Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Ross Bolleter : Frontier Piano (WARPS, 2014)

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« L’heure de la mort sonne un jour pour tout piano ; une fois passé, il chante une tout autre chanson. » En boucle, Ross Bolleter, que son intérêt pour les pianos à deux doigts de ne plus l’être continue – après Secret Sandhills and Satellites, Night Kitchen… –  de travailler.

Le charme qu’il trouve aux carcasses abandonnées interroge encore : leur petite musique est-elle encore musique ? C’est qu’à « l’instrument classique par excellence » le piètre état impose l’à-peu-près, si ce n’est l’injustifiable, et l’inattendu. De son enveloppe défaite une poignée d’oiseaux peut avoir fait son nid – c’est ce qu’on peut imaginer à l’écoute de la première pièce de ces deux disques –, sa sonorité dégradée ne s’avère pourtant pas moins capable : de mélodies malhabiles, de combinaisons rythmiques, d’arpèges tordus, de troubles comptines, de coups autrement expressifs…

Bolleter peut aussi se saisir de plusieurs pianos que lui ont préparés la nature et le temps qui passe. Il les empile alors, ou les imbrique, et entame un concert. C’est l’ « après Mozart » qu’il envisage maintenant : en pianiste régressif, il invente un art autrement probant : petite musique de déchéance aux joyeux airs de Carmagnole.

Ross Bolleter : Frontier Piano. A Double Album of Pieces for Ruined Piano (WARPS)
Edition : 2014.
2 CD-R : CD1 : Terra Nullius 02/ Living Daylights 03/ Dead They Sing… 04/ Paddock Grand 05/ Sombre 06/ Trespass 07/ Pioneer Piano 08/ Home Truth 09/ Nasal 10/ Ancient Challenge 11/ Envoi – CD2 : 01/ Dominion 02/ Eye Music 03/ Après Mozart 04/ Bleached Oats 05/ Family Diary 06/ Antoinette 07/ Time and Fevers Burn Away…
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Interview d'Anthony Pateras

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Peu de temps après avoir vu paraître aux Editions Mego Errors of the Human Body EST, le pianiste (d’origine) Anthony Pateras publie une rétrospective sobrement intitulée Selected Works 2002-2012. L’occasion pour lui d’en parler comme d’en dire à propos de Thymolphthalein ou encore du trio qui l’associait à Sean Baxter et David Brown.

... Encore enfants, mes parents ont émigré de Macédoine en Australie au début des années 1950. A Melbourne, toutes les communautés avaient coutume d’organiser des rencontres de danses et des pique-niques durant lesquels tous parlaient du « vieux pays ». A ces occasions, il y avait toujours de la musique. Ce dont je me souviens en particulier est d’un clarinettiste fabuleux mais dont le son était toujours très mauvais – il avait l’habitude de jouer faux, et puis il y avait trop de réverb, des larsens…  Ce qui donnait des danses macédoniennes complètement folles, bruyantes et qui crépitaient ! Les gens n’arrêtaient pas de danser en cercles, tandis que les autres enfants et moi essayions de briser ces cercles…

Quel a été l’instrument avec lequel tu t’es toi-même mis à la musique ? Ca a été le piano, que j’ai appris comme presque tous les enfants de banlieue à cette époque. Ca n’a pas été un choix, mais j’ai beaucoup aimé ça. J’ai commencé très jeune. Dès le début, mon apprentissage a été riche de musiques différentes – je me souviens avoir veillé souvent avec ma sœur pour regarder des clips, danser dans le salon sur David Bowie… Mais je jouais aussi du classique et j’écoutais les disques de folk de mes parents, qui venaient de Macédoine mais aussi de Bulgarie ou de Grèce. Ma mère appréciait aussi Nat King Cole – elle était obnubilée par la culture américaine des années 1950. Je regardait aussi beaucoup les Marx Brothers – Chico et Harpo ont été des influences précoces, dans The Big Store notamment. J’aimais aussi la façon dont la musique classique était utilisée dans les dessins-animés, comme dans The Cat Concerto de Tom & Jerry...



... Je suis arrivé au piano préparé parce qu’après quatorze années de musique classique, je n’en pouvais plus. Je jouais très bien le répertoire, mais je ne savais que faire de mes compétences dans un pays qui offrait peu de structures pour les représentations, la seule option restant d’enseigner à mon tour et de répéter le cycle. Je pense que la même chose est arrivée à beaucoup de musiciens « classique » qui ont un jour goûté à l’improvisation, à la préparation… On atteint le fond d’une impasse culturelle et il te faut trouver des solutions si tu tiens à rester musicien. Le piano préparé a été la mienne. Un de mes amis, violoncelliste, m’a conseillé de me rendre à LaTrobe, où se trouvait à cette époque le département de musique le plus avancé d’Australie : il comptait un studio de musique électronique, des classes d’improvisation, et les personnes qui enseignaient la composition étaient passionnantes… Aujourd’hui, il a fermé et ce genre d’endroit n’existe quasiment plus en Australie malheureusement. A LaTrobe, j’ai donc découvert des musiques importantes qui venaient d’Europe et des Etats-Unis, j’ai aussi beaucoup appris sur l’histoire de la musique expérimentale australienne – avec des gens comme Percy Grainger, Keith Humble, Felix Werder, et même Tristram Carey (qui est arrivé d’Angleterre au début des années 1970.

