Ivo Perelman Expéditives : Corpo, The Hitchhiker, Breaking Point, Blue, Soul (Leo, 2016)
Stakhanoviste, Ivo Perelman ? Assurément. Joignons-y également son producteur, Leo Feigin, à l’origine de ces cinq nouveaux enregistrements, lesquels risquent d’être suivis par beaucoup d’autres. Assurément…
Ivo Perelman, Matthew Shipp : Corpo (Leo / Orkhêstra, 2016)
En douze pièces, se confirme l’entente idéale entre Ivo Perelman et Matthew Shipp. Petits poisons sucrés, effeuillage de l’inquiétude, romantisme perverti, aspérités retenues, menace déclamée avec autorité : peu de montagnes russes ou de virées en ultra-aigus mais deux voix se lovant dans l’étrange épicentre de l’instant.
Ivo Perelman, Karl Berger : The Hitchhiker (Leo / Orkhêstra, 2016)
En onze improvisations (certaines en solo), on retrouve la complicité déjà remarquée / appréciée entre Ivo Perelman et Karl Berger. Cette fois au vibraphone, ce dernier fait corps avec le ténor du brésilien : déambulations étirées ou resserrées mais toujours répétées sur fond de lignes cabossées à minima dans lesquelles s’exprime une intimité longtemps retardée chez le saxophoniste. La pépite de cette sélection.
Ivo Perelman, Mat Maneri, Joe Morris, Gerald Cleaver : Breaking Point (Leo / Orkhêstra, 2016)
En sept vignettes se reproduisent les hybridations passées. Comme si, (r)assurés de n’avoir rien à renouveler, Ivo Perelman, Mat Maneri, Joe Morris (contrebasse) et Gerald Cleaver n’avaient plus qu’à fureter dans les lits intranquilles de fleuves souvent empruntés. Etreintes resserrées entre le saxophoniste et l’altiste, détachement du contrebassiste, imaginaire fertile du batteur (Cleaver, pardi !), la violence s’énonce et se signe ondulante, plus rarement égosillée. Mais toujours digne d’intérêt.
Ivo Perelman, Joe Morris : Blue (Leo / Orkhêstra, 2016)
En neuf tentatives se dévoile ici un bleu périlleux seulement entaché de minces percées carmins. L’intimité qu’entretiennent Ivo Perelman et Joe Morris (guitare acoustique) boude le solennel, teste leurs culots respectifs, frappe par le danger qu’ils s’imposent. Abrupts, militant plus pour la sécheresse que pour la rondeur, ne sollicitant jamais facilité ou clin d’œil, tous deux cheminent vers un inconnu qu’ils tentent d’appréhender et de rendre ductile. Soyons justes : ils y parviennent parfois.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio, Whit Dickey : Soul (Leo / Orkhêstra, 2016)
En neuf plages, Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio et Whit Dickey n’altèrent en rien la confiance et l’admiration que l’on porte à leur musique. Mieux : confirment que le cri n’est pas toujours d’exubérance et de stridences. Maîtres du tourbillon (Shipp-Dickey, ou l’art du couple parfait), pourfendeurs des hiérarchies, experts en désaxements, constants dans l’imaginaire, ils cerclent les reliefs d’une sensualité affirmée. A suivre…Assurément…
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ivo Perelman : Two Men Walking / Book of Sound / The Other Edge (Leo, 2014)
En se lançant d’emblée dans la bataille et, exorcisant de ce fait le piètre A Violent Dose of Anything (Leo Records), Mat Maneri n’est plus la victime de l’ogre Ivo Perelman. Le chemin, ici, est celui de la reconnaissance et des justes proximités. Ecoute et concentration pour le violoniste, aigus perce-tympans et phrasés en forme de bosses pour le saxophoniste : tous deux tranchent à vif le contrepoint. Mais parce que trop souvent systématiques, on aimerait les entendre s’éloigner, se dissoudre en d’autres espaces.
