Trio 3, Vijay Iyer : Wiring (Intakt, 2014)
Vieilles recettes pour élan neuf ? Assurément mais avant cela, l’invité Vijay Iyer vampirise le temps d’une de ses compositions (The Prowl) le raffiné Trio 3 (Oliver Lake, Reggie Workman, Andrew Cyrille). Drumming sautillant et risqué, équilibre périlleux, contrebasse visqueuse : le tour de force vire au désastre.
Vieilles recettes pour élan neuf ? Assurément quand le quartet s’offre la liberté de creuser profond et droit : chaudes coulées de piano, convulsion naturelle de l’altiste, précision millimétrée du contrebassiste. Wiring bouscule le free des origines ; Rosmarie suspend et conditionne les espaces ; Chiara fait grincer la valse et nous rappelle au souvenir du tendre Curtis Clark.
Vieilles recettes pour élan neuf ? Précisément quand Andrew Cyrille – en solitaire – active ses toms royaux et réveille un What About (Byg Records, 1969) de grande mémoire.
Trio 3, Vijay Iyer
Wiring (extraits)
Trio 3, Vijay Iyer : Wiring (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ The Prowl 02/ Synapse II 03/ Willow Song 04/ Shave 05/ Rosmarie / Suite for Trayvon (and Thousand More) 06/ I. Slimm 07/ II. Fallacies 08/ III. Adagio 09/ Wiring 10/ Chiara 11/ Tribute to Bu
Luc Bouquet © Le son du grisli
New York Art Quartet : Call It Art 1964-1965 (Triple Point, 2013)
John Tchicai : « Roswell Rudd et moi voulions nous regrouper pour jouer davantage. Je l’appréciais en tant que personne et que musicien. Je voyais bien que le NYC5 tirait sur sa fin… Alors, nous avons commencé à rechercher les bonnes personnes… » La recherche en question mènera à la création, en 1964, du New York Art Quartet, ensemble que le saxophoniste et le tromboniste emmèneront quelques mois seulement (si l’on ne compte les tardives retrouvailles) et dans lequel ils côtoieront Milford Graves (troisième pilier d’un trio, en fait, diversement augmenté), JC Moses et Louis Moholo, pour les batteurs, Lewis Worrell, Reggie Workman, Don Moore, Eddie Gomez, Bob Cunningham, Richard Davis et Finn Von Eyben, parmi les nombreux contrebassistes.
A la (courte) discographie du New York Art Quartet, il faudra donc ajouter une (imposante) référence : Call It Art, soit cinq trente-trois tours et un livre du même format, enfermés dans une boîte de bois clair. Dans le livre, trouver de nombreuses photos du groupe, quelques reproductions (boîtes de bandes, pochettes de disques, partitions, lettres, annonces de concerts, articles…) et puis la riche histoire de la formation : présage du Four for Trane d’Archie Shepp, naissance du ventre du New York Contemporary Five (lui-même né du Shepp-Dixon Group) et envol : débuts dans le loft du (alors) pianiste Michael Snow, arrivée de Milford Graves et liens avec la Jazz Composers’ Guild de Bill Dixon, enregistrements et concerts, enfin, séparation – possibles dissensions esthétiques : départ de Tchicai pour l’Europe, qui du quartette provoquera une nouvelle mouture ; rapprochement de Graves et de Don Pullen, avec lequel il jouait auprès de Giuseppi Logan… Dernier concert, en tout cas, daté du 17 décembre 1965.
Au son, cinq disques donc, d’enregistrements rares, sinon inédits : extraits de concerts donnés à l’occasion du New Year’s Eve ou dans le loft de Marzette Watts, prises « alternatives » (« parallèles », serait plus adapté), morceaux inachevés et même faux-départs : toutes pièces qui interrogent la place du soliste en groupe libre et celle du « collectif » en association d’individualistes, mais aussi la part du swing dans le « free » – Amiri Baraka pourra ainsi dire sur le swing que l’on n’attendait pas de Worrell –, l’effet de la nonchalance sur la forme de la danse et sur la fortune des déroutes, la façon de trouver chez d’autres l’inspiration nouvelle (Now’s The Time ou Mohawk de Charlie Parker, For Eric: Memento Mori ou Uh-Oh encore – apparition d’Alan Shorter –, improvisation partie du Sound By-Yor d’Ornette Coleman), le moyen d’accueillir le verbe au creux de l’expression insensée (Ballad Theta de Tchicai, sur lequel Baraka lit son « Western Front »)… Autant de morceaux d’atmosphère et de tempéraments qui marquent cet « esprit nouveau » que Gary Peacock – partenaire de Tchicai et Rudd sur New York Eye and Ear Control d’Albert Ayler – expliquait en guise de présentation à l’art du New York Art Quartet : « Plutôt que d’harmonie, on s’occupait de texture ; plutôt que de mélodie, on s’inquiétait des formes ; plutôt que le tempo, on suivait un entrain changeant. »
New York Art Quartet
Now's the Time
New York Art Quartet : Call It Art 1964-1965 (Triple Point)
Enregistrement : 1964-1965. Edition : 2013.
5 LP + 1 livre : Call It Art 1964-1965
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Hamiet Bluiett : Orchestra, Duo & Septet (Chiaroscuro, 2011)
Ce texte est extrait du premier volume de Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez les quatre premiers tomes de Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Dès le titre, l’affaire est entendue. Deux jours de 1977, Hamiet Bluiett essaya trois combinaisons. Hamiet Bluiett et Don Pullen s’y essayèrent ensemble, pour être juste. La pièce du duo n’est pourtant pas la plus marquante des trois que l’on trouve sur Orchestra, Duo & Septet – ce Nioka qui avoue sa faiblesse sur piano romantique avant d’abandonner tout désir d’audace aux promesses des formations plus épaisses.
A l’orchestre rendant Glory (Symphony For World Peace) et au septette combinant Oasis et The Well, donc. Entre le baryton et la clarinette de Bluiett et le piano de Pullen s’immiscent ainsi >>>
Le sous-titre de « Glory » prévenait de l’emphase du projet orchestral. Sa théâtralité est évidente, mais la forme de son propos n’est jamais arrêtée. La « symphonie » de moins d’un quart d’heure traverse un champ récitatif nébuleux avant d’accorder deux emportements à la traîne desquels l’orchestre brode : écarts dissonants d’un Pullen tissant des liens avec l’art de Chris McGregor période Blue Notes et impétuosités barytones de Bluiett. Et puis, la machine se grippe : les cuivres œuvrant au changement de décor les font tomber tous, événement que l’entier groupe reprend à son compte pour vociférer sur ruines fantastiques.
The Well is there for all. La seconde face est celle d’un septette bon enfant d’allure et pourtant tranchant net en faveur d’une rosserie musicale jouant de contrastes. Bluiett divague dans les hauteurs de son baryton avant de répéter une note grave à laquelle les cordes opposeront des sifflements descendants : l’« Oasis » faite fontaine de jouvence, comme le laisse concevoir ce court texte au dos de la couverture.
La même année, Hamiet Bluiett s’essaya aussi au solo. Birthright fut enregistré en loft, à New York encore. Il y fait preuve d’une instabilité qui le détache une autre fois de toutes conventions (de style, notamment). Le label India Navigation publia ce solo. Un rapprochement avec Chiaroscuro aurait permis l’édition d’un disque double célébrant le grand art d’Hamiet Bluiett, toujours égal, qu’il ait été seul ou diversement accompagné.
Interview de Dennis Gonzalez
Trompettiste installé à Dallas, Dennis Gonzalez voit cette année paraître une poignée d’enregistrements qui célèbrent son association avec quelques figures de taille (Reggie Workman sur A Matter of Blood, Frank Lowe sur un Live enregistré par son Band of Sorcerers en 1989 ou Joe Morris sur Songs of Early Autumn) ou sa complicité avec ses deux fils (à entendre sur The Great Bydgoszcz Concert), auxquels il doit, voici une dizaine d’années, d’avoir renoué avec la musique...
Vous avez sorti cette année deux grands disques : A Matter of Blood, en quartet, assez sombre et énigmatique, et Scape Grace, en duo, plus lumineux. Je pense sincèrement que nous parlerons encore de ces deux disques dans de nombreuses années. Pensez-vous vivre une étape particulière dans votre carrière de musicien, ou n'est ce qu'une suite naturelle de votre parcours commencé il y a 30 ans maintenant ? La réponse est quelque part entre ces deux suggestions… A côté de ces deux références que vous mentionnez, j’ai sorti d’autres disques cette année… C’est l’année la plus productive, la plus fertile de toute ma carrière, même si je prends en compte les « années Silkheart ». Le nouveau label lituanien NoBusiness Records a sorti Songs of Early Autumn, un enregistrement avec le grand guitariste Joe Morris (qui joue ici de la contrebasse). Mes fils et moi avons sorti l’enregistrement d’un concert donné par notre groupe, Yells At Eels, en compagnie du saxophoniste portugais Rodrigo Amado en Pologne, qui s’appelle The Great Bydgoszcz Concert, sur le label Ayler Records. Enfin, Qbico Records a sorti Hymn for Tomasz Stańko, disque sur lequel je mène une formation avec le saxophoniste légendaire de Detroit Faruq Z. Bey, l’ancien leader de Griot Galaxy… Je vous remercie pour vos mots au sujet de ces deux disques, et j’espère vraiment qu’on parlera encore d’eux dans quelques années. Il est difficile, dans la vie d’un musicien de jazz, de penser pouvoir être un jour oublié, c’est pourquoi je prie pour que Blood et Scape Grace m’aident à pénétrer les esprits et les oreilles des amateurs de jazz partout dans le monde. Je pense que, depuis 2004, je vis une nouvelle étape de créativité dans ma musique. J’ai commencé ma carrière à la fin des années 70 et j’ai connu différentes étapes – différentes directions, des hauts et des bas – tout au long de ces trente années. Mais, au final, je pense qu’il y a une cohérence dans mon travail, malgré tous les styles et mes nombreux groupes… On m’a souvent dit qu’on pouvait reconnaître mon son sur chacun des disques que j’ai enregistrés, que ce soit avec des musiciens connus ou d’autres moins connus… Cela ne cesse de m’étonner !