En relisant la chronique de Chasms, j’y trouve le nom de Ross Bolleter. Connaissais-tu ses activités ? La première fois que j’ai approché le travail de Ross, c’était à l’occasion de ma participation à Pannikin, un projet de Jon Rose qui se proposait, disons, d’évoquer une suite d’Australiens ayant une approche singulière de la musique. Sue Harding, par exemple, qui compose avec des imprimantes matricielles, ou encore, un type de l’Ouest qui pouvait à la fois chanter et siffler des fugues. Ross apparaissait sur la vidéo réalisée pour ce spectacle, et il me fallait improviser sur des images de lui en train de jouer d’un des pianos en ruines du sanctuaire. J’aime vraiment beaucoup ses disques.

Dans le livret qui accompagne Collected Works, tu parles notamment de Ligeti. Quels sont tes rapports avec les compositeurs de musique contemporaine ? Plus jeune, je jouais beaucoup ce genre de musique, alors, peut-être que quelques-unes de leurs manières de structurer les choses a eu un effet sur moi ; mais quand j’ai entendu pour la première fois Atmosphères, j’ai compris que l’orchestre pouvait être dirigé d’une tout autre façon. Ensuite, j’ai entendu de lui Volumina et Continuum qui m’ont fait comprendre que la vivacité pouvait transformer le son d’un instrument en quelque chose de totalement différent. Je pense qu’il a été une sorte de pont lorsque j’apprenais à m’ouvrir davantage aux propriétés de l’acoustique pour élaborer des textures sonores plus étranges… Pour ce qui est de mes influences, je dois ajouter qu’étant enfant, je jouais beaucoup aux jeux vidéo (Atari) chez mes voisins, qui possédaient beaucoup de disques de Jean-Michel Jarre. Nous jouions donc à Centipede au son d’Oxygene et Equinoxe. Je pense que cette façon physique et frénétique de jouer à ces jeux liée à la musique électronique a eu un effet non négligeable sur mon approche musicale.

T'es-tu intéressé aux synthétiseurs ? Oui, bien sûr. J’étais très jeune dans les années 1980, et quand les DX7s et ESQ1s sont apparu, un nouvel univers a ouvert ses portes. Un autre grand moment a été lorsque les musiques de jeux vidéo sont passé du mono au quatre pistes – je n’arrivais pas à croire qu’un ordinateur pouvait rendre des sons aussi sophistiqués (même si aujourd’hui je déteste l’inécoutable soupe pseudo-symphonique qui accompagne la plupart de ces jeux – vivent les bips !). J’ai toujours été très sensible au design sonore, notamment celui des films de science-fiction et des dessins-animés. La télévision australienne nous passait après l’école un épisode de Star Blazers, après quoi j’ai été obsédé par Tron, par exemple – les sons de Frank Serafine sont incroyables à entendre. L’architecture qui fait son lot d’un futur fantasmé, de vastes espaces, de vide, d’immeubles intergalactiques, de murmures mystérieux, j’adore tout ça… A l’heure où je te parle, j’ai THX1138 sur mon iPod, avec les interviews de Walter Murch, c’est incroyable… Mais c’est à LaTrobe que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à la musique électronique ; c’est là aussi que j’ai entendu pour la première fois de la musique concrète… Maintenant, j’ai l’impression aujourd’hui que la musique électronique est devenue trop simple, qu’elle manque d’une discipline. L’électronique d’aujourd’hui me fait l’effet d’être trop nostalgique ou pas assez originale, parfois même les deux. Compte tenu de la façon dont internet a affecté les priorités créatives dans le sens où le réseau étouffe tout travail – je pense qu’il est besoin de s’opposer à ce qui se passe aujourd’hui avec des idées provenant d'une réalité physique bien établie. Nous pouvons utiliser des choses du passé, bien entendu, mais il est important pour les idées d’avoir un rapport étroit avec le moment présent. Le danger est celui de se complaire dans un fatras de représentations plutôt que d’être véritablement nous-mêmes. Le spectacle est une sinistre forme de contrôle, et beaucoup d’artistes se transforment facilement en professionnels du spectacle.  Maintenant, la chose la plus importante pour moi a été de voir Machine for Making Sense à l’Université de LaTrobe en 1997. Le concert était incroyable. C'est à partir de là que j’ai voulu mélanger musiques composée, improvisée et électroacoustique, et m’atteler à une musique qui serait la mienne propre. Je pense que Machine for Making Sense est le groupe le plus cool qui n’ait jamais existé.

Quelle distinction pratique fais-tu entre improvisation et composition ? L’une et l’autre révèlent-elles la même chose de tes vues musicales ? La différence entre composition et improvisation dépend vraiment du musicien. Je pense qu’il est possible d’improviser à un haut niveau d’intégrité compositionnelle tout autant qu’il est possible de composer avec une énergie égale à celle que l’on trouve dans l’improvisation, c’est d’ailleurs ce que j’essaye de faire. Est-ce que ça marche ? ça, je ne sais pas… en règle générale, je pense que les improvisateurs n’en savent pas assez sur la composition, et que les composeurs ignorent trop l’improvisation. L’une et l’autre demandent beaucoup de discipline et d’engagement. J’essaye de faire les deux du mieux que je peux, mais en ce moment j'approfondis surtout mes expériences d’improvisation avec des personnes qui ont su garder un sens du défi. Selon moi, par exemple, Pateras/Baxter/Brown en était arrivé à un point où ce que j’y entendais ne me surprenait plus du tout, et c’était un problème. Avec Thymolphthalein, nous travaillons à des structures fluides, mais qui ont aussi des desseins arrêtés. Rien de neuf, Earle Brown faisait ça il y a 60 ans, mais ce qui rend ce truc puissant c’est que nous pouvons réaliser des choses impossibles à faire en improvisation, tout en profitant de la vitalité de l’improvisation. Le caractère électroacoustique du projet apporte à la sonorité une certaine fraîcheur, tout comme le fait que tous les membres du groupe connaissent beaucoup de musiques différentes, ce qui multiplie les possibilités.

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Comment as-tu pensé Thymolphthalein ? Chaque année, la SWR organiste Total Meeting Music à l’occasion duquel ils proposent à des compositeurs de mettre sur pied un projet à mi-chemin entre jazz et musique contemporaine. C’est une sorte de concert de rêve dans le sens où tu choisis les membres d’un groupe avec lequel tu répètes une semaine durant dans un studio incroyable et qui donne ensuite trois concerts lors d’une tournée suivie par les gens de la radio, qui enregistrent le tout. L’un des plus célèbres projets de cette sorte est la rencontre entre Penderecki et Don Cherry au début des années 1970. Steve Lacy ou le Phantom Orchard ont aussi participé à cet événement. Donc, j’ai moi-même formé ce groupe, Thymolphthalein. C’était complètement fou, j’enseignais la composition à Perth à cette époque – l’idée qu’une radio allemande m’envoie en Europe, me demande de former mon propre groupe et de composer pour lui afin de diffuser le tout sur les ondes dépassait l’entendement. Alors, j’ai appelé Jérôme Noetinger, Clayton Thomas, Will Guthrie et Natasha Anderson, nous avons passé d’excellents moments et depuis nous continuons à jouer ensemble. A la fin, ça ne sonnait pas très jazz, mais en même temps j’ignore un peu la signification de ce terme, alors pas de surprise… Ce groupe est la raison pour laquelle je vis en Europe actuellement. A chaque fois que nous jouons, il se passe un truc terrible, alors qu’il est plutôt difficile de créer en quintette, d’obtenir à la fois de l’espace et de l’énergie sans se départir d’une certaine intégrité formelle.

On ne retrouve pas d’enregistrement du groupe dans tes Selected Works. Comment s’est fait le choix de son contenu ? Mon objectif était plus ou moins de clarifier ce que je fais – de dire que j’improvise et compose avec la même envie, et pour des instruments très différents. J’ai sorti quelques bons disques, des choses qui n’arrivent qu’une fois, et je voulais les partager avec toute personne qui pourraient y trouver quelque chose. Je pense aussi qu’il est intéressant de réunir les pièces pour orchestres et les pièces pour percussions à côtés d’improvisations au piano et à l’orgue : pour y déceler les liens qui les rapprochent, qui sait ?

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Anthony Pateras, propos recueillis en juillet 2012.
Photos : Sabina Maselli & Aaron Chua
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Ross Bolleter : Total Piano (Thödol, 2021)

A l'occasion (et jusqu'à) la parution, à la fin du mois d'avril 2022, de l'anthologie du Son du grisli aux éditions Lenka lente, nous vous offrons une dernière salve de chroniques récentes (et évidemment inédites). Après quoi, ce sera la fermeture. 

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C’est loin, l’Australie. Heureusement, Ross Bolleter nous envoie-t-il de temps à autre des nouvelles du pays. Sur disques, ses pianos-épaves nous parlent du temps qu’il fait comme du temps qui passe. Sur ce monde à l’envers souffle, depuis 1987 – année où, à Nallan Sheep Station, le musicien tombe « nez à nez » avec son premier piano en ruine –, un vent contraire : à l’invariable rigueur de Bach et de Beethoven qu’il servit d’abord sur piano classique a succédé la variété des surprises, l’inconvenance parfois des notes inattendues.

J’avais donné dans le piano préparé pendant trois années sans jamais être tout à fait satisfait du résultat. Ce vieux piano à Nallan Sheep Station avait, en quelque sorte, était préparé par la nature, évoluant au gré du temps et des négligences. C’était quelque chose de beaucoup plus sauvage que tout ce que j’aurais été capable de faire en continuant à préparer moi-même mes pianos. Le piano en ruine est un champ de possibilités illimitées. Alors, j’ai parcouru le pays à la recherche d’autres pianos abandonnés. (…) Le piano en ruine bouscule le piano classique. Il renverse les styles et traditions de l’hémisphère nord que l’Australie s’est empressé d’adopter à travers un usage préétabli du piano, instrument qui peut faire figure de symbole de la culture musicale européenne, voire, d’un certain impérialisme culturel. Tout ce que le 19e siècle a pu produire de fabuleux, comme Schumann, Brahms et Chopin, se dessèche et se dégrade au contact d’un tas de bois pourri aux cordes rouillées. Sous cette forme, le piano trouve son côté aborigène, retourne à la terre. Ross Bolleter, le son du grisli

Dans Du piano-épave / The Well Weathered Piano, « unique traité de composition sur instrument en décomposition » écrivais-je dans la préface de ce livre publié en 2017, Ross Bolleter raconte son histoire par le texte et par l’image. Le lecteur s’était à peine remis du voyage que d’autres (bonnes) nouvelles nous arrivent du musicien : la carte postale est à l’échelle du pays d’où elle est partie : quatre disques d’enregistrements récents sur pianos divers (épaves mais aussi préparés ou de salon), pour combien de façons de les envisager ?

L’opération impressionne toujours. Dans un piano niche par exemple un vol d’oiseaux, d’un autre s’échappe une comptine en perpétuel déséquilibre, d’un troisième sourd une danse étouffée depuis des lustres… C’est tout l’art de Bolleter de mettre au jour des bruits insoupçonnés, des expressions clandestines et même des chants enfouis… Sur l’instrument, dans l’instrument aussi, il furète en éclaireur, récolte en connaisseur puis compose en esthète.

Parfois, c’est tout le piano qu’il retourne et agite comme pour déloger le diable qui y avait élu domicile. Ce sont d’autres sons alors : grondements formidables, grincements derniers et terribles échos. C’est surtout un couplet de plus qui augmente sa chanson. Une fois celle-ci terminée, on imagine le musicien reprenant ses esprits, abandonnant derrière lui la carcasse éreintée pour prendre le chemin qui le mènera jusqu’au piano suivant. Poussé par ce vent contraire qui invite aux découvertes. Ce vent contraire que Ross Bolleter nous souffle à l’oreille.

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Ross Bolleter : Night Kitchen (Emanem, 2010)

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Une autre heure de ruines. Night Kitchen est aussi un recueil de nocturnes : quatorze improvisations sur pianos en lambeaux comme sont quatorze les pinturas negras de Goya – Saturne travaille d’ailleurs aussi Ross Bolleter, gardien d’instruments que le temps accable.

Enregistrées entre 2002 et 2009, ces improvisations ne sont donc pas toutes neuves mais donnent simplement de nouvelles preuves de l’obsession de Bolleter qui combine, dans l’ordre : un intérêt pour les carcasses défaites, un autre pour le geste improvisé et un dernier pour la surprise née des conséquences de ce geste – notes inattendues, au bon vouloir de la carcasse. Depuis la sortie de Secret Sandhills, combien l'instrument piano a-t-il reçu de coups qui cherchèrent tous à en extraire l'âme vertueuse, à le défaire du goût classique ou à en tordre l'élégance installée ? Sous les coups de Sophie Agnel, Magda Mayas ou Jacques Demierre, encore récemment, l’instrument a défailli, avec pertes et fracas s'est défait de sa superbe ou plutôt l'a échangée contre une autre.

Si la démarche de Bolleter est différente – avec soin et portant plutôt assistance, l’Australien s’applique à faire chanter encore cinq instruments qui avaient pris goût au repos du sanctuaire –, les résultats obtenus sont assez proches : drones et parasites se bousculant (The Red Way), suppliques de cordes craignant chaque nouveau pincement (Torque), dernières complaintes entêtantes (Her Long Night’s Festival) ou endormissements sur berceuses (Night Sky at Tjunta). Quatorze chants sortis d’improvisations noires sur instruments dénaturés deux fois : par les ravages du temps puis par les bienveillantes mais, au final, angoissantes idées fixes de Ross Bolleter.

Ross Bolleter : Night Kitchen. An Hour of Ruined Piano (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ The Red Way 02/ Goya’s Dog 03/ Salt 04/ Ravine 05/ Gong Heaven 06/ Cohabitation 07/ Kiss Kiss 08/ Asmodea 09/ Torque 10/ Five 11/ rear View 13/ Her Long Night’s Festival 14/ Night Sky at Tjunta
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Greg Goodman : The Construction of Ruins (The Break Doctor, 1982)

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I drew inspiration from Greg Goodman's 1982 recording The Construction of Ruins (the Australian Site), especially his solo piano improvisation The Nullabor is Not Flat, where the strings of the piano were loaded up with 2 Emu  beer cans, 7 cardboard coasters, 2 bars railway soap, 1 time and location schedule, 1 packet railway coffee, and much, much more... All gathered from Goodman’s four day journey on the Indian Pacific from Sydney to Perth. The Construction Site was Berkeley, San Francisco and Perth. See.

Greg Goodman : The Construction of Ruins (The Break Doctor)
Enregistrement : 1982. Edition : 1982.
LP : A01/ The Nullarbar is Not Flat: Goodman B01/ U-DAG: Goodman, Rose B02/ Dingos In Quest: Goodman, Kaiser, Rose B03/ Notes: Goodman
Ross Bolleter © Le son du grisli.

bolleterPianiste australien, cofondateur du WARPS, Ross Bolleter s'attache à faire sonner encore pianos en ruines ou soumis aux intempéries. Secret Sandhills and Satellites, rétrospective de son oeuvre, a été édité en 2006 par Emanem.


Interview de Ross Bolleter

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Pianiste australien interrogeant les possibilités restantes de pianos en perdition – qu’il classe selon différentes catégories : neglected, abandoned, weathered, decayed, ruined, devastated, decomposed, annihilated -, Ross Bolleter présentait en 2006 sur le label Emanem un florilège de ses plus récents enregistrements : Secret Sandhills and Satellites. Occasion de revenir sur une obsession curieuse, un disque réussi, et sur l’association qu’il a créé en 1991 en compagnie de Stephen Scott, le WARPS, ou World Association for Ruined Piano Studies.

… A l’âge 11 ans, mes parents m’ont acheté un accordéon sur lequel j’ai appris à jouer des thèmes folkloriques, des airs d’opéra, des tangos, la Toccata et fugue en ré mineur de Bach. Mais dans les années 1960, l’accordéon avait plutôt mauvaise réputation, et, pendant mon adolescence, je me suis mis au piano : j’improvisais ou interprétais des versions de symphonies d’Haydn ou Beethoven, de lieds ; j’explorais des opéras comme Pelléas et Mélissande, Tristan und Isold, aussi… A l’université, j’ai appris l’histoire et la théorie de la musique, et me suis adonné au contrepoint et à la composition de pièces sérielles. A cette époque, Perth ne comptait pas de Conservatoire, alors, plutôt que de perdre mon temps à marteler des standards des 18e et 19e siècles, j’ai préféré me tourner vers la musique médiévale et me suis intéressé aux répertoires de Cage, Boulez, Ligeti, et d’autres. La musique contemporaine avait alors quelque chose de visionnaire, et j’ai élargi grâce à elle ma faculté à évaluer les possibilités musicales.
Puis, à vingt ans, j’ai étudié le piano classique auprès d’Alice Carrard, qui a été la première pianiste à jouer les Concertos pour piano de Bartok en Australie. Ça, c’était dans la journée… La nuit, je gagnais de quoi faire vivre ma famille au piano-bar du Hilton.

Quand est né votre intérêt pour les pianos en ruine ? J’ai découvert mon premier piano en ruine en juin 1987, alors que j’étais en vacances en famille à Nallan Sheep Station, Australie. Le propriétaire des lieux m’avait indiqué la présence d’un piano dans les environs, et, bien qu’il s’agissait pour moi et ma famille d’une période de vacances, je n’ai pu m’empêcher d’aller voir à quoi il ressemblait. Il était pourri… Je me suis approché, ai déposé mon enregistreur Marantz et ses micros sur le bois et j’ai commencé à jouer. Je me souviens des fourmis qui allaient et venaient sur l’instrument. La fille des propriétaires, qui devait avoir huit ans, m’observait tandis que je m’étais mis à genoux pour libérer les cordes graves coincées dans le mécanisme. Le piano s’est alors mis à gémir. Après quelques minutes, la mère de la petite a accouru et a couvert le visage de sa fille de sa robe à fleurs pour la protéger. La mère était sur le point de me dire quelque chose mais je lui ai montré les micros de la main droite, terminant ma performance de la main gauche. Elle a quand même fini par m’interrompre: “Vous avez terminé ?”. Alors, oui, j’avais terminé. Avant de finir sa vie dans son abri, ce vieux piano, un Jefferson, avait passé une année sur le terrain de tennis de l’endroit où nous séjournions. Il avait été exposé à la chaleur, avant de souffrir d’une crue subite. J’y ai trouvé à l’intérieur beaucoup de traces de boue. Quarante ans plus tôt, ce piano avait pris place dans un bar de Big Bell, une ville construite autour de mines d’or.

Et depuis, vous ne jouez presque qu’exclusivement sur pianos détruits… J’avais donné dans le piano préparé pendant trois années sans jamais être tout à fait satisfait du résultat. Ce vieux piano à Nallan Sheep Station avait, en quelque sorte, était préparé par la nature, évoluant au gré du temps et des négligences. C’était quelque chose de beaucoup plus sauvage que tout ce que j’aurais été capable de faire en continuant à préparer moi-même mes pianos. Le piano en ruine est un champ de possibilités illimitées. Alors, j’ai parcouru le pays à la rencontre d’autres pianos abandonnés.

Est-ce qu’improviser sur de tels pianos change votre manière de jouer ? C’est une question très intéressante. Je pense que jouer sur des pianos en ruine m’a fait prendre en compte des aspects du son que j’avais l’habitude de filtrer en jouant de façon conventionnelle – par exemple, je refusais tout bruit de pédale, luttais contre le plus petit grincement du mécanisme. Le jeu sur piano en ruine a modifié mon approche du piano en bon état. Lorsque j’improvise sur un tel piano, je vais chercher à mettre à mal la mesure ou à sortir des bruits qui pourraient me rappeler ceux d’un piano en ruine.

Est-ce aussi une sorte de réaction vis-à-vis du sérieux qui entoure en général la pratique de cet instrument ? Le piano en ruine bouscule le piano classique. Il renverse les styles et traditions de l’hémisphère nord que l’Australie s’est empressé d’adopter à travers un usage préétabli du piano, instrument qui peut faire figure de symbole de la culture musicale européenne, voire, d’un certain impérialisme culturel. Tout ce que le 19e siècle a pu produire de fabuleux, comme Schumann, Brahms et Chopin, se dessèche et se dégrade au contact d’un tas de bois pourri aux cordes rouillées. Sous cette forme, le piano trouve son côté aborigène, retourne à la terre. Mais, pour être honnête, cette musique sortie de ruines n’est pas seulement une réponse aux traditions musicales européennes – ce qui créerait une sorte de dépendance à ces traditions. J’estime que le piano en ruine a une puissance expressive qui lui est propre. Dans la mesure où je travaille chaque jour à la création sur de tels pianos, je pense que mon approche artistique tient aussi du sérieux – quoique j’espère quand même ne pas être trop lourd…

Ceci dit, un instrument dans cet état ajoute davantage d’imprévus à votre pratique de l’improvisation… Oui. Il y a toujours une part de chance dans l’improvisation. D’ailleurs, trop la planifier peut couper le musicien de mille possibilités fortuites. Un degré considérable d’incertitude fait naître les surprises et ouvre les portes de possibilités charmantes issues de la confusion et de l’échec. Les pianos en ruine sont davantage sujets à la dérive que les autres, et l’interprète doit s’adapter en conséquence. Plus généralement, il offre des possibilités et l’improvisateur doit répondre à cette offre. C’est pour cela que je ne m’approche pas des 4 pianos que j’ai installés dans ma cuisine avec une idée préconçue concernant ce que je pourrais tirer d’eux. Je n’y interprète d’ailleurs aucune pièce écrite. Je dois être à l’écoute de ce qu’ils peuvent offrir à tout moment et je soumets mon propre travail à ces possibilités là. Sur un piano en ruine, l’improvisateur est lui aussi à la dérive, confronté à davantage de risques.

En tant que créateur, vous connaissez sans doute aussi bien la composition que l’improvisation. Quelle différence faîtes-vous entre ces deux pratiques ? L’improvisation, à ses bons moments, profite au mieux de décisions prises sur l’instant et produit une musique qui, à en croire mon expérience, est différente de celle issue d’un processus plus délibéré. Néanmoins, il me prend de temps à autre l’envie de donner dans le contrepoint ou dans des complexités structurelles qu’il serait inenvisageable d’atteindre via l’improvisation directe. C’est pourquoi je compose en combinant mes improvisations. Pour ce faire, je commence par éliminer à peu près 95 % de mes enregistrements improvisés pour obtenir le matériau adéquat à ce processus. J’emmène ensuite les parties restantes en studio, les réinvente, les assemble. Ces dernières années, j’ai bénéficié de l’aide d’un jeune et brillant producteur, Anthony Cormican, qui utilise Protools avec une habileté et une finesse incroyable. Je suis obnubilé par les textures, les proportions que doivent suivre les différents éléments de ma musique, et m’inquiète du rendu des transitions d’un enregistrement à l’autre. Cette partie du travail est hautement réfléchie et prend beaucoup de temps ; elle demande de l’attention, de la réflexion. Et puis, je ne cesse de multiplier les essais, de tester des combinaisons. Cela peut me prendre des années pour confectionner un morceau. C’est comme ça qu’a été fabriqué la pièce intitulée
Secret Sandhills (2001-2006).

secretCelle qui a donné son nom au recueil paru sur le label Emanem : Secret Sandhills and Satellites. Celui-ci revient sur 4 années d’enregistrement. Comment avez-vous élaboré une la sélection? La pièce Secret Sandhills était le coeur de mes attentes. De toutes mes œuvres, elle était celle que je voulais présenter au monde. En 2000, je suis tombé sur une peinture de Timmy Tjapangati, intitulée Secret Sandhills (1972) lors de l’exposition Papunya Tula: Genesis and Genius organisée à l’Art Gallery of New South Wales. Lorsque j’ai vu cette peinture, j’ai été envahi par sa puissance et j’ai commencé à noter les impressions musicales qu’elle faisait naître en moi. Mais je ne l’ai pas utilisé comme inspiration visuelle, j’ai préféré qu’elle parle d’une autre manière de la forme des improvisations que j’avais enregistrées les deux années précédentes sur six pianos différents – 4 provenant d’Alice Springs, région dans laquelle Timmy Tjapangati est né, et 2 autres provenant des Murchison Goldfields, dans l’Ouest de l’Australie. Entre ces deux points, il y a le désert, dans lequel est né et a grandi Tjapangati, désert qui prend la forme de ce que je pourrais appeler une « oeuvre de ruines ». Après avoir rassemblé ces improvisations enregistrées sur DAT dans la chaleur et la poussière – je me souviens de l’odeur des rats morts qui se trouvaient dans le fond de quelques uns des pianos -, je suis retourné à Perth et j’ai commencé à assembler Secret Sandhills. Avec l’aide d’Anthony Cormican, j’ai édité ces enregistrements et quelques field recordings. En un certain sens, il s’agissait là de la deuxième étape de ma « construction de ruines » - un procédé de composition qui a germé peu à peu en moi. Une précédente version de cette pièce datant de 2002 durait 42 minutes. Je l’ai réduit à 28 minutes pour les besoins d’une installation au Totally Huge New Music Festival de Tura en 2005. Au travers des sons de pianos que j’y utilise, je pense y exprimer la souffrance du peuple aborigène, celle causée par l’invasion de leur pays. Cette pièce est ma tentative d’apaiser le malaise dans lequel me met cette histoire. J’ai choisi les autres morceaux de ce disque en fonction de leur capacité à démontrer la variété de sons que peuvent offrir différents pianos en ruine, selon aussi que l’on en joue en solo ou à plusieurs. Parfois, une simple improvisation peut faire l’affaire, et tient lieu de composition. Beaucoup des « satellites » de Secret Sandhills… sont des improvisations brutes. Pour compléter mon propos, j’ai aussi choisi une pièce élaborée à partir d’un piano préparé. Je crois que ces pièces sont les plus fortes de toutes celles que j’ai créées ces quatre dernières années.

Ces 11 morceaux délivrent une atmosphère assez particulière, d’autant que vous y utilisez quelques field recordings… Vous semblez donner davantage d’importance à l’environnement de votre instrument qu’au vôtre, comme si chacun de vos pianos était un univers à part entière, est-ce que je me trompe ? Pour moi, l’environnement est aussi important que le piano. L’univers sonore de cet environnement et celui du piano en ruine sont intimement liés. Il s’agit ici, je pense, de piano comme de paysage, et de paysage comme de piano. Si je vais plus loin, dans une de mes pièces, appelée Dominion, j’expose virtuellement mon piano à l’eau (le disposant dans l’océan ou dans des marais, le confrontant à la pluie ou à des cours d’eau), histoire que ces intervenants se modifient l’un l’autre. Le son d’un piano en ruine est assez ouvert. Il accueille avec bienveillance l’irruption d’un aboiement, la mise en marche d’un camion ou la voix d’un propriétaire se plaignant de la sécheresse. L’intimité que le piano en ruine entretient avec son environnement pose en définitive cette question : « Qu’est-ce qu’un piano ? »

En studio, quelle est la nature de votre recours à l’overdubbing et quels en sont les effets sur vos créations ? L’overdubbing m’est d’une grande aide, et je l’ai utilisé sur Secret Sandhills pour servir un contrepoint et construire une texture particulière. En même temps, j’aime la clarté, et j’essaye de ne pas trop multiplier les couches sonores dans mes compositions. En réalité, je suis la plupart du temps en train d’enlever des choses de mes enregistrements – une sorte d’ « underdubbing ». Plutôt que l’overdubbing, je préfère souvent jouer de 2 ou 3 pianos en même temps. De plus, c’est un challenge, et cela permet de gagner du temps en studio. En ce qui concerne les possibilités digitales, j’aime tout particulièrement les réverbérations multiples qu’Anthony Cormican créée – à la fin de Secret Sandhills, par exemple. J’appelle cet effet le « murmuring warmth » [« chaleur murmurante », ndlr.]. Dans les années 1990, je revenais d’un concert lorsqu’en passant une voie de chemin de fer, je me retrouve perdu parmi un groupe d’aborigènes assis autour de feux. Ils parlaient à voix basses qui m’arrivaient de partout – des centaines de personnes parlant calmement dans une nuit de brume. Je ne peux décrire ce moment que par cette expression « murmuring warmth ».Certes, j’étais perdu, mais étrangement rassuré aussi.

En écoutant le morceau intitulé Save What You Can, il semble possible de faire un parallèle entre votre musique et un art que l’on dit brut. Avez-vous déjà envisagé cela ? Votre pratique artistique fantasme-t-elle les gestes du fou ou de l’enfant, que certains théoriciens de l’art ont pu évoquer pour expliquer l’œuvre de certains peintres ou sculpteurs ? Non, je ne vois pas mon travail comme étant de l’art brut. Je travaille intuitivement, mais cela n’a rien à voir avec la façon de faire du fou, ou celle d’un enfant. Plus profondément, je me nourris des traditions avec lesquelles je suis entré en contact, même si la musique que je joue ne sonne pas comme de la musique traditionnelle.

Quelles sont justement les influences qui nourrissent votre musique ? Quelques-uns des compositeurs qui m’ont le plus inspiré sont Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Janacek, Webern, Henry Cowell, John Cage, Pierre Boulez, Astor Piazzolla, Juan José Mosalini, Annea Lockwood, Stephen Scott, entre autres… Des pianistes de jazz, aussi, comme Thelonious Monk, Bud Powell, Red Garland ou Bill Evans. En ce qui concerne les improvisateurs, je peux citer Cecil Taylor, Evan Parker, John Rose, K.K. Null, Amanda Stewart, Jim Denley, Ryszard Ratajczak

Selon vous, votre pratique improvisée a-t-elle quelque chose à voir avec une autre, ayant cours ailleurs dans le monde ? Je crois que mon évolution sur piano en ruine a quelque chose d’unique, mais j’ai indéniablement une dette envers Annea Lockwood - qui aura travaillé sur des pianos noyés, enterrés ou brûlés -, envers John Cage – et son travail sur piano préparé -, et Stephen Scott. Et envers bien d’autres improvisateurs, bien sûr, dont le travail n’a peut être pas grand-chose à voir avec le mien, mais qui ont pu changer mon entendement musical.

Pour finir, pouvez-vous nous en dire davantage sur le WARPS [World Association for Ruined Piano Studies, ndlr], association que vous avez créée en 1991 ? J’ai créé cette association avec Stephen Scott (pianiste et professeur de musique à l’Université du Colorado). C’est Stephen qui a trouvé ce drôle d’acronyme… L’association compte des membres de tous les pays. Elle a produit de nombreux enregistrements et tâche de trouver un lieu d’accueil pour tout nouveau piano en ruine dont elle s’occupe. A cet effet, nous avons créé le Ruined Piano Sanctuary,
qui est un lieu ouvert qui accueille de nombreux pianos en ruine. En 2005, Tos Mahoney, le directeur artistique du Tura New Music, a suggéré que je glane des pianos en ruine à travers tout l’état pour créer une installation à l’Institut d’Art Contemporain de Perth, le Piano Labyrinth. J’ai parcouru le long de la Wheat Belt et les alentours de Perth, recueillant quelques pianos, enregistrant sur quelques uns d’entre eux, et parlant avec leurs propriétaires pour apprendre quelle était leur histoire. La photographe Vivienne Robertson voyageait avec moi. J’ai fini par créer un labyrinthe de 16 pianos dans le hall principal de l’Institut, les gens pouvaient y circuler et avaient le droit de jouer de ces pianos. Cette installation m’a prouvé l’intérêt des gens pour les sons particuliers de ces pianos. J’ai pu aussi remarquer que dès qu’ils ont compris qu’il ne s’agissait pas d’aborder l’instrument comme ils avaient pu sérieusement le faire étant enfant, ils se sont sentis libérés et ont commencé à interroger les pianos en ruine en inventant leur propre vocabulaire. Cette installation permettait à plusieurs visiteurs de jouer du piano en même temps, et c’était assez grisant d’entendre des personnes qui n’auraient pas osé jouer en public se laisser aller avec d’autres à l’improvisation. Puis, le 21 octobre 2005, les pianos du Piano Labyrinth ont été transportés à la ferme de Kim Hack et Penny Mossop, à 80 kilomètres à l’est de Perth. A l’aide d’une grue, Kim Hack a placé ces pianos sous et sur des arbres, sur des rochers, ou encore, sur le toit d’un abri, où ils se dégradent à leur rythme, de manière naturelle. Depuis, certains ont été envahis par les fourmis ; dans un autre, des rats ont élu domicile. C’est une façon de sacraliser leur déclin, comme le fait que je joue à intervalles réguliers de ces pianos et me sers des enregistrements pour mon travail de composition. Le Ruined Piano Sanctuary est ouvert depuis le 18 novembre 2006. A côté de son rôle de producteur d’olives et de fabriquant d’huile, Kim Hack est l’unique conservateur de ce sanctuaire. Quant à la photographe Vivienne Robertson, elle réalise des photos du sanctuaire. Elle confectionne un catalogue et, à terme, elle compte éditer un recueil de ses photos, qui seront accompagnés d’un texte que j’écrirais spécialement pour l’occasion.

Interview réalisée le 7 janvier 2007. Remerciements à Ross Bolleter.


Ross Bolleter: Secret Sandhills and Satellites (Emanem - 2006)

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Cofondateur de WARPS (World Association for Ruined Piano Studies), l’Australien Ross Bolleter donne avec Secret Sandhills and Satellites – rétrospective d’enregistrements produits sur son propre label entre 2001 et 2005 - un aperçu saisissant de ses pratiques sur pianos ravagés ou en passe de l’être.

Réfléchissant aux différentes manières d’anéantir encore davantage ses instruments, Bolleter n’en sort pas moins quelques morceaux de choix : comptines étranges (Save What You Can), progressions sous tension (Time Waits) ou pièces essentiellement percussives (Dead Marine, et Going To War Without The French Is Like Going To War Without An Accordion, que l’apparition d’un accordéon changera bientôt en java fantasque).

Ailleurs, le musicien allie un gimmick ou une note faite référent aux divagations précipitées de la main droite (And Then I Saw The Wind, Old Man Piano), ou monte à force de re-recording une pièce colossale sur laquelle 6 pianos et quelques chants d’oiseaux rappellent les visions singulières de Jérôme Bosch (Secret Sandhills).

Convaincant à chaque fois, Ross Bolleter, perdu parmi les débris, fait figure d’enchanteur. Et si Secret Sandhills and Satellites a tout de la curiosité, son usage change rapidement le tout en évidence désormais indispensable.

Ross Bolleter : Secret Sandhills and Satellites (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2001-2005. Edition : 2006.
CD : 01/ Secret Sandhills 02/ Axis 03/ Dead Marine 04/ And The I Saw The Wind 05/ Chorus Line 06/ Save What You Can 07/ Going To War Without The French Is Like Going To War Without An Accordion 08/ Time Waits 09/ Come Nights 10/ Jaunty Notes Of Paddocks Bright 11/ Old Man Piano
Guillaume Belhomme © Le son du grisli.



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