Mais ce petit jeu du chat et de la souris possède charme et élégance : l’unisson se trouve (quasi) miraculeusement, d’un bourdon nait des fugues écarlates et le temps de quelques pistes, le violoniste embarque son ami saxophoniste dans de sombres et secrètes joutes microtonales. A suivre…
Ivo Perelman, Mat Maneri
Two Men Walking (court extrait)
Ivo Perelman, Mat Maneri : Two Men Walking (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Part 1 02/ Part 2 03/ Part 3 04/ Part 4 05/ Part 5 06/ Part 6 07/ Part 7 08/ Part 8 09/ Part 9 10/ Part 10
Luc Bouquet © Le son du grisli
Vieux complices depuis 1996, Ivo Perelman (saxophone ténor), Matthew Shipp (piano) et William Parker (contrebasse) animent une ruche aux phrasés cassés, rongés. N’abusant pas plus que cela du contrepoint mais, au contraire, jouant le jeu des embuscades et des accrochages, contrebassiste et pianiste obligent Ivo Perelman à repenser son souffle, à reconsidérer l’interaction du trio. Et ainsi d’offrir à ce même trio quelques horizons élargis.
Ivo Perelman
Book of Sound (court extrait encore)
Ivo Perelman : Book of Sound (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2014.
CD : 01/ Damnant Quod Non Intelligent 02/ Candor Dat Viribus Alas 03/ De Gustibus Non Est Disputandum 04/ Adsummum 05/ Adde Parvum Parvo Magnus Acervus Erit 06/ Veritas Vos Liberabit
Luc Bouquet © Le son du grisli
Dans la pléthorique production d’Ivo Perelman (quinze disques en deux années sur le seul label Leo Records), choisir The Other Edge semble être une bonne et sage option. Trio connecté (Matthew Shipp, Michael Bisio, Whit Dickey) et en rien effrayé par les flèches d’aigus du saxophoniste, désordres exclusifs (consignons quelques bémols aux obsessions rythmiques de la paire Perelman-Shipp) : ce quartet prend à bras le corps un free jazz sortant ici agrandi.
Ivo Perelman
The Other Edge (court extrait toujours)
Ivo Perelman : The Other Edge (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Desert Flower 02/ Panem et Circenses Part 1 03/ Crystal Clear 04/ Panem et Circenses Part 2 05/ Latin vibes 06/ Petals or Thorns? 07/ Big Bang Swing 08/ The Other Edge
Luc Bouquet © Le son du grisli
Ivo Perelman : The Edge, Serendipity, The Art of the Duet, The Gift, Living Jelly, The Clairvoyant (Leo, 2012-2013)
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio : The Edge (Leo Records, 2013)
Sur The Edge, Ivo Perelman, Matthew Shipp et Michael Bisio invitent Whit Dickey (toujours une bonne idée que d’inviter Whit Dickey). Ensemble, entre soupirs et exultations, ils marquent d’un rouge vif des improvisations sans préavis. Soufflent le feu et la braise (magnifique duo ténor-batterie in Fatal Thorns) et alimentent en continu de hautes fièvres. Et gardent au cœur du sujet, le partage et le désir de plonger dans un free brûlant et profondément intemporel.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, William Parker, Gerald Cleaver : Serendipity (Leo Records, 2013)
Où il faut se méfier de leurs fausses errances, de leur fausse décontraction et de leurs habitudes trop bien respectées-répétées-huilées. Car c’est au moment où l’on s’y attend le moins qu’Ivo Perelman, Matthew Shipp, William Parker et Gerald Cleaver trouvent quelque salvatrice sortie. Et là, creusant la matière et inspectant sa portée, ils dévoilent leur âme, oublient la convulsion facile, interceptent le cri, en désossent le cliché. Oui, free jazz dans le sens où la liberté ne peut leur échapper.
Ivo Perelman, Matthew Shipp : The Art of the Duet (Leo Records, 2013)
Si l’art du duo pouvait être celui de l’éloignement et du rejet des connivences (Duet #06 et Duet #07 pour me faire mentir), ce disque ferait école. Pour Ivo Perelman : le sens inné du lié et du détaché, l’alternance des harmoniques et des ultra-aigus. Pour Matthew Shipp : de noires harmonies et un curieux absentéisme de l’écoute. Et pourtant, à l’arrivée, une incompressible impression de réconciliation et de fraternité. Volume 1 nous dit la jaquette ; ceci nous laissant espérer de nouvelles pistes pour les autres volumes.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Michael Bisio : The Gift (Leo Records, 2012)
Sur The Gift, Ivo Perelman vagabonde. Désagrège un motif. Met en veilleuse la convulsion pour mieux la chouchouter quelques minutes plus tard. Sur The Gift, Perelman se remémore quelques souffles de jazz. Pleure des larmes de fiel. Insiste sur la périphérie. Sur The Gift, Matthew Shipp et Michael Bisio puisent dans leurs forces et talents de quoi argumenter le souffle épique du prolifique Brésilien.
Ivo Perelman, Joe Morris, Gerald Cleaver : Living Jelly (Leo Records, 2012)
Ici, le saxophoniste donne raison aux spasmes de son ténor. Ici, Joe Morris guitariste curieux et vindicatif, dérange l’harmonie, caresse les contrepoints fédérateurs de son saxophoniste. Ici, Gerald Cleaver envisage chaque plage comme un nouvel envol, choisit la sensibilité la plus juste et la plus appropriée aux errances de ses partenaires inspirés.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Whit Dickey : The Clairvoyant (Leo Records, 2012)
Ne laissant à Matthew Shipp qu’un rôle d’accompagnateur zélé – et néanmoins indispensable –, nous retrouvons dans cet enregistrement, intacte et démultipliée, la scintillante verve du saxophoniste. Modulant une poésie presque microtonale ou retrouvant les blessures du free, Ivo Perelman résolutionne le chaos, enrobe la ritournelle de ses visions toxiques. Quant à Whit Dickey, il confirme ce que l’on avait déjà pressenti dans le quartet de David Spencer Ware : il est le batteur idéal pour que se hissent au sommet les plus convulsives clameurs de ses enthousiastes coéquipiers.
Charles Gayle : Look Up (ESP-Disk, 2012)
C’était en 1994 et l’on venait de (re)découvrir Charles Gayle. En visite à Santa Monica et à la tête d’un trio comprenant Michael Bisio à la contrebasse et Michael Wimberly à la batterie, Gayle cristallisait ses blessures.
Crispations, crépitements et constellation de cris n’avaient de logique que l’éclatement. La beauté n’avait de choix que d’être convulsive et Gayle ne ressemblait à personne d’autre. Pas même à Ayler, Coltrane ou à Dolphy évoqués ici (Homage to Albert Ayler, In the Name of the Father, I Remember Dolphy). Et même si la clarinette basse de Gayle temporisait le brasier, le déchainement continu de Wimberly (à l’exception de quelques rares passages solos, la contrebasse de Bisio demeure inaudible) ne laissait aucune chance au répit : Gayle brisait les lignes, Gayle brisait les chaînes et la destruction était alors son domaine.
The Charles Gayle Trio : Look Up (ESP / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1994. Edition : 2012.
CD : 01/ Alpha 02/ Homage to Albert Ayler 03/ I Remember Dolphy 04/ In the Name of the Father 05/ The Book of Revelation
Luc Bouquet © Le son du grisli 2013
Positive Knowledge : Edgefest Edition (Not Two, 2010)
Après que la secousse portée conjointement par Ijeoma Thomas (élucubrations vocales fielleuses) et Oluyemi Thomas (clarinette basse hurlante et rageuse), ait gagné l’ensemble du quartet, une ligne de contrebasse vient réguler le désordre. Intense Michael Bisio qui guide mais n’empêche pas toujours ses camarades de s’éparpiller.
En duo, contrebasse et clarinette basse (Tabernacle Revisit) trouvent quelques points d’ancrage : si le clarinettiste demeure hors sujet pendant que le contrebassiste éveille l’Atlanta de John Coltrane, le cri aylerien surgit et réconcilie les deux hommes, la Lonely Woman d’Ornette venant parachever ce poignant moment de musique. Plus casseur d’ambiance et perturbateur avéré, le piano de Kenn Thomas déboussole l’équilibre, plus haut gagné, mais ne fait qu’effleurer la cassure dont il pourrait être porteur. Un disque en demi-teinte me semble-t-il.
Positive Knowledge : Edgefest Edition (Not Two / Instant Jazz)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Events AT the Edge (I) 02/ Events AT the Edge (II) 03/ Secrets of Preexistence 04/ Of the We (I) 05/ Tabernacle Revisit 06/ Moving of Energy 07/ Urban Lions 08/ Breathing Happens On It’s Own 09/ Proofs (for Alan Silva) 10/ Justice Inside Injustice 11/ Soul Systems
Luc Bouquet © Le son du grisli
Louie Belogenis Trio : Tiresias (Porter, 2011)
Le trio qu’emmène ici Louie Belogenis a été enregistré au printemps 2008. Comme l’avait fait jadis Rings of Saturn (duo avec Rashied Ali), Tiresias permet au saxophoniste d’estimer son entente avec un batteur ayant frayé avec l’une de ses grandes influences : Sunny Murray, cette fois, en présence du contrebassiste Michael Bisio.
Si l’identité de Belogenis s’est sensiblement affranchie de l’écoute de Coltrane et d’Ayler, Tiresias est, de son aveu même, une évocation du Spiritual Unity – augmentée d’une reprise concentrée d’Alabama. Dès l’ouverture, le ténor drague et ramène à la surface des fragments lourds de sens qui, mis bout à bout, composent un exercice de style inventif. L’art de dériver ensemble qu’ont Belogenis, Bisio et Murray, profite de la nonchalance inquiète du premier, des obsessions désemparées du second et des décalages hors-cadre du troisième. Trois personnalités qui se disputent le commandement des écarts pour mieux élaborer de concert un free dont la nostalgie se délite en faveur d’une verve autrement moderne.
EN ECOUTE >>> Blind Prophecy
Louie Belogenis : Tiresias (Porter / Orkhêstra International)
Enregistrement : 17 mai 2008. Edition : 2011.
CD : 01/ When Darkness Fell 02/ Blind Prophecy 03/ Divination 04/ Tiresias 05/ Alabama 06/ Seven Lines
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Matthew Shipp : Art of the Improviser (Thirsty Ear, 2011)
En trio (Michael Bisio, Whit Dickey), Matthew Shipp aggrave, plus encore, un jeu déjà très tendu habituellement. Répétant obsessionnellement les motifs (3 in 1), sectionnant la mélodie (Take the A Train) ou, intelligemment, aérant la matière pour la plonger, ensuite, dans une fournaise bouillonnante (Circular Temple #1), le pianiste gagne néanmoins en épaisseur au fil des minutes. Plus complexe et interrogatif est le drumming de Whit Dickey. Bien trop resserré, rageur et souvent hors sujet, il cadenasse et étouffe une improvisation qui, déjà naturellement réduite, ne demande qu’espace et respiration. Comprenne qui pourra.
En solo, Matthew Shipp ordonne à l’obsession de se faire plus distante. Minutieusement élaborée, cette suite en six chapitres élimine les tensions contenues dans le premier disque. Ainsi, construisant pas à pas, maintenant vif un trait mélodique et le développant sans lourdeur excessive, Matthew Shipp nous ferait presque admettre que c’est en solitaire, aujourd’hui, que sa musique est la plus convaincante.
