Kim Gordon : Is It My Body? (Sternberg Press, 2014)
On sait la passion de l’art qui travaille Kim Gordon, comme son penchant pour l’écriture. Dans ses publications – presque œuvre critique –, Branden W. Joseph est allé fouiller. Sa sélection, publiée sous le nom Is It My Body?, fait cohabiter des textes de différentes natures : extraits d’intimes carnets de voyage (tournée avec The Swans et Happy Flowers en 1987), compte-rendu de concerts (Rhys Chatham, Glenn Branca..), propos d’esthétique et textes de réflexion.
Qu’elle chronique, rapporte – évoquant par exemple le malaise créé par la sortie de No New York, qui « réduisit » la No Wave à quatre groupes seulement – ou s’interroge (sur les clubs, le public, l’avant-garde et ses désillusions, la sexualité, le machisme…), Gordon décortique avec un naturel désarmant son environnement, c’est-à-dire l’art qui l’entoure. Et quand elle échange avec d’autres artistes qu’elle – Mike Kelley ou Jutta Koether – c’est l’occasion d’en apprendre davantage sur une bassiste qui, auprès de Lydia Lunch dans Harry Crews, apprit à se détacher un peu du groupe qui l’a fait connaître. Certes, deux grands livres sur Sonic Youth [1 & 2] ont paru récemment… Is It My Body? en est, mine de rien, un troisième.
Kim Gordon, Branden W. Joseph (ed.) : Is It My Body? Selected Texts (Sternberg Press / Les Presses du réel)
Edition : 2014.
Livre (anglais) : Is It My Body? Selected Texts
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Body/Head : Paris, Centre Pompidou, 2 novembre 2013
... et soudain s'interrompt l'entrelacs monotone des guitares. Les visages immenses projetés à l'extrême ralenti s'effacent, laissant voir à la place un mat écran vierge. A même le sol (la scène a été démontée), trois amplis ; la paire de musiciens composant Body/Head est devant. Après avoir doucement rallumé les lumières dans la salle, la régie sort le public de sa torpeur en envoyant de la musique en façade. Kim Gordon s'avance une dernière fois pour dire : « bonsoir », sans demander son reste.
Feedback / No feedback. Quiconque a vu, une fois seulement, le bonheur de jouer fendre le visage d'analyste de cette grande musicienne et artiste comprendra aisément quel rôle peut jouer dans sa pratique un phénomène sonore et social aussi pur que le feedback. Surtout quand, justement, de feedback il n'y a pas, et que celui des guitares meurt – d'ennui. Une circulation d'énergie entre l'objet d'art, concert, chanson, album, groupe, et la culture qui lui donne vie ; entre body et head ; qui donne et qui prend... Sur la scène de la Maroquinerie il y a un an, Body/Head était un duo jeune, plein d'avenir, électrique au sens large, sulfureux. L'indécision formelle, entre psychédélisme, poésie rock et songwriting, tranchait avec la netteté du propos : sexe et politique, sexe est politique. Soit le thème dont Gordon est l'icône paradoxale. On en retrouve les traces sur l'album Coming Apart, qui privilégie des formats relativement courts, quasi-pop.
Aujourd'hui, Body/Head, paré d'images extraites de films de Catherine Breillat, se lance dans une performance d'une heure, sur un accord ou presque, que les mélopées atones bien connues de Gordon et les distorsions mieux inspirés de Nace nimbent vaguement. Encourager les comparaisons décourage les comparaisons : si le fait de penser à Sonic Youth en écoutant jouer Body/Head ne passait pas pour un manque flagrant de fair-play, on se prendrait à espérer un scénario à la Koncertas Stan Brakhage Prisimimui (SYR6, avec Tim Barnes et Jim O'Rourke). Mais la salle reste froide, et le son médiocre n'en fait qu'accentuer les creux. Manifestement, le courant ne passe pas, et les feedbacks tournent en rond. L'étreinte attendra ; ce soir on salue l'effort.
Claude-Marin Herbert © Le son du grisli
Photo : Bénédicte Albessard.
David Browne : Sonic Youth (Camion blanc, 2013)
Voici désormais traduit Goodbye 20th Century, Sonic Youth and the Rise of Alternative Nation, ouvrage que David Browne écrivit entre 2005 et 2007 sur la foi d’entretiens avec les membres du groupe et de confessions d’anciens associés. Passée l’étrange introduction – qui peut surprendre le lecteur en tâchant de le persuader que Sonic Youth est un nom qui ne lui dit sans doute pas grand-chose – et ignoré le « ton » du livre – badin, qui trouve souvent refuge dans l’anecdote lorsqu’il peine à parler de l’œuvre sonore –, concentrons-nous sur le sujet.
Aux origines, la rencontre, longuement décrite, de Kim Gordon et de Thurston Moore sur fond de projets en devenir, tous estampillés No Wave, et puis un groupe qui, au bout de quelques mois d’existence publie un disque sur Neutral, label de Glenn Branca. En déroulant chronologiquement la longue liste des disques à suivre, Browne retrace les parcours artistique et relationnel (Swans, Nirvana, Julie Cafritz, Neil Young, Jim O’Rourke…), personnel, iconique, économique, d’un groupe hors-catégorie, certes, mais pas à l’abri des contradictions.
Insistant sur l’intelligence de Gordon et sur l’intégrité de Shelley, Browne célèbre l’influence indéniable de Sonic Youth, qui aura rapproché contre-culture et imagerie pop, mais aussi poses arty et petits arrangements avec la culture de masse. En échange, une endurance rare qu’ont aussi servie un souci affiché d’indépendance et un goût certain pour l’expérience – Blue Humans, Free Kitten et Text of Light, cités ici parmi le nombre des projets individuels.
Tout le monde n’ayant pas la chance de signer des monographies de musiciens disparus, David Browne traite son sujet jusqu’en 2007, laissant Gordon et Moore à leurs obligations familiales et aux espoirs qu’ils semblent porter lorsque leur fille passe à la basse. Une fin comme une autre, puisque son livre raconte moins une Histoire de Sonic Youth qu’il ne compile des « chroniques de la vie quotidienne » et ordonne une chronologie impressionnante.
David Browne : Sonic Youth. Goodbye to the 20th Century (Camion Blanc)
Edition : 2013
Livre : Sonic Youth. Goodbye 20the Century. Traduction : Hervé Landecker.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Body/Head : Coming Apart (Matador, 2013)
En 2005 et 2006, Patti Smith et Kevin Shields ont enregistré The Coral Sea, un projet qui rapprochait une poésie (qui se voulait) habitée et des guitares tournantes comme des tables. Un projet à mon sens raté. Dans la même veine, Kim Gordon et Bill Nace ont taillé Coming Apart, et ça t’a une autre gueule (y’a qu’à voir la couverture).
Même si l’on sait le respect que les membres de SY portent à Smith, ce n’est (encore que… / je ne crois) pas faire injure à celle-ci que de lui préférer Body/Head. Gordon, anesthésiée ce qui ne l’empêche pas d’être violemment impliquée, a une force déclamatoire qui trouve son courage dans l’abandon – abandon de soi-même aux textes, aux guitares, à la signification, à la musique… Et c’est ce qui convient aux guitares qu’elle et Nace triturent au médiator, étourdissent à l’arpège et brisent sur des récifs tranchants.
Comme des instruments à part entière, les amplis jouent aussi un beau rôle. Ils crachent des crépitements et des larsens et des saturations, ils laissent la parole à des jacks mal branchés, ils provoquent des étincelles capable de déclencher des rhapsodies. Ne reste plus à Gordon qu’à dérouler sa poésie lascive ou corrompre un bout de comédie musicale. Ô Patty, écoute comme ils le font bien !
Body/Head : Coming Apart (Matador / Souffle Continu)
Edition : 2013.
CD / LP : 01/ Abstract 02/ Murderess 03/ Last Mistress 04/ Actress 05/ Untitled 06/ Everything Left 07/ Can’t Help You 08/ Aint 09/ Black 10/ Frontal
Pierre Cécile © Le son du grisli
Body/Head : Body/Head (Open Mouth, 2013)
Sur cassette à bande courte (Fractured Orgasm, Ecstatic Peace) et 45 tours (The Eyes, The Mouth / Night Of The Ocean, Ultra Eczema), Kim Gordon et Bill Nace ont inauguré la discographie de leur Body/Head. Le vinyle du même nom qui sort aujourd’hui, s’il a la taille d’un 33 tours, devra aussi tourner quarante-cinq fois par minute – ainsi est-il possible de supposer chez le duo un faible pour les distances réduites.
Celles-ci siéent d'ailleurs à leurs chansons défaites : corps (donc jambes) et tête comme réfléchissant à leur forme dans le même temps qu’ils les débitent, voici un vibrato grave éloignant une voix affamée de rengaines miniatures, des déflagrations et larsens emportant des mots prononcés à peine, des cris étouffés par des grilles d’ampli et puis cet expérimental indécis, qui fait le charme de l’ensemble. « Le propre du roman, c’est d’avoir pour forme son fond même », disait Maurice Blanchot. L’idée pourrait être appliquée à cette autre, que Body/Head se fait de la chanson.
Body/Head : Body/Head (Open Mouth)
Edition : 2013.
EP : A1/ Turn Me On A2/Be There Soon B1/ Take It Down B3/ Where Did You Go?
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Body/Head : The Switch (Matador, 2018)
L’heure n’est plus à l’intention – presque déloyale sous ses airs de franchise – de tout dire, et de tout dire encore dès les premières secondes, pour laisser ensuite la première expression en suspens de longues minutes durant… la remplir de fulgurances, l’agacer de temps à autre au son d’une mésentente, l’abandonner enfin quand l’imagination peine à la déroule.
C’est que Body/Head n’est plus l’association d’une bassiste-icône et d’un post-ado que la guitare tourmente davantage que le quotidien : les bruits sont désormais bel et bien là, forgés et même assimilés au gré de combien de concerts, au point que même les disques – passage obligé encore, semble-t-il, malgré les « temps difficiles » – en sont pleins. Celui-ci, le dernier en date, s’ouvre sur le son d’un jack que l’on branche et rebranche dans une guitare électrique.
La guitare est le premier instrument du duo, la voix le second : Bill Nace hésite entre deux notes, vibre en conséquence ; Kim Gordon garde à tout jamais ou presque ses distances. Aguerris, ce sont-là deux véritables personnages jouant volontiers de faux-semblants, et pourquoi ne le feraient-ils pas ? De poses en postures, Gordon – qui donne de la voix comme jamais, depuis Dirty – et Nace font leur affaire de bruits divers : retours d’ampli, grésillements, arpèges las, motifs rabattus au médiator, replis en mélodie…
Et alors, donc ? Body/Head n’a que faire des genres – avec ses trois instruments combien en évoque-t-il au gré des séquences de The Switch ? Noise atmosphérique, post-indus, poésie sonore malade de ses propres mots, sentences valant musique et, même, chansons expérimentales changées en serments. Si les mots existent chez Body/Head, les mots peinent à dire ce qu’il se passe au son, c’est-à-dire ce qui arrive de plus beau : le grand disque, à ce jour, de l’association Gordon / Nace. Le plus beau disque, qu'est-ce à dire ?, de Body/Head.
Body/Head : The Switch
Edition : 2018.
Matador
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Behind the Zines (Gestalten, 2011)
L’éditeur berlinois Gestalten avait fait déjà fait connaître l’intérêt qu’il porte aux publications inquiètes de graphisme soigné en faisant paraître We Love Magazines puis We Make Magazines. Avec Behind the Zines, le sujet abordé perd en tirage ce qu’il gagne peut-être en invention.
L’ouvrage ne se veut pas historique : les publications qu’on y trouve sont récentes. A la place, il traite de fabrication, de distribution (grand rôle joué par Motto), d’économie même, avant de dresser un panorama épatant d’impressions rares, voire de luxe. Les « zines » en question, loin d’être clandestins, peuvent être des publications de galeries, des revues à tirage limité (Monokultur, Ruby Mag, 200%), des recueils arty (ces Chronicles de Kim Gordon publiés par Nieves) ou une simple série de dessins photocopiés.
L’ouvrage profite d’une mise en page aussi soignée que celle des imprimés dont il traite ; à cela, ajouter l’idée pertinente de laisser la parole, au creux d’un livre qui parle de leurs travaux, à quelques créateurs et éditeurs qui, au détour d’une phrase, peuvent se permettre d’autres conseils de lecture (Urs Lehnide de Rollo Press se souvenant des heures passées à parcourir l’inspirant dot dot dot).
R. Klanten, A. Mollard, M. Hübner (ed.) : Behind the Zines. Self-Publishing Culture (Gestalten)
Edition : 2011.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sonic Youth : Sonic Youth (Neutral, 1981)
Comme son inaugural, Sonic Youth avait d’abord choisi (c’est Thurston Moore qui le raconte) un simple mi, soit la première corde de la guitare jouée à vide. Trouvant sans doute l’expédiant un peu naïf, le groupe opta finalement pour une solution plus primitive, et plus efficace : un grand coup de cymbales puis un autre puis un autre. Faisant entendre ainsi une radicalité appelée à être immédiatement dépassée par une idée neuve quoique peu probable : le son d’une perceuse jouée comme on jouerait d’une guitare électrique.
The Primal Scream est porté par un rythme qui est presque l’archétype de la No Wave, tempo très élevé, temps marqué sèchement, basse qui fusionne avec la batterie, et une voix qui s’éraille à déclamer un texte tout juste sorti de l’adolescence. Il y a d’ailleurs presque tout Sonic Youth enveloppé dans ce seul titre : la jeunesse (même si celle-ci avec le temps, n’est-ce pas ?), l’inventivité, la radicalité, l’expérimentation totale qu’on sait cependant mettre au service d’une idée directrice.
La suite, on la connaît, mais elle commence ici. Dans cette rage déjà intelligente, qui utilise toutes les ressources de la musique. Comme la dimension ethnique de She Is Not Alone, qui semble tout entier fait pour réaliser la prédiction de Steve Reich : « All music turns out to be ethnic music. » Et aussi : I Don’t Want to Push It. C’est ça : entre l’ethnicité et l’avant-garde. Entre l’énergie à un état presque brut et la pensée la plus raffinée, il y a Sonic Youth. Pas à mi-chemin, mais qui tient les deux ensemble l’un contre l’autre.
Sonic Youth : Sonic Youth (Neutral)
Enregistrement : 1981.Edition : 1982.
CD : 01/ The Burning Spear 02/ I Dreamed I Dream 03/ She is Not Alone 04/ I Don't Want to Push It 05/ The Good and the Bad
Jérôme Orsoni © Le son du grisli
Cette chronique est tirée du deuxième hors-série papier du son du grisli, sept guitares. Elle illustre le portrait de Lee Ranaldo.
Sonic Youth : Simon Werner a disparu... (SYR, 2010)
Ne pas avoir vu Simon Werner a disparu…, le film (on imagine le french ersatz d’une production Larry Clark vs Gus Van Sant – mais ce n’est qu’une supposition), n’empêche pas qu’on s’intéresse à Simon Werner a disparu…, le disque, puisque Sonic Youth en est l’auteur.
Et cette bande-son, malgré ses « défauts » illustratifs, se laisse écouter. Bien sûr, les ficelles / cordes sont grosses et le groupe fait tourner ses manies (improvisations dissono-suffisantes, gimmicks accrocheurs, accords efficaces, harmoniques et boucles / sur-boucles / sur-sur-boucles, ou encore l’habitude de Steve Shelley de rattraper par le col les improvisateurs trop zélés que sont parfois ses partenaires).
Rien de neuf (peut-être ces traits tirés de Krautrock qui rappellent de temps à autre le son de CAN, et Soundtracks justement) mais rien de mal, sauf peut-être une inquiétude : dans la masse discographique de SY, ce disque pourrait bien disparaître aussi…
Sonic Youth : Simon Werner a disparu (SYR)
Enregistrement : février-mars 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Thème de Jérémie 02/ Alice et Simon 03/ Les anges au piano 04/ Chez Yves (Alice et Clara) 05/ Jean-Baptise à la fenêtre 06/ Thème de Laetitia 07/ Escapades 08/ La cabane au zodiac 09/ Dans les bois / M. Rabier 10/ Jean-Baptiste et Laetitia 11/ Thème de Simon 12/ Au café 13/ Thème d’Alice
Pierre Cécile © Le son du grisli
Susan Stenger : Soundtrack for an Exhibition (Forma Arts and Media, 2009)
Livre-disque et souvenir d’une exposition organisée au Musée d'Art Contemporain de Lyon en 2006, Soundtrack for an Exhibition s’attache à recréer un projet qui alliait peinture, cinéma et musique, en assemblant photographies de toiles (John Armleder, Steven Parrino), extraits des rushs du film The King is Alive (Kristian Levring), et pièce sonore (revue pour tenir ici sur l’espace d’un DVD mais courant à l’origine le long de 96 jours, durée de l’exposition) écrite par Susan Stenger (Band of Susans, Brood).
S’il ne donne qu’un aperçu de l’univers musical déployé pour l’occasion, le disque donne à entendre une longue progression découpée dans l’optique de rendre hommage à des styles musicaux différents, et qui fait, sur son ensemble, référence aux travaux de drones de Phill Niblock. En guise d'intervenants : Kim Gordon, Alan Vega, Ulrich Krieger, Bruce Gilbert, Jim White, Mika Vainio, FM Enheit ou Spider Stacy, finissent de diversifier le propos, qui va de ritournelles répétitives en mélodies de pop précieuse, de nappes monochromes en constructions rythmiques lasses. Partout, le transport est lent, engage l’auditeur sur terrains différents – certains accueillants, d’autres moins.
Pas toujours heureux, donc, le voyage touche pourtant à sa fin en donnant l’impression d’avoir traversé une œuvre conceptuelle d’un minimalisme magistral et souvent obnubilant. Pour revenir aux origines du projet, se plonger enfin dans l’entretien de Mathieu Copeland avec Susan Stenger et Tony Conrad, le second ne cachant pas ses inquiétudes face à l’ampleur d’un exercice encore en projet. Désormais évanoui mais consigné en objet rare.
Susan Stenger, Mathieu Copeland (édition) : Soundtrack for an Exhibition (Forma Arts and Media / Les presses du réel)
Exposition : 2006. Edition : 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli