une façon ou d’une autre. Je pense que la musique évolue bien mieux ainsi. Parfois, lorsque je joue a-rythmique, je sens qu’il est plus difficile de s’investir. J’aime quand la musique est ”hot”, quand je me sens tout à coup comme dans une église dans laquelle les esprits te frappent, me sens en transe ou dans un état proche de l’orgasme. Grâce à John, j’ai donc rencontré beaucoup d’excellents musiciens. Il m’a aussi initié à son univers rythmique. Jusqu’en 1993, il m’a souvent invité à joindre son Spontaneous Music Ensemble, un groupe unique, l’un de mes préférés en tout cas à avoir versé dans la ”free music”. Nous étions très proches, et lorsqu’il est mort, en 1994, j’ai perdu un excellent ami, qui m’a souvent donné de précieux conseils. Nous avons enregistré ensemble sept disques avec Detail.
Comment envisagez-vous personnellement cette ”free music” ? Je ne la considère pas comme étant une musique intellectuelle, bien au contraire, je crois même en l’opposé. En ce qui me concerne, ma pratique a surtout à voir avec l’émotion, a un côté spirituel aussi. Il s’agit avant tout de sentiments et d’émotions.
En ce qui concerne le jazz, quels musiciens citeriez-vous comme influences ? Il y en a beaucoup : Ben Webster, Miles Davis, Ellington, Coleman Hawkins, Ornette Coleman, Jimmy Lyons, John Tchicai (à l’alto!), Sonny Rollins, Sam Rivers, Andrew Hill, Paul Bley...
Votre carrière est parsemée de rencontres et de collaborations, pouvez-vous nous parler de quelques-unes d’entre elles ? Eh bien, je rentre tout juste d’une série de six concerts donnés avec Han Bennink. Juste lui et moi. Je l’ai rencontré en mai dernier, nous avons joué ensemble une trentaine de minutes, c’est un homme délicieux ! Voyager avec lui est d’une facilité... C’est une personne très positive, qui me rappelle en plusieurs points John Stevens. Je regrette de ne pas l’avoir contacté plus tôt. J’aurais dû... La plupart des personnes que j’ai rencontrées se sont montrées très gentilles. On entend ceci ou cela sur telle personne, mais lorsqu’il vous arrive de jouer avec elle, dans 99% des cas, tout se passe à merveille. Nous avons tous nos côtés obscurs, mais je me suis rendu compte que dès que la musique part, les gens se concentrent et oublient qu’ils doivent repartir le lendemain à 6 heures du matin. Si vous êtes honnête et ne réservez aucune surprise à vos partenaires, tous se passe au mieux. Très souvent, j’ai été nerveux à l’idée de jouer aux côtés de quelqu’un que je ne connaissais pas. Comme la première fois, avec Bobby Bradford : mes genoux tremblaient tellement que j’avais du mal à me tenir debout. Une simple blague de Bobby a suffi à tout faire rentrer dans l’ordre. Lorsque j’ai rencontré William Parker à New York, il avait l’air d’un homme ordinaire. Il n’essaye d’impressionner personne puisque c’est un homme en paix avec lui-même. Tout comme Hamid Drake, qui est un autre partenaire délicieux. Ils savent ce dont ils sont capables et ne ressentent pas le besoin de démontrer quoi que ce soit. Je pense encore qu’avoir rencontré John Stevens, avoir joué avec lui et être devenu l’un de ses amis proches, a été l’une des périodes les plus importantes de ma vie musicale. C’était un homme humble, lui non plus n’était pas là non plus pour impressionner, mais pour vous rendre heureux et vous confronter au challenge. Tant que vous donniez de votre mieux, tout allait bien. C’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait. Un grand musicien, et un philosophe qui fumait Camel sur Camel.
Quand avez-vous formé le trio avec lequel vous venez d’enregistrer Nothing Is Forever ? En 1998. Je menais un ensemble de 10 musiciens, Circulasione Totale Orchestra, projet qu’il m’était alors impossible de poursuivre pour plusieurs raisons. Parmi ces musiciens, j’ai décidé de garder Paal Nilssen-Love et Oyvind Storesund pour repartir d’un trio qui, lorsqu’il serait au point, pourrait accueillir davantage de musiciens. Cette expérience nous a plu à tous les trois et, petit à petit, nous avons donné des concerts et avons tourné à l’étranger. A cette époque, Paal autant qu’Oyvind étaient frais et dispos, et nous avons maintenus notre trio. En décembre dernier, nous avons bouclé notre troisième tournée aux Etats-Unis et il semble que nous avons là-bas un petit public bien à nous. Paal et moi retournerons là-bas en août. Paal est très occupé ces jours-ci, et il n’est disponible que deux semaines par an, alors que j’en espérerais quatre. Quant à Oyvind, il joue maintenant de la contrebasse au sein de Kaizers Orchestra, un groupe de rock très populaire maintenant. C’est pourquoi je recherche maintenant d’autres personnes avec lesquelles jouer...
Nothing Is Forever est sorti sur votre propre label, Circulasione Totale, sur lequel vous avez déjà beaucoup publié. Administrer son propre label est-il une nécessité pour un musicien comme vous ? ”Administrer son propre label”, c’est une blague... La plupart du temps, j’essaye de faire sortir par d’autres que moi mes enregistrements. Mais, de temps à autre, je le fais moi-même, ou nous le faisons en trio. J’utilise ces disques pour faire un peu de promotion, ou je les vends les soirs de concert, ce qui est pratique. Il serait bien de pouvoir sortir un nouveau disque à chaque fois que débute une tournée, histoire de pouvoir payer l’essence. Si nous nous occupons de cela nous-même, nous récupérons plus d’argent et nous pouvons agir sur le prix du disque.
Pensez-vous vos disques comme autant de manifestes esthétiques ou comme des documents relatifs à votre parcours de musiciens ? Je pense que chaque CD est un document. C’est pourquoi j’enregistre la plupart du temps la musique que je donne en concerts. Nous sommes beaucoup plus concentrés devant un public. J’apporte mon Mac et quelques micros, et puis je m’occupe du mixage à la maison. J’aime beaucoup procéder comme ça, je le fais depuis pas mal de temps maintenant. Le mixage dépend d’un processus qui s’avère être lent pour moi parce que je ne lâche pas l’affaire avant d’être tout à fait satisfait du son. Ou presque tout à fait satisfait...
Comment pourriez-vous définir la musique que vous jouez sur ce disque ? Cela sonne parfois comme un free jazz en voie d’apaisement... Cette musique est celle d’une soirée de 2007 passée à Oslo. J’essaye effectivement de ne pas jouer aussi durement ou aussi fort qu’avant parce que je n’en vois plus l’intérêt maintenant. Je rejouerai certainement fort aux côtés de Peter Brotzmann... Et puis, j’aime pouvoir faire entendre les belles sonorités dont sont capables les clarinettes. Cependant, je pense que ma clarinette est assez bruyante de temps à autre. Nous avons fait une petite tournée en Angleterre quelques mois avant l’enregistrement de ce disque, et nous avons partagé la scène avec Ab Baars et Ig Henneman. Ab est un merveilleux joueur de clarinette, j’ai tellement eu peur lorsque je l’ai entendu qu’il m’a été difficile de jouer ensuite. Il produit des sons merveilleux, que je lui envie.
Sans nier les passages appuyés du disque, cet apaisement pourrait découler de votre expérience... L’improvisation pourrait être un moyen d’en apprendre encore sur vous-même ? Aujourd’hui, j’essaye de me perdre. J’essaye d’oublier tout ce que je sais. C’est pourquoi les clarinettes me tentent aujourd’hui, parce que je ne peux pas réellement en jouer. A l’alto, je peux jouer des standards et me référer au vocabulaire du jazz. Aux clarinettes, il m’est impossible de le faire avec la même efficacité, ce qui me confronte à quelque chose de plus surprenant. J’ai une très ancienne clarinette en Mi bémol, qui sonne vraiment faux, et à laquelle je ne me suis jamais entraîné, pourtant, j’en joue sur ce disque parce que, selon les doigtés que j’utilise, je ne sais pas ce qui va en sortir. Je jouais aussi de cet instrument aux côtés de Derek Bailey sur le disque Nearly a D (”Presque en Ré”, ndrl). Jouer de la musique de cette façon provoque la surprise, et la surprise est ce qui m’intéresse aujourd’hui.
Quels sont les projets qui vous occuperont ces prochains jours ? Quelques concerts de mon Circulasione Totale Orchestra sont prévus en mai. Stavanger, là où j’habite, sera aussi capitale européenne de la culture en 2008 et, pour l’occasion, ils m’ont donné un peu d’argent pour me permettre de former un nouveau groupe, qui comprendra des musiciens tels que Louis Moholo-Moholo, Morten J. Olsen, Anders Hana, Nick Stephens, Paal Nilssen-Love, Ingebrigt H. Flaten, Børre Mølstad, Sabir Mateen, Kevin Norton, Bobby Bradford, Lasse Marhaug et John Hegre. Nous joueraons ensemble à Stavanger et Moers en mai, Molde en juillet, Tampere, Oslo, Trondheim, Bergen, Copenhague, et ailleurs sur le continent en novembre. En mai, je jouerai aussi en compagnie de John Edwards et Mark Sanders au Festival de Bergen. En août, cette tournée américaine avec Paal Nilssen-Love... Il y aura aussi un projet un peu spécial : Peter Brötzmann et moi joueront de la clarinette avec le Nordic Voices, un groupe de sept vocalistes. La musique sera écrite pour les chanteurs, et Peter et moi improviseront. Le compositeur de l’oeuvre, Oyvind Torvund, a combiné une pièce qui permet aux musiciens d’entrer en connexion, et j'espère que nous pourrons la jouer dans d'autres églises d’Europe.
Frode Gjerstad, propos recueillis par Guillaume Belhomme en mars 2008.