Matthew Shipp : Art of the Improviser (Thirsty Ear / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2011.
CD1 : 01/ The New Fact 02/ 3 in 1 03/ Circular Temple #1 04/ Take the A Train 05/ Virgin Complex - CD2 : 01/ 4D 02/ Fly Me to the Moon 03/ Wholetone 04/ Module 05/ Gamma Ray 06/ Patmos
Luc Bouquet © Le son du grisli
Scanner : Blink of An Eye (Thirsty Ear, 2010)
Sur des schémas souvent répétitifs, Robin Rimbaud (alias Scanner) brouille de ses electronics la prudente musique du Post Modern Jazz Quartet (Matthew Shipp, Khan Jamal, Michael Bisio, Michael Thompson). Ainsi, un vibraphone, semble-t-il inspiré, ne sera que seulement cotonneux, une fois passé à la moulinette Scanner. De la même manière, il faudra, excessivement, tendre l’oreille pour saisir l’archet déraillant de Michael Bisio.
En choisissant ainsi de colorier en lieu et place d’intensifier, d’interférer ou de proposer, Robin Rimbaud en arrive à réduire la musique de Matthew Shipp (très sage ici, on m’excusera de le répéter) en un gimmick, certes élégant mais de très peu de profondeur.
Scanner with The Post Modern Jazz Quartet : Blink of An Eye (Thirsty Ear / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2010.
CD : 01/Shadow Splice 02/ C Jam Blues 03/ A Galaxy of Winking Dots 04/ Not a Frame Earlier or Later 05/ Involuntary Re Ex 06/ Most with The Least 07/ Dreaming with You at My Side 08/ The Decisive Moment 09/ Cuts & Shadows 10/ Beyond the Edge of the Frame
Luc Bouquet © Le son du grisli
Michael Bisio : AM (Cimp, 2009)
Dans la seule improvisation collective de ce disque (It’s Up to You), les deux saxophonistes (Avram Fefer, Stephen Gauci) tissent des lignes contrapunctiques puis étranglent leurs souffles pendant que contrebassiste (Michael Bisio) et batteur (Jay Rosen) soutiennent avec bienveillance ce joyeux capharnaüm.
Ailleurs, le jazz de Michael Bisio insiste sur les timbres : le ténor perce-muraille de Stephen Gauci ; la nonchalance feinte puis les embardées soudaines d’Avram Fefer ; les graves tambours de Jay Rosen. Le leader aime à perdre les thèmes en cours de route quitte à en impulser d’autres sans lien aucun avec l’originel. C’est un jazz qui aime le passage de relais (les duos batterie-soprano puis soprano-ténor de Can Opener), les oppositions de jeu (les chase de ténor d’AM), les mélodies finement dévoilées (Can Opener). C’est un jazz aux arrêtes vives. Un jazz simple et naturel, pas tout à fait à l’aise avec le passé (Seraphic Light de John Coltrane) mais totalement en phase avec son présent.
Michael Bisio Quartet : AM (Cimp)
Enregistrement : 2006. Edition : 2009.
CD : 01/Empty Now Full 02/Can Opener 03/AM 04/Livin’ Large 05/Circle This 06/It’s Up to You 07/Seraphic Light 08/Blues for Melodious T
Luc Bouquet © Le son du grisli
Interview de Joe McPhee
Figure incontournable du free jazz et symbole de la scène new-yorkaise des années 1970, le multi instrumentiste Joe McPhee distribue aujourd’hui encore ses enregistrements éclatants, preuve supplémentaire que le meilleur arrive souvent de musiciens inassouvis. Court entretien pour marquer la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de deux disques soignés, Remembrance (CJR) et Next to You (Emouvance).
Quand et où êtes vous né ? Je suis né à Miami, Floride, le 3 novembre 1939.
Quel est votre premier souvenir en rapport avec la musique ? Mon tout premier souvenir est une expérience assez traumatisante, que j’ai vécue à l’âge de 3 ans. En Floride, pendant un orage, notre maison a été frappée par la foudre et réduite en cendres. Le lendemain, je suis retourné à son emplacement en compagnie de mon grand-père… Je me rappelle alors une chanson qui passait à la radio, dont les paroles étaient: « Daddy I Want a Diamond Ring ». Je me souviens aussi de la mélodie. Mon deuxième souvenir à ce sujet est les cours de trompette que je prenais avec mon père.
Vous avez débuté en tant que professionnel aux côtés du trompettiste Clifford Thornton. Quel est le rôle exact qu’il a joué dans votre carrière ? Clifford Thornton a été l’un des moteurs essentiels de mon parcours musical. Je l’ai rencontré à l’époque où je commençais à essayer de me frotter au jazz, et il m’a fait découvrir une version écrite de Four de Miles Davis. Un peu plus tard, il m’a invité à participer à l’enregistrement de son Freedom And Unity. Ca a été mon premier enregistrement. En compagnie du fantastique Jimmy Garrison, qui plus est…
Quelles sont les images que vous gardez de la scène jazz new-yorkaise des années 1970 ? C’était comme vivre à l’intérieur d’un volcan… Hot, rapide, sans cesse en mouvement, politisé, légèrement dangereux parfois, lorsque vous n’y étiez pas assez préparé, mais aussi ouvert et accueillant. Il était simple de faire la connaissance des musiciens légendaires que nous connaissons aujourd’hui : Ornette Coleman, Jimmy Garrison, Elvin Jones, Jackie McLean, Dewey Redman, Sam Rivers, et tant d’autres.
Pourquoi avez-vous fondé, en compagnie du peintre Craig Johnson, votre propre maison de disque, CJR ? Que vous a-t-elle permi d’obtenir ? En fait, c’est plutôt Craig Johnson qui a monté ce label après m’avoir entendu jouer au sein d’un groupe local. Selon moi, posséder son propre label permet à un musicien d’avoir le contrôle absolu des décisions artistiques à prendre.
Cela vous a aussi permis d’enregistrer malgré la défaillance de votre propre pays à vous destiner l’attention que vous méritiez… Jusqu’à ce que vous trouviez un soutien de choix auprès du label suisse Hat hut. Pouvez-vous me parler de son fondateur, Werner Uehlinger, et de la relation que vous avez nouée ensemble ? Après être tombé sur les premières productions de CJR, Werner Uehlinger a profité d’un voyage d’affaires aux Etats-Unis pour venir nous rencontrer, Craig Johnson et moi, au domicile de Craig. Nous avons dîné ensemble et nous lui avons fait écouter quelques cassettes que nous pensions alors sortir sur CJR. Il a aimé cette musique et a décidé de publier lui-même une de ces cassettes. C’était une idée lancée comme ça, sans même qu’il envisage la création d’un label. Mais finalement, c’est à partir de là qu’est né Hat Hut Records.
A vos yeux, qu’est-ce qui a changé ces 40 dernières années concernant la scène jazz internationale ? Selon moi, le changement le plus important a été l’irruption chez des musiciens de toutes nationalités d’une faculté commune à développer leurs propres concepts de « jazz » et de musique improvisée, et de ne plus dépendre du seul modèle américain. Je pense qu’il est essentiel de reconnaître les origines d’une forme d’art sans pour autant en devenir l’esclave.
Aujourd’hui, tous les jazzmen connaissent assez bien l’histoire de la musique de jazz. Il me semble même qu’ils font de ce savoir un matériau de base à l’élaboration d’un langage qui peut apparaître très individualiste. Pour résumer : ils investissent un style qui a évolué au gré des réflexions collectives de musiciens, pour s’attaquer au domaine en indépendants, leurs collaborations n’étant plus qu’extensions de leur propre personnalité… Êtes-vous d’accord avec ça ? Oui, c'est exact! Et c’est bien regrettable. Il me semble que c’est plus ou moins au moment de la mort de John Coltrane qu’une évolution est apparue, qui s’est mise en tête de trouver le nouveau Messie. C’est une sorte de narcissisme. Et la mentalité vidéo clip d’MTV n’a rien fait pour aider.
Concernant votre propre évolution, comment l’estimez-vous entre la sortie d’un disque comme Nation Time et celle de vos derniers enregistrements ? Et qu’en est-il de l’évolution de votre jeu ? Pour répondre aux deux questions, j’espère m’être développé en tant que musicien aussi bien qu’en tant qu’être humain, et que je continuerai à le faire.
Votre actualité ne connaît presque plus de répit. Pouvez-vous me parler un peu de Remembrance et de Next to You ? Concernant Remembrance, Raymond Boni était à cette époque à Chicago pour un concert. C’était juste après la catastrophe du 11 Septembre, et Charles Gayle ne tenait pas à prendre l’avion jusqu’à Seattle où il devait donner un concert organisé par l’Earshot Jazz Festival. Le contrebassiste Michael Bisio nous a alors invité, Raymond et moi, à le rejoindre pour honorer ce concert. Craig Johnson, qui habite maintenant Seattle, nous a hébergé. J’ai enregistré le concert, et le reste, c’est de l’histoire. Le titre fait référence au 11 Septembre. Quant à Next to You, c’est en quelque sorte le travail d’une dizaine d’années. Notre quartette (Daunik Lazro, Raymond Boni, Claude Tchamitchian et moi) avons enfin au l’opportunité d’entrer en studio après une tournée. Ca a été une formidable expérience et nous espérons donner d’autres concerts ensemble cette année.
Vous paraissez apporter beaucoup d’attention à vos lectures… De temps à autre, vous parlez d’Edward de Bono, dont les théories vous auraient inspiré l’élaboration de la « Po Music ». Pouvez-vous m’expliquer ce concept, et est-il la clef de votre évolution personnelle ? Voici l’explication simplifiée de la Po Music : il s’agit de se servir du concept de provocation pour abandonner une série d’idées établies au profit de nouvelles. Voilà le concept que j’ai emprunté au Dr. De Bono. Po est un symbole, un indicateur de langage qui souligne qu’il faut user de provocations et montre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles ont l’air d’être. Par exemple, j’ai enregistré la composition de Sonny Rollins appelée « Oleo » sans être un joueur de bebop ; et le bebop est en lui-même une vie à part entière. Mon interprétation essaye de conduire la musique à un nouvel endroit. J’ai toujours espéré que mon nom (Joe McPhee) serait aussi un symbole de provocation… Une forme de langage.
Ce concept est-il facile à employer ou nécessite-t-il des conditions particulières ? Les concepts et les théories ne m’intéressent que si elles produisent des résultats. Tout change et tout devient possible.
Des résultats que l’on publie aujourd’hui au rythme insatiable de vos enregistrements… Ceux que vous menez, et ceux auxquels vous participez en tant que sideman. Ne vous arrive-t-il par de vous sentir comme l’un des derniers prophètes vers qui tous accourent pour recevoir la bonne parole ? Non ! J’ai assez de chance pour être encore capable de faire ce qu’il me plaît de faire, et avec les gens que j’apprécie.
Quels sont vos projets pour l’année 2006 ? En février, je jouerai à Anvers aux côtés de Dave Burrell, puis à Rome, à Paris (Sunside, le 25 mars, ndlr), à Amsterdam et Vilnius. En mai au sein du Peter Brötzmann Chicago 10tet, et en septembre, en France, avec Next to You Quartet. J’espère avoir bientôt un peu plus d’informations sur mes prochains enregistrements.
Joe McPhee, janvier 2006. Remerciements à Guillaume Pierrat.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli