Philippe Crab : Fructidor - Mostla del Mashuke (Le Saule, 2016)
Dans la continuité du déjà copieux Ridyller rasitorier rasibus (2015), le pantagruélique Fructidor voit Philippe Crab enfoncer le clou de la plus belle des manières. C’est-à-dire en malaxant et touillant jusqu’à plus soif les divers éléments d’un univers musical devenu familier sans s’adonner, toutefois, à la redite paresseuse. Immédiatement reconnaissable entre toutes, la musique fertile du malicieux Crab jette l’auditeur pour une nouvelle première fois dans un monde revu et augmenté, le précipite dans l’attention obligatoire. Prodige crabien de parvenir à perpétuer ainsi la rumeur d’un microsome aussi singulier tout en l’enrichissant et le renouvelant en profondeur à chaque nouveau disque.
Le primat accordé cette fois-ci à l’idiolecte ou au patois témoigne par exemple de cette envie jouissive de tordre le cou au langage commun et de façonner une langue libre et gouleyante qui ferait fi du sens immédiat au profit de l’absurde et, surtout, d’une musicalité de tous les instants. Etonnant jeu de passe-passe où les mots se dérobent, se précipitent, se bousculent, ouvrent, presque par inadvertance, la porte de la rêverie, constituent le réceptacle, la chambre d’écho d’un imaginaire, sinon d’une mémoire laissée sens dessus dessous. Fourmillent illuminations et événements instantanés, ressuscitent sensations forcloses, irriguent les souvenirs d’un jadis escamoté. Une poésie prise dans les ronces du dadaïsme se fait jour (« enfourcher son dada indélébile » chante l’auteur sur An Orlan d’Omalie), se déploie, et laisse au final palpiter un panthéisme matérialiste, une gourmandise terrienne. Des histoires à dormir debout (celles d’un dénommé Mashuk, double/hétéronyme de Crab, voyageur parti sans but bien avéré) qui se prennent les pieds dans les racines et tombent la tête la première dans la boue.
Mais plus encore que cette langue dévoyée, c’est la musique de Crab qui trouve sur Fructidor matière à s’émanciper et frémir comme jamais. L’influence du guitariste Eric Chenaux s’avère prégnante : à l’instar du musicien canadien, lui-même inspiré par Ornette Coleman, Crab appréhende moins la mélodie comme un chemin à arpenter du début à la fin que comme la parcelle d’un tout indiscernable, flouté, incertain. Comme si les sons remontaient du fond de sa guitare, s’égaraient sur les cordes, se faufilaient sous ses doigts, au risque du désaccord, avant de glisser ailleurs. En outre, l’arrière-plan sonore des morceaux, plus travaillé que sur l’album précédent, ajoute à ces sentiments de profusion et confusion mêlés : si la guitare acoustique demeure l’instrument central, la colonne vertébrale des morceaux, bruits concrets et bidouillages sonores multiples, enregistrements vocaux et greffes rythmiques en constituent les haubans nourriciers. Un déroutant entrelacs qui fait la part belle à l’impensé et épouse une géographie musicale aux abords d’un tropicalisme baroque, tout aussi indéterminée que ne l’est la langue taillée dans le vif. Nul doute que ce tourbillon musical a à voir avec l’enfance (à plusieurs reprises elle est convoquée vocalement au travers d’enregistrements), avec la volubilité qui agite dans un même mouvement caprices déraisonnables et tourmente impassible. Logique d’un esprit libre touillant avec gourmandise les lignes de fuite, jusqu’à une épiphanique confusion des sens.
Philippe Crab : Fructidor - Mostla del Mashuke
Le Saule
Enregistrement : mai 2016. Edition : 2016.
CD / LP / DL : 01 / Esve Mashuku 02 / An Orlan d'Omalie 03 / Couloir 04 / Dans un jeu video 05 / Aqua 06 / Riveron 07 / Rufus et Sainte Thérèse 08 / Les asphorjonbadèles 09 / Vindilis 10 / Tombe Issoire
Fabrice Fuentes © Le son du grisli