Parlons un peu de Matter of Blood… Il y a dans ce disque une sonorité formidable, ample et mystérieuse, due à l'alchimie de quatre musiciens qui semblent tous au meilleur de leur créativité. Pouvez-vous nous parler de ce disque et des musiciens qui y jouent ? Evidemment, le musicien le plus important et le plus connu de cette séance est le contrebassiste légendaire de John Coltrane, un des plus doués techniquement de tous les bassistes de jazz, un joueur aussi brillant dans le hard bop que dans l'avant-garde : Reggie Workman, qui a maintenant 76 ans. J’ai fait sa connaissance il y a 28 ans en Finlande, lors du Festival Pori, où il jouait avec le batteur maintenant disparu Edward Vesala. Puis nous nous sommes à nouveau rencontrés pendant le festival de jazz de Lubiana, où il dirigeait des workshops et des performances avec sa femme Maja, la grande danseuse yougoslave. Nous avons un peu discuté, de tout et de rien, puis nous nous sommes promis de faire de la musique ensemble, « un de ces jours ». J’ai ensuite attendu que le bon moment se présente pour que nous puissions collaborer idéalement quand Marty Monroe de Furthermore Recordings m’a encouragé à ne pas laisser passer trop de temps. Avec l’aide de mon ami Oliver Lake et grâce à Mr. Workman lui-même, nous avons enregistré à Brooklyn le 30 décembre de l’année dernière. J’ai vraiment été surpris par la fluidité et le naturel avec lesquels son jeu de contrebasse s’est intégré à ma musique. Je n'ai pas assez de mots pour décrire ce qu'il a accompli sur cet enregistrement, pour évoquer la tendresse et les cris de son instrument. Il faut vraiment l’écouter sur ce disque ! Ensuite, il y a Michael T.A. Thompson… J’ai joué à New York au Tonic avec Ellery Eskelin et Mark Helias en 2003, et le batteur Gerald Cleaver aurait dû nous accompagner, mais comme il n’était pas là à l'heure, Michael T.A. Thompson l’a remplacé. Ce concert est sorti sur le label Clean Feed sous le nom de Dance of the Soothsayer’s Tongue. Thompson possède un sens quasi-psychique de la batterie… Il est excellent, c’est un des mes batteurs préférés issu de la scène new-yorkaise. Nous sommes également de bons amis ! Maintenant, quelques mots concernant le pianiste... En 1983, la compagnie de disques Nimbus m’a envoyé un CD sur lequel on entendait un jeune pianiste de Los Angeles, Curtis Clark. Il jouait là avec le Sud-Africain Louis Moholo (avec qui j’allais faire un disque en 1985) et avec le saxophoniste anglais Andy Sheppard. Le disque s’appelait Live at the Bimhuis. J’ai trouvé la musique fraîche et pleine de swing, avec des moments totalement fous et free. Dès ce moment, j’ai décidé que je jouerai un jour avec Curtis. Mais il a habité Amsterdam pendant vingt ans, et ce n’est que récemment qu’il est revenu aux Etats-Unis pour des raisons qui me sont inconnues. Ce disque m’a donné la chance de jouer avec ce pianiste extraordinaire.
Revenons des annés en arrière... Qu'est ce qui vous a donné envie de jouer de la musique ? Pouvez-vous nous expliquer le chemin qui vous a mené de l'apprentissage de la trompette au jazz ? Je joue de la trompette depuis l’âge de 10 ans et mon rapport à cet instrument a vraiment changé au cours de ces 45 années. Si j’ai choisi cet instrument, c’est que je me suis rendu compte que dans l’orchestre de l'école la trompette était habituellement l'instrument solo. J’ai été timide toute ma vie et je me disais que c'était une manière d'attirer l'attention sans trop en faire. J’ai vite aimé la puissance du son de l’instrument… Et puis, c'était mon premier jouet de valeur ! À la maison, le jazz qu’on écoutait était celui de l'ère du swing, période qu’affectionnait beaucoup mon père. Je préférais alors les disques de Stan Kenton, parce qu'il était très expérimental pour cette période. Avant 1969, je ne me rendais pas du tout compte du poids historique de la trompette dans le jazz, jusqu’à ce qu’un des leaders de l’orchestre remarque une tendance dans mon jeu à la « décomposition » lors des concerts du groupe et m'offre un album de Sam Rivers sur Blue Note : Contours, avec Freddie Hubbard à la trompette. La musique était si inhabituelle et « out » ! C’était exactement de ce dont j’avais besoin pour m’ouvrir sur une pratique plus moderne de la trompette et pour que je continue à avoir envie de jouer en concert… Ensuite, j'ai été élevé dans la foi de l'église baptiste, ce qui est peu commun pour un américain d’origine mexicaine, et la musique jouée dans les églises puise beaucoup dans le chant religieux des noirs, dans les hymnes écrits par les gens du sud des États-Unis qui ont été influencés eux-mêmes par la musique des Afro-Américains. Ces chansons et ces hymnes sont profondément ancrés dans mon coeur et dans mon esprit. Ainsi, quand j'ai commencé à jouer du jazz – au tout début, je jouais plutôt du rock‘n’roll – ces chansons religieuses ont naturellement commencé à transparaître dans ma musique. C’est en partie pour cette raison que je me réclame de la musique afro-américaine... Dans les années 70, quand j’ai commencé à jouer le jazz, les mouvements tels que « Black Power » et « Black is Beautiful » étaient déjà bien présents et les jazzmen afro-américains qui jouaient « free » ne jouaient que très rarement avec des musiciens blancs, mais je pense qu'ils ont compris que ma condition d’hispano-américain, de « latino », me faisait connaître les mêmes difficultés que les leurs, que mon peuple souffrait tout comme souffrait le peuple noir. C’est que nos deux peuples combattaient alors également pour être mieux entendus et reconnus, ont été tous deux impliqués dans la lutte pour les droits civiques. Ils m'ont donc perçu comme étant un de leurs « frères », non de couleur de peau mais plutôt d'esprit. Ainsi, quand j'ai commencé d'enregistrer pour des labels internationaux et plus réputés, j'ai de plus en plus joué au sein de groupes « noirs » : ceux de John Purcell, Malachi Favors, Ahmed Abdullah, Charles Brackeen, Max Roach, Cecil Taylor, Kidd Jordan, Alvin Fielder, Roy Hargrove, Louis Moholo, et beaucoup d'autres… Mais en même temps que je pénétrais plus avant les cercles de la grande musique noire, je continuais à jouer avec des musiciens européens.
Cette proximité avec la Great Black Music, on peut la retrouver dans la fondation de la Daagnim (Dallas Association for Avant Garde and Neo Impressionistic Music), qui fait figure, sur la scène musicale de Dallas, d’équivalant à l’AACM de Chicago ou à la Jazz Composers’ Guild Association fondée par Bill Dixon à New York. Pouvez-vous nous parler de la Daagnim ? Quand je me suis installé à Dallas, j'ai vite compris que les musiciens de jazz y pratiquent le système traditionnel du « paying your dues », c’est à dire que vous devez aller vous présenter en personne aux musiciens plus âgés et leur demander s’ils sont d’accords pour que vous jouiez avec eux en deuxième partie de soirée. Alors, vous prenez votre instrument et priez le musicien principal de vous laisser jouer sur la scène après qu'il vous ait entendu… Vous savez, ce vieux système qui vous demande de faire vos preuves. Je n'ai pas voulu faire cela. Je n'ai pas voulu prendre le temps, et de toute façon je n’aimais pas la musique qu'ils faisaient. Je veux dire, j'aime les standards, mais je ne ressentais pas l’envie de jouer ces standards à ce moment-là. Je composais déjà ma propre musique. En outre, la musique que j’entendais dans ma tête était très différente de ce que ces musiciens-là jouaient. Et puis, je me suis aperçu qu’il existait d’autres musiciens, qui n'étaient pas fous – comme je pensais l’être – et qui jouaient un jazz « straight-ahead » comme le mien. D’une manière ou d’une autre, nous nous sommes alors trouvés. J’ai toujours gardé mes oreilles grandes ouvertes ! De plus, j'ai animé une émission de jazz où je passais beaucoup de cette nouvelle musique, et les gens m'appellaient pour me dire : « Ouah, vous connaissez la musique de l’Art Ensemble ? Vous savez qui est Julius Hemphill ? ». Quand je passais des disques ECM, les gens étaient étonnés de l’entendre programmée à la radio. Là aussi, peu à peu, nous avons commencé à nous rendre visite et à discuter. Puis nous avons commencé à jouer, composer et travailler ensemble, sans vrai but ou direction précise. Je pense que nous attendions « le grand moment », et ce grand moment est arrivé en 1979. J'étais en Californie avec mon frère et j'ai décidé de téléphoner au pianiste Art Lande. Il était très aimable, très gentil, et m’a dit : « Venez parler avec moi. » Ainsi a débuté une relation de quatre ou cinq années. Un jour, il a fait le déplacement jusqu’à Dallas pour jouer en solo trois nuits durant dans un club du centre-ville. Le patron du club n'a rien payé à M. Lande, alors j’ai décidé de le payer avec mon propre argent, ce que Lande a apprécié. Pendant ces trois jours, il a aussi animé un grand workshop pour les musiciens de Dallas, il disait : « Je vais vous montrer comment monter une petite association. Car tout le monde aujourd’hui essaie de faire la même chose pour survivre musicalement : l'AACM, les personnes de BAG… Vous savez, Houston a également un collectif, Minneapolis/St.Paul aussi, même Atlanta a un collectif. » C’est ainsi que Daagnim a commencé. Pendant 6 ou 7 ans nous avons beaucoup travaillé, et c’est moi qui dirigeais le collectif. Mais les années passaient et j'étais le seul qui travaillait pour l'association, qui organisait des concerts et des enregistrements. J'ai sorti 25 disques sur le label Daagnim Records. Ce qui me fait le plus rire, c’est que ces types, alors qu’ils étaient mes amis et associés, ne m’ont jamais proposé de mener un projet ni de m'aider le jour où, par exemple, Anthony Braxton est venu chez moi pour animer un workshop. Cela ne les intéressait pas de m’aider. Alors, après un moment, j'ai simplement sorti mes propres disques, j'ai cessé de m’occuper des autres, et me suis concentré sur ma propre musique. Et c’est à ce moment-là que ma carrière a marché. C’est aussi à ce moment-là j'ai rencontré le saxophoniste John Purcell. Et puis j'ai rencontré DeJohnette, qui a été très aimable avec moi, très gentil. Le momentum était arrivé, et je rencontrais de plus en plus de personnes qui comptaient dans le nouveau jazz. Certains de ces types du collectif qui comptaient sur moi ont été très blessés quand j'ai décidé de privilégier ma propre carrière et que je les ai laissés seuls. Pourtant, je ne regrette pas ma décision parce qu’elle a influé de manière positive sur ma vie et ma musique. Et l'effet positif que Daagnim a eu sur moi personnellement et sur ma musique, a fait que nous avons beaucoup joué de musique créative ! Nous avions un forum sur lequel nous essayions nos nouvelles compositions et nos nouvelles idées quasi quotidiennement. C’est grâce à Daagnim que nous avons pu faire notre propre musique !
Lesquels de vos disques conseilleriez vous à quelqu'un qui voudrait découvrir votre musique ? Autrement dit, de quels disques, ou de quelles collaborations, êtes vous plus particulièrement fier, ou vous souvenez vous avec bonheur ? C'est difficile pour moi de dire quels seraient mes disques préférés ou de suggérer par où il devrait commencer parce que j’aime beaucoup toute ma musique, tous mes disques. Je viens de recevoir aujourd'hui une chronique d'un de mes nouveaux disques, et le critique y écrit : « Il s’investit dans chaque session et chaque concert avec la même intégrité. Je tends à penser que tout ce que Dennis Gonzalez fait, il le fait pour laisser une trace. » Vous voyez, je suis heureux de lire qu'une personne estime que je mets tout que j'ai dans chaque session. Cependant, je vais choisir quelques uns de mes disques, comme vous me le demandez ! Je pense que les quatre choix principaux pour quelqu'un qui pourrait vouloir commencer à écouter ce que je fais sont :
Dennis Gonzalez Dallas-London Sextet : Catechism (Daagnim Records)
Enregistré à Londres en 1987, avec la crème des joueurs de la scène anglaise (Canterbury / Soft Machine), sud-africaine (Elton Dean, Keith Tippett, Louis Moholo, Marcio Mattos) et deux amis de Dallas (le trompettiste Rob Blakeslee et le tromboniste Kim Corbet). Cet enregistrement m’a ouvert les yeux sur la possibilité de travailler internationalement, à un haut niveau de jeu et de musique ! Le climat développé dans ce disque est presque orchestral.
Dennis Gonzalez / John Purcell Octet : Little Toot (Daagnim Records)
Enregistré à Dallas en 1985, avec le grand saxophoniste John Purcell, un fidèle de Jack DeJohnette. Ce disque a fait prendre conscience au monde du jazz qu'il y avait en provenance de Dallas une musique de dimension internationale et que son leader, Gonzalez, était prêt à élargir encore et toujours ses conceptions de la composition et de l'improvisation !
Dennis Gonzalez New Dallas Quartet : Stefan (Silkheart)
Parce que c'était mon premier disque (LP et CD) sorti sur le grand label Silkheart en 1987, et parce qu'il swingue férocement, il a touché un plus large public que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Ma carrière a pu ensuite se développer beaucoup plus rapidement, une fois ce disque réalisé. Une nouvelle fois, M. Purcell me fait l’honneur de sa présence sur ce disque…
Dennis Gonzalez : A Matter of Blood (Furthermore Recordings)
Le grand bassiste Reggie Workman offre à cet enregistrement une base solide, sur laquelle nous avons pu construire le drive et la sensibilité du quartet. J’ai rarement sonné aussi juste, je pense, que sur ce disque là. Beaucoup de personnes ont déjà comparé cette session aux enregistrements originaux du label Blue Note.
Puisque vous évoquez Reggie Workman, un autre grand contrebassiste, Henry Grimes, a fait son retour en 2004 sur votre label Daagnim Records, après 37 ans d’absence… C’était sur le disque Nile River Suite, sur lequel vous jouez de la trompette. Pourriez-vous nous raconter l'histoire de votre rencontre avec Henry Grimes ? Tout d'abord, pour être précis, Nile River Suite est un de mes projets en leader, pour lequel j’ai invité Henry Grimes et je n’ai pas seulement joué de la trompette sur l'enregistrement. J'ai écrit la musique, réuni les musiciens, préparé la séance ; j’ai pris en charge les coûtes du projet, ai aussi enregistré et fait le mixage de la musique. Naturellement, Henry est un des plus grands musiciens avec qui j'aie jamais eu l'honneur de jouer. Et, comme vous l’avez mentionné, c'était son premier disque depuis 37 années, depuis qu'il avait quitté New York et disparu à Los Angeles. J'avais lu que quelqu'un avait retrouvé Henry, qu’il habitait une pièce minuscule dans un vieux bâtiment et que son travail était de nettoyer ce bâtiment. Il était concierge, gardien... Cet homme qui a joué avec Don Cherry, le grand Sonny Rollins, et tellement d’autres qu’il serait impossible d’en faire la liste, en était réduit à survivre dans un trou. Henry Grimes retrouvé, toutes sortes d'histoires ont commencé à s’écrire au sujet de sa résurrection, de son retour, mais je me suis aperçu que personne n'avait pensé à enregistrer cette nouvelle « incarnation » d'Henry Grimes. Le trompettiste Roy Campbell, de New York, m’a alors promis qu'il m'aiderait à trouver le moyen de faire jouer Henry dans un de mes disques, parce qu'ils étaient devenus amis et collaborateurs les mois précédents. Il me dit que la première chose à faire était de contacter la nouvelle femme (et manager) d’Henry Grimes, Margaret Davis. Margaret contrôlait tous les déplacements et les concerts de M. Grimes et elle a vraiment été géniale et très aimable avec moi, en m'aidant à mener à bien cette session. À ce moment-là, M. Grimes faisait face à une sorte de « choc culturel »… Imaginez : il est paumé dans un studio minuscule à Los Angeles pendant des années, et d’un coup il devient une sorte de légende, reconnu dans le monde entier, voyageant à nouveau et retrouvant ses vieux amis, en rencontrant de nouveaux par milliers, et ça en l'espace de deux ou trois semaines ! Il m’a semblé très timide, très renfermé, et il ne m’a dit que peu de mots pendant la journée d'enregistrement ou lors du concert au Bowery Poetry Club qui s’est déroulé plus tard dans la soirée. Mais quand il a pris sa basse – un cadeau de William Parker –, il a recouvré ses facultés de communication et a alors pu exprimer ses peurs les plus profondes comme son bonheur, ses joies et les épreuves qu’il avait traversées… Et il a maîtrisé parfaitement son jeu, et le sens de ma musique. Cette rencontre fut dans ma vie musicale un moment étrange et beau…
Vous êtes musicien, compositeur, vous avez créé un label, vous écrivez de la poésie, peignez, enseignez la musique aussi... On est loin de l'image de l'artiste seul dans sa tour d'ivoire. Au contraire, vous donnez l'impression de vouloir être relié au monde et aux gens de toutes les manières possibles. Croyez vous que les artistes ont un rôle important à jouer dans le monde d'aujourd'hui ? Je pense que l'image de l'artiste dans sa tour d’ivoire n'est plus valable aujourd’hui, bien que j'en aie connu quelques-uns de ce genre-là à une époque. Une époque où les musiciens et les plasticiens vivaient dans leur monde, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les artistes de notre temps, forcément, sont engagés dans le monde, décryptant tous les signaux que celui-ci leur envoie – que ce monde nous envoie. C'est notre œuvre d’être disponible et prêt à recevoir ces signes annonciateurs, ces avertissements sur ce qui est en train d’advenir. C’est un sentiment qui peut sembler un peu naïf, mais j'aime le monde des personnes humaines et j'aime le monde de l'esprit, et mon art, ma musique et mon écriture, se fondent entièrement sur ces deux mondes. Quand j’étais enfant, j’appartenais à deux cultures différentes, j’étais un enfant d'ascendance mexicaine/espagnole dans le monde blanc de l'Amérique… J'ai grandi en parlant deux langues, partagé entre deux modes de vie et ceci m'a aidé à comprendre que le monde se compose lui-même de beaucoup de mondes différents, d’univers différents, tous riches et possibles. C’est grâce à ma sensibilité artistique que j’ai pu entrevoir ces univers, qui sont pour moi autant de cadeaux. Et j'ai également compris que si je ne réclamais pas ces cadeaux et ne les mettais pas en valeur, je perdrais alors ma vision et ma compréhension de l’univers. C'aurait été une grande perte pour moi. Le rôle que l'artiste doit jouer dans le monde est, à mon sens, de voir à distance, de voir hors du temps. C’est notre travail de montrer ce qui est invisible, pour révéler d’autres possibles, plus grands. C’est notre travail d'écouter et de sentir ce qui n'est pas évident et de le transmettre à nos semblables. Je pense remplir ce rôle le plus profondément et le plus sérieusement possible.
Dennis Gonzalez, propos recueillis en octobre 2009.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Dennis Gonzalez : A Matter of Blood (Furthermore, 2009)
On connaît l’attachement du trompettiste texan Dennis Gonzalez pour la Great Black Music, pour un jazz qui revendique son histoire et son identité de musique populaire mais qui refuse de se figer dans une pose folklorique, un jazz qui puise sa modernité dans les risques de l’improvisation et de l’exploration d’ailleurs tant musicaux que géographiques.
Souvent, dans les disques de Dennis Gonzalez, on retrouve de grandes figures tutélaires du jazz d’avant garde. Ces « gardiens du temps » (car outre incarner une certaine Histoire, ils sont souvent batteurs comme Louis Moholo, Andrew Cyrille et Famoudou Don Moye ou contrebassistes tels Henry Grimes ou Malachi Favors), incarnent certainement cette préoccupation qu’a le trompettiste de s’inscrire dans le continuum cher à l’Art Ensemble of Chicago : « Ancient to the Future ». Ici, Reggie Workman, 76 ans, offre la pâte inimitable de sa contrebasse au disque et concourt au surgissement de la sonorité d’ensemble, ample et énigmatique. Il est, sur tous les morceaux, époustouflant de justesse, de tendresse, de gravité.
Curtis Clark, au jeu de piano impressionniste, distille ses notes comme on troue le noir et conforte l’installation d’un climat orageux. L’électricité dans l’air, c’est le batteur Michael Thompson, qui semble être comme à son habitude partout à la fois, feu follet disparaissant ici pour aussitôt renaître là. Et Dennis Gonzalez bien sûr, qui joue si intensément que chaque note semble suspendue… Le trompettiste est aussi pertinent dans le jeu ostinato (Arbyrd Lumenal) que dans les improvisations les plus libres (Anthem for The Moment).
Enfin, Dennis Gonzalez se pose véritablement comme leader sur cette session, non en occupant le terrain à tout prix mais en donnant une direction et une cohérence esthétiques au disque. Celui-ci s’ouvre par une reprise d'Alzar la Mano de Remi Alvarez (saxophoniste mexicain que Dennis avait invité à jouer avec lui au Vision Festival de New York en 2006) et se clôt par une improvisation collective, Chant de la Fée. Entre les deux, trois longues compositions de Gonzalez et trois courts interludes composés par chacun des trois autres musiciens de cette session. Outre l’équilibre réfléchi qui sous-tend cette musique ruisselante de vie, on retrouve là trois éléments cruciaux du jazz : l’inspiration, l’improvisation et la composition. C’est un disque magistral.
Dennis Gonzalez : A Matter Of Blood (Furthermore Recordings)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Alzar La Mano 02/ Interlude : Untitled 03/ Arbyrd Lumenal 04/ Interlude : Fuzzy’s Adventure 05/ A Matter Of Blood 06/ Anthem For The Moment 07/ Interlude : 30 December 08/ Chant De La Fée
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Trio 3, Irène Schweizer: Berne Concert (Intakt - 2009)
Au Taktlos Festival de Berne en 2007, Oliver Lake, Reggie Workman et Andrew Cyrille accueillaient sur scène la pianiste Irène Schweizer. Enregistré, le concert dévoile les qualités attendues de la rencontre.
Sur le Flow de Lake, Schweizer doit alors se faire une place : discrète, d’abord, trouve l’inspiration dans la paraphrase avant d’imposer sa méthode singulière du découpage mélodique. Faux-airs de valse – abandonnée rapidement pour une poursuite –, ensuite, sur laquelle la pianiste dialogue avec l’autre amateur de répétitions qu’est Workman, et l’échange avec l’entier trio sur Aubade, thème de Cyrille au swing martial et morceau d’angoisse qui profite d’un art de la délicatesse qu’ont en commun les intervenants.
Impétuosités et passages d’une contemplation impatiente de céder à l’emportement font l’essentiel d’une improvisation du duo Schweizer / Lake (Phrases), qui précède une autre du duo Schweizer / Cyrille : retrouvailles (rencontre, vingt ans auparavant, au Festival Willisau, dont Portrait donne une preuve) au lyrisme amusé pendant lesquelles le batteur ponctue avec sagacité les effets frénétiques de l’insatiable imagination de la pianiste. Ensemble, Schweizer, Lake, Workman et Cyrille, gravent leurs initiales sur une improvisation déboîtée (WSLC), et mettent un terme dans une allégresse sauvage à leur association unique.
CD: 01/ Flow 02/ R.I. Exchange 03/ Aubade 04/ Phrases 05/ Ballad of the Silf 06/ Timbral Interplay 07/ WSLC >>> Trio 3, Irène Schweizer - Berne Concert - 2009 - Intakt Records. Distribution Orkhêstra International.
Trio 3 déjà sur grisli
Time Being (Intakt - 2006)
Irène Schweizer déjà sur grisli
First Choice (Intakt - 2006)
Portrait (Intakt - 2005)
Live at Taktlos (Intakt - 2005)
Trio 3: Time Being (Intakt - 2006)
La spécificité majeure du Trio 3 vient du fait que chacun de ses membres représente à lui seul un pan entier de l’histoire du jazz exigeant. Sidemen de Monk, Coltrane, Cecil Taylor ou Roland Kirk, et musiciens au premier plan du Loft Movement new-yorkais, Oliver Lake, Reggie Workman et Andrew Cyrille poursuivent leurs expériences, avec le même panache qu’hier.
Après une plage déstructurée sur laquelle s’harmonisent déjà les interventions indépendantes (A Chase), le trio prend des libertés sur quelques figures établies : swing dissonant transformé en marche sur les conseils de la contrebasse de Workman (Medea), post bop débonnaire (Given), ou free déclaré sur Special People, dont le thème rendu à l’unisson mais voué bientôt au lynchage rappelle Albert Ayler.
A chaque fois, les partenaires rivalisent d’habileté : facilité du grand solo de Workman sur Playing For Keeps ; ardeur sublime ou roulements élaborés de la batterie de Cyrille sur Time Being et Tight Rope ; aisance quiète de Lake à dérouler aux saxophones des phrases instables et pourtant décisives (Lope, Time Was). Rassemblés, les voilà excellant sur un Equilateral improvisé, ou sur l’impression trouble et intense qu’est Tight Rope.
En 10 morceaux, Time Being assure ainsi de l’inaltérable qualité de musiciens déjà accomplis il y a une quarantaine d’années. Renouvelle l’engagement, en quelque sorte. Sans refuser, de temps à autre, d’aller creuser encore plus profond.
CD: 01/ A Chase 02/ Medea 03/ Tight Rope 04/ Equilateral 05/ Lope 06/ Time Was 07/ Playing For Keeps 08/ Given 09/ Time Being 10/ Special People
Trio 3 - Time Being - 2006 - Intakt. Distribution Orkhêstra International.
Roscoe Mitchell: In Walked Buckner (Delmark - 1999)
Après avoir changé de contrebassiste (Reggie Workman remplaçant Malachi Favors), le quartette de Roscoe Mitchell enregistrait sa deuxième référence, In Walked Buckner. Disque au charme étrange, extirpé de ses incohérences.
C’est qu’il est loin le temps de l’Art Ensemble, et Mitchell, même s’il donne encore un peu dans la réflexion amusée le temps du simili bop In Walked Buckner, préfère conduire sa musique sur les chemins délicats d’intentions tournées vers un baroque contemporain. A la flûte, au soprano ou au ténor, Mitchell défend donc des thèmes déconstruits, conseillant à ses partenaires les intrusions franches mais espacées.
Ténébreux (Three Sides Of A Story, Squeaky) ou délicat (Off Shore), l’ensemble refuse toujours l’opacité rédhibitoire. Pour se permettre l’interprétation d’une valse gonflée par les pizzicati de Workman ou mettre, pour finir, la main sur une musique nouvelle et expérimentale : la progression calmement extravagante qu’est Fly Over, l’accord dissonant de flûtes égyptiennes sur Opposite Sides.
Ainsi, on préférera la seconde partie du disque, moins attendue et sans doute plus subtile. Accolée à l’actualisation des obsessions contemporaines de Mitchell, pour assembler l’éventail large des possibilités du saxophoniste qu’est In Walked Buckner.
CD: 01/ Off Shore 02/ In Walked Buckner 03/ Squeaky 04/ The Le Dreher Suite 05/ Three Sides Of A Story 06/ Till Autumn 07/ Fly Over 08/ Opposite Sides
Roscoe Mitchell - In Walked Buckner - 1999 - Delmark. Distribution Socadisc.
Jazz à la Villette 2005
On aura maintenant compris qu'un festival, pour durer, se doit chaque année d'établir une programmation ouverte, assez évasive pour éveiller l'intérêt de publics différents. Ne lésinant pas, certains ont même franchi le cap des quelques concessions accordées pour ne plus présenter qu'une immonde mixture prometteuse de subsides facilement engrangées. L'envie de défendre des artistes que l'on apprécie passe, il faut croire, changée bientôt en organisation de foire à la vedette. Reste aux programmateurs à noyer leur désillusion dans des fonds de gobelets de bière chaude, rassurés quand même par l'assurance de pouvoir conserver leur poste de prestige au moins un an encore, glorifiés presque d'avoir frôlé quelques divas du piano et simili musiciens minaudant dont télés et radios répètent à l'envi la compétence, stigmatisant en même temps l'ignorance de qui pourrait ne pas se rendre compte.
A l'instar des rendez-vous pop rock, les festivals de jazz les plus reconnus seront ainsi passé - parlant qualité - du menu gastronomique à la formule express, voire, au menu best of : crooners trentenaires en mal d'inspiration, vedettes vieillissantes depuis longtemps déjà mais susceptibles d'amener au concert une foule d'amateurs nécrophages, ou formations de variété électro-vide à destination du jeune public. Plutôt rare, l'installation d'un artiste de qualité au sein d'une programmation étalée sur plusieurs jours prend, quand elle a lieu, des allures de surprise. Ainsi, sauvant les meubles un peu, comme ne le font plus Marciac ou Montreux, l'édition 2005 de Jazz à la Villette.
Sur une dizaine de jours, se seront bousculés en 7 lieux différents des artistes donnant concert selon les directives de deux catégories choisies. La première, intitulée Jazz New Sounds, concernait quelques musiciens, capables seulement de variété grossière (Mina Agossi, Bugge Fisherman's Friend Wesseltoft et Laurent Garnier), responsables d'un pompiérisme moderne et applaudi (Julien Lourau, Laurent de Wilde), électro-bidouilleurs un peu plus éclairés (Ambitronix, Vincent Segal), ou, égaré parmi les autres comme parmi ses machines - quelques mois seulement après son passage à Banlieues Bleues : Anthony Braxton. La seconde, Coltrane's Sound, prétextait l'auréole aujourd'hui au-dessus du visage de John Coltrane pour explorer un peu - photos prises de quelques satellites - l'univers du maître. Catégorie plus susceptible de recevoir un peu d'audace.
Evidemment pas dans la présence d'Alice Coltrane et de son fils, obligations familiales autant que bel exercice de promotion (pour eux, comme pour le Festival, qui, consacré enfin par A Nous Paris, ne rêvait plus qu'un article dépassant les vingt lignes dans Le Parisien). Pas non plus dans celle d'Archie Shepp, personnage incontournable, évidemment, mais donnant trop, depuis vingt ans, dans le cabotinage et le jazz dégoulinant pour que le respect qu'on lui doit ne prenne enfin un coup - qui est ce "on" ? peut toutefois se demander qui a été témoin de la mine ravie autant qu'innocente arborée par le public de la Cité de la Musique, pas le premier pourtant, humble novice à vie, à confondre piquette et grande cuvée - l'important étant de bien faire entendre qu'on apprécie le jazz, comme le vin ; rentrer dans les détails gâcherait tout, ne pouvant que révéler l'ignorance inaltérable de qui la ramène trop souvent et trop fort.
Le salut est donc venu d'ailleurs, attendu qu'il était à la lecture du programme. Glissant subrepticement, et en deux fois, des formations impeccables parmi les erreurs, il faut reconnaître qu'un effort a été fait, sinon de connaissances, du moins de recherches. Qui a soufflé aux responsables du festival les noms de Charles Gayle, Reggie Workman et Andrew Cyrille ? Le 2 septembre, en première partie du quartet de Shepp - place inconfortable et indigne des mérites du trio - posé là pourquoi ? C'est que l'élégance de Gayle fait tâche, se dit-on méchamment, tandis que, concentré, le saxophoniste inspire. Ayant tardivement œuvré pour un free jazz proche de celui d'Ayler, souvent comparé à Frank Wright, Gayle installe sans attendre sa simplicité trouble en compagnie de deux légendes plus anciennes. Workman, contrebassiste majestueux vu aux côtés de Coltrane, Monk, Shepp ou Andrew Hill. Influencé depuis ses débuts par les possibles transes africaines, il distribue quelques coups à son instrument, en arrache sèchement les notes ou laisse glisser ses doigts sur toute la longueur du manche. Investissant le champ des mélodies à rendre, il offre l'entière organisation rythmique à Cyrille, batteur essentiel exploité dûment par Roland Kirk ou Cecil Taylor, instillant dans sa virtuosité des touches d'humour décalé. Eclairé, le free mis à disposition. Léger, alerte.
Quatre jours plus tard, au Trabendo, le duo Sonny Fortune / Rashied Ali œuvrait à son tour à relever le niveau. Là encore, des musiciens de taille, immenses au point de se permettre un public plus modeste. Tout à eux, le Trabendo. Au saxophoniste Fortune, sideman d'Elvin Jones, McCoy Tyner ou Miles Davis ; au dernier batteur de Coltrane, Rashied Ali, qui a pu le pousser dans ses derniers retranchements sur des albums aussi convaincants que Meditations ou Stellar Regions. Défenseurs acharnés, depuis toujours, de l'œuvre du maître - en compagnie, surtout, de Reggie Workman pour le premier ; d'Arthur Rames pour le second -, les deux hommes remettent ça ensemble, duo impressionnant d'écoute et d'inventivité. Pendant près d'une heure et demi sans interruption, Fortune et Ali citent et rendent hommage à Lush Life ou Giant Steps, avant de s'emparer des digressions possibles et improvisées. Sans faille, le soutien d'Ali ne cesse de mettre en valeur les trouvailles se bousculant l'une l'autre de Fortune dont le jeu motive, lui, les attaques intelligentes d'Ali. Respectueux, implacable, et, surtout, sincère.
La force des choses, ainsi que la loi de l'offre et de la demande - qui disparaîtra bientôt au profit de la loi de la demande exclusive, populo-majoritaire et, voudra-t-on nous faire croire, réconciliatrice - ne permet pas de voir évoluer souvent de tels musiciens. Outre leur figure, historique et savante, les voilà pourtant, en plein Paris, pratiquant un jazz d'une ampleur gigantesque. Curiosités issues on ne sait comment d'une ligne éditoriale branlante - ou calculatrice, au choix -, ils auront permis au Festival Jazz à la Villette de satisfaire tout public et de soigner ses caisses. Puisqu'il faut positiver, reste à qui tend l'oreille de prendre le bon où on le trouve, même en petite quantité. De remercier les programmateurs, même, au titre qu'ils n'étaient pas obligés : pas programmés, le trio de Charles Gayle et le duo Fortune / Ali, qui aurait pris deux minutes pour regretter leur absence ? Puisqu'il faut positiver, toujours, grâce soient rendues à ces mêmes organisateurs pour nous avoir épargné l'intervention de musiciens institutionnels fatigant l'amateur par leur omniprésence en festivals touchant subventions (Portal, Texier et consorts), et pour n'avoir pas poussé la variété inéluctable jusqu'à faire défendre le jazz par Garbage ou Craig Davis (Montreux, cette année), Omar Sosa et Femi Kuti (Marciac, cette année). De nos jours, conclura-t-on, le mieux n'est plus l'ennemi du bien, mais le sauveur du pire